Le Capitan/XXVIII

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XXVIII. Richelieu
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L'hôtel de Richelieu était situé à cent pas de cette maison qui faisait l’encoignure de la rue Dauphine et d’où Cogolin avait vu sortir Laffemas.

Or, ce matin-là, Mgr de Luçon, ayant expédié sa messe, passa dans sa chambre, où son valet lui retira ses ornements pour le vêtir d’un habit de cavalier : on était encore si près des guerres religieuses où les cardinaux poussaient plus de charges à la tête de leurs reîtres qu’ils ne donnaient de bénédictions, que nul, alors, ne s’étonnait de voir un prince de l’Église la salade en tête et l’estramaçon au poing, encore moins de l’admirer en habit de courtisan, l’épée au côté.

"Mon secrétaire !" fit alors l’évêque d’un ton bref.

Le valet de chambre s’éclipsa, pareil à une ombre effarée ; un instant plus tard, Laffemas entra, pareil à une autre ombre, mais plus glissante, plus rampante.

"J’écoute !" dit Richelieu.

À voix basse, Laffemas commença son rapport, que l’évêque écouta sans qu’un pli de son visage indiquât qu’il s’intéressait à ce qu’on lui racontait. Seul, le regard parfois jetait une flamme brûlante qui, tout aussitôt, s’éteignait.

Disons seulement que, dans ce rapport, il était question de quatre points stratégiques : la maison du coin de la rue Dauphine, l’hôtel d’Angoulême, la maison de la rue des Barrés, le tripot de la rue des Ursins, et de quatre personnages : le duc d’Angoulême, Giselle, le chevalier de Capestang, Marion Delorme.

Lorsque Laffemas eut fini de parler, l’évêque demeura silencieux, immobile, l’œil ardent, le sourcil froncé. Dans son costume grenat à bouffettes cramoisies, en cette attitude de rêverie perverse, avec des pointes de moustache retroussées et sa royale noire, dans la pénombre de cette chambre, il était tel que Méphisto dut apparaître à Faust.

"Je me résume, monseigneur. Primo, affaires d’État ! il y aura réunion à l’hôtel d’Angoulême. Dans un dîner où se sont réunis les amis de M. le prince de Condé, on a crié : « Barre à bas[1] ! » Ce qui prouve que M. le prince, tout en poussant Angoulême, travaille pour lui-même. Dans le même ordre d’idées : Mme la maréchale d’Ancre a paru se rallier secrètement aux prétentions de M. d’Angoulême. Le maréchal d’Ancre est épris de la fille du duc et la fait chercher. Secundo, affaires personnelles : j’ai suivi Mlle Delorme. Elle a des rendez-vous avec le chevalier de Capestang dans un tripot de la rue des Ursins. En ce qui concerne Capestang, il faut rapprocher de la passion qu’éprouve Concini pour Giselle la conversation que j’ai surprise à l’hôtel d’Angoulême entre le duc et sa fille, conversation qui prouve que cette noble demoiselle éprouve pour le sire de Capestang des sentiments que condamne son père. Quant au jeune Cinq-Mars, il paraît avoir renoncé à tout espoir sur Mlle Delorme. Enfin, la fille de M. d’Angoulême habite rue des Barrés. C’est tout."

Alors Richelieu tressaillit. Il se rapprocha de l’espion, lui mit sa main sur l’épaule, et le récompensa :

"C’est bien, mon cher monsieur de Laffemas. Vous ferez un prévôt de police génial."

Laffemas se redressa sur ses ergots, et chercha à grandir sa petite taille comme pour se mettre à hauteur du terrible poste qu’on lui promettait. Sa figure s’enfiella d’orgueil.

"C’est bien, reprit l’évêque. Vous viendrez au rapport demain matin. Vous trouverez sur la cheminée de mon cabinet du rez-de-chaussée un petit sac contenant cent pistoles et une corbeille de fleurs. Le sac est pour vous. Quant à la corbeille, faites-la porter par un de mes laquais à l’hôtellerie des Trois Monarques. Vous me direz ce soir la réponse qui aura été faite. Allez."

Laffemas disparut. Richelieu sortit à son tour de ce pas à la fois orgueilleux et félin qui lui était particulier. Dans la cour de l’hôtel, il monta à cheval et, suivi d’un laquais, se dirigea vers la rue de Tournon. Il arriva à l’hôtel Concini. Richelieu fut immédiatement reçu par Concini qui commençait à redouter ce prêtre pâle et sournois, ainsi qu’il appelait l’évêque de Luçon. L’attaque de l’évêque fut foudroyante.

"Monsieur le maréchal, dit-il, en s’asseyant dans le fauteuil que lui désignait Concini, avant d’en parler officiellement au sein du conseil, j’ai tenu à vous entretenir en particulier de la conspiration du bâtard de Charles IX et des mesures d’État qu’elle doit entraîner."

Concini tressaillit. De cette conspiration, jusqu’alors, on avait bien parlé à mots couverts ; tout le monde y pensait bien, depuis le roi jusqu’à Luynes ; mais on évitait de l’envisager, ou du moins on feignait de n’y attacher aucune sérieuse importance. Concini reçut donc comme un coup de masse à la tête la brutale et violente ouverture de l’évêque. Mais il demeura souriant.

"Siffle, vipère ! songea-t-il. Monsieur l’évêque, dit-il tout haut, votre démarche m’est une nouvelle et précieuse preuve de l’amitié que vous voulez bien me témoigner. Cette conspiration, hé, Cristo santo, je n’en mange plus, je n’en dors plus…

— En effet, dit Richelieu, en dardant sur le maréchal son regard d’une funeste clarté, vous voici tout maigri, tout pâle. Si je ne savais que le souci des affaires publiques vous ronge… et ce doit être un rude souci !... eh bien, je dirais que vous subissez en ce moment une crise de maladie : une maladie du cœur, par exemple."

De pâle qu’il était, Concini devint livide.

"Le cœur est solide, gronda-t-il. Ne vous inquiétez pas. Quant au duc d’Angoulême..."

Concini s’arrêta. Il haletait. Sa pensée, brusquement, à l’appel de ce nom, se reportait sur Giselle. La douleur qui se déchaînait en lui le faisait trembler. Son front se mouilla de sueur. Un soupir souleva sa poitrine.

"Morte ! Morte ! râla-t-il. Que m’importe le reste !

— Décidément, dit Richelieu, il faut que vous preniez garde à votre cœur. Avez-vous consulté Hérouard ?

— Laissons cela, fit brusquement Concini, en se domptant. Quant à la conspiration, c’est un jeu d’enfant, monsieur l’évêque, si nous pouvons mettre la main sur le duc. Mais toute la question est là, et, comme je vous le disais, j’en perds l’appétit et le sommeil. Auriez-vous un bon conseil à me donner ? Ah ! que je vous en serais reconnaissant !

— J’ai mieux à vous offrir que des conseils, dit Richelieu d’une voix qui caressait, mais sous cette caresse on devinait la menace, comme les griffes sous la patte veloutée du tigre.

— Voyons ! dit Concini en se renversant sur le dossier de son fauteuil.

— D’abord, monsieur le maréchal, laissez-moi vous dire qu’il faut agir vite. Sinon, des envieux comme ce Luynes, des langues intempérantes comme cet Ornano pourraient dire que, secrètement, nous poussons le conspirateur, et alors c’est tout simplement notre tête que nous risquerions.

— Il sait ! rugit Concini en lui-même. Il sait que Léonora a parlé au duc ! Je suis perdu !"

Concini jeta autour de lui des yeux hagards. Richelieu, d’un geste rapide, s’assura qu’il avait bien sa bonne cotte de mailles sur la poitrine et son bon poignard à la ceinture. Malgré cotte et lame, si Rinaldo était entré à ce moment, l’évêque était un homme mort.

"Folie ! Chimère ! balbutia Concini. Quel intérêt aurais-je... moi... moi qui dois tout au roi… et à la reine..."

Il éclata de rire, nerveusement.

"Je n’ai pas dit « vous », reprit Richelieu, paisible comme un juge terrible comme le bourreau. J’ai dit « nous ». Et, tenez, je dirai même « moi ». Supposons, par exemple, que par fatalité je sois tombé amoureux de la fille de l’homme qu’il faut que j’arrête, qu’il faut que je livre à la hache ou à la corde... mais je dis amoureux fou, vous comprenez, amoureux à en perdre la raison, à en risquer la disgrâce de la puissance souveraine qui de rien que j’étais, a fait de moi le personnage le plus redoutable du royaume... après vous toutefois ! Oui, supposons cela, maréchal. Et supposons qu’on le sache ! Ne comprenez-vous pas, dès lors, que je pourrais être accusé de favoriser les desseins du conspirateur ? Ne comprenez-vous pas que, dès lors, c’est moi que le roi devra faire arrêter ?"

Concini se sentait mourir. La tête lui tournait. Un flot de sang empourprait son front et mettait des fibrilles rouges à ses yeux. D’un effort furieux, il réagit. Brusquement, il se redressa.

"Ah ! prêtre maudit ! hurla-t-il dans sa pensée, tandis que, par prodige, ses lèvres souriaient, tu tiens ma fortune et ma vie dans ta main Eh bien ! meurs donc !"

Il allait dégainer son poignard. Il allait se ruer sur l’évêque. A ce moment, celui-ci, un peu pâle, mais toujours paisible, lui dit :

"Sans compter qu’on chercherait à m’assassiner. Heureusement, je porte une cotte de mailles qui eût défié jusqu’au couteau de Jacques Clément et de Ravaillac, jusqu’au poignard de votre compatriote Castruccio. Je les fais venir de Tolède. Et vous, monsieur le maréchal ?"

Concini souffla comme le taureau qu’on vient de banderiller. Puis, dompté, se domptant lui-même, il reprit sa place en disant :

"Per la santissima Trinita, mon cher monsieur de Luçon, tout ce que vous me dites là, je me tue à me le dire. Et c’est pourquoi, bien que je n’aie pas à me reprocher les pensées ou l’amour que vous supposiez... pour vous, pas pour moi... eh bien, j’ai résolu de faire arrêter Angoulême. Mais comment ? Tout est là, sang du Christ !"

Et Concini grinça des dents.

"Je puis bien le faire arrêter, puisqu’elle est morte ! sanglota-t-il en lui.

— Maréchal, dit Richelieu, je vous apporte, vous disais-je mieux que des conseils dont vous n’avez que faire. Je vous apporte des renseignements exacts, précis. Vous connaissez le vieil hôtel d’Angoulême. Je sais que le duc y sera cette nuit. Je précise. Il arrivera à dix heures du soir et entrera par la petite porte qui se trouve sur les quais.

— Il est donc à Paris ? fit Concini avec un admirable étonnement.

— Il y est. Je dis donc que, cette nuit, entre dix et onze heures, il suffira de cerner l’hôtel d’Angoulême et de le fouiller.

— Ah ! monsieur l’évêque, vous me rendez la vie, c’est-à-dire le sommeil et l’appétit. Un tel service ne saurait demeurer sans récompense. Parlez, que désirez-vous ?"

Richelieu réfléchit une minute pour la forme, puis répondit :

"La jeune reine Anne d’Autriche n’a pas encore d’aumônier...

— Bien, monsieur. Demain, je fais signer votre nomination : vous êtes aumônier de la reine ! Ramasse ! continua Concini en lui-même. Ramasse les bribes de mon opulence et de ma puissance. Ramasse, prêtre orgueilleux, prêtre mendiant, jusqu’à ce que tu ramasses au détour de quelque ruelle un bon coup de pistolet dont ta cotte ne te sauvera pas, toute de Tolède qu’elle soit !"

Richelieu avait tressailli de joie. Ce poste d’aumônier de la reine qu’il venait d’obtenir par ruse et menace, il le convoitait ardemment : c’était son entrée dans le ménage royal ! Il chercha comment il pourrait remercier Concini et lui faire oublier qu’il venait de le conduire jusqu’au bord des abîmes de l’épouvante. Et il trouva !

"Maréchal, dit-il, mes renseignements ne s’arrêtent pas là.

— Quel nouveau coup va-t-il me porter ? songea Concini qui, les dents serrées, le visage convulsé, se demandait s’il ne ferait pas mieux d’étrangler de suite ce terrible jouteur.

— Monsieur le maréchal, après avoir arrêté le père, il serait peut-être bon… non pas d’arrêter, mais de faire disparaître la fille… elle est l’âme de la conspiration."

Concini leva la tête vers Richelieu. Il souffrait atrocement. Ce prêtre lui parlait depuis une heure de Giselle comme si elle eût été vivante. Et elle était morte ! Morte assassinée par Marie de Médicis ! Jetée à Seine ! Noyée par les bravi de la reine mère !

"Que dites-vous là, monsieur l’évêque ? fit-il d’une voix morne. Celle dont vous parlez n’est plus.

— Vous vous trompez, maréchal, dit Richelieu, convaincu que Concini tentait une feinte. Celle dont je parle, c’est-à-dire Giselle d’Angoulême, est si bien vivante qu’elle a été vue hier et les jours précédents."

Concini se leva. Il chancelait. Il marcha à l’évêque, saisit ses mains qu’il étreignit convulsivement, et bégaya :

"Répétez ! oh ! Richelieu ! si un cœur d’homme bat sous votre cotte de mailles, répétez, par pitié !

— Je dis, reprit l’évêque étonné cette fois, j’affirme que Giselle d’Angoulême est vivante, que vous la trouverez quand vous voudrez, rue des Barrés, dans la maison de Marie Touchet, et qu’il est nécessaire qu’elle disparaisse. Pas d’arrestation, maréchal, cela ferait du scandale : une simple séquestration secrète... oh ! mais vous vous affaiblissez, je crois ? Maréchal !"

Richelieu chercha des yeux une sonnette, un signal d’appel quelconque : Concini, foudroyé, venait de tomber à la renverse dans son fauteuil, en jetant un cri qui ressemblait à un gémissement lugubre et qui était la clameur d’une joie surhumaine. A ce moment, une tenture se souleva. Léonora Galigaï entra. Sans dire un mot, elle fit respirer à son mari un flacon qui contenait un puissant révulsif. Concini ouvrit les yeux et vit Léonora. Du premier coup d’œil, il comprit qu’elle avait tout entendu !

"Tu étais là ? fit-il dans un souffle d’épouvante.

— Oui", répondit-elle avec un accent glacial, mortel, formidable.

Il n’y avait de vivant dans son visage de cire que ses magnifiques yeux noirs, où Concini, comme à livre ouvert, lisait la condamnation de Giselle. Elle jeta sur Concini un regard où rayonnait son amour, où flamboyait sa volonté sauvage.

"Laisse-moi faire, murmura-t-elle. Ne t’inquiète de rien. Aie confiance en Léonora. Tu sais de quels sacrifices son amour est capable ! Occupe-toi du père, pour ce soir. Moi, je m’occupe de la fille. Sur Dieu, sur ce cœur qui brûle pour toi, Concino, je jure de respecter la vie de cette fille. Quand je l’aurai amenée ici, dans cet hôtel, nous discuterons ensemble sur son sort. Va, mon Concino. Va reposer ta pauvre tête brûlante. Tu as failli mourir de joie et moi de douleur."

Elle était sublime.

"Monsieur de Luçon, dit-elle en se tournant vers l’évêque, je ne crois pas me tromper en affirmant que vous n’en aviez pas fini et que vous aviez encore un ou plusieurs renseignements à nous donner. Vous voyez que M. le maréchal est souffrant. Voulez-vous condescendre jusqu’à vouloir bien me suivre dans mon oratoire ?"

Concini ne fit pas un geste pour s’opposer à cet arrangement. Il vivait une de ces minutes où tout disparaît, calculs, ambition, force morale, où la passion s’installe en souveraine sur un cerveau d’homme et défend à tout autre sentiment d’y entrer. Quelques instants plus tard, Richelieu se trouvait dans l’oratoire de Léonora, luxueuse salle meublée avec élégance et richesse.

"Qu’aviez-vous encore à dire, à monsieur le maréchal ?" demanda-t-elle, autoritaire et prestigieuse, comme elle l’était avec tous ceux qui l’approchaient.

Le front de Richelieu s’assombrit. A son tour, il frissonna, non d’amour, mais de haine. Il comprit que tout ce qu’il avait dit dans le cabinet de Concini n’était que pour amener ce qu’il allait dire. Sa voix se fit âpre et sifflante :

"Madame, vous êtes un grand politique, et vous comprendrez que souvent le destin d’un État dépend d’un être infime, que souvent la carrière d’illustres personnages est arrêtée, brisée par un de ces hommes trop bas placés pour attirer l’attention."

Léonora tressaillit. Un flot de haine souleva son sein. Car, de ces êtres infimes, elle en connaissait un ! De ces hommes placés si bas, il y en avait un qui avait sinon brisé, du moins arrêté par deux fois sa carrière !

"Capestang ! grinça-t-elle au fond de sa pensée. Oh ! si mon pressentiment pouvait ne pas me tromper ! Oh ! si ce prêtre allait me livrer l’infernal Capestang ? Je lui pardonnerais de ressusciter Giselle !"

Richelieu étudiait Léonora de son regard étrangement clair. A ce moment, les yeux brûlants de Léonora se posèrent sur lui. Et il comprit que leurs pensées étaient à l’unisson.

"Madame, dit Richelieu, l’arrestation d’Angoulême sera une faute ; la disparition de Giselle sera un crime ; toutes nos tentatives pour... sauver l’État avorteront misérablement, si celui dont je vous parle n’est pas réduit à l’impuissance. Ce n’est pourtant ni un prince comme Condé, ni un duc comme Guise, ni un favori comme Luynes. Mais c’est un esprit fulgurant. C’est un cœur indomptable. C’est une lame d’épée vivante. Il s’appelle le chevalier de Capestang...

— Capestang ! gronda Léonora. Vous le connaissez donc ! Vous le haïssez donc, vous aussi !

— Oui, je le hais !"

Ce furent deux explosions d’âmes bourrées de haine jusqu’à la gueule. Dans cette seconde, ces deux profonds simulateurs dédaignèrent de dissimuler. Ils s’apparurent l’un à l’autre ce qu’ils étaient : deux fauves rués sur le monde, poussés par les mêmes appétits, doués de la même volonté violente. Tout était dit entre eux ! Une minute, ils demeurèrent l’un en face de l’autre, flamboyants, se faisant peur, peut-être, ou peut-être s’admirant.

"Marion est à moi ! songea Richelieu qui, reprenant presque aussitôt son sang-froid, ajouta : Je le hais, madame, parce que ce misérable cadet peut déranger de grands desseins ; il ne m’a fait aucun mal, à moi, mais il en peut faire à l’État par son esprit d’audace et d’intrigue, et surtout par l’influence qu’il peut exercer sur Giselle d’Angoulême.

— Sur Giselle ! murmura Léonora frémissante de ce qu’elle entrevoyait. Quelle influence ?

— Elle l’aime !

— Êtes-vous sûr de cela ? frissonna-t-elle.

— Elle l’aime ! Et il l’aime, ou du moins, il feint de l’aimer, car je crois savoir qu’en réalité le cœur et l’esprit de cet aventurier sont pris ailleurs (Richelieu eut un soupir de rage.) Mais vous comprenez quelle proie peut être une Giselle d’Angoulême pour cet affamé venu à Paris pour y chercher fortune. Quant à elle, sa passion est profonde et sincère. Une conversation a été surprise une nuit à l’hôtel d’Angoulême : elle y avouait, elle y proclamait son amour à son père.

— Oh ! murmurait Léonora, je commence à voir clair ! Ce prêtre se trompe : Capestang aime Giselle ! C’est pour elle, c’est pour la conquérir qu’il accomplit des prodiges ! Ils s’aiment ! ajouta-t-elle avec une joie effroyable. Je tiens ma vengeance !

— Il s’agit donc, reprit l’évêque, d’abattre tout d’abord cet obstacle. Madame, il faut supprimer Capestang !

— Je crois que vous avez raison, dit froidement Léonora. Je ferai chercher cet homme, et quand il sera trouvé...

— Il est trouvé, interrompit Richelieu. Dans une pauvre auberge de la rue de Vaugirard, à l’enseigne du Grand-Henri, on le prendra quand vous voudrez."

Richelieu s’inclinait. Quand il se redressa et que ses yeux se portèrent sur Léonora, il la vit si terrible que, de nouveau, il s’inclina très bas pour cacher sa propre joie.

"Capestang est un homme mort ! Marion est à moi ! Madame, reprit-il à haute voix, j’ose espérer que les avis du pauvre évêque que je suis à l’illustre homme d’État qu’est M. le maréchal d’Ancre seront accueillis en bonne part."

Léonora saisit la main de l’évêque, et, tout bas, d’une voix où grondait sa joie furieuse :

"Richelieu, dit-elle, Concino vous a promis pour demain le titre d’aumônier de la reine. Je cherche depuis un instant ce que je pourrais vous promettre, moi ! Et voici ce que je trouve : Richelieu, avant la fin de l’année, vous serez cardinal !"

L’évêque pâlit. Il se courba sur la main de Léonora Galigaï, et d’un baiser éperdu, scella le pacte d’alliance, pacte d’ambition, pacte de crime !


Notes :

  1. Le prince de Condé étant Bourbon, son écusson ne se distinguait de l'écu royal que par une barre placée obliquement entre les trois fleurs de lis. Il n'y avait donc qu'à enlever la barre pour que l'écusson de Condé devînt écu royal. Pour mettre « barre à bas », il fallait donc que Condé fût roi de France. (Note de l'auteur)