Le Cardinal Ximenès

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LE
CARDINAL XIMENÈS.

Il y a un moment, dans la vie de tous les peuples, où, leur premier travail de formation terminé, ils passent par une crise qui fixe leur constitution et décide de leurs destinées. Dans la confusion des origines, les élémens de toute société naissent à la fois, mais sans ordre, et participent de la vitalité ardente qui pousse la nation elle-même à se produire ; plus tard, quand la nationalité en travail a forcé les obstacles qui s’opposent à tout enfantement, ces élémens, jusqu’alors mêlés dans une impulsion unique, tendent à se séparer, à se classer, à s’organiser enfin. Une lutte intérieure s’établit, et de la victoire des uns, de l’abaissement des autres, de la combinaison de tous, se forme une société définitive qui a désormais son caractère propre et sa marche distincte.

Ce moment solennel est plus ou moins apparent dans l’histoire des diverses nations de l’Europe moderne ; mais chez aucune il n’a été aussi nettement marqué qu’en Espagne où il coïncide avec la fin du quinzième siècle et le commencement du seizième. À cette époque, l’Espagne venait de finir l’œuvre exclusive qui avait absorbé toutes ses forces durant huit siècles : les Maures étaient vaincus dans leur dernière ville. Une nouvelle ère commença dès-lors pour la Péninsule ; cette nation, qui n’avait été long-temps qu’une armée, s’arrêta sur son sol reconquis, et dut songer à se constituer autrement que pour la longue croisade qui avait rempli sa jeunesse. À l’héroïque pêle-mêle de la guerre, elle dut faire succéder un travail régulier d’organisation, car il n’est jamais donné aux peuples de se reposer, même dans la victoire.

La situation de l’Espagne était extrêmement brillante à la fin du XVe siècle. Tous les royaumes qui s’étaient long-temps partagé le territoire morcelé de la Péninsule venaient de se confondre dans les deux royaumes d’Aragon et de Castille, et le mariage de l’héritière de Castille avec l’héritier d’Aragon avait achevé de ne faire qu’un seul état de tant de petits états indépendans. Dix millions d’hommes habitaient ce beau pays, ce qui était hors de proportion avec la population du reste de l’Europe à cette époque. Deux races se rencontraient sur son sol : l’une vaincue, mais encore vivace, l’autre victorieuse, mais toujours ardente, et avec elles, deux civilisations, deux religions et deux mondes.

Les Maures avaient joué un grand rôle dans l’histoire ; ils avaient failli couvrir l’Europe entière de leur débordement, et forcés de se replier sur la Péninsule, ils y avaient fait des établissemens admirables. Amollis alors par la prospérité, ils consentaient à oublier la gloire de leurs armes ; passionnément attachés à leurs délicieuses vallées andalouses, dont le souvenir les a poursuivis plus tard dans l’exil, ils acceptaient sans résistance la domination des chrétiens, et ne demandaient qu’à se livrer en paix à l’industrie et aux arts ; la huerta de Valence, la vega de Grenade, merveilleusement cultivées par eux, enrichissaient le pays entier des produits d’une agriculture vraiment admirable, et des restes magnifiques de palais et de mosquées, derniers monumens d’une splendeur qui fut long-temps sans rivale montrent encore aujourd’hui de quels chefs-d’œuvre ils savaient embellir leur patrie adoptive.

Pendant que les Maures se résignaient à s’énerver dans les travaux matériels et les jouissances d’imagination qui sont les consolations de la servitude, la race chrétienne, frémissante encore de ses combats, respirait tout l’emportement de la lutte et toute l’ivresse de la victoire. Le peuple, la noblesse, les communes, le clergé, la royauté, ces principes nécessaires de toute société au moyen-âge, s’excitaient mutuellement à de grandes choses par le souvenir des succès communs, et cette émulation féconde était entretenue, fortifiée, agrandie par le plus puissant mobile des nations, la liberté.

Jamais plus fières institutions n’ont fait l’honneur d’un peuple libre que celles que s’étaient données, à la faveur de leurs guerres, les diverses principautés de l’Espagne. En Navarre, en Castille, en Catalogne, à Valence, des états particuliers ou cortès, en possession d’immenses priviléges, assuraient à tous les ordres la jouissance de leurs droits. L’Aragon surtout se distinguait par l’indépendance jalouse de ses mœurs républicaines : non-seulement l’exercice de la souveraineté y avait été réservé aux cortès nationales, mais des précautions extraordinaires avaient été prises contre les empiétemens du pouvoir, par l’établissement de cette magistrature si originale des grands justiciers, qui avaient mission de juger les rois, et par la régularisation légale de l’insurrection dans cet étrange droit d’union, qui permettait aux sujets de se confédérer contre leur souverain.

Le peuple proprement dit est encore en ce moment ce qu’il y a de plus grand en Espagne : que devait-il être dans ces temps primitifs où aucune des vertus nationales n’avait encore été comprimée ! Nulle part le sentiment de l’égalité humaine n’a été plus vivant que sur cette terre de moines et de bandits. L’orgueil d’une supériorité satisfaite s’était répandu de bonne heure dans les derniers rangs de la population chrétienne, et y portait une confiance patriotique qu’aucun revers n’a pu ébranler depuis. Des poésies chevaleresques partout apprises, partout répétées, vulgarisaient les épisodes les plus guerriers et les plus touchans de la longue épopée nationale. Des Pyrénées à Gibraltar retentissaient des voix de laboureurs, de muletiers, de soldats, d’ouvriers, de marins, qui chantaient les exploits du Cid et la chute des villes arabes, et il n’y avait pas de cœur, si humble qu’il fût, qui ne palpitât à ces glorieux souvenirs.

Quant à la noblesse, elle était la plus puissante de l’Europe. Les ricos hombres ou hauts barons, qui ont pris plus tard le nom de grands, avaient long-temps joui d’une puissance à peu près indépendante. Tant que les royaumes avaient été petits, les vassaux avaient été presque les égaux des rois ; et quand la royauté, devenue plus forte, avait fini par les dominer, ils étaient restés les maîtres de presque toutes les terres d’Espagne qu’ils avaient conquises pour leur propre compte. Derrière eux se pressait l’immense famille des hidalgos ou caballeros, cette seconde ligne de gentilshommes qui se groupe dans tous les pays autour des grandes seigneuries féodales, et qui était plus nombreuse en Espagne qu’ailleurs, parce que l’état de guerre qui la produit et la multiplie y avait été en quelque sorte permanent.

Si les nobles étaient puissans et superbes, les villes ne l’étaient pas moins. Les villes sont nées en général de la nécessité de s’enfermer dans des asiles fortifiés contre les incursions armées qui dévastaient les campagnes ; il avait dû naturellement s’en élever en foule sur toute l’Espagne. On en comptait quatre cents dans le seul royaume de Grenade. La plupart de ces villes étaient très riches, très peuplées, très attachées à leurs anciens droits. L’esprit communal, qui a été partout si vivace en Europe, n’a nulle part été poussé plus loin que dans ces nobles cités castillanes, aragonaises, catalanes, dont les noms retentissent si haut dans l’histoire. Leurs représentans étaient nombreux et influens dans les cortès, et leurs prétentions hautaines et respectées, si bien qu’il y en a eu dont les magistrats ont aspiré à l’honneur, réservé aux grands, de se couvrir en présence du roi.

Le commerce et l’industrie, si déchus depuis, florissaient à l’ombre de leurs murailles ; les produits de leurs manufactures, lames de Tolède, cuirs de Cordoue, draps de Ségovie, soieries de Séville, étaient célèbres par toute l’Europe : chacune de ces villes occupait des milliers de métiers, pendant que d’innombrables vaisseaux sortaient sans cesse de Barcelone, de Valence, de Carthagène, de Malaga, de Cadix, pour les exportations en Italie, en France, en Afrique, dans le Levant. Les marchands de la Péninsule jouissaient de grands avantages dans les pays voisins, et les usages maritimes de ses ports étaient adoptés dans les ports de toutes les nations, comme les règles du droit commercial. Les historiens nationaux ne tarissent pas sur les prodiges de cette activité industrieuse, et sur les richesses qu’elle attirait alors de toutes parts dans ces régions aujourd’hui désertées par le travail.

Tant d’abondance, d’ardeur et de liberté donnait à la nation entière une puissance d’expansion extraordinaire. Par le plus heureux concours de circonstances, un nouveau monde venait d’être livré à l’Espagne. La découverte de l’Amérique avait suivi de près la conquête de Grenade. En même temps que les armes espagnoles menaçaient l’Europe, elles abordaient le Mexique, le Pérou, ces régions merveilleuses où l’imagination rêvait encore plus de trésors qu’elles n’en ont produit. Un besoin d’aventures, de gain, de gloire, de plaisir, de danger, de mouvement, gagnait toutes les ames et enflammait tous les courages. Rien n’état assez lointain, assez hardi, assez grand, pour suffire à l’ambition nationale ; le reste de la terre admirait avec effroi cette magnifique effervescence d’un seul peuple qui semblait appelé à dominer tous les autres.

Pour régler et conduire tant d’activité, l’Espagne avait deux croyances ; elle était profondément catholique et monarchique.

Le clergé espagnol avait été, dans les premiers siècles, à la tête de la civilisation du pays : c’était à ses évêques que la Péninsule devait sa législation première et ses antiques libertés. Plus tard, quand les chrétiens avaient été obligés de reconquérir leur sol pied à pied, c’était encore le clergé qui avait marché devant eux, la croix à la main. L’union de l’esprit sacerdotal et de l’esprit militaire avait inspiré les trois ordres religieux de Saint-Jacques, de Calatrava et d’Alcantara, ainsi que cet ordre de moines errans particulier à l’Espagne, ces terribles Almogavares qui se vouaient à vivre seuls comme des bêtes fauves, ermites et bandits à la fois, pour donner la chasse aux infidèles. Dans aucune autre partie de l’Europe, la foi religieuse n’avait été mêlée aussi profondément à toutes les habitudes, à toutes les idées, à la vie la plus intime de la nation.

Il en était de même de la royauté : c’était la plus populaire qu’il y eût au monde. Le peuple la connaissait et l’aimait pour l’avoir vue de près ; il avait vécu familièrement avec elle. C’est surtout dans les comédies espagnoles, admirables peintures pour la plupart de cette société si originale, qu’il faut étudier le rôle du roi dans la vieille Espagne. Le roi est justicier principalement ; il fait rendre à chacun ce qui lui appartient. Il n’a autour de lui aucune force matérielle ; il erre le soir par les rues, comme un simple gentilhomme, mettant souvent l’épée à la main pour défendre les faibles et les opprimés. Sa puissance est toute morale, et elle n’en est que plus sacrée ; dès qu’il se nomme, chacun se découvre ; dès qu’il parle, chacun obéit. Au milieu de ces scènes violentes, de ces catastrophes, de ces mœurs si passionnées et si tragiques, il passe comme le représentant du droit sur la terre ; il juge, récompense, punit, et sa mission est acceptée de tous, car il l’a reçue de la nécessité.

Telle était l’Espagne quand elle dut s’occuper de son organisation définitive. Sous ces diverses formes s’agitait dans son sein la lutte éternelle qui fait le fond de toute société humaine, la lutte de l’autorité et de la liberté. Si elle avait su satisfaire à la fois ces deux grands principes en les pondérant l’un par l’autre, tous deux auraient grandi, et la nation avec eux. Malheureusement il n’en fut pas ainsi. Au lieu d’une alliance, ce fut une guerre, une guerre à mort, comme les aime l’inflexibilité espagnole. Le clergé et la royauté s’allièrent seuls pour abattre toute résistance, et ils n’y réussirent que trop ; l’élan que l’Espagne avait pris au moyen-âge la soutint encore un siècle après, et lui donna aux yeux du monde un grand air de force et de puissance, mais après cet effort désespéré elle retomba sur elle-même et s’affaissa. Toute source de vie était épuisée en elle ; elle avait perdu sa liberté.

Chez toutes les nations de l’Europe, la même lutte s’est produite, mais presque nulle part elle ne s’est terminée, comme en Espagne, par la défaite absolue de l’un des principes rivaux. En Angleterre les nobles ont vaincu, mais les communes et la royauté sont restées debout, et le clergé, après avoir été abattu, s’est reconstitué dans l’église anglicane. En France, la royauté l’a emporté, mais les communes se sont élevées en même temps qu’elle, et ont fini plus tard par dominer à leur tour. En Allemagne, des combinaisons très diverses ont eu lieu, mais ni l’autorité, ni la liberté, n’ont disparu absolument. Il n’y a peut-être que la Pologne qui ait présenté aussi ce spectacle de la domination exclusive d’une seule idée, et l’on sait ce qu’est devenue la Pologne, malgré la bravoure héroïque et les vertus souvent sublimes de ses nobles enfans. La société humaine veut être complexe comme l’homme lui-même ; dès qu’elle devient trop simple, elle périt.

Quand des impulsions opposées sont ainsi aux prises, il suffit quelquefois, pour décider la victoire au profit de l’une d’elles, qu’elle s’incarne dans une grande et forte individualité qui la résume. Or, un de ces hommes dont le caractère personnel est la représentation de toute une forme sociale, n’a pas manqué en Espagne à la tendance qui a fini par triompher. Cet homme, ce n’est ni un roi, ni un noble, c’est un moine ; c’est François Ximenès de Cisneros, qui de simple cordelier devint archevêque de Tolède, primat, grand chancelier de Castille, inquisiteur-général, cardinal, confesseur de la reine Isabelle, ministre de Ferdinand-le-Catholique et régent d’Espagne pour Charles-Quint, et qui, dans une vie qui a duré près d’un siècle, a été fortement mêlé au mouvement général de son pays, dont il a été tour à tour le produit et le guide.

Aucun personnage historique n’a été peut-être plus que Ximenès la personnification exacte d’une révolution politique ; il y a une identité singulière entre sa nature intime et l’ordre d’idées qui a vaincu en lui ; il a fait l’Espagne à son image. Avant lui, l’Espagne ressemblait à cet archange de Raphaël qui, les ailes étendues, les pieds au vol, la chevelure flottante, les yeux animés d’un feu divin, le corps couvert d’une armure resplendissante, passe en triomphant sur l’ange du mal pour s’élancer où l’appelle encore la voix de Dieu. Après lui, elle ressemble à ce moine de Zurbaran qui, les yeux ternes, le front pâle, les reins ceints d’une corde, la robe déchirée, prie à genoux dans un caveau humide et obscur, en pressant une tête de mort dans ses mains amaigries.

Nous savons qu’en jugeant ainsi Ximenès, nous heurtons bien des idées reçues, mais la vérité ne prescrit pas. L’histoire n’est que trop souvent complice du succès. Cet homme a été grand par la double puissance de l’esprit et de la volonté ; il a réussi dans ce qu’il a entrepris, c’est assez pour expliquer sa renommée. Mais est-il heureux qu’il ait réussi ? telle est la question éternelle que tout succès laisse après lui. Surtout qu’on ne donne pas pour le défendre cette raison banale, que ce qu’il a fait était nécessaire ; il n’y a de nécessaire que le plan général des choses ; toutes les combinaisons humaines sont libres. Il suffit de jeter un coup-d’œil sur la vie de Ximenès, pour voir combien il a fallu d’efforts, dans l’élaboration douloureuse de l’Espagne au XVe siècle, pour étouffer ce qui a péri et faire vaincre ce qui a survécu. On n’aura pas de peine à comprendre, à l’aspect même de la lutte, qu’une autre victoire aurait été possible, et qu’un ordre tout différent aurait pu en sortir, s’il s’était rencontré un tel homme dans les rangs opposés.

Ximenès était né en 1437, à Torrelaguna, petite ville de Castille, d’une famille obscure. Ses commencemens furent longs et pénibles, et il mit soixante ans à s’élever, comme l’Espagne avait mis près de huit cents ans à chasser les Maures.

Son père était un simple receveur de contributions, qui le destinait d’abord à suivre la même carrière, mais le génie inquiet de Ximenès s’accommodait peu d’une condition aussi humble. Il manifesta de bonne heure une extrême aversion pour l’exécution des projets de son père ; on fut obligé de le laisser étudier à Alcala de Hénarès, et ensuite à l’université de Salamanque, la plus célèbre de toute l’Espagne. C’était alors une nécessité pour les jeunes gens pauvres qui voulaient se livrer à l’étude, d’embrasser l’état ecclésiastique ; une fois entrés dans les ordres, ils trouvaient facilement les moyens de vivre en suivant les universités. Ximenès se fit prêtre, et mena pendant quinze ans la vie de l’étudiant au moyen-âge, vie d’aumônes, de privations et de travail, mais en même temps d’enthousiasme et de rêverie exaltée. Quand il revint de Salamanque, tout pénétré des connaissances singulières qu’on y puisait alors et qui donnaient à l’esprit les habitudes les plus agitées, il était moins propre que jamais à accepter le calme d’une existence vulgaire.

Il chercha quelque temps autour de lui un moyen de sortir de la foule, et, ne trouvant rien dans son pays, il résolut de partir pour Rome. La capitale de la chrétienté était alors le point où tendaient toutes les ambitions et d’où partaient toutes les grandes fortunes. Ximenès était pauvre, Rome était loin, et la route présentait à cette époque bien des difficultés et des dangers. Aucun obstacle ne le rebuta ; il donna publiquement des leçons de droit, recueillit ainsi un peu d’argent, et partit. Il traversa sans encombre l’Espagne, les Pyrénées et le Languedoc ; mais arrivé en Provence, il fut attaqué par des voleurs qui le dévalisèrent. Dénué de tout, il fut forcé de s’arrêter à Aix. Là, il eut le bonheur de rencontrer un gentilhomme castillan qui avait étudié avec lui à Salamanque, et qui le prit pour compagnon de voyage. Ce fut ainsi qu’il parvint jusqu’à Rome.

Il y trouva ce que les nouveaux venus trouvent toujours dans ces grands centres où tout afflue, un extrême encombrement. Le pape qui occupait alors le saint siége, Sixte IV, était par lui-même un exemple du chemin qu’on pouvait faire par l’église. Fils d’un pêcheur de Savone et simple cordelier, il s’était élevé de proche en proche jusqu’au trône pontifical. Mais à côté de ces grands succès, de ces avancemens éclatans, il y avait bien des efforts avortés et des tentatives impuissantes. Une circonstance particulière ajoutait encore aux obstacles ; c’était alors le moment où la ruine récente de Constantinople et de Trébisonde avait forcé beaucoup de Grecs illustres à se réfugier en Italie. Toutes les faveurs de la papauté étaient réservées à ces nobles étrangers qui apportaient avec eux la tradition des lettres antiques, et il en restait peu pour les Italiens, moins encore pour les Espagnols.

Tout ce que Ximenès put obtenir, après avoir quelque temps plaidé pour ses compatriotes devant les tribunaux romains, ce fut une bulle d’expectative pour le premier bénéfice qui viendrait à vaquer dans le diocèse de Tolède. Ces sortes de bulles, qui disposaient par avance des emplois ecclésiastiques, étaient naturellement fort peu en faveur auprès des évêques diocésains. Mais Ximenès voulait absolument emporter quelque chose de son voyage ; il n’était pas d’ailleurs de caractère à laisser un titre quelconque sans effet entre ses mains. Il repartit donc pour l’Espagne, bien résolu à faire valoir son droit, quel qu’il fût. L’archiprêtré du bourg d’Ucéda étant devenu vacant peu après son arrivée, il s’empressa d’en prendre possession. De son côté, l’archevêque de Tolède avait pourvu un de ses aumôniers de cet archiprêtré. Ximenès, sommé de déguerpir, refusa. L’archevêque, qui n’était rien moins que le fameux Carillo, le hautain ministre des rois catholiques, le fit enlever de vive force et enfermer, sans autre formalité, dans la tour d’Ucéda.

Cette affaire est la première où se révèle l’inflexible opiniâtreté du caractère de Ximenès. Accablé de mauvais traitemens, menacé d’un procès criminel, transféré de prison en prison, il ne cessa pas de protester, et se refusa obstinément à reconnaître la nullité de ses prétentions. Cette lutte dura plus de six ans. Enfin, soit que l’archevêque eût peur de se brouiller avec la cour de Rome, soit qu’il fût touché, comme on l’a dit, des prières de sa nièce, il céda, et le prisonnier fut rendu à la liberté et à son bénéfice. Les historiens de Ximenès racontent que, pendant qu’il était dans la tour d’Ucéda, un vieux prêtre captif lui prédit ses grandeurs futures ; mais il faut peu croire à toutes ces prophéties supposées après coup sur l’avenir des grands hommes. Ximenès ne fut probablement soutenu, dans sa résistance contre le puissant archevêque de Tolède, que par l’énergie de sa volonté, et c’est plutôt diminuer qu’accroître l’honneur de sa constance que de l’appuyer d’un secours surnaturel.

Le grand Gonzalès de Mendoza, celui qu’on a appelé en Espagne le grand cardinal, était alors évêque de Siguenza. C’était un prélat illustre et qui aimait à s’entourer d’hommes de mérite. L’aventure de Ximenès avait attiré les yeux sur lui et rehaussé la réputation qu’il s’était déjà acquise. Le grand cardinal lui proposa, pour l’attirer dans son diocèse, la grande chapellenie de l’église cathédrale de Siguenza. Ximenès accepta, pressé sans doute de servir sous un maître plus bienveillant que le superbe et vindicatif Carillo, et sut si bien se concilier la confiance de Mendoza, qu’il devint bientôt son grand-vicaire. Il avait quarante-cinq ans.

On était alors au plus fort de cette dernière lutte contre les Maures, qui devait se terminer quelques années après par la prise de Grenade. On n’entendait parler que d’incursions des infidèles sur les terres des chrétiens et de coups de main des chrétiens sur les terres des infidèles ; ce n’étaient chaque jour que défis héroïques, surprises de châteaux, embuscades dans les défilés, rencontres, batailles, massacres, prises et captivités d’alcaydes maures et de chevaliers espagnols. Il arriva que, dans un de ces engagemens qui eut lieu en 1483, au milieu des montagnes de Malaga, et qui tourna au grand dommage des chrétiens, le vaillant comte de Cifuentes, porte-étendard royal et gouverneur de Séville, un des meilleurs compagnons d’armes des deux héros de cette guerre, le marquis de Cadix et don Alonzo d’Aguilar, fut fait prisonnier par les Maures commandés par El-Zagal. Le comte avait besoin d’un homme sûr et habile pour diriger ses vastes domaines pendant sa captivité ; il fit choix de Ximenès. Ce choix montre à quel point la renommée de Ximenès était déjà parvenue. C’est encore de nos jours en Espagne une situation très briguée que celle d’administrateur-général des biens ou états (estados) d’un de ces grands qui possèdent quelquefois des provinces entières ; elle l’était bien plus encore dans ces temps où le régime féodal subsistait dans toute sa force et assurait à chaque seigneur tous les droits de la souveraineté dans ses terres.

On aurait dit que la fortune de Ximenès était faite. Tout autre que lui aurait joui en paix des emplois éminens dont il était revêtu et du brillant avenir qui s’ouvrait devant lui. Ce fut au contraire le moment qu’il choisit pour prendre tout à coup une résolution éclatante et extraordinaire. Il résigna tous ses bénéfices à Bernardin de Cisneros, le plus jeune de ses frères, et se fit cordelier. Il entra comme novice dans le couvent de San Juan de los Reyes à Tolède, récemment érigé par Ferdinand et Isabelle, en exécution d’un vœu qu’ils avaient fait durant la guerre.

Ce fait est encore un de ceux qui caractérisent le plus Ximenès et qui peuvent le mieux expliquer son influence sur les destinées de son pays. Ses panégyristes ont attribué à la seule ferveur de sa foi cette brusque vocation pour le cloître ; mais la piété la plus vive peut facilement se satisfaire dans les pratiques du clergé séculier, et il paraît plus naturel de supposer que Ximenès fut poussé à prendre ce parti par un tour particulier de son caractère. Il était triste, disent les contemporains, et enclin à la mélancolie ; ce que sa vie avait eu jusqu’alors de chanceux avait dû développer en lui le goût du fantasque et de l’imprévu. L’excessive sévérité de la règle répondait seule à ce besoin de son esprit, qui le portait à rechercher l’extrême en toute chose. C’est par ces divers côtés qu’il s’associa si fortement à une des plus puissantes tendances du génie espagnol de son temps, celle qui a dominé avec lui et par lui, la tendance à l’esprit monastique. L’esprit monastique est l’abîme où est venue tomber l’Espagne du moyen-âge, avec ses brillantes qualités et ses défauts plus brillans encore peut-être ; c’est là qu’ont abouti, par une fatalité singulière cette aspiration vers un idéal de gloire et de grandeur, cette soif d’indépendance, cette ardeur de dévouement, cette inquiétude sublime, toutes ces vertus presque divines des temps héroïques. Le danger d’une pareille fin était imminent au XVe siècle, le courant des croyances y portait directement ; mais il n’était pas tout-à-fait inévitable, et, pour peu que l’entraînement national eût rencontré une autre issue, il aurait pu tourner l’écueil. Au lieu de se modérer en se répandant au dehors, l’Espagne satisfit sur elle-même cette passion de l’excès qui la tourmentait, et elle ne trouva que l’esprit monastique qui lui fournit un aliment suffisant pour l’exaltation romanesque de ses idées.

Il y a beaucoup de bien et beaucoup de mal à dire de l’esprit monastique. Il a été pendant un temps à la tête de l’Europe moderne ; c’est de lui que sont sortis dans l’origine les arts, les sciences, le gouvernement, tout ce qui fait la puissance et l’honneur des nations. Quand cette première et glorieuse période a été passée, il n’a pas cessé de rendre de grands services à la civilisation. De nos jours même, il peut encore être utile, en ouvrant des retraites aux ames blessées, et en doublant par la force de l’association les efforts individuels pour la conservation et la propagation de la foi. Mais là s’arrêtent ses avantages et commencent ses inconvéniens. Tant qu’il ne prétend qu’à être libre, il a droit à tous les respects ; dès qu’il aspire à la domination, il mérite d’être refoulé. Les vertus qu’il prêche sont exceptionnelles et ne doivent servir que comme protestation contre les passions opposées. Qu’il tienne éternellement ouvertes dans la solitude ces sources d’expiation où l’acier des ames peut se retremper à l’écart, rien de mieux ; mais quand il veut imposer au monde la pieuse folie de son abnégation, il ne peut que détruire dans leur principe les ambitions légitimes qui font la vie de l’humanité.

Ximenès ne se contenta pas de prendre le froc ; il exagéra encore les austérités habituelles de la nouvelle vie qu’il avait adoptée ; il se distingua, dit un historien, par toutes ces ingénieuses variétés de mortifications dont la superstition a enrichi l’inévitable catalogue des souffrances humaines. Il couchait sur la terre nue ou sur le pavé, avec une bûche grossière pour oreiller. Il portait un cilice sur la peau, et pour les jeûnes, les veilles, les coups de fouet sur la chair saignante, il égalait, s’il ne les surpassait même, les rudes pratiques du fondateur des ordres mendians. Quand l’année de son noviciat fut finie, il fit profession dans le monastère de Talavera, et changea son prénom d’Alphonse en celui de François, empruntant ainsi jusqu’à son nom au patron de son ordre, comme il avait essayé déjà de le rappeler par ses épreuves. Puis il revint à Tolède, où il se livra à la prédication. Son succès devait être immense ; il le fut en effet. Chacun voulait entendre cet homme qui avait quitté pour le cloître les dignités ecclésiastiques, et qui reparaissait au monde édifié des sévérités de sa vie. Le nombre de ses pénitens devenait chaque jour plus considérable, quand il prit tout à coup une seconde résolution aussi inattendue que la première. Il quitta Tolède, la chaire, les témoignages de vénération de la foule, et alla s’enfermer dans l’ermitage solitaire de Notre-Dame de Castañar, ainsi nommé d’une forêt de châtaigniers où il était enseveli.

Cette nouvelle rupture avec le monde fit beaucoup de bruit. L’ermitage de Notre-Dame était dans un site sombre et sauvage, au milieu de montagnes inhabitées. Ximenès s’y bâtit de ses propres mains une étroite cabane, et y demeura trois ans entiers, consumant les nuits et les jours en méditations et en prières, et vivant à la manière des anciens anachorètes, de l’herbe des rochers et de l’eau des ruisseaux. Que se passait-il dans cette ame profonde pendant les longues heures de sa solitude ? C’est ce que nul ne peut dire. Était-ce réellement l’exaltation religieuse qui avait poussé Ximenès à se jeter ainsi par deux fois, après avoir passé l’âge de cinquante ans, dans toutes les rigueurs volontaires de l’expiation ? Ce qui avait suffi aux années agitées de sa jeunesse ne suffisait-il donc plus aux jours habituellement plus calmes d’un âge plus avancé ? Voulait-il écarter par une aspiration constante vers le ciel quelque passion secrète qui le ramenait sans cesse vers la terre ? Était-il poursuivi jusque sous la discipline de rêves ambitieux et dominateurs qu’il essayait d’étouffer ? N’était-ce enfin pour lui qu’un besoin vague et confus d’étonner les hommes, d’attirer sur lui de plus en plus l’attention de l’Espagne, et de flatter son temps par le spectacle qui répondait le plus à l’ardeur des passions religieuses ?

L’orgueil humain est bien ingénieux dans la diversité des formes qu’il peut prendre. Le vœu d’abnégation et d’humilité n’a été souvent, au moyen-âge, que le préliminaire des plus grandes fortunes. Plus un homme célèbre et admiré affectait de se cacher dans les profondeurs du cloître, plus les populations enthousiastes étaient entraînées à l’y chercher pour le mettre à leur tête, et les retraites les plus sévères étaient en même temps les plus illustres. De tous côtés, les regards étaient tournés vers ce toit de feuilles perdu dans un désert affreux, vers cet homme seul qui creusait sa tombe, et toutes les voix prononçaient avec respect le nom du pauvre ermite de Castañar. Il est permis de croire que Ximenès n’était pas insensible à cet éclat et à ce bruit qui se formaient de loin autour de son silence et de son obscurité ; des retours violens vers ce monde qui l’appelait venaient sans doute de temps en temps troubler ses extases solitaires. Il devait alors redoubler de mortifications, car rien ne nous donne le droit de douter de l’énergie de sa foi, et les sentimens les plus opposés peuvent se confondre dans cet abîme obscur du cœur de l’homme ; mais toutes les rigueurs de la pénitence ne devaient pas suffire à vaincre des orages toujours soulevés.

Il serait injuste de l’accuser complètement d’hypocrisie, il ne serait pas juste non plus de l’en disculper tout-à-fait. Les caractères comme le sien sont très complexes. Il a dû être tour à tour et quelquefois en même temps hypocrite et de bonne foi. Ardent et agité, il avait besoin de lutte, tant avec lui-même qu’avec les autres. L’exaltation religieuse et l’ambition mondaine se nourrissaient et se combattaient à la fois au fond de lui-même.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que la retraite fut pour lui le chemin de la puissance. Ses supérieurs, voulant le détourner des austérités qui pouvaient abréger sa vie, lui ordonnèrent de se rendre au couvent de Salzeda, où il fut bientôt élu père gardien. Sa remarquable aptitude pour les affaires se montra de nouveau dans ce poste. Le grand cardinal Mendoza, devenu, par la mort de Carillo, archevêque de Tolède et ministre de Ferdinand et d’Isabelle, avait coutume de dire qu’un tel homme ne pouvait pas rester toute sa vie dans un couvent. L’occasion de l’en tirer se présenta bientôt. Le frère Fernando de Talavera, confesseur de la reine, fut nommé archevêque de Grenade, et le poste qu’il occupait devint vacant. Isabelle consulta le grand cardinal sur le choix qu’elle devait faire ; ce choix était important, car la reine avait des scrupules de conscience qui la portaient à prendre la direction de son confesseur pour les affaires du gouvernement aussi bien que pour ce qui regardait son salut. Mendoza désigna Ximenès. La reine le fit venir, l’interrogea, fut frappée de la fermeté modeste de ses réponses, et le choisit.

On dit que, lorsque le nouveau confesseur se montra pour la première fois à la cour, les courtisans, frappés de son aspect, crurent voir apparaître dans cet homme au corps exténué, au front pâle, à l’œil cave et ardent, un des anachorètes primitifs d’Égypte et de Syrie. Cette ressemblance, qui répandait autour de Ximenès une terreur superstitieuse était plus apparente que réelle. Les saints solitaires du christianisme naissant avaient été poussés au désert par un entraînement naturel, et, s’ils en sortaient, c’était pour souffrir le martyre, non pour gouverner des royaumes. Ainsi vont les temps s’imitant les uns et les autres ; mais nul ne peut reproduire exactement son modèle, et le souvenir sacré du passé entoure d’une auréole mensongère un présent qui le rappelle sans lui ressembler.

Voilà donc Ximenès appelé à diriger la conscience de la première reine de son temps. Dès ce moment, sa vie appartient à l’histoire politique, et son influence commence à agir sur les évènemens contemporains. C’était en 1492 ; Ferdinand et Isabelle régnaient ensemble depuis vingt ans, et le plus grand fait de leur règne, la prise le Grenade, venait de s’accomplir. On sait quels troubles sanglans avaient agité l’Aragon et la Castille avant l’avènement de ces deux souverains ; mais depuis que les deux moitiés de la monarchie espagnole avaient été réunies en leurs personnes, un ordre politique commençait à se faire jour dans le désordre séculaire de la Péninsule. L’autorité royale fortifiée avait pris un ascendant qu’elle n’avait pas eu jusqu’alors ; l’administration régulière de la justice avait été organisée pour la première fois par l’établissement de la fameuse Hermandad ; les lois du royaume avaient été recueillies et codifiées ; la puissance démesurée des nobles avait été diminuée par plusieurs mesures fermes et habiles, et en particulier par la réunion à la couronne des trois grandes maîtrises militaires de Saint-Jacques, de Calatrava et d’Alcantara ; les droits de l’administration ecclésiastique du pays avaient été défendus contre les empiétemens du saint-siége ; le commerce et l’industrie avaient été protégés : bienfaits immenses qui recommanderont toujours à la reconnaissance de l’Espagne la première moitié de ce règne illustre.

Malheureusement deux funestes tendances se mêlaient à tous ces biens et devaient finir un jour par en détruire les effets. Les nations et les hommes savent rarement s’arrêter à propos. Le triomphe de l’unité monarchique sur l’anarchie du moyen-âge avait été légitime, mais ce premier succès ne suffisait plus, et l’autorité royale était poussée encore à étouffer autour d’elle toute liberté ; d’un autre côté la foi religieuse, exaltée par les victoires sur les infidèles, tendait à devenir intolérante, fanatique et oppressive : double exagération qui devait tout perdre. La chute de Grenade, qui fut si glorieuse pour l’Espagne, fut en même temps un accident malheureux, par l’excitation qu’elle donna aux idées monarchiques et aux passions pieuses. Une circonstance qui paraît bien peu importante aujourd’hui, mais qui fut immense alors, vint encore ajouter à cette impulsion déjà si puissante. Les Espagnols appelaient Ferdinand et Isabelle les rois, allusion à la distinction des deux couronnes de Castille et d’Aragon ; le pape y ajouta l’épithète de catholiques, un seul mot qui a eu des conséquences incalculables pour l’avenir de l’Espagne. Ce n’était pas en effet un vain titre que Rome avait entendu conférer ; c’était un droit et comme une fonction. Il y avait sous ce nom de royauté catholique (les documens du temps en font foi) une idée de monarchie universelle et de suprématie religieuse ; c’était quelque chose comme l’ancienne notion du saint empire romain, sous une forme plus précise et plus régulière.

On comprend tout ce qu’un pareil titre dut ajouter d’éclat à la royauté espagnole victorieuse. Les populations chrétiennes vénéraient en elle la mandataire de Dieu même et la souveraine désignée de la catholicité. La découverte de l’Amérique, de ce nouveau monde ouvert aux conquêtes de la foi, ajouta une gloire de plus à tant de gloires. Il n’est pas étonnant qu’à ce faîte des grandeurs humaines et divines, les rois catholiques aient pu se faire une idée démesurée de leurs devoirs et de leurs droits.

Il est certain cependant que l’Espagne ne partagea pas l’ivresse de ses souverains. Ses vieilles libertés résistèrent. Les nobles se défendirent dans leurs domaines, les cortès maintinrent leurs priviléges. C’était dans la grande réunion des cortès à Tolède, en 1480, que la plupart des réformes introduites par la couronne avaient été consacrées ; ces assemblées, qui avaient donné force à l’autorité royale quand elle avait voulu faire le bien du pays, luttèrent à leur tour pour la liberté, quand la liberté fut menacée. L’opposition qui se manifestait dans l’ordre politique, éclata aussi dans l’ordre religieux. Dès les premières années de l’avènement de Ferdinand et d’Isabelle, la tendance qui devait dominer plus tard s’étant déclarée par l’établissement du tribunal de l’inquisition, tout le pays l’avait combattue. Les cortès avaient protesté ; le peuple avait pris les armes ; le premier Inquisiteur d’Aragon, Pierre Arbues, avait été assassiné dans la cathédrale de Saragosse. Cette double résistance dura long-temps ; il fallut beaucoup d’efforts et de sang pour l’étouffer. Livré à lui-même, Ferdinand n’aurait pas voulu aller jusqu’au bout de la lutte, mais il y fut entraîné par la reine.

Dans leur admiration traditionnelle pour les rois catholiques, les Espagnols font une place à part à Isabelle. Cette prédilection se conçoit aisément. Isabelle est une des figures les plus intéressantes du moyen-âge, en même temps qu’elle est une des plus fières ; ses qualités et ses défauts sont en parfaite harmonie avec les qualités et les défauts du génie national. Froid, pratique, positif, profondément politique, Ferdinand n’avait aucun de ces traits brillans qui commandent l’admiration des Espagnols. Isabelle, au contraire, était ardente, chevaleresque, pleine d’entraînement, d’une imagination vive et exaltée. Ce caractère a beaucoup contribué à donner à son temps la singulière grandeur qui le distingue, mais il a eu aussi des résultats dangereux que toute l’habileté de Ferdinand n’a pu prévenir. Sans Isabelle, Christophe Colomb, ce chercheur sublime, n’aurait pas obtenu les moyens de trouver un monde ; mais les institutions qui ont fait depuis la perte de l’Espagne, n’auraient pas non plus pris naissance. Fatale compensation qui fait quelquefois douter des plus grandes choses et des plus généreux sentimens.

Il faut être bien profondément pénétré des sévères devoirs de l’histoire pour se résoudre à parler ainsi d’Isabelle. Plus d’un trait de sa vie montre en elle tout ce qui peut faire aimer la femme et la reine. Elle passa ses premières années dans la tristesse et presque dans l’indigence, et, quand elle eut été tirée de son obscurité pour monter sur le trône, elle ne cessa pas d’être malheureuse. Son nom servit de drapeau à un parti qui déshonora son frère Henri IV, prince misérable et odieux. Elle fut unie par la politique à un homme qui avait deux ans de moins qu’elle, et dont le caractère fut en opposition constante avec le sien. Son fils unique, don Juan, périt à la fleur de l’âge ; sa fille aînée, dona Isabelle, le suivit de près ; son petit-fils, don Michel, qui devait réunir sur sa tête les trois couronnes de Castille, d’Aragon et de Portugal, mourut au berceau. Il ne lui resta qu’une fille dont le déplorable surnom montre combien elle dut exciter les douleurs maternelles, Jeanne-la-Folle. D’une piété naturellement enthousiaste, Isabelle ne put que courber de plus en plus son ame brisée sous la main de Dieu qui la frappait ainsi. De là cette faiblesse passionnée qui la livrait sans défense aux conseils les plus violens, quand ils lui étaient donnés au nom du ciel.

Ferdinand eut soin toute sa vie de ne pas trop contrarier la reine, dont il connaissait la sensibilité maladive. La part qu’Isabelle avait apportée dans l’union des deux couronnes était d’ailleurs la plus grande et la plus belle. Ce qu’on appelait alors le royaume d’Aragon était composé de l’Aragon proprement dit, de la Catalogne et de Valence ; le royaume de Castille, bien plus étendu, comprenait les deux Castilles, le royaume de Léon, la Biscaye, les Asturies, la Galice, l’Estramadure, Murcie, et toute la portion de l’Andalousie déjà conquise sur les Maures, près des deux tiers de l’Espagne actuelle. Ce puissant royaume avait conservé ses lois et son administration à part et ne reconnaissait d’autre autorité que celle d’Isabelle. L’Aragon, comme le plus faible, était amené tôt ou tard à adopter les mesures de gouvernement qui avaient d’abord été prises en Castille. Le génie sombre et sévère de cette province, personnifié par sa reine, finit ainsi par s’imposer à toute l’Espagne.

Voici un exemple de la lutte secrète qui existait, entre Isabelle et Ferdinand. L’année même de la prise de Grenade, le 31 mars 1492, fut rendu le fameux décret qui chassait tous les juifs de la Péninsule. On raconte que les juifs, ayant été prévenus d’avance de ce qui se préparait contre eux, firent offrir à Ferdinand 30,000 ducats pour les frais de la guerre, s’il renonçait au projet d’expulsion. Ce prince calculateur fut ébranlé par ces offres séduisantes, et il est probable qu’il aurait fini par ramener Isabelle, si le grand-inquisiteur Torquemada n’avait pas été averti à temps. Le fougueux dominicain se présenta, un crucifix à la main, devant le roi et la reine, et leur dit : « Judas a le premier vendu son maître pour trente deniers ; vous pensez à le vendre une seconde fois pour trente mille pièces d’argent. Le voici ; prenez-le, et hâtez-vous de le vendre. » Ces fanatiques paroles ne firent sans doute que peu d’impression sur Ferdinand ; mais la conscience d’Isabelle s’en effraya ; et le décret fut rendu. Huit cent mille juifs quittèrent l’Espagne, emportant pour la plupart des trésors considérables, malgré la défense qui leur en avait été faite. En comptant les Maures qui passèrent en Afrique avec Boabdil, l’émigration qui eut lieu dans l’année passa un million d’hommes. Le fatal système qui a dépeuplé l’Espagne commençait à s’établir.

Ces dispositions d’Isabelle ne purent que s’accroître par le choix d’un confesseur tel que Ximenès. Le frère Fernando de Talavera, qui avait dirigé, auparavant la conscience de la reine, était un prêtre doux et tolérant dont l’influence avait toujours tendu vers la modération. Ximenès se déclara au contraire pour toutes les mesures excessives, tant en politique qu’en religion. On s’étonne que le cardinal Mendoza, qui était un prélat de mœurs brillantes et faciles, ait pu désigner un homme aussi différent de lui-même. Ce cardinal, qu’on avait coutume d’appeler le troisième roi d’Espagne, exerçait le plus grand ascendant sur les rois catholiques. Il était en tiers dans tous les actes d’habile administration qui avaient précédé. Associé à la gloire de ses souverains comme à leurs travaux, sa croix archi-épiscopale avait été le premier étendard chrétien arboré sur l’Alhambra pour annoncer l’occupation de Grenade. Le nom de Mendoza a été long-temps justement vénéré en Espagne, et si sa gloire s’est effacée pour la postérité dans celle du successeur qu’il s’est choisi, c’est que les oppresseurs des peuples ont toujours jeté plus d’éclat que leurs bienfaiteurs.

Dès l’arrivée de Ximenès à la cour, Isabelle voulut toujours l’avoir auprès d’elle. Partout où elle allait, elle lui faisait préparer un appartement auprès du sien. Mais lui, fidèle aux pratiques sévères qui avaient fait sa réputation, ne voulut jamais se relâcher, au milieu de la cour, de ses habitudes du cloître. Il n’occupait, hiver comme été, qu’une mauvaise chambre aux murailles nues, et où il n’y avait pour tous meubles qu’une table, une chaise et une paillasse. Il allait à pied dans tous ses voyages, vivant d’aumônes, accompagné d’un seul moine de son ordre, François Ruiz, qu’il avait pris pour compagnon, et dont il fit plus tard un évêque. Il ne souffrait jamais qu’on eût pour lui de soins particuliers. Si, contre sa défense, on lui servait dans les maisons de son ordre où il s’arrêtait quelque plat plus recherché qu’à l’ordinaire, il l’envoyait aux malades du lieu. Le spectacle d’une pareille sainteté agissait vivement sur l’imagination timorée de la reine, et Ximenès prit ainsi sur elle un ascendant illimité.

L’usage qu’il devait faire de cette influence se fit sentir surtout quand il fut nommé, deux ans après, provincial de son ordre. Les franciscains avaient depuis long-temps renoncé en Castille, comme ailleurs, à suivre les règles austères de leur institution. Éludant la loi qui leur défendait de rien posséder, plusieurs de leurs communautés avaient de riches domaines, de magnifiques maisons. Ceux qui en faisaient partie se nommaient conventuels, par opposition à ceux qui étaient restés plus soumis à la règle, et qu’on appelait observantins. Ximenès était de ces derniers ; il entreprit de réformer les abus et de ramener l’ordre tout entier à la sévérité qu’il pratiquait pour lui-même. À cette nouvelle, le soulèvement contre lui fut général dans les monastères. Après avoir vainement employé les exhortations, il fit usage de la force. Sur l’ordre de la reine, un couvent de Tolède fut assiégé en forme ; les moines, forcés d’en sortir, entonnèrent le psaume In exitu Israël, et se retirèrent en procession. Les efforts qui furent faits à cette occasion pour ébranler Ximenès dans l’esprit de la reine ne firent que consolider son crédit.

Il y avait trois ans à peine que Ximenès était confesseur d’Isabelle, quand le grand cardinal Mendoza, archevêque de Tolède, tomba malade et mourut. L’archevêché de Tolède était alors la première dignité ecclésiastique du monde après la papauté. L’autorité de l’archevêque, immense dans l’église, n’était pas moindre dans l’état. Il était de droit chancelier de Castille et primat d’Espagne ; dans toutes les affaires qui se traitaient en conseil, il opinait immédiatement après le roi. Il possédait un si grand nombre de fiefs et de bénéfices, que ses revenus étaient énormes. Les rois de Castille avaient souvent brigué cet archevêché pour les princes leurs enfans, car la puissance qui y était attachée était rivale de celle de la couronne. Dès que le siége fut vacant, Ferdinand exprima le désir d’y voir nommer son fils naturel, don Alphonse d’Aragon, qui était déjà archevêque de Saragosse ; mais Isabelle, de qui seule dépendait le choix du nouveau prélat, refusa de se rendre au vœu de son mari. Malgré l’usage, qui avait toujours voulu que ce poste éminent ne fût rempli que par des hommes de la plus haute naissance, elle y appela Ximenès. Cette nomination fut accompagnée de circonstances caractéristiques qu’il est curieux de rappeler.

Les historiens de Ximenès disent que la reine, s’attendant à une grande résistance de la part de son confesseur, garda soigneusement le secret de la résolution qu’elle avait prise. Elle écrivit elle-même à Rome, sans en parler à personne, pour presser l’expédition des bulles. Dès qu’elle les eut reçues, elle fit venir Ximenès un jour de quadragésime, et lui remit brusquement une lettre du pape qui portait pour suscription : À notre vénérable frère François Ximenès, archevêque de Tolède. À la lecture de cette adresse, Ximenès changea de couleur, baisa respectueusement la lettre sans l’ouvrir, et la rendit à la reine en disant : « Cette lettre ne peut être pour moi. » Puis il sortit de l’appartement, et partit en toute hâte de Madrid, où s’était passée cette scène, pour aller assister, selon sa coutume, à l’office de la semaine sainte, dans un couvent de son ordre à Ocaña.

La reine le laissa d’abord sortir sans mot dire, mais elle dépêcha bientôt après lui plusieurs des plus grands seigneurs de la cour. « Ceux-ci étant bien montés, n’eurent pas beaucoup de peine, dit un historien de sa vie, à joindre un homme qui marchait à pied, qui était chargé d’habits pesans, et qui était affaibli par le jeune du carême. » On eut besoin de très grands efforts pour obtenir de lui qu’il reprît le chemin de Madrid ; arrivé là, ni les instances de la reine ni celles de ses amis ne purent le fléchir ; il refusa. Son seul désir, disait-il, était de passer le reste de ses jours dans la pratique de ses devoirs monastiques, et il se sentait moins de goût et de capacité que jamais pour la vie publique. Sa résolution fut inébranlable pendant six mois entiers ; il ne fallut rien moins pour le décider qu’une seconde lettre du pape, qui lui ordonna impérieusement d’accepter la première dignité du royaume. Il obéit alors, mais avec une grande répugnance, réelle ou affectée. C’était en 1495 ; il avait près de soixante ans.

Son sacre eut lieu dans une église de son ordre avec une magnificence extraordinaire. L’église était parée des plus riches meubles de la couronne, Ferdinand et Isabelle y assistaient avec tous les grands d’Aragon et de Castille. Après la cérémonie religieuse, Ximenés s’approcha du roi et de la reine, et leur demandant leur main pour la baiser : « Ce n’est pas, leur dit-il, pour vous remercier de m’avoir fait archevêque, mais parce qu’en étendant vos mains vers moi, vous me promettrez de me les donner pour appuis dans l’exécution de mes devoirs. » Les rois catholiques voulurent baiser eux-mêmes la main du nouveau primat, et après eux tous les grands du royaume en firent autant. Ximenès sortit de l’église suivi de toute la cour en cortége, et fut accompagné jusqu’à sa demeure par les acclamations du peuple. Le peuple a toujours aimé ces caractères à part qui l’étonnent par leur singularité.

Même après qu’il fut devenu ainsi le plus riche et le plus puissant prélat de la chrétienté, Ximenès ne changea rien à ses austérités ordinaires, si bien que la reine Isabelle se crut encore obligée de lui faire écrire par le pape, qui était alors Alexandre VI, qu’il eût à prendre un genre de vie plus conforme à sa haute dignité. Toujours porté à l’extrême, il répondit à cette injonction du saint père en déployant un luxe excessif pour tout ce qui pouvait frapper les regards. Le nombre de ses domestiques et la splendeur de sa maison éclipsèrent tout ce qu’on avait vu sous ses prédécesseurs, mais il conserva la même sévérité dans ses habitudes personnelles. Au milieu des magnificences de sa table, il demeura fidèle au jeûne et à l’abstinence. Sous sa robe de soie et de pourpre, il gardait jour et nuit le sale froc de saint François, qu’il raccommodait de ses propres mains quand il était déchiré, Il ne porta jamais de linge, et dans les somptueuses tentures de son lit de parade, était caché un misérable grabat qui lui servait de couche.

On ne voit pourtant pas que ce pouvoir qu’il n’avait accepté que malgré lui, il l’ait exercé avec faiblesse. Nul ne parut jamais plus jaloux de son autorité. Un trait entre mille montrera combien, dès le début, il fut impérieux et habile à la fois. Le gouvernement de Cazorla était la plus considérable des places qui étaient alors à la nomination de l’archevêque de Tolède. Avant de mourir, le grand cardinal en avait disposé en faveur de son plus jeune frère, don Pedro Hurtado de Mendoza. À l’avénement de Ximenès, toute la cour lui demanda de confirmer cette nomination ; on fit valoir auprès de lui la reconnaissance qu’il devait garder à la mémoire de son bienfaiteur, on alla même jusqu’à invoquer l’autorité de la reine, qui intervint avec chaleur. C’était s’y prendre mal pour obtenir quelque chose de l’ombrageux Ximenès ; il refusa obstinément, disant qu’il ne céderait jamais à aucune considération pour distribuer les fonctions et les honneurs de l’église. Sa résistance lassa les sollicitations. Depuis long-temps, il n’était plus question de cette affaire, et la reine elle-même avait cessé ses instances, quand Ximenès, ayant un jour rencontré Mendoza dans une des avenues du palais, le salua gracieusement du titre d’alcayde ou gouverneur de Cazorla. Mendoza, qui avait tourné la tête pour affecter de ne pas voir l’archevêque, se retourna avec étonnement, et Ximenès répéta son salut, en lui disant que, depuis qu’il était bien constaté qu’il n’obéissait à aucune influence étrangère, il était heureux de lui rendre une place qu’il n’avait jamais voulu lui enlever.

Cette conclusion inattendue eut le succès qu’elle devait avoir. Ximenès y gagna de se réserver tout l’honneur du procédé et de décourager en même temps pour l’avenir toute intervention de la faveur royale dans les choses de son domaine. Ce n’était pas mal calculer pour un moine. Les autres affaires qu’il se fit par l’inflexibilité de son caractère n’eurent pas un dénouement aussi pacifique ; mais, dans toutes, il finit aussi par l’emporter à force d’opiniâtreté et de rudesse.

Libre désormais de se livrer à ses goûts de réforme, son premier soin comme archevêque fut de porter un examen sévère sur le clergé de son diocèse ; il commença par le chapitre de Tolède. Les chanoines, qui avaient pris depuis long-temps l’habitude de n’être pas inquiétés dans la molle vie qu’ils s’étaient faite, résolurent d’envoyer à Rome un des leurs pour se plaindre au pape des manies réformatrices de leur prélat. Celui qui fut choisi pour cette mission délicate était un homme adroit et intelligent nommé Albornoz. Il ne put pourtant pas mettre assez de secret dans son départ pour échapper à la vigilance de Ximenès. Albornoz avait à peine quitté Tolède, qu’un officier était déjà envoyé sur ses traces pour l’arrêter. Cet officier avait l’ordre, dans le cas où le chanoine aurait déjà pris la mer, de fréter au plus vite un bâtiment léger et de le devancer autant que possible en Italie. C’est ce qui eut lieu. Quand Albornoz arriva à Ostie, le ministre d’Espagne, Garcilazo de la Vega, avait déjà reçu ses instructions. L’émissaire du chapitre de Tolède fut arrêté et envoyé prisonnier en Espagne, où une captivité de vingt-deux mois lui apprit à ne plus contrarier les projets de l’archevêque. Cette leçon suffit pour mettre fin à la résistance du clergé séculier.

Celle du clergé régulier fut plus vive sans être plus heureuse. On a déjà vu comment les premières tentatives de réforme avaient été reçues par les diverses communautés de franciscains. L’opposition ne fit que s’accroître à mesure que l’inexorable résolution de Ximenès multipliait les moyens de la réduire. Plus de mille moines, au dire de certains documens, quittèrent le pays et passèrent en Barbarie, aimant mieux vivre parmi les infidèles que céder aux exigences de leur provincial. Les autres se plaignirent si haut à la cour papale, que le général des franciscains, qui résidait à Rome, anticipa sur l’époque régulière du voyage qu’il devait faire en Castille pour examiner les affaires de son ordre. Ce général était lui-même un conventuel, et il espérait faire reculer Ximenès en attaquant son crédit sur les lieux mêmes, mais il ne connaissait ni Isabelle, ni son intrépide confesseur. Après avoir en vain cherché de toutes parts des appuis contre Ximenès, il demanda une audience à la reine, et lui exprima ses griefs avec une extrême violence. C’était, selon lui, un véritable scandale que les prétentions de cet homme sorti de rien, qui portait dans les plus hautes dignités de l’église les manières brutales de son origine, et dont la sainteté prétendue n’était qu’un masque pour couvrir l’ambition la plus inquiète et la plus infatigable ; si la reine avait quelque soin de sa réputation et des intérêts de son trône, elle n’avait qu’à retirer à cet insolent parvenu l’appui qu’elle lui prêtait, pour le laisser rentrer dans son obscurité native.

Isabelle eut, dit-on, beaucoup de peine à se contenir pendant cette harangue hardie du général des franciscains. Elle le laissa pourtant aller jusqu’au bout, et, quand il eut fini, elle se contenta de lui demander avec calme s’il avait tout son bon sens, et s’il songeait devant qui il parlait. Oui, madame, répondit le général, je suis maître de mes sens, et je sais que je parle devant la reine de Castille, qui n’est qu’une poignée de poussière comme moi. À ces mots, il sortit de l’appartement en fermant la porte derrière lui avec violence. Il repartit aussitôt pour Rome, et obtint du pape Alexandre VI un bref, rendu le 9 novembre 1496, sur l’avis unanime du collége des cardinaux, pour interdire aux rois catholiques de donner suite à la réforme commencée tant que le pape n’aurait pas examiné l’affaire par lui-même. Xinenès ne fut ni étonné ni effrayé ; toujours soutenu par la reine, dont il avait intéressé la conscience à l’entier accomplissement de ce qu’il avait entrepris, il persista, envoya à Rome messages sur messages, et parvint dès l’année suivante à obtenir du saint-siége un nouveau bref qui lui conférait un pouvoir des plus illimités pour mener à bien cette œuvre si contestée.

L’irritation des moines fut si grande, qu’elle alla jusqu’à menacer la vie de Ximenès. Dans leur désespoir, ils suscitèrent contre lui son propre frère, Bernardin de Cisneros, le même à qui il avait donné tous ses bénéfices quand il avait voulu entrer dans le cloître. Bernardin commença par écrire un pamphlet injurieux où il accumulait toutes les accusations passionnées dont l’archevêque était alors l’objet dans les couvens. Ximenès, averti à temps, fit supprimer le manuscrit, et pardonna à son frère ; cependant il paraît qu’il mit à son pardon des conditions si dures, que l’exaspération de Bernardin ne fit que s’accroître. Un jour que Ximenès était au lit malade, ses domestiques l’ayant laissé seul pour qu’il prît un peu de repos, son frère entra dans sa chambre, et après une vive altercation, saisissant, tout hors de lui, l’oreiller, il le lui pressa sur la bouche avec violence, de manière à l’étouffer ; puis il sortit, effrayé de lui-même, et alla se cacher dans un des coins de la maison. Quand les domestiques de l’archevêque rentrèrent dans sa chambre, ils le trouvèrent sans pouls et presque sans vie. On eut beaucoup de peine à lui rendre ses sens. Échappé comme par miracle à cet attentat, il ne voulut plus revoir son frère de sa vie ; on dit même qu’il le fit enfermer dans un monastère, avec les fers aux pieds et aux mains, et qu’il ne lui fit rendre la liberté que plusieurs années après, à la prière du roi lui-même.

Malgré toutes ces résistances, la réforme commencée s’exécuta avec la dernière rigueur. Les panégyristes de Ximenès ont beaucoup vanté sa persévérance dans ce dessein, et des écrivains plus éclairés et plus modernes ont fait en effet de cette entreprise un de ses principaux titres de gloire. Une réforme était sans doute nécessaire à la fin du XVe siècle dans les mœurs du clergé en Espagne comme dans toute l’Europe, et, en portant le premier la main sur des abus depuis long-temps établis, Ximenès détruisit d’avance dans son pays la principale cause qui devait faire éclater, dès le siècle suivant, dans plusieurs états, une si grande opposition contre l’église catholique elle-même. On peut conclure cependant de la résistance désespérée qu’il rencontra, qu’il dut porter dans cette tentative salutaire l’extrême âcreté qui lui était naturelle, et qu’il passa souvent le but à force de zèle. C’était une grande question politique dans les siècles catholiques que celle du plus ou moins de richesse des ordres religieux. En diminuant la rigueur de la règle, les grands monastères étaient devenus des institutions puissantes qui jouèrent un grand rôle dans la société confuse du moyen-âge, et qui furent souvent très utiles. Il était sage de poursuivre les désordres qui s’y étaient glissés, mais il était peut-être imprudent de substituer trop complètement à l’esprit de grandeur l’esprit d’humilité. C’était bouleverser l’état social de l’époque, lui enlever un de ses principaux élémens, et le laisser ainsi sans pondération et sans équilibre.

De tous les ordres monastiques, les ordres mendians sont ceux dont l’utilité peut être le plus contestée, et dont l’institution est le plus ouvertement en lutte avec les formes ordinaires de la société humaine. Ce sont aussi les ordres mendians que Ximenès s’efforça de ramener à la rigueur de leur principe, et qui sont devenus, grace à lui, dominans en Espagne. Or, rien n’était plus propre à éteindre dans une nation tout élan vers les biens de ce monde, que cette armée de frères grossiers, vagabonds, mal vêtus, qui se répandaient partout, prêchant la frugalité, la soumission, l’isolement, et rendant la misère sainte aux yeux des populations. Les peuples du midi sont trop naturellement disposés à la paresse pour qu’il puisse être indifférent de consacrer à leurs yeux la mendicité. Les ordres mendians ont marqué de leur empreinte toutes les habitudes de l’Espagne ; leur esprit a pénétré partout, et ce qui devait être une exception rare parmi les hommes, est presque devenu la règle des mœurs nationales. Un homme d’état plus occupé des intérêts terrestres aurait peut-être prévu cette facile contagion de l’exemple ; il aurait mieux aimé tolérer quelques abus, et conserver aux antiques corporations le caractère de magnificence qui pouvait être moins conforme à la pensée de leur fondation primitive, mais qui était plus en rapport avec les progrès de l’activité publique, et qui aidait à l’excitation générale vers le grand.

Quoi qu’il en soit, Ximenès donna bientôt une nouvelle preuve de cette intempérance de volonté qu’il mettait à toute chose, et s’il peut y avoir quelque doute sur le jugement à porter de sa réforme des établissemens religieux, il ne peut pas en être de même de cette autre mission qu’il se donna avec non moins d’obstination et d’emportement, la conversion des Maures.

Depuis la prise de Grenade, les Maures vivaient en paix sur la foi de la capitulation qui leur garantissait le libre exercice de leurs lois et de leur religion. L’alcayde ou gouverneur de Grenade pour les rois catholiques, le comte de Tendilla, était un homme aussi prudent que ferme, aussi expérimenté que brave, et qui mettait tous ses soins à ménager la population vaincue et soumise. Auprès de lui siégeait un de ces hommes divins qui ne semblent envoyés sur la terre que pour en apaiser les douleurs, le frère Fernando de Talavera, religieux hiéronymite, autrefois confesseur de la reine, et alors archevêque de Grenade. Science, piété, douceur, véritable charité, Talavera avait toutes les vertus qui pouvaient faire vénérer l’épiscopat par les infidèles. Après avoir appris l’arabe ainsi que son clergé, il avait eu soin de faire traduire l’Évangile dans cette langue. Avec l’aide de ce livre saint, qu’il répandait en grand nombre parmi le peuple, il n’employait d’autres armes pour amener les Maures au christianisme, que la persuasion affectueuse, la bienveillance paternelle, les consolations, les aumônes, les bonnes œuvres de tout genre, et l’exemple de la plus admirable pureté.

De temps en temps, quelques Maures touchés demandaient le baptême ; mais ces conquêtes pacifiques n’allaient pas assez vite au gré de l’impatient Ximenès. Dans un voyage que les rois catholiques firent à Grenade dans l’automne de 1499, il les accompagna, et proposa à Talavera de se joindre à lui pour poursuivre en commun l’œuvre de la conversion. Le modeste prélat accepta cette assistance qui devait en peu de temps détruire tout son ouvrage. Ferdinand et Isabelle ne furent pas plus tôt partis, que Ximenès entreprit ses prédications. Il fit venir les alfaquis ou docteurs musulmans, et eut avec eux plusieurs conférences pour leur démontrer les vérités de la religion chrétienne. À la puissance de ses enseignemens il ajouta celle des présens, qu’il distribua avec profusion parmi eux, et à force de flatteries, de cadeaux et de caresses, dit naïvement un historien espagnol, il les amena à la connaissance du vrai Dieu. Le nombre des Maures qui se convertissaient à sa voix fut si considérable, dit-on, qu’il était obligé de les baptiser à la fois par milliers, en secouant l’eau sainte sur leur multitude prosternée.

Malheureusement de si belles apparences ne se soutinrent pas long-temps. Des signes certains ne tardèrent pas à montrer que ces nombreuses conversions étaient peu sincères. Une sourde fermentation se répandit dans le quartier le plus populeux de Grenade, appelé l’Albayzin. Les mécontens disaient à haute voix que la capitulation n’était pas observée, et que leur liberté religieuse avait droit à plus de respect. Ximenès alors changea de ton ; de flatteur et de caressant, il devint impérieux et oppresseur. Les mesures les plus violentes furent prises pour étouffer les plaintes. Un des chefs de l’opposition était un noble Maure, nommé Zegri, qui avait lutté pendant la guerre avec Gonzalve de Cordoue, et qui était devenu le frère d’armes du grand capitaine. Ximenès le fit enlever et le livra à un de ses officiers qu’il appelait son lion, et qui était en effet, dit un historien, lion par le caractère aussi bien que par le nom. Le lion retint Zegri en prison, et lui fit subir de tels traitemens, qu’au bout de quelques jours le Maure implora la clémence de l’archevêque. Ximenès lui fit donner alors un appartement magnifique, et fit tant par menaces et par promesses, qu’il le décida à recevoir le baptême. Ce succès fatal fut un encouragement pour la conduite mêlée de ruse et de force que Ximenès avait adoptée.

Un jour il fit élever un grand bûcher sur la place de Grenade et y fit brûler environ cinq mille copies de l’Alcoran et d’autres livres religieux des Maures, que les nouveaux chrétiens avaient remis entre ses mains. La plupart de ces livres étaient remarquables par la beauté de l’écriture et la richesse des ornemens dont ils étaient couverts. Ximenès n’en garda qu’un seul, qu’il fit transporter dans la bibliothèque de l’université de d’Alcala. Le reste fut consumé. Cet acte de fanatisme poussa à son comble la colère des Maures. Deux des domestiques de Ximenès furent arrêtés dans l’Albayzin par la populace ; l’un d’eux fut tué, l’autre eut beaucoup de peine à se sauver. Une fois soulevée, la multitude de l’Albayzin appela à son secours le reste de la ville, et en moins de deux heures il y eut plus de cent mille hommes sous les armes.

Ximenès était dans son palais, avec ses domestiques pour uniques défenseurs. La nuit survint avant qu’il eût le temps de se réfugier dans l’Alhambra, qui était la forteresse de Grenade. Les révoltés investirent sa maison avec des cris de mort. Dans ce péril imminent, il montra le plus grand courage. Soit par véritable dévouement, soit par calcul d’intérêt, le Maure Zegri, que l’archevêque avait converti récemment par des moyens si étranges, entra dans le palais par une porte secrète, et lui offrit de le mettre en sûreté, s’il consentait à sortir seul et déguisé. Ximenès refusa et répondit qu’il était prêt à recevoir la couronne du martyre. Cependant la résistance de ses gens tenait en échec les assaillans. Le comte de Tendilla eut le temps d’accourir avec quelques hommes. De son côté, Zegri monta à cheval, et, se montrant aux séditieux, leur représenta avec force que, s’ils se portaient à quelque extrémité sur la personne de l’archevêque, ils attireraient infailliblement sur eux les terribles vengeances des rois catholiques. La multitude ébranlée abandonna sa proie au moment où elle allait mettre le feu à des matières combustibles entassées à la porte du palais, et se retira dans l’Albayzin.

Elle y fut suivie par Zegri, le comte de Tendilla et l’archevêque Talavera. Ces trois personnages, respectés à divers titres, n’épargnèrent rien pour éteindre le feu que Ximenès avait allumé. Tendilla n’avait amené avec lui que quelques soldats ; il promit aux insurgés qu’il intercéderait pour obtenir leur pardon auprès de Ferdinand et d’Isabelle, et laissa même en otage parmi eux sa femme et ses deux fils dont l’un devait être un jour l’historien de la dernière catastrophe des Maures de Grenade. Quant à l’archevêque, précédé de sa croix pastorale, il traversa les divers quartiers comme un ange sauveur, partout accueilli par des témoignages de vénération et d’amour. Les derniers flots de la sédition s’apaisèrent sur ses pas, et les Maures revinrent de toutes parts à leurs travaux. Mais l’illusion de la confiance avait disparu, et le fond des cœurs gardait un levain qui ne devait pas se contenir toujours.

Ximenès pensa bien que cet évènement pourrait ébranler son crédit près de la reine. Il s’empressa de faire à sa manière une relation des faits et l’envoya à Isabelle par un Éthiopien qui passait pour le premier marcheur de l’Espagne. Ce noir messager s’enivra en route et perdit du temps ; la rumeur publique fut la première qui porta aux rois catholiques le bruit de ce qui s’était passé, grossissant les faits suivant son usage, et le roi Ferdinand, qui avait toujours été du parti de la modération et de la clémence, fut informé le premier des résultats qu’avait eus la brusque interruption de la sage conduite qu’il avait ordonnée.

Ce prince n’avait jamais aimé Ximenès. Son esprit réfléchi et politique ne pouvait s’accommoder du caractère ardent et opiniâtre du confesseur d’Isabelle. Dans plusieurs occasions ils s’étaient déjà trouvés en présence, et Ferdinand avait toujours été forcé de céder devant l’ascendant supérieur de l’archevêque. Dès que les premières nouvelles de l’insurrection de Grenade arrivèrent à Séville, où la cour s’était rendue en partant de Grenade, Ferdinand alla trouver la reine et lui dit : « Eh bien ! ne vous détromperez-vous donc jamais de votre Ximenès ? Comprendrez-vous enfin que ses violences nous feront perdre en un jour le fruit de tant de travaux, de tant de dépenses et de tant de sang répandu par nous et par nos ancêtres ? » Isabelle fut frappée de ces paroles et des détails que le roi lui donna. Elle écrivit à Ximenès deux lettres de reproches ; mais celui-ci, lui ayant envoyé le cordelier Ruys, ce confident qui l’accompagnait dans tous ses voyages, la pieuse Isabelle se laissa persuader encore une fois, et sa faiblesse pour Ximenès l’emporta sur l’intérêt évident de sa politique.

L’archevêque lui-même suivit de près son envoyé. Dès qu’il parut en présence de la reine, il voulut se justifier ; Isabelle se hâta de lui dire qu’il n’avait pas besoin de justification, et qu’elle était toujours également contente de ses services. L’accueil de Ferdinand ne fut pas moins affectueux ; ce prince avait pris le parti qui lui était habituel, de subir la volonté de la reine et de dissimuler son opposition. Un conseil fut assemblé ; toutes les propositions de Ximenès sur la conduite à tenir à l’égard des Maures furent adoptées. Au système de mansuétude et de conciliation suivi jusqu’alors succéda un système de persécution et de tyrannie. Ximenès revint lui-même à Grenade, et signifia aux habitans de l’Albayzin qu’ils eussent tous à embrasser la religion chrétienne, s’ils ne voulaient pas être châtiés sans pitié. Ces malheureux se soumirent. La traduction arabe de l’Évangile fut supprimée. Il fut avéré pour tous que le bon archevêque Talavera avait usé envers les infidèles d’une condescendance coupable. Ni ses lumières, ni ses vertus, ni sa haute dignité, ne purent plus tard le mettre à l’abri d’une procédure de l’inquisition, qui fut dirigée par l’inquisiteur Lucero, et qui ne fut abandonnée que sur un ordre formel du pape.

Ainsi s’accomplit cette violation de la foi jurée qui jeta une haine irréconciliable entre les Maures et les chrétiens. Une chaîne de montagnes s’élevait entre Grenade et la mer ; c’est dans ces redoutables Alpuxarras, coupées de pics neigeux et de vallées profondes, que se réfugia pour combattre et mourir la nationalité musulmane. Au lieu de cette fusion pacifique que le temps aurait amenée nécessairement entre les deux races, il n’y eut plus qu’une guerre éternelle et acharnée ; au lieu de cette prospérité qui aurait dû régner à jamais dans ces régions favorisées, dont les habitans avaient coutume de dire que le paradis se trouvait dans cette partie du ciel qui répondait au royaume de Grenade, il n’y eut que ravage, meurtre, dépopulation, incendie. Une première révolte fut étouffée par Ferdinand en personne, mais la lutte fut sanglante et la victoire chèrement achetée ; ce fut alors que périt don Alonso d’Aguilar, frère du grand capitaine Gonzalve de Cordoue, et un des plus parfaits chevaliers de son temps. Des insurrections sans fin se succédèrent, chaque soulèvement devenant le prétexte de nouvelles violences, et chaque nouvelle violence provoquant un soulèvement plus terrible, jusqu’à ce qu’enfin les Maures fussent chassés de cette terre qu’ils avaient fertilisée. Leurs arts, leur industrie, leur agriculture, disparurent avec eux, non sans laisser des traces qui distinguent encore du reste de l’Espagne les pays qu’ils ont habités.

Ximenès est le premier auteur de tant de maux. C’est à lui que remonte cette chaîne de mesures oppressives qui poussèrent à bout les peuples amollis de Grenade. S’il ne s’était pas rencontré auprès d’Isabelle un homme de fer comme lui, l’ascendant de Ferdinand aurait pu l’emporter, et l’habile modération qui, durant huit ans entiers, maintint le calme à Grenade après la conquête, aurait continué à assoupir les vengeances nationales. Quand on pense à tout ce que l’intervention de Ximenès eut de funeste alors, on se demande avec étonnement comment un pareil homme a pu jouir en Espagne d’une renommée si éclatante. C’est que malheureusement les peuples n’admirent dans leurs grands hommes que ce qui les frappe et les subjugue. La gloire est comme la puissance ; il s’agit moins de la mériter que de s’en saisir.

Ce n’est pas que Ximenès n’ait fait preuve des plus grandes qualités d’un homme d’état. Son talent pour le gouvernement est incontestable. Il lui est même arrivé d’en faire un bon usage, comme quand il fit réduire la taxe connue sous le nom d’alcabala, et quand il introduisit des adoucissemens notables dans la perception des deniers publics. Mais ce n’est pas par là qu’il fut surtout admiré et qu’il l’est encore. Ce qui a fait sa réputation, ce sont ses fautes même. Il a contribué par son exemple et par son autorité à développer dans le caractère national de son pays des défauts analogues à ceux de sa violente nature. C’est par là que sa gloire s’est établie. Jamais personne n’a eu plus d’historiens et de panégyristes. Il a été long-temps l’objet d’une sorte de culte, et ses plus fanatiques admirateurs ont voulu faire de lui un saint. Éternelle faiblesse des jugemens humains, qui ne distribuent que comme au hasard les malédictions et les couronnes !

Il semblait que la mort d’Isabelle, qui survint le 26 novembre 1504, devait ébranler cette puissance de Ximenès. Il n’en fut rien. La reine avait paru de tout temps l’unique point d’appui du hautain archevêque contre les ennemis innombrables qu’il s’était faits par ses manières despotiques. Les grands le haïssaient comme le plus mortel ennemi de leurs priviléges. Le clergé ne lui pardonnait pas ses prétentions de réformateur. On savait enfin que le roi Ferdinand l’avait toujours vu avec une jalousie secrète. Quand Isabelle succomba à l’âge de cinquante-quatre ans, accablée de chagrins domestiques, on put croire que c’en était fait de l’ascendant de son confesseur. Mais cet humble cordelier, qui n’avait accepté le pouvoir qu’avec tant de répugnance, se trouva tout à coup doué d’une rare habileté et d’une résolution infatigable pour conserver et accroître encore, s’il était possible, l’autorité dont il était revêtu. Il s’y appliqua avec un art infini qui déjoua toutes les menées contraires. La vénération que le peuple avait pour lui, lui servit à contenir l’animosité des nobles ; sa haute situation comme primat d’Espagne maintint le clergé dans le respect ; et, ce qui paraîtra le chef-d’œuvre de sa politique, il sut se donner pour principal soutien l’homme qui lui avait été le plus opposé du vivant de la reine, le roi Ferdinand lui-même.

Après la mort d’Isabelle, Ferdinand avait résigné le titre de roi de Castille et fait proclamer sa fille Jeanne comme souveraine de ce royaume ; mais il avait pris en même temps le titre de régent, que lui donnait le testament de la reine. L’archiduc Philippe, mari de Jeanne, qui était alors dans les Pays-Bas, ne voulut pas reconnaître le droit de Ferdinand à la régence. Un grand parti se forma en Castille contre le roi, et quand Philippe et sa femme débarquèrent à la Corogne, tout le pays reconnut leur autorité. La cour de Ferdinand fut subitement désertée par tous les Castillans. Ximenès saisit ce moment pour se rapprocher de lui ; il se porta comme intermédiaire entre les deux princes, et parvint à négocier un accommodement. Le roi Ferdinand consentit à abandonner la régence et à se retirer dans ses états héréditaires d’Aragon, à condition qu’il conserverait la grande maîtrise des ordres militaires et la moitié des revenus de la couronne de Castille, qui lui avaient été assignés par le testament de la reine. Philippe accepta ces conditions, et un traité fut signé entre le beau-père et le gendre. Tant que dura la courte administration de Philippe, Ximenès eut peu d’influence en Castille, où gouvernait sous le nom de ce prince un ministre favori, don Juan Manuel ; mais le souvenir de son intervention dans un moment difficile le protégea contre les réactions qui marquent habituellement un nouveau règne, et il gagna de plus en plus en crédit auprès de Ferdinand, qui détestait Juan Manuel.

Au bout de quelques mois de règne, Philippe mourut d’un transport au cerveau, à la suite d’un violent exercice au jeu de paume ; il avait vingt-huit ans. La faible raison de la reine Jeanne, qui l’aimait éperdument, fut tout-à-fait détruite par ce coup inattendu. Leur fils aîné, qui devait être plus tard Charles-Quint, était presque au berceau. Il fallut donc encore une fois pourvoir au gouvernement de la Castille. Les deux prétendans naturels à la régence étaient l’empereur Maximilien, père de Philippe, et le roi Ferdinand, père de Jeanne. La lutte s’établit entre Juan Manuel, qui tenait pour l’empereur, et Ximenès, qui se déclara pour le roi d’Aragon. Les nobles de Castille auraient préféré Maximilien, parce qu’ils espéraient reprendre, sous un régent étranger et loin du pays, une partie de leur ancienne indépendance ; mais Ximenès mit du côté de Ferdinand le clergé et les villes. Ce dernier parti l’emporta ; Ferdinand fut élu par les cortès régent du royaume. Cette nouvelle fut d’autant plus agréable à ce prince, qu’il la reçut à Naples, où il était allé avant la mort de Philippe, et sans qu’il eût eu le temps de venir défendre sa cause lui-même. Sa reconnaissance pour Ximenès n’en fut que plus pressée de se manifester. Il sollicita et obtint pour lui, du pape Jules II, le chapeau de cardinal, et, la place de grand inquisiteur-général étant devenue vacante par la démission du dominicain Déza, successeur de Torquemada, il s’empressa de la lui donner.

Ainsi la fortune de Ximenès, au lieu de descendre, n’avait fait que s’élever encore. Arrivé à ce point de grandeur, il montra un tact non moins admirable que celui qui l’avait porté si haut, en se retirant volontairement des affaires pour laisser le champ libre à Ferdinand. Ce monarque ambitieux était l’homme du monde le plus jaloux de son pouvoir, et si Ximenès avait persisté à se mêler du gouvernement, la bonne intelligence qui régnait entre eux n’aurait probablement pas duré long-temps. On sait comment Ferdinand, libre de toute entrave et parvenu enfin à réaliser le rêve de toute sa vie, la réunion véritable des deux couronnes de Castille et d’Aragon sous son commandement, employa les dix ans qui s’écoulèrent entre son avènement à la régence et sa mort. À l’intérieur, il maintint dans les deux royaumes un ordre et une tranquillité dont on n’avait pas eu d’idée jusqu’à lui ; à l’extérieur, il acheva la conquête du royaume de Naples, dont il se fit donner l’investiture par le pape ; il prit une part active aux guerres d’Italie, qui eurent pour résultat l’expulsion des Français et l’abaissement de Venise ; il envahit sous un prétexte frivole le royaume de Navarre et le réunit à la monarchie espagnole.

De son côté, Ximenès n’obtenait pas moins de succès dans l’administration de son diocèse de Tolède, qui était une sorte de royaume. Il porta une économie si bien entendue dans la perception de ses revenus, qu’il les augmenta dans une proportion considérable. Ce surcroît de richesse lui donna les moyens de se montrer de plus en plus magnifique dans ses dépenses. Il dota la ville et le diocèse de superbes établissemens qui existent encore ; le plus beau de tous fut l’université, dont il fut le fondateur. On sait que Ximenès avait commencé ses études à Alcala, près du lieu où il était né, mais il n’y avait pas alors d’université proprement dite à Alcala. Il résolut plus tard d’en établir une, et obtint en effet la bulle d’érection du pape Alexandre VI. Il y fit construire des bâtimens somptueux, et y attira par ses libéralités les principaux savans de l’Espagne. Son palais d’Alcala était son séjour de prédilection ; il y jouissait de la conversation des hommes célèbres qu’il y avait réunis, et prenait part lui-même à leurs études. On dit qu’il travailla activement à la fameuse Bible polyglotte qui porte son nom, et qui comprend le texte hébreu, la paraphrase chaldaïque, la version grecque des septante et la vulgate latine, ouvrage colossal pour le temps où il fut fait, et où les recherches étaient si difficiles et si dispendieuses.

Mais ce qui lui fit à juste titre le plus d’honneur, ce fut l’expédition qu’il dirigea en personne contre Oran. Il l’entreprit avec ses seules ressources, et la mena à bien sans aucun secours. Le roi Ferdinand était alors trop occupé de ses projets sur l’Italie et sur la Navarre, pour se jeter dans une nouvelle affaire ; il ne donna que son consentement. Ximenès équipa à ses frais une armée qui n’était pas la moindre de quatre mille chevaux et de dix mille hommes de pied, avec une flotte de quatre-vingts bâtimens de transport et de dix gros galions armés en guerre ; il appela auprès de lui, pour les mettre à la tête de ses troupes, deux des plus célèbres condottieri de ce siècle, Pierre de Navarre et Jérôme Vianelli, le premier qui avait commencé par être pirate, et qui avait servi successivement les Florentins et les Espagnols, le second qui, né à Venise, passait pour un des meilleurs marins sortis de cette puissante cité, et qui connaissait parfaitement tous les rivages de la Méditerranée. Le rendez-vous de l’armée fut fixé à Carthagène pour la fin de février 1509, et celui de la flotte à Malaga. L’hiver se passa en préparatifs, et au commencement du printemps tout était prêt.

Ximenès avait alors soixante-douze ans, mais il était encore si vigoureux, qu’il présida en personne à tous les préliminaires de l’expédition. Il passait des revues à cheval et surveillait de près les immenses détails d’une pareille organisation. Il rencontra des obstacles de tout genre dans l’exécution de son projet. Ses ennemis ruinaient en ridicule cette folle tentative d’un vieux moine qui s’imaginait de commander des armées quand il aurait dû ne songer qu’à son salut. Les soldats, recrutés de toutes parts, à la mode du temps, montraient quelque étonnement de servir sous un religieux, et riaient les premiers du chef étrange qu’on leur proposait. Les aventuriers que Ximenès avait été forcé de prendre pour généraux en agissaient cavalièrement avec lui, et affectaient de ne tenir nul compte de ses instructions. Le désordre qui régnait parmi les officiers se répandit dans les rangs des soldats ; une sédition générale éclata dans l’armée au moment de l’embarquement ; on aurait dit qu’il était impossible de continuer une campagne commencée sous de si fâcheux auspices. Ximenès arrêta la sédition en faisant pendre le premier mutin qui lui tomba sous la main ; à force d’argent, d’habileté et de résolution, il parvint à se faire obéir des chefs, et l’expédition mit à la voile, suffisamment pourvue de vivres et de munitions, le 16 mai 1509.

La ville d’Oran était à cette époque une des plus fortes places de la Méditerranée. Elle formait une espèce de république sous la protection des rois de Tlemcen. Son territoire n’était pas fort étendu ; mais les Maures, chassés d’Espagne, s’y étant retirés en assez grand nombre, elle pouvait mettre sur pied des forces considérables de terre et de mer. Elle était parvenue à un haut degré d’opulence par le commerce étendu dont elle était le centre, et par les hardies excursions de ses pirates. L’expédition arriva, dès le lendemain de son départ d’Espagne, au port de Mers-el-Kebir, sur la côte d’Afrique. Le débarquement eut lieu dans la nuit. Au lever du jour, le cardinal descendit de son galion, revêtu de ses ornemens pontificaux, bénit l’armée rangée en bataille sur la plage, et parcourut les rangs, précédé d’un moine de son ordre qui portait devant lui sa croix archi-épiscopale. Il se retira ensuite dans la forteresse de Mers-el-Kebir, où il passa la journée en prières, pendant que l’armée marchait sur Oran, qui n’est qu’à une lieue de ce port. La cavalerie maure essaya vainement plusieurs fois de rompre les rangs des chrétiens en se jetant sur eux avec de grands cris ; elle fut reçue piques baissées et repoussée avec de grandes pertes. Arrivées devant Oran, les troupes chargèrent à leur tour avec impétuosité, pendant que le canon des vaisseaux foudroyait les murailles. Deux Maures et un juif, gagnés d’avance par Ximenès, ouvrirent une des portes ; les assaillans se répandirent dans la ville, et massacrèrent tout ce qu’ils rencontrèrent. Hommes, femmes, enfans, tout fut égorgé. La nuit mit fin au carnage. Les soldats, ivres de vin, de sang et de pillage se couchèrent en désordre dans les rues et sur les places publiques au milieu des cadavres de leurs ennemis.

Ximenès fit une entrée solennelle dans Oran ; il y arriva par mer. Dès qu’il vit, du haut de sa galère, sa belle conquête se déployer devant lui, il répéta plusieurs fois les paroles du psalmiste : Ce n’est pas à nous, Seigneur, ce n’est pas à nous, c’est à votre nom qu’il faut rapporter cette gloire. Il fut reçu à la descente de sa galère par Vianelli ; Pierre de Navarre l’attendait à la porte de la ville pour lui remettre les clés. Une double haie d’infanterie et de cavalerie bordait le chemin depuis la mer jusqu’à l’alcazar. Trois cents esclaves chrétiens, que la prise d’Oran avait délivrés, se jetèrent à ses pieds en lui présentant leurs chaînes brisées. Les acclamations de l’armée et les détonations de l’artillerie retentissaient de toutes parts sur son passage. Après avoir pris possession de l’alcazar, il se rendit sur la grande place où tout le butin avait été entassé, il mit les objets les plus précieux à part, et les envoya au roi par un courrier, avec la nouvelle de sa victoire ; puis, ne se réservant que quelques livres arabes qu’il destinait à la bibliothèque d’Alcala, il abandonna le reste à l’armée. La valeur totale de cette riche proie fut estimée à cinq cent mille écus d’or.

L’admiration qu’a excitée cette prise d’Oran a été si grande dans son temps, qu’on ne s’en est pas tenu aux moyens humains pour expliquer une victoire si prompte et si complète. Quelques-uns des historiens de Ximenès ont mêlé des miracles dans leur récit. Pendant la traversée, les vents qui avaient paru d’abord contraire, étaient tout à coup devenus favorables. Au moment du combat, une nuée s’était arrêtée sur les chrétiens pour les rafraîchir, pendant que leurs adversaires restaient exposés aux rayons brûlans du soleil d’Afrique. Des bandes de corbeaux et de vautours n’avaient pas cessé de voltiger autour des Arabes ; les lions de l’Atlas, frappés au fond de leurs antres d’une terreur divine, avaient rempli le désert de longs et douloureux rugissemens. Nouveau Josué, Ximenès avait arrêté le soleil et rendu le jour plus long de trois ou quatre heures, pour laisser à l’armée le temps d’occuper la ville. Ces traditions épiques se perpétuèrent à Oran, et pendant les siéges que les Espagnols eurent à soutenir dans ses murs, on crut voir plusieurs fois dans l’air le bienheureux archevêque, vêtu en religieux, l’épée d’une main et le crucifix de l’autre, défendant lui-même sa ville comme il l’avait prise.

Ce qui est moins poétique et plus sûr que toutes ces merveilles, c’est l’indiscipline qui régnait dans l’armée, et qui, après avoir failli compromettre l’expédition elle-même, finit par lasser Ximenès. Sans cesse obsédé des prétentions de ses généraux, et pressé de s’y soustraire, le cardinal ne passa que quelques jours à Oran. Il se rembarqua pour l’Espagne, après avoir dédié lui-même la plus grande mosquée d’Oran, transformée en église, à Notre-Dame-de-la-Victoire, laissant à Pierre de Navarre et à Vianelli, pour de nouvelles conquêtes, toutes les munitions qui restaient sur les vaisseaux. Ces deux généraux attaquèrent d’abord et prirent Bougie, capitale du royaume de ce nom ; ils se portèrent ensuite sur Tripoli, dont ils se rendirent maîtres également. Leur nom était devenu la terreur de toute l’Afrique, quand ils furent battus dans une nouvelle tentative. Vianelli fut tué dans cet engagement ; quant à Pierre de Navarre, il passa en Italie où il porta successivement les armes pour les Espagnols et les Français, et mourut prisonnier de Charles-Quint. De toutes les conquêtes que les Espagnols avaient faites sur la côte d’Afrique, ils ne conservèrent que la ville d’Oran, qui avait été réunie par Ximenès à l’archevêché de Tolède, et qui a appartenu à l’Espagne jusqu’en 1792.

Si Ximenès avait l’audace dans les entreprises et la persévérance dans les desseins, il n’avait pas le génie qui fonde et qui organise. Il porta dans la conquête d’Oran la même préoccupation exclusive qui dirigeait toutes ses actions. Son unique soin fut d’y établir des églises, des monastères et un tribunal d’inquisition. Quelques historiens lui ont attribué des projets de colonisation, mais rien ne prouve que ces projets aient été réels ; ils n’ont du moins jamais reçu de commencement d’exécution. La pensée que d’autres documens lui prêtent d’établir à Oran un ordre de Saint-Jacques, sur le mode de celui de Rhodes, pour faire la guerre aux infidèles, paraît plus vraisemblable ; dans tous les cas, il mourut avant d’avoir pu la réaliser. Il ne fit donc rien à Oran pour prendre véritablement possession du pays. La population musulmane avait été exterminée tout entière ou réduite en esclavage ; aucune mesure ne fut prise pour y appeler la population chrétienne. Après une occupation stérile et dispendieuse de près de trois cents ans, les Espagnols durent bénir l’affreux tremblement de terre qui leur servit de prétexte pour l’évacuer. Cette ville était pourtant riche et puissante quand Ximenès s’en était emparé, et il eût suffi d’un peu de prévoyance pour lui conserver sa prospérité ; mais l’esprit qui dépeuplait l’Espagne n’était pas propre à peupler l’Afrique.

Pour retrouver Ximenès tout entier, il faut le suivre comme inquisiteur-général. Dans son Histoire de l’Inquisition, Llorente suppose, on ne sait sur quel fondement, que Ximenès est l’auteur d’un manuscrit précieux conservé dans la bibliothèque royale de Saint-Isidore de Madrid, et qui contient, sous la forme d’un roman allégorique, un véritable plaidoyer contre l’inquisition. Le douzième livre est consacré tout entier à rapporter ce que fit le roi Prudentianus, dans le royaume de la vérité, pour y remédier aux maux qu’avait causés le pieux tribunal. S’il en était ainsi, Ximenès serait bien coupable, car, après avoir senti mieux que personne l’horreur de la persécution, il aurait plus tard changé d’avis en devenant lui-même inquisiteur. Mais l’hypothèse de Llorente est peu vraisemblable, et il est plus naturel de croire que Ximenès se montra dès l’origine ce qu’il devait être jusqu’à sa mort, admirateur passionné des rigueurs du saint-office. Le même Llorente raconte que, dans les onze années de son ministère, Ximenès fit condamner cinquante-deux mille huit cent cinquante-cinq personnes, dont trois mille cinq cent soixante-quatre subirent la peine du feu, immense holocauste que rien ne peut excuser, mais qui deviendrait plus épouvantable encore si celui qui l’ordonnait avait eu des doutes sur la légitimité de ses jugemens.

Quand le bruit se répandit, dit encore Llorente, que Ferdinand allait faire la guerre au roi de Navarre, en 1512, les nouveaux chrétiens lui offrirent 600,000 ducats d’or pour les frais de cette entreprise, à condition qu’une loi de l’état établirait la publicité pour tous les procès de l’inquisition. Le roi était sur le point de traiter avec eux, quand Ximenès, qui en fut instruit, mit à sa disposition une forte somme d’argent. Le roi l’accepta, et renonça à tout projet de réforme. En la lui remettant, Ximenès lui représenta que, si le changement que les nouveaux chrétiens avaient demandé leur était accordé, il n’y aurait plus personne qui voulût être délateur ou témoin, ce qui ne pourrait manquer de compromettre les intérêts de la religion. Une autre fois, il ordonna qu’à l’avenir la croix en sautoir serait substituée à la croix ordinaire sur le san-benito, sous prétexte que les condamnés déshonoraient en le portant le signe sacré de notre rédemption.

Ceux qui croient que l’inquisition s’est naturellement établie en Espagne comme un produit spontané du sol, se trompent ; elle n’y a été fondée que par la violence. Dans les premiers temps qui suivirent son institution, elle fut à tout moment sur le point de succomber sous la répulsion universelle qu’elle soulevait. Il ne fallut rien moins que toute l’autorité des rois catholiques pour la maintenir. Nul doute que Ximenès ne fut un de ceux qui firent le plus pour sa défense ; ce que nous venons de rapporter en fait foi. L’inquisition avec ses formes terribles, l’arbitraire de ses arrestations, le secret de ses procédures, l’appareil effrayant de ses supplices, le nombre de ses familiers qui la rendaient présente partout à la fois, était le complément nécessaire du système religieux et politique dont Ximenès fut le plus zélé promoteur. Sans l’épouvante dont elle a pénétré l’Espagne, le despotisme qui a suivi n’aurait peut-être pas été possible. Or, l’archevêque de Tolède était trop convaincu des avantages de l’unité absolue, son caractère était trop ami de la force, pour qu’il ait pu hésiter un moment devant l’adoption d’un si formidable moyen.

Cependant Ferdinand-le-Catholique approchait de sa fin. Bien qu’âgé lui-même de près de quatre-vingts ans, Ximenès était destiné à voir s’éteindre avant lui le mari d’Isabelle, et à survivre seul de ce siècle illustre. Il devait encore attacher son nom à un dernier acte, le plus grave de tous, et prendre sa part de responsabilité dans la solution de la plus grande question politique qui eût encore été posée pour l’Espagne.

Jeanne-la-Folle, fille unique de Ferdinand et d’Isabelle, avait eu de son mariage avec Philippe-le-Beau deux fils. L’aîné, Charles, avait déjà succédé à son père dans le gouvernement des Pays-Bays ; le second, Ferdinand, résidait en Castille. À la mort de Ferdinand-le-Catholique, Jeanne-la-Folle, qui vivait encore, devait hériter de l’Aragon, comme elle avait déjà hérité de la Castille par la mort de sa mère. Il s’agissait de savoir lequel de ces deux fils succéderait après elle à ses deux couronnes. La coutume désignait Charles, mais la politique désignait Ferdinand. Charles était un étranger élevé en Allemagne, investi déjà des riches possessions de la maison de Bourgogne, et destiné à régner un jour sur une grande partie de l’Europe ; Ferdinand au contraire était Espagnol, élevé en Espagne, et n’avait d’autre patrimoine que les droits qui lui seraient reconnus par les Espagnols. Il n’était pas sans exemple, et tout récemment encore, que les cortès, trouvant des inconvéniens à la succession naturelle, déférassent la couronne à un autre héritier que l’héritier direct ; mais l’adoption de cette mesure, qui n’avait jamais été aussi légitime que lorsqu’il s’agissait d’écarter un prince pour qui l’Espagne ne devait être qu’une annexe à d’autres domaines, présentait de grandes difficultés, et la solution était indécise.

Ferdinand-le-Catholique se montra très préoccupé, pendant les dernières années de sa vie, de cette question délicate de sa succession. Prudent et réfléchi comme il était, il avait pressenti tout ce qui pouvait résulter pour l’Espagne de la réunion de tant d’états sous un seul maître, et il fit tout ce qu’il put pour disputer à son petit-fils une large part de son héritage. Quand les états de Castille eurent reconnu Charles comme prince des Asturies, Ferdinand voulut du moins lui enlever l’Aragon et Naples. Dans cette pensée, il se remaria avec Germaine de Foix, et sa joie fut extrême, dit un historien, lorsque sa jeune épouse lui donna un héritier. À la mort prématurée de ce fils, il montra par le même motif un désir si immodéré d’avoir d’autres enfans, que cette impatience lui devint funeste. Il eut recours à des médecins qui lui firent prendre une de ces potions qu’on supposait propres à venir au secours d’une constitution épuisée. Ce breuvage pernicieux produisit un tel effet sur lui qu’il en eut une violente maladie et qu’il n’y survécut que peu de temps.

Alors, ce qu’il n’avait pu obtenir de la nature, il chercha à le réaliser par son testament. N’osant pas déshériter explicitement Charles, il légua au prince Ferdinand la régence de ses royaumes, et lui conféra en même temps la dignité de grand-maître des ordres militaires ce qui était un moyen détourné de le créer candidat au trône contre son frère. Si ce testament avait été exécuté et que le roi catholique eût pu laisser après lui des dépositaires de son projet, les destinées de l’Espagne et de l’Europe entière auraient été changées.

Malheureusement il ne se trouva pas, parmi les conseillers du roi mourant, un seul politique qui partageât ses vues. Le jeune Ferdinand avait un parti considérable dans la nation, mais tous les hommes d’état s’étaient déclarés pour Charles. Ximenès surtout avait embrassé avec chaleur ce dernier parti. C’était en effet un entraînement irrésistible pour un esprit dominateur comme le sien, que la perspective de l’immense empire qui allait se former. La Castille, la Navarre, l’Aragon, la Sicile, le royaume de Naples, les possessions espagnoles en Amérique et en Afrique, venant s’ajouter à ce que Charles possédait déjà du chef de son père et à ses chances d’élection à l’empire, devaient constituer la puissance la plus formidable qu’on eût encore vue depuis Rome, et préparer les voies à l’établissement de l’unité universelle de gouvernement et de foi. Cette idée grande et magnifique séduisait Ximenès et tous les autres ministres, et leur fermait les yeux sur les légitimes défiances de la nationalité espagnole. Quant à ce qu’auraient à redouter les vieilles libertés du pays de l’ascendant irrésistible d’un prince aussi puissant, c’était pour eux une raison de soutenir ses droits, et non de les combattre. La lutte de la royauté contre l’anarchie du moyen-âge était encore trop récente pour qu’on ne songeât pas à affermir la victoire au lieu de la réduire.

Et cependant ce n’était pas là un des moindres intérêts menacés par l’avénement du jeune archiduc. Pendant que Ferdinand s’inquiétait surtout de cette confusion de couronnes qui allait enlever à la royauté catholique la place à part qu’il lui avait faite, les divers ordres de Castille et d’Aragon devaient s’inquiéter aussi de ce que deviendraient leurs priviléges. Quelques symptômes de mécontentement montrent que les deux pays eurent le pressentiment de ce qui les attendait, mais ils ne remuèrent pas. Le temps des libertés turbulentes était passé, celui de l’obéissance commençait. Il n’y avait que l’intervention de quelque personnage considérable qui pût donner un corps à ces résistances cachées, et tous ceux qui auraient eu assez d’influence pour organiser l’opposition confuse de l’instinct national conspiraient contre ses justes répugnances. C’est là une des erreurs de Ximenès que l’histoire doit le plus lui reprocher ; c’est peut-être celle qui a fait le plus de mal à son pays, et elle a pris naissance comme les autres dans son goût natif pour tout ce qui était exclusif, démesuré, plus frappant que possible, et plus romanesque que raisonnable.

Les plus anciens ministres de Ferdinand-le-Catholique, Carvajal, Zapata, Vargas, n’eurent pas de repos, de concert avec Ximenès, qu’ils n’eussent fait révoquer par le roi le testament qu’il avait fait en faveur du plus jeune des deux princes. Ferdinand résista long-temps à leurs instances, mais enfin, voyant que personne autour de lui ne s’associait à ses idées et qu’il ne léguerait à l’Espagne qu’une guerre civile entre les deux frères, au lieu de lui assurer l’indépendance qu’il avait rêvée pour elle, il céda. Il déclara par un nouveau testament que Charles était le seul héritier de tous ses états ; il retira au jeune Ferdinand la grande maîtrise des ordres militaires, qui en aurait fait à tout évènement un embarras pour son frère, et légua la régence de Castille à Ximenès ; après quoi il mourut, le 23 janvier 1516. Ximenès prit aussitôt la direction des affaires.

À part l’erreur fondamentale qui l’avait porté là, on doit reconnaître qu’il déploya dans cette situation presque royale les plus hautes qualités de gouvernement. À un âge où les autres hommes ne pensent plus qu’à mourir, il fut hardi, entreprenant, infatigable, fécond en ressource. Il y avait long-temps que toutes les passions de cette ame ardente s’étaient éteintes au profit d’une seule, la passion sévère du commandement. Pendant les vingt-deux mois que dura sa régence, il fit ce que d’autres et des plus habiles n’auraient pas accompli dans des années. Il était régent, comme il avait été moine, sans relâche et sans ménagement. Obstiné au travail comme auparavant aux austérités, il se délassait des affaires par les affaires, passant à l’œuvre les nuits et les jours. Cette dure vie n’avait rien qui pût l’effrayer, il s’était formé à une école plus rude encore. En voyant dans un vieillard de quatre-vingts ans cette activité prodigieuse, cette intelligence des difficultés, cette application, cette vigilance qui n’était jamais en défaut, toutes ces facultés supérieures, l’Espagne entière fut frappée d’une sorte de superstition et se livra à cet homme extraordinaire qui paraissait soutenu par un appui surnaturel.

On ne saurait trop regretter qu’un homme de cette trempe n’ait pas embrassé la bonne cause. S’il avait employé pour sauver l’Espagne des mains de Charles-Quint la moitié seulement de tout le génie dont il a fait usage pour l’y jeter, tout porte à croire qu’il n’aurait pas moins réussi, et la reconnaissance de l’Espagne aurait pu être égale à son admiration. Mais l’indépendance et la liberté sont sœurs : qui étouffait l’une devait méconnaître l’autre.

À mesure que les yeux s’ouvrirent en Castille sur des conséquences qu’on n’avait pas assez prévues d’abord, le parti de l’indépendance nationale grossit ; il était trop tard, tout effort d’insurrection fut contenu par la vigoureuse administration du cardinal. Son premier soin fut de s’assurer de la personne du prince Ferdinand. Il le fit venir auprès de lui, composa lui-même sa maison pour l’entourer de surveillans dévoués, et ne le quitta pas un seul instant, poussant la précaution jusqu’à l’emmener avec lui dans ses voyages. Le prince réclama plusieurs fois, mais inutilement ; ses partisans voulurent l’enlever, ils échouèrent.

Comme seconde mesure de sûreté, Ximenès établit à Madrid le siége du gouvernement, qui avait été mobile jusqu’alors. On a dit souvent et avec raison que ce choix étrange d’un lieu désert comme Madrid, pour en faire la capitale de l’Espagne, n’avait pas été sans suites fâcheuses pour l’avenir. Partout ailleurs qu’à Madrid, la royauté aurait été en rapport constant avec les forces vivantes du pays ; elle aurait eu à compter avec l’esprit communal, la noblesse, le commerce, les états, la nation enfin. À Madrid, au contraire, elle devait être isolée, séparée de tout, loin des puissans domaines des grands de Castille, hors des cités actives et populeuses, absolue sans doute, mais inféconde. Ximenès ne songea qu’au présent. Il était seigneur spirituel de Madrid, et aucune autorité n’y pouvait rivaliser avec la sienne. C’était d’ailleurs une entreprise qui lui plaisait que celle de fonder une capitale dans une solitude, caprice hautain, égoïste, digne en tout de cette monarchie idéale qu’il rêvait et qu’il ne réalisa que trop. La capitale indiquée par la nature était Séville ; située sur le plus grand fleuve de l’Espagne, cette ville était désignée pour devenir le centre des relations nouvelles avec l’Amérique, l’Afrique et l’Italie, en même temps qu’elle dominait les plus riches provinces de la Péninsule ; mais elle n’était pas dans le diocèse de Ximenès, et elle avait trop d’importance par elle-même pour qu’il la choisît. C’est dans un même esprit que Louis XIV devait plus tard quitter Paris pour Versailles.

Une troisième mesure plus décisive encore que les deux premières fut l’établissement d’une armée permanente. De tout temps, la noblesse s’était réservé le droit de porter les armes ; Ximenès rendit une ordonnance qui étendait ce droit à la bourgeoisie. Les communes de Castille étaient si puissantes alors, qu’elles eurent bientôt mis sur pied une armée de trente mille hommes. Ximenès leur donna des officiers, des drapeaux, le droit de passer des revues et de faire l’exercice les jours de fête. Les nobles de Castille protestèrent, mais le cardinal n’en tint nul compte ; il négligea les plaintes, brava les menaces, dissimula les obstacles. Certes, c’était un trait de la plus habile politique que de chercher dans le tiers-état un point d’appui contre les grands. Il est malheureux seulement que ce moyen n’ait été employé par Ximenès que comme calcul de force, et qu’il n’ait servi, en armant l’un des ordres contre l’autre, qu’à préparer leur commun abaissement. La création de l’infanterie bourgeoise aurait pu être le signal d’une réorganisation politique : elle ne fut qu’un instrument de domination. À la mort du cardinal, l’institution fut abandonnée, et le tiers-état n’en retira aucun profit.

Quand Ximenès eut ainsi toutes ses forces dans la main, il prit le ton haut et mena les affaires en maître. Charles avait exprimé le désir d’être proclamé roi, quoique sa mère vécût encore ; cette prétention n’était pas seulement une infraction à l’usage, c’était encore, aux yeux des Espagnols, l’acte d’un mauvais fils. L’opposition fut tellement vive en Aragon, que don Alphonse, archevêque de Saragosse à qui Ferdinand avait laissé la régence de ce royaume, ne put parvenir à la vaincre. Quant à la Castille, ce fut différent ; Ximenès commença par rassembler les états à Madrid, afin de leur demander leur consentement. La discussion fut très orageuse ; le ministre Carvajal soutint que, la malheureuse infirmité de la reine Jeanne augmentant de jour en jour, il n’y avait aucun espoir qu’elle cessât jamais, et qu’il devenait alors naturel de reconnaître immédiatement son fils comme roi. L’amiral de Castille, le duc d’Albe et d’autres orateurs soutinrent au contraire que, la couronne devant tôt ou tard revenir à Charles, il n’y avait ni droit ni convenance à profiter du triste état de la reine pour la dépouiller avant sa mort du titre sacré qui lui appartenait. Les esprits s’échauffaient, et la querelle prenait un caractère de passion toujours croissant, quand Ximenès, qui présidait, mit fin à tout par un mot. « Les états, dit-il, étaient rassemblés non pour délibérer, mais pour obéir ; leur souverain n’avait aucun besoin d’eux pour prendre la qualité de roi. S’il avait bien voulu leur demander leur approbation, c’était par une simple formalité ; la lui refuser serait mal répondre à l’honneur qu’il avait fait à l’assemblée. » Et sans s’arrêter à prendre les suffrages, il commanda au corrégidor de Madrid d’aller proclamer la reine Jeanne et l’archiduc Charles son fils, conjointement rois de Castille. Le corrégidor sortit sur-le-champ ; tout était prêt pour l’exécution de cet ordre ; on entendit bientôt retentir près de la salle des états les fanfares de la proclamation. Ce coup d’autorité jeta l’étonnement et le désordre parmi les assistans ; il eût été insensé de songer à la résistance dans une résidence comme Madrid, où le cardinal disposait de tout. Ximenès fit expédier, séance tenante, les lettres qui ordonnaient à toutes les villes de Castille de suivre l’exemple de Madrid, et congédia l’assemblée, qui se retira sans opposition. Les états de Castille venaient d’expirer.

Le régent ne s’en tint pas à cet acte de vigueur. Les grands, qui étaient restés les seuls représentans de l’esprit de liberté depuis que les communes avaient fait alliance avec Ximenès contre leurs propres intérêts, essayèrent plusieurs fois de secouer le joug ; ils furent toujours battus. L’un d’eux, et des plus puissans, don Pedro Porto-Carrero, avait obtenu du pape des provisions secrètes pour la grande maîtrise de l’ordre de Saint-Jacques. Il convoqua sous main le chapitre général de l’ordre pour se faire reconnaître. Les chevaliers s’empressèrent de s’y rendre, dans l’espoir de voir renaître l’antique splendeur de leur institution. Ximenès en fut averti ; il y envoya des forces supérieures sous le commandement de l’alcayde Villafanno, et força le chapitre à se séparer sans avoir rien fait. Il ne montra pas moins d’énergie dans une autre occasion qui se présenta bientôt après. Un des plus hardis seigneurs d’Andalousie, don Pedro Giron, ayant des prétentions sur le duché de Medina-Sidonia, avait osé mettre le siége devant la ville de San-Lucar, qui appartenait à ce duché. Ximenès fit rassembler en diligence toutes les troupes qui étaient dans le pays pour la défense des côtes contre les Maures, et les dirigea contre l’entreprenant Giron qui fut obligé de prendre la fuite. Ainsi périssait l’anarchie féodale, mais en emportant avec elle l’esprit de liberté.

Ximenès ne se contenta pas de réduire ainsi le pouvoir des nobles, il voulut encore les dépouiller d’une partie de leurs domaines. Pendant les troubles des règnes précédens, les nobles avaient mis à profit la faiblesse des rois pour s’emparer de presque toutes les terres conquises. Le régent prétendit que ces terres appartenaient originairement à la couronne, et menaça de faire examiner les titres de leurs détenteurs. Si cette mesure radicale avait été exécutée dans toute sa rigueur, il ne s’en serait suivi rien moins que la dépossession presque totale de la noblesse, ce qui aurait infailliblement soulevé des tempêtes formidables, mais Ximenès la borna politiquement au règne de Ferdinand. Il retira par un seul acte toutes les terres qui avaient été aliénées par ce prince, et supprima toutes les pensions qu’il avait données comme ayant été éteintes par sa mort. Il en résulta une grande augmentation de revenus pour la couronne. Ximenès fit servir ces ressources nouvelles et d’autres qu’il obtint par son économie, à payer les dettes que Ferdinand et Isabelle avaient laissées, à équiper des flottes, à fortifier des places ; à bâtir des arsenaux, à établir des magasins de toute sorte d’armes, enfin à augmenter autant qu’il le put les moyens matériels de la puissance royale.

On raconte qu’un jour l’amiral de Castille, le duc de l’Infantado et le comte de Bénévent furent députés vers lui par les grands pour lui faire des représentations contre les formes despotiques de son administration. Ximenès les aurait, dit-on, reçus froidement, et leur aurait opposé d’abord le testament de Ferdinand, qui l’avait investi de la régence ; mais les députés ayant répondu que cet acte n’avait pu lui donner une autorité absolue que le roi lui-même ne pouvait pas exercer, il les aurait amenés vers un balcon d’où l’on découvrait un corps de troupes sous les armes, avec un train formidable d’artillerie, et leur aurait dit d’un ton fier : Vous me demandez mes pouvoirs, les voilà ! Cette anecdote n’est pas certaine ; mais, vraie ou fausse, elle résume admirablement le système de Ximenès. Celui de ses historiens qui la raconte ajoute que Ximenès saisit en outre son cordon de saint François et dit en le montrant : Voilà ce qui suffit pour brider l’orgueil des nobles de Castille. Image plus brutale encore mais non moins exacte, de son absolutisme monacal.

Le moment approchait pourtant où Ximenès devait être la première victime de cette autorité étrangère qu’il avait tant contribué à importer en Castille. Charles était entouré à Bruxelles de conseillers flamands qui prétendaient régenter l’Espagne sans la connaître. Déjà, quand le cardinal avait pris possession de la régence, le doyen de Louvain, Adrien d’Utrecht, précepteur de Charles, le même qui devint plus tard pape sous le nom d’Adrien VI, avait essayé de la lui disputer en produisant des pleins pouvoirs de l’archiduc. Mais Ximenès n’avait pas eu de peine à faire repousser ces prétentions par le conseil de Castille ; il avait reconnu nominalement, par simple déférence, le titre d’Adrien d’Utrecht, et s’était réservé toute l’autorité, soutenu qu’il était par l’aversion des Espagnols pour le gouvernement d’un étranger. Les Flamands ne se tinrent pas pour battus par ce premier échec ; ils obtinrent encore de Charles qu’il donnât pour adjoints à Ximenès un gentilhomme flamand nommé Lachau, et un noble hollandais nommé Amerstorff. Le cardinal reçut ces nouveaux venus avec les mêmes témoignages de considération, mais il ne les admit pas plus qu’Adrien d’Utrecht au partage du pouvoir.

Tant que Ximenès fut heureux dans ses entreprises, il contint aisément l’ambition de ces étrangers qui convoitaient l’Espagne comme une proie. L’ancien roi de Navarre, Jean d’Albret, ayant tenté de reprendre son royaume par surprise, le régent envoya des troupes contre lui et le força à repasser les Pyrénées. Dans une querelle qu’il eut avec Gênes à l’occasion d’une rencontre de galères, il le prit avec tant de hauteur, que les Génois furent forcés de faire leurs excuses à Bruxelles par une ambassade. Il avait besoin de tous ces succès pour se défendre auprès de Charles ; un échec s’y mêla, qui ébranla son crédit et prépara sa ruine.

Le fameux pirate Horuc Barberousse venait de s’emparer d’Alger. Il menaçait de là Oran et l’Espagne. Ximenès envoya une flotte contre lui sous le commandement de Diego Vera, qu’il avait éprouvé au siége d’Oran. Vera fut battu complètement par Barberousse. Son armée fut détruite. Il n’en ramena en Espagne que les restes. Quoique Ximenès eût reçu avec une fermeté remarquable la nouvelle de ce désastre, ses adversaires levèrent la tête ; Adrien d’Utrecht, Lachau et Amerstorff, le croyant plus abattu qu’il ne voulait le paraître prirent avec lui plus de libertés. Un jour, ils s’avisèrent de signer avant lui l’expédition d’une pièce, et de la lui envoyer ensuite pour qu’il mît son nom après les leurs. Ximenès déchira froidement l’expédition, ordonna au secrétaire-d’état de la refaire, et la signa tout seul. Depuis ce jour, il n’envoya plus rien à signer à ses collègues. Ceux-ci s’en irritèrent, et, profitant du malheur qui venait d’arriver aux armes espagnoles, n’épargnèrent rien pour lui nuire auprès de leur maître. Les prétentions de la cour de Bruxelles s’accrurent. Le régent eut à répondre tous les jours à de nouvelles exigences. Il tint tête d’abord sans se troubler à ces difficultés sans cesse renaissantes, mais les Espagnols ne furent pas aussi patiens que lui, et leur irritation précipita la crise.

Le mécontentement était devenu général en Castille contre les Flamands. On savait que Ximenès envoyait souvent de fortes sommes d’argent à Bruxelles, et que ces tributs qui épuisaient l’Espagne ne contentaient pas encore la cupidité des ministres de Charles. Le bruit se répandait en même temps que toutes les fonctions publiques ne tarderaient pas à être confiées à des étrangers, et qu’on s’exprimait hautement à la cour du jeune roi sur les espérances qu’on ne craignait pas de former à cet égard. La rumeur fut si forte, que plusieurs villes s’assemblèrent pour en délibérer ; il fut décidé que des remontrances seraient adressées au roi pour le supplier de ne gouverner l’Espagne que par des Espagnols. Ximenès fit de vains efforts pour arrêter le mouvement. Il fut bientôt obligé d’écrire lui-même à Charles que, s’il ne se pressait d’accourir, il risquait de voir son frère Ferdinand élevé sur le trône ; que l’autorité du régent ne suffisait plus pour contenir les esprits, et qu’il n’y avait d’autre moyen de les calmer que de prendre l’engagement réclamé à grands cris par tous les ordres de la nation espagnole.

Ces lettres perdirent Ximenès. Charles s’en offensa. On apprit bientôt en Castille que le roi allait arriver. Le cardinal équipa une flotte qu’il lui envoya pour lui servir d’escorte. Lui-même partit, malgré son âge, pour aller au-devant du maître qu’il avait préféré. Ce fut pendant ce voyage qu’il fut saisi un jour, après son dîner, d’une indisposition violente qui fit soupçonner un empoisonnement. L’animosité était alors si grande contre lui des deux parts, que ceux qui crurent au crime ne surent à qui l’attribuer, des Espagnols ou des Flamands. Dans tous les cas, il n’était pas nécessaire d’avoir recours au poison pour le tuer ; une simple lettre de Charles devait suffire. Dès que ce prince eut mis le pied sur le territoire espagnol, il affecta de ne plus prendre les conseils du cardinal. Ximenès sollicita la permission de le voir, mais cette grace lui fut refusée, sous prétexte que sa santé ne lui permettait pas de faire le voyage. Il insista et se plaignit vivement. Charles lui répondit en le remerciant de ses longs services et en l’autorisant à prendre désormais, dans son diocèse de Tolède, un repos dont il devait avoir besoin après une vie si bien remplie.

Cette lettre fatale arriva à Ximenès malade, le 8 novembre 1517. Quelques heures après, il était mort.

Nous n’essaierons pas de démêler les sentimens qui l’assaillirent alors et le brisèrent. En recevant cette récompense de tant de travaux, Ximenès fit-il un retour sur lui-même ? Eut-il un regret profond et tardif de ce qu’il avait fait ? Comprit-il par son propre exemple qu’il avait désarmé et livré l’Espagne ? Fut-il enfin saisi de ce remords poignant que doit donner à l’heure suprême le sentiment de toute une vie perdue et faussée ? Ou bien ne fut-il sensible qu’à la perte subite d’un pouvoir longuement conquis ? Le cordelier ne sut-il trouver dans sa piété d’autrefois aucune consolation au coup qui le frappait ? Après avoir long-temps affecté de repousser l’autorité, s’y était-il attaché avec cette âpre et rude manie qui fait qu’on ne peut la quitter sans mourir ? Qu’était devenu ce saint amour des austérités qui n’avait rien trouvé d’assez difficile, et qui ne pouvait résister à l’humiliation d’un moment, à une disgrace de cour, à un caprice de jeune homme ? Cette humilité n’était donc plus qu’orgueil, cette pauvreté qu’ambition, cette abnégation que soif de gloire, vertus impossibles qui s’étaient usées par leur excès même ! Cette triste fin de Ximenès porte avec elle un double enseignement. S’il était juste que cette ame superbe, qui avait toujours prétendu n’avoir rien de naturel et d’humain, laissât enfin pénétrer la lumière dans ses replis et se montrât à ses derniers momens avec ses faiblesses cachées, il était juste aussi que le politique, qui avait tant fait pour le pouvoir absolu, fût puni de son aveugle passion par ce pouvoir lui-même. C’est une grande leçon que celle-là pour les ambitieux. Si Ximenès avait compté sur la reconnaissance de Charles-Quint, il s’était trompé. Quelque maître qu’on serve, il ne faut jamais se faire illusion sur ce qu’on doit en attendre ; les rois ne sont pas moins ingrats que les peuples, et la faveur n’est pas plus durable que la popularité. Pour peu que l’on sacrifie son devoir à l’une de ces fragiles espérances, on se prépare des désenchantemens amers. Le plus sûr est encore de n’écouter que la voix sévère de la conscience, et de ne chercher que dans le contentement de soi-même la récompense de ses efforts.

Ainsi vécut et mourut François Ximenès de Cisneros. Est-il besoin maintenant de rappeler, pour achever de le faire connaître, ce que devint l’Espagne après lui ?

L’arrivée de Charles fit taire tous les murmures, apaisa toutes les séditions, et commanda sinon l’amour du moins l’obéissance. Ce prince avait à peine passé deux ans dans ses nouveaux états, qu’il fut élevé à l’empire. Déjà étranger à l’Espagne par sa naissance et par son éducation, il le devint plus encore par l’élection germanique. En même temps qu’il s’éloignait de toute communication avec ses sujets de la Péninsule, il grandissait en majesté et en puissance. Jeune, ambitieux, chargé d’héritages, il devait rêver et il rêva la domination universelle ; ces belles couronnes d’Aragon, de Valence, de Léon, de Castille, dont chacune avait coûté tant de guerres et fait l’orgueil de tant de rois, paraissaient à peine sur sa tête parmi vingt autres plus enviées. Ce qu’il avait été facile de prévoir arriva : il ne se souvint de l’Espagne que pour l’opprimer de loin.

Dès que l’ambassade solennelle des électeurs impériaux vint le chercher à Barcelone pour son couronnement, les Espagnols prévirent le sort qui les attendait, et ils essayèrent de s’en affranchir. Des soulèvemens éclatèrent partout à la fois ; Charles n’en tint nul compte et partit. Après son départ, les germes de division que Ximenès avait entretenus entre les diverses classes de l’état, portèrent leurs fruits ; les nobles et les communes ne surent pas s’entendre pour combattre ensemble, et les libertés espagnoles s’étouffèrent elles-mêmes dans leur dernier effort. Le malheur de l’Espagne se perdit dans l’éclat incomparable du règne de Charles-Quint, mais dès ce moment commença la décadence de ce peuple, qui aurait été si grand, s’il avait su rester plus libre.

Les communes périrent les premières, et par l’épée des nobles. Ce fut en vain qu’un héros, don Juan de Padilla, se mit la tête de la sainte ligue des villes de Castille. Ce fut en vain que, dans l’impuissance de se donner pour chef Ferdinand, que son frère avait eu la précaution de faire passer en Allemagne, les communes proclamèrent de nouveau pour leur reine la fille d’Isabelle-la-Catholique, la mère de Charles-Quint, Jeanne-la-Folle, cette image débile et touchante de leur vieille nationalité. Ce fut en vain que d’éloquentes remontrances, un des plus admirables monumens des institutions expirantes du moyen-âge, furent adressées au jeune souverain. Charles refusa de recevoir les députés des révoltés, les nobles battirent les communes à Villalar, Padilla fit une mort sublime, et Jeanne retomba dans la folie, l’isolement et l’imbécillité. C’en était fait des communes espagnoles.

À leur tour, les grands furent aisément réduits. Le peuple y aida. À Valence, une association populaire s’était formée, sous le nom de la Germanada, pour faire la guerre à la noblesse. Charles la laissa faire. Plus tard, il ôta lui-même à cet ordre puissant une grande partie de ses priviléges. Ce fut sous lui que la grandesse commença à devenir ce qu’elle a été complètement depuis : un corps fastueux et imposant, mais inutile ; des richesses immenses et des noms illustres, mais point d’autorité dans l’état, point d’activité ; une éternelle représentation du passé, glorieuse comme lui et comme lui morte ; le culte des ancêtres, la garde oisive des souvenirs ; le luxe et l’éclat déguisant la plus profonde nullité politique ; des titres sans portée, des honneurs sans résultat ; le droit puéril d’être tutoyé par le roi et de se couvrir devant lui comme devant un égal ; beaucoup de popularité à la condition de beaucoup d’impuissance ; quelque chose de fier et de froid, de magnifique et d’immobile comme un musée de statues couchées sur des tombeaux.

Après Charles-Quint vint Philippe II. Celui-ci fut le véritable continuateur de Ximenès, le moine-roi. Tout ce que le confesseur d’Isabelle avait commencé, le pénitent de l’Escurial l’acheva. Lui aussi persécuta les Maures, encouragea l’inquisition, étendit à tout l’étroit empire de la règle, et comprima sous une main de fer le libre génie de l’Espagne. Il fut puissant, sans doute, et son siècle fut grand, mais les sources de cette grandeur étaient hors de lui, et il les ferma ; il cueillit le fruit en coupant l’arbre. Le plus éminent produit de son règne fut un monastère, et ce monastère qui résume toute une époque, avec son site nu et triste, son sol aride, l’aspect désolé de ses environs, ses bâtimens d’une symétrie inflexible, sa grandeur sans goût et sans vie, son silence, sa solitude, son ennui, tout ce qu’il y a d’horreur dans sa sombre masse, d’obscurité sous ses voûtes, de vide dans ses cours, de nudité sur ses murailles, semble avoir été choisi par la Providence pour rester à jamais l’image de ce que peut devenir une nation quand elle s’enferme dans un cloître.

Ce n’est pas à lui seul, comme on voit, que Ximenès a accompli cette œuvre de ruine ; mais il en a été le premier instrument et le plus puissant, c’est lui surtout qui doit en porter la responsabilité devant l’histoire. Sans lui, la crise qui marqua la fin du XVe siècle aurait pu suivre un autre cours. Quand on revient par la pensée à ces temps si intéressans et si décisifs, on se prend à rêver pour l’Espagne une autre direction et d’autres aventures ; Si la victoire de Ximenès n’avait pas été aussi complète, si l’esprit de tolérance, de liberté, de nationalité, qui lutta contre lui, s’était fait un peu plus de jour, tout était changé. La noblesse et les communes auraient pu conserver les allures hardies qui avaient fait si long-temps la gloire du pays, sans que la royauté, devenue centrale, eût dû cesser de rallier toutes les forces éparses, et le clergé catholique, s’unissant aux nouvelles destinées comme il s’était uni aux efforts passés, aurait pu continuer à pénétrer cet ensemble de son génie enthousiaste et spiritualiste, sans qu’il fût nécessaire d’étouffer tout esprit d’indépendance religieuse. Que de combinaisons eussent été possibles, qui, tout en portant l’ordre dans le sein de cette société singulière, lui auraient conservé tous ses élémens !

Qu’est-il arrivé, au contraire ? Que l’ardent esprit de liberté, qui était inhérent au génie espagnol du moyen-âge, violemment exclu de la direction générale du gouvernement, s’est réfugié dans les détails, et y a porté le désordre. Quoi qu’on fasse, on ne peut étouffer chez un peuple tout sentiment de lui-même, et quand il ne peut satisfaire légitimement les nobles besoins de sa nature, il cherche à leur donner cours par d’autres voies, au risque de faire un nouveau principe de mort de ce qui aurait dû être un germe de vie. La véritable constitution des états est celle qui porte la liberté au centre du grand tout, et qui assure ensuite l’obéissance de toutes les parties. C’est l’inverse qui a eu lieu en Espagne. Plus l’autorité royale s’est faite oppressive, plus l’indépendance locale et individuelle a réagi, et une immense confusion s’est établie sous les apparences de l’ordre le plus absolu. Ximenès et ses successeurs, uniquement occupés du faîte, ont négligé les bases de leur organisation politique ; à l’excès de leur autorité sans contrepoids, ils ont laissé les mœurs opposer un autre excès, et ils n’ont fait que superposer l’absolutisme à l’anarchie, deux fléaux au lieu de deux bienfaits.

Il faut qu’il y ait eu bien des ressources dans cette puissante nature de l’Espagne pour qu’elle ait pu résister si long-temps à tant de causes réunies de dissolution. Après avoir repoussé avec énergie la forme sociale dont elle subissait l’étreinte, elle a fini par s’y habituer, par s’y attacher même, si bien qu’on a pu croire que c’était vraiment son génie qui la lui avait librement donnée. Elle-même a paru s’y tromper pendant plusieurs siècles, et les éloges qu’elle a donnés à ceux qui l’avaient asservie ont assez témoigné de son erreur. Mais un vague instinct s’était conservé au milieu de cette société arrêtée dans son développement naturel. De tous les souvenirs de leur histoire, les Espagnols n’ont jamais aimé véritablement que ceux de l’époque des rois catholiques. Les moindres détails de ces temps favoris sont restés populaires et toujours vivans parmi eux tandis que des faits plus récens s’effaçaient aisément de la mémoire publique, comme s’il y avait eu le sentiment que ce siècle était vraiment le seul où l’Espagne eût été elle-même, et que tout ce qui avait suivi ne procédait pas directement de l’impulsion nationale. Ximenès lui-même n’a été tant vénéré que pour avoir vécu sous un règne dont il avait méconnu les promesses.

On a souvent comparé le cardinal Ximenès au cardinal Richelieu. Il y a, en effet, entre ces deux hommes des signes généraux de ressemblance qui frappent au premier coup d’œil. Tous deux sont arrivés par l’église à la puissance politique, tous deux ont gouverné despotiquement un grand état. Portés au pouvoir dans des circonstances analogues, ils se sont proposé un but identique, la fondation de l’autorité royale. Mais si les ressemblances sont frappantes entre eux, les différences sont encore plus profondes, et la comparaison est tout en faveur du Français sur l’Espagnol. Richelieu est prêtre, Ximenès est moine. L’un a dans l’esprit toute la grandeur du génie son ordre. Ximenès s’enferme dans ses idées comme dans une cellule ; Richelieu voit plus loin et embrasse de plus haut. L’un est un sectaire, l’autre un homme d’état. Ximenès poursuit sans relâche les nouveaux chrétiens, Richelieu fait alliance avec les protestans d’Allemagne. Tous deux cultivent les lettres ; mais le premier ne cherche guère dans les travaux d’esprit que l’étude et la reproduction des livres saints : le second s’applique à créer le théâtre, la langue, la littérature entière de la France.

C’est surtout par la différence des résultats que l’on peut juger ces deux célèbres ministres. Richelieu a pris son pays dans un moment de faiblesse et d’anarchie pour l’élever à un haut point de puissance et d’organisation ; Ximenès a reçu l’Espagne prospère et triomphante, et il a préparé sa longue décadence. Après Ximenès, Philippe II ; après Richelieu, Louis XIV. Si Richelieu a été souvent trop loin dans sa longue lutte contre l’aristocratie féodale, il a du moins préparé la grande unité française, ce qui peut faire pardonner bien des violences. Rien de pareil n’excuse Ximenès ; il n’a pas même songé à établir en Espagne la véritable unité, l’unité politique et nationale : il a fait un roi, et non un état. On doit, il est vrai, tenir compte à l’un et à l’autre de la différence des temps et des pays ; mais cette différence n’explique pas tout. Il y a plus : l’Espagne, au temps de l’un, présentait plus de ressources que la France du temps de l’autre. Il a fallu autant d’habileté et de persévérance à Ximenès pour détruire qu’à Richelieu pour fonder. D’ailleurs le ministre de Louis XIII n’a trouvé qu’en lui seul son dessein ; le régent de Castille n’a fait que gâter en l’exagérant l’œuvre de Ferdinand-le-Catholique.

Ce dernier prince était contemporain de Ximenès ; il était Espagnol aussi, et la comparaison avec lui est encore moins favorable au cardinal que la comparaison avec Richelieu. On a vu quelle constante opposition a toujours régné entre eux, sauf le cas unique où ils se sont entendus pour leur fortune commune. Ximenès n’a qu’un avantage sur Ferdinand ; il est aussi franc dans sa violence que l’autre est fourbe et astucieux ; mais comme politique, le roi catholique est bien supérieur à son ministre. Ferdinand sait admettre des mesures dans l’exercice de son autorité ; Ximenès n’en connaît pas. Le premier ménage les Maures ; le second les réduit au désespoir. L’un veut conserver à l’Espagne son indépendance ; l’autre lui impose le joug mortel d’une domination étrangère. Tout ce que cette époque a produit d’utile est de la main de Ferdinand ; tout ce qu’elle a laissé de nuisible a été soutenu contre lui par Ximenès. Il n’y a pas jusqu’à l’expédition d’Oran qui ne serve à montrer ce qui les distingue ; pendant que le cardinal s’obstine à recommencer les croisades et à poursuivre sans utilité les infidèles de la côte d’Afrique, le roi s’empare de Naples et de la Navarre, traite avec le pape, le roi de France et la république de Venise, et fait entrer l’Espagne dans la politique de l’Europe dont son épée tranche les différends.

Avons-nous prétendu nier le rare caractère de force qui distingue Ximenès parmi tous les hommes célèbres de l’histoire moderne ? Non sans doute. Nous avons voulu seulement montrer à quoi cette force a servi, pour qu’on s’en laisse moins éblouir, s’il est possible. Nous avons cru rendre à ce moine-ministre ce qui lui était dû, et s’il pouvait être permis de citer cette rude figure des temps passés devant le libre examen qui est le privilége de notre temps, il nous semble que l’historien serait en droit de lui adresser ces sévères paroles :

Vous avez été grand, Ximenès ; vous avez eu tous les dons éclatans qui commandent l’admiration des hommes ; vous êtes sorti de peu pour arriver à tout ; vous avez eu pour vous la nature et la fortune ; vous avez gouverné, vous avez dominé, vous avez vaincu. Mais ce n’est pas tout que d’être illustre, il faut être utile. Vous n’avez travaillé qu’à l’abaissement des hommes, et vous avez tout sacrifié à votre passion pour la domination. Vous avez trompé votre pays par des vertus factices ; vous l’avez égaré à votre exemple ; vous avez flatté en lui ce goût de l’excès qui devait lui être si funeste. Voyez maintenant ce que vous avez fait et ce qui a succédé à cette Espagne que vous avez vue si belle. Votre gloire même est une accusation de plus contre vous. Vous ne vous êtes pas contenté de vous donner les grandeurs du présent ; vous avez voulu vous assurer aussi celles de l’avenir. Vous avez asservi jusqu’à l’esprit national lui-même, ce qui est un des plus grands attentats qui puissent être commis contre la liberté humaine. Heureusement, si fort que vous soyez, vous n’êtes pas le maître éternel des consciences. Vous serez enfin jugé à votre tour, vous qui avez tant condamné, et la liberté sera plus juste pour vous que vous ne l’avez été pour elle : elle reconnaîtra votre génie, tout en le maudissant.


Léonce de Lavergne.