Le Cardinal de Richelieu/03

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LE CARDINAL
DE RICHELIEU.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

Richelieu avait à poursuivre au dehors un travail analogue à celui qu’il accomplissait à l’intérieur du royaume ; il fallait reconstituer l’Europe par l’équilibre politique, comme il avait réorganisé la France par l’ascendant du pouvoir royal. Cette tâche était plus difficile, car elle était sans précédens. En abaissant tous les pouvoirs sous le niveau de l’unité monarchique, ce ministre ne faisait que tirer une dernière conséquence de principes posés depuis plusieurs siècles. Il achevait ce qu’avait commencé Louis-le-Gros lorsque ce prince fondait la prépondérance de la royauté dans ses domaines, ce qu’avait continué Philippe-Auguste lorsqu’il faisait reconnaître cette suprématie dans toute l’étendue du royaume. Il développait la pensée que Charles V avait servie par sa prudence et Duguesclin par son héroïsme. Louis XIII eut raison des gouverneurs de provinces, comme Louis IX avait triomphé de la coalition des grands vassaux, et Louis XI de la ligue des princes apanagés. Au dedans, Richelieu n’entreprit donc rien de nouveau ; il ne fut que le consommateur suprême du travail préparé par une longue suite de générations.

Il en était tout autrement pour l’Europe : celle-ci se trouvait, depuis l’ouverture du XVIe siècle et le commencement des guerres de religion, dans un état d’anarchie qui ne permettait pas plus de prévoir l’avenir que de faire appel aux traditions du passé. Pour asseoir un ordre nouveau sur tant de débris, il n’y avait ici ni vieilles traditions à suivre ni germe préexistant à développer. La reforme avait fait table rase de toutes les institutions de la chrétienté, en déniant les droits antérieurs et en armant tous les intérêts les uns contre les autres. Les deux moitiés du monde se livraient une guerre acharnée que les cupidités allumées par tant de spoliations menaçaient de rendre éternelle. L’empire germanique tombait en dissolution à l’époque même où, par une coïncidence singulière, la puissance impériale recevait en Allemagne des accroissemens démesurés. Au milieu de ces perturbations sans exemple, aucun lien ne subsistait plus entre les nations qui pendant tant de siècles s’étaient inspirées à la même source et avaient accepté la direction du même pouvoir modérateur. La chrétienté, constituée par ses conciles, dominée par l’ascendant moral de la papauté dans la plupart des grandes transactions internationales, avait vécu d’une vie commune dont la violente interruption la rejeta tout à coup dans un état aussi confus qu’aux jours les plus agités du moyen-âge.

Toutefois, durant la crise qui ébranlait alors le monde, deux idées parvinrent à se faire jour, et elles exercèrent sur les esprits une autorité salutaire. On s’efforça de suppléer à la communauté des croyances et à la fraternité disparue par la savante systématisation de précédens historiques, et l’on tenta de substituer à l’unité de l’Europe catholique un mécanisme destiné à contenir toutes les ambitions par l’exacte pondération de toutes les forces. Le droit de la nature et des gens devint une science en même temps que l’équilibre politique devenait le principal moyen de gouvernement. Cette science était sans doute contestable dans ses principes autant que ce moyen de gouvernement était incertain dans ses effets. L’une reposait sur des données qui tiraient moins leur autorité d’elles-mêmes que d’un consentement général fort difficile à constater ; l’autre attribuait à un mécanisme ingénieux la puissance d’arrêter l’essor naturel des intérêts et des passions au sein des sociétés humaines.

Aussi le droit des gens tel qu’il a été formulé par les publicistes de cette époque laissait-il de grands problèmes sans solution, et le maintien de l’équilibre général n’a-t-il peut-être pas déterminé moins de collisions que l’établissement de ce système n’avait pour but d’en prévenir.

La double tentative essayée dans la première moitié du XVIIe siècle n’en fut pas moins un immense service rendu à l’humanité et l’indépendance des nations. Les publicistes hollandais, anglais, allemands et suédois, malgré l’opposition de leur point de départ et le désaccord de quelques décisions, contribuèrent à pénétrer leurs contemporains de la salutaire croyance qu’il existait un lien naturel de droit entre les peuples, et que l’antagonisme avait ses lois comme l’harmonie elle-même. D’un autre côté, la balance politique entrevue par Henri IV, préparée par Richelieu et consacrée par le traité de Westphalie, cette œuvre posthume du grand ministre, constitua l’Europe sur des bases régulières, quoique mal assurées. Ce balancement artificiel n’empêcha sans doute ni les conquêtes de Louis XIV, ni l’agrandissement de la Prusse, ni le partage de la Pologne ; mais il fournit à l’Europe des moyens de préserver sa liberté, et les intérêts matériels suppléèrent sans le remplacer au respect de tous les droits si tristement obscurci dans la conscience des peuples. L’équilibre général fut une pensée d’ordre et d’organisation qui, malgré son évidente insuffisance, arracha le monde politique au chaos créé par l’antagonisme des deux principes religieux et par l’extension de la puissance autrichienne. La France dut à ce principe des agrandissemens légitimes que l’intérêt universel justifiait autant que le sien. Ces agrandissemens mirent ce pays en mesure de balancer sous Louis XIII la formidable souveraineté qui dominait alors l’Europe. Le même principe donna, sous le règne suivant, aux puissances européennes, le moyen d’arrêter la France sur la pente rapide où la poussait l’ambition de son roi.

Si l’établissement de la balance politique fut une heureuse innovation, le cardinal de Richelieu peut en grande partie en revendiquer la gloire. Il fit tout en vue de ce résultat, et ne fit rien qui ne fût rigoureusement nécessaire pour l’atteindre. Sitôt que la soumission des religions lui eut donné la pleine disposition des forces de la monarchie, on le vit agir sous l’inspiration d’une invariable pensée, et dans un but que l’entraînement même du succès ne lui donna jamais la tentation de dépasser. Dès son avénement aux affaires, il mesura tout ce que la France était en droit de vouloir pour la sûreté de ses frontières et la solidité de ses alliances. Il poursuivit ce plan d’extension toute sa vie, sans s’en départir un seul jour, et ne fut pas plus ambitieux dans la bonne que dans la mauvaise fortune.

Deux reproches ont été adressés à Richelieu : l’un touche l’homme d’état, l’autre atteindrait le prêtre. On a dit que les grandes guerres dans lesquelles il engagea la France étaient moins nécessaires à la sûreté du pays qu’à celle du ministre ; on a ajouté qu’en donnant pour base à la politique française la défense des princes protestans de l’empire, qu’en associant étroitement les intérêts de la France à ceux de la Suède, le cardinal de Richelieu avait donné à la réforme la chance sérieuse de dominer l’Europe. Un tableau rapide des évènemens permettra d’apprécier la valeur de ce double reproche. Il montrera que la guerre contre l’Espagne et contre l’empire était imposée à la France par une impérieuse nécessité, et qu’en s’appuyant pour la soutenir sur le parti protestant, Richelieu resta toujours assez fort pour faire de ses alliés les instrumens de sa propre pensée, sans craindre de les voir détourner au profit d’une pensée différente la force qu’il consentait à leur prêter dans l’intérêt de ses desseins.

Richelieu n’inventa pas la politique anti-autrichienne ; celle-ci était depuis un siècle un axiome pour la France. Du jour où l’effet de lois de succession eut réuni sur la même tête les immenses domaines des maisons d’Autriche, d’Espagne et de Bourgogne, la France se trouva placée dans l’alternative de briser cette puissance, ou de s’abaisser au second rang des nations. La monarchie universelle ou du moins la prépondérance d’une seule maison souveraine aurait été fondée pour des siècles en Europe, si des résistances inattendues n’avaient frappé au cœur la puissance qui au prestige de la dignité impériale unissait alors la possession de l’Espagne, de l’Italie, de la totalité des Pays-Bas, et pour laquelle la Providence semblait faire surgir du sein des mers des empires nouveaux et de fabuleuses richesses. Des évènemens placés en dehors de toutes les prévisions humaines purent seuls relever la fortune de la France dans la lutte où elle s’engagea contre Charles-Quint avec plus de résolution que de prudence. La réforme arrêta court la puissance impériale au moment où celle-ci était en mesure de préparer cette unité de l’Allemagne que la révolution religieuse du XVIe siècle a pour jamais rendue impossible. En donnant aux ambitions électorales une voie pour se produire et un prétexte pour se légitimer, Luther suspendit le mouvement qui poussait l’Allemagne dans les bras de la maison d’Autriche, mouvement dont l’hérédité de la dignité impériale avait été le plus éclatant symptôme.

Quelles conséquences aurait eues pour le monde la substitution d’un pouvoir central énergique à la primauté d’honneur départie au chef du saint-empire par les constitutions du corps germanique ? Il est difficile de le dire ; il y aurait d’ailleurs peu d’intérêt à le rechercher. On peut croire cependant, à ne consulter que les faits de l’histoire, que l’indépendance du pouvoir religieux aurait souffert de ce grand changement plus qu’il n’en eût profité, et peut-être n’est-il pas interdit de penser que la puissance impériale, devenue effective en Italie comme en Allemagne, aurait préparé à la cour de Rome des épreuves non moins redoutables que celles auxquelles elle fut soumise par les succès partiels de la réforme. Ce qu’on peut affirmer, dans tous les cas, avec une certitude plus entière, c’est que, si la suite des temps avait transformé l’incohérent état de choses régi par la bulle d’or en une monarchie régulière, la France perdait sa place dans le système général du monde, et que l’ascendant moral aurait nécessairement passé avec l’autorité politique à l’Espagne et à l’Autriche indissolublement unies. D’ici sort à nos yeux l’éclatante justification des voies cachées de la Providence, qui préserva l’initiative intellectuelle de la France et peut-être l’indépendance du saint-siége par l’évènement qu’on pouvait croire destiné à ébranler sur ses fondemens éternels le catholicisme lui-même.

S’opposer à l’accroissement de la puissance impériale était donc un devoir prescrit à la France par le souci de sa propre destinée. François Ier l’avait accompli comme Henri II, et les Bourbons l’héritèrent des derniers Valois. Si la ligue fit perdre de vue cette pensée nationale, c’est que la France eut un moment à défendre un intérêt encore plus vital que celui de sa propre grandeur. S’unir aux électeurs protestans pour résister à l’empereur, à la Hollande pour combattre l’Espagne, était dans la politique française une tradition non moins constante. François Ier avait recherché les luthériens confédérés à Smalcalde ; Henri II avait combattu avec eux ; Henri IV avait soutenu et soudoyé la révolte des Provinces-Unies : Richelieu ne fit pas autre chose, mais il agit sur une échelle plus vaste, avec des vues plus fermes et des succès plus soutenus.

Nous l’avons vu, au début de son ministère, exposant sa politique avec une netteté merveilleuse, et sacrifiant aux circonstances sans se laisser détourner du but invariablement poursuivi par son esprit. C’est ainsi qu’il n’hésita point à engager avec l’Angleterre une lutte périlleuse à son avénement aux affaires, quelque convaincu qu’il fût de la nécessité de l’alliance britannique pour la poursuite de ses projets ultérieurs contre l’Espagne. Il s’agissait, en effet, de triompher de la rébellion et de faire respecter les engagemens pris avec la France dans la personne de la fille de ses rois, questions d’honneur et de sûreté sur lesquelles il déclare à chaque page de ses écrits qu’aucune transaction n’était possible à ses yeux. Cette double satisfaction obtenue par la dispersion de la flotte de Buckingham et la soumission de La Rochelle, le cardinal reprit avec le gouvernement anglais des rapports dont on vit Mazarin, l’exécuteur de son testament politique, pousser l’intimité presque jusqu’au scandale sous la dictature de Cromwell.

Garanti du côté de Charles Ier, protégé par un nouveau traité de subsides avec la Hollande, le cardinal saisit l’occasion du démêlé de la Valteline et de la succession de Mantoue, pour engager avec l’Espagne une guerre destinée à ne finir qu’au traité des Pyrénées, malgré quelques intermittences. S’assurer de bonnes frontières, se ménager au dehors une influence suffisante pour contrebalancer celle de l’Escurial, devant laquelle s’inclinait alors l’Europe, telle est la double pensée du ministre. Il ne rêve pas les conquêtes lointaines et les agrandissemens démesurés. Nul n’a qualifié plus sévèrement les expéditions françaises en Italie. Il répète sans cesse dans ses Mémoires, à propos de l’occupation de Pignerol, que la France ne doit jamais s’engager au-delà des Alpes, qu’il lui faut seulement quelques portes ouvertes sur ces riches contrées, afin de protéger leur indépendance. Il n’ambitionne au midi que le Roussillon, complément nécessaire de notre territoire ; au nord, il convoite l’Alsace et la Lorraine, pour que l’empire ne puisse pas serrer la France d’aussi près. Ces deux positions lui semblent indispensables, afin de donner à celle-ci aux bords du Rhin une juste mesure de force et d’influence. La liberté des puissances secondaires de l’Allemagne ne lui paraît pas un intérêt moins important que la reprise d’une partie de cet héritage de Bourgogne, dont sa patrie fut dépouillée au préjudice de la sécurité de sa frontière, et c’est comme garantie de cette sécurité même qu’il médite la conquête de la Franche-Comté et le partage avec la Hollande des Pays-Bas espagnols.

De tels projets étaient vastes sans doute, mais aucun n’était le fruit d’une ambition sans limites, et ne saurait justifier, dans la conscience de l’Europe, les accusations d’athéisme et de brigandage jetées à la mémoire du grand ministre français par un célèbre écrivain allemand trop exclusivement préoccupé de l’intérêt impérial[2]. La frontière des Vosges eût déshérité la France de sa part légitime d’action dans les affaires du nord de l’Europe : il fallait reculer ses limites et lui permettre au moins de toucher le Rhin pour qu’elle fût en mesure d’accomplir sa mission de conciliation et d’harmonie entre le génie germanique et le génie des peuples de souche romaine. En présence des agrandissemens prodigieux qui allaient changer la condition des peuples du Nord, en face de la Prusse et de la Russie, élevées au rang de puissances du premier ordre, et de la malheureuse Pologne, rayée de la liste des nations, il est superflu d’établir que les conquêtes de la France étaient loin de contrarier les intérêts à venir de l’Europe, et qu’elles étaient strictement nécessaires pour assurer les bases de cet équilibre général sanctionné par le traité de Westphalie.

Afin d’arriver à son but, le cardinal suivit un plan de conduite invariable. Ce plan consistait à combattre l’Espagne sans donner à la cour de Vienne un motif suffisant pour prendre parti, et à susciter des embarras de toute nature à cette dernière cour, tout en retardant le plus possible l’intervention armée de la France dans les affaires d’Allemagne. Le traité conclu en 1630 à Ratisbonne, par les soins du père Joseph Du Tremblay et de Léon Brulart, celui que M. de Servien négocia plus tard à Quérasque pour terminer les affaires de Mantoue, témoignent de la systématique modération qu’apportait le cardinal dans toutes les questions qui touchaient aux intérêts du saint-empire. Ces transactions prouvent le soin qu’il consacrait à maintenir le patronage de la France sur ses alliés sans se départir de la ligne du désintéressement et de la justice, plus habile en cela que Louis XIV, qui eut le tort grave de toujours inquiéter l’Europe lors même que son intérêt le plus impérieux lui prescrivait de la rassurer. La conduite de Richelieu durant les périodes danoise et suédoise de la guerre de trente ans fut marquée au coin d’une prudence consommée. La publication intégrale de ses Mémoires constaterait aujourd’hui si l’histoire ne l’avait établi depuis long-temps, que ce ministre ne fut étranger à aucune des phases de cette grande lutte, quoiqu’il y eût pris si tard une part ostensible. Au début de la querelle engagée dans l’empire, la politique de la France avait été incertaine et timide, comme le cabinet qui présidait alors aux destinées de la monarchie. Ferdinand II, dépossédé par les états de Bohême au profit de l’électeur palatin[3], avait déployé au sein de cette crise une grande hauteur de courage et de génie. Après s’être concilié la Bavière et la Saxe, il réussit, par l’influence de l’Espagne, alors toute puissante à Paris, à obtenir le concours de la France contre un compétiteur dont la moitié de l’empire soutenait les prétentions. Une éclatante ambassade, à la tête de laquelle le Connétable de Luynes avait placé le duc d’Angoulême, fils naturel de Charles IX, se rendit en Allemagne. Ses efforts ne contribuèrent pas peu à la conclusion du traité d’Ulm[4], par lequel les princes coalisés abandonnèrent la cause de Frédéric comme roi de Bohême, se réservant seulement le droit de le soutenir, s’il venait à être attaqué dans ses possessions héréditaires du Palatinat par les troupes autrichiennes. On sait que ce traité amena la perte du palatin, et qu’il ouvrit devant Ferdinand la voie glorieuse dans le cours de laquelle l’attendaient de si grands exemples de l’inconstance de la fortune. L’empereur, victorieux à Prague, reconquit la Bohême, pendant qu’une armée espagnole, agissant pour le compte de la maison d’Autriche, se rendait maîtresse du Palatinat. Une diète réunie à Ratisbonne dépouilla Frédéric de tous ses états pour les attribuer au duc de Bavière, et décréta, dans la constitution territoriale aussi bien que dans les institutions de l’empire, des changemens qui ne laissaient plus à ce grand corps qu’une ombre de liberté. De telles mesures provoquèrent des résistances ; mais, en triomphant de celle-ci, l’empereur puisa des forces nouvelles, et éleva graduellement ses espérances au niveau de ses succès.

Alarmé de l’accroissement de la puissance impériale, le Danemark avait uni ses armes à celles des confédérés protestans ; mais Wallenstein et Tilly n’avaient alors en Europe qu’un rival digne d’eux, et celui-là ne s’était pas encore révélé. L’intervention de Christiern IV dans les affaires de l’empire n’eut pas les conséquences importantes qu’on en avait attendes. Après avoir laissé dix mille soldats sur le champ de bataille de Lutter, il fut heureux de signer un traité dont la politique de Ferdinand s’empressa de lui ménager l’occasion. Le roi de Danemark quitta brusquement l’Allemagne, après avoir abandonné ses alliés à la vengeance de l’empereur, et la paix de Lubeck[5] vint fermer la période danoise de cette guerre, comme la déchéance de Frédéric avait clos sa période palatine.

Aucun de ces mouvemens n’échappait à Richelieu, qui mesurait toute la portée d’une révolution dont la conséquence dernière aurait été de changer l’Allemagne en une monarchie purement autrichienne ; mais il ne pouvait intervenir activement dans cette crise avant d’avoir conquis l’ordre intérieur par la soumission des réformés, et terminé l’affaire de Mantoue, dans laquelle était engagé un intérêt plus direct pour la France. Le cardinal s’imposa toujours pour règle de conduite de vider successivement les questions dans l’ordre de leur importance relative : aussi tous les efforts de ses négociations comme de ses armes portèrent-ils d’abord sur les affaires d’Italie, ce qui n’empêcha pas le père Joseph, pendant son ambassade de 1630 à Ratisbonne, de déployer toutes les ressources de son esprit pour déterminer la diète à ajourner l’élection, comme roi des Romains, du fils de l’empereur, élu déjà roi de Hongrie et de Bohême[6]. Lorsque le Danemark eut quitté le champ de bataille, Richelieu estima le moment venu de faire un pas plus décisif. Il chargea le baron de Charnacé de reprendre avec le roi de Suède une négociation entamée l’année précédente, négociation dont le succès était devenu possible depuis que les efforts du ministre français avaient amené la fin des hostilités entre la Pologne et Gustave-Adolphe.

Agir immédiatement par un traité de subsides, préparer des moyens plus décisifs si les évènemens les rendaient nécessaires, tel fut le plan de Richelieu. La négociation avec Gustave soulevait les questions les plus délicates comme les plus graves. Il fallait ménager les susceptibilités du prince le plus hautain de son temps ; il était plus nécessaire encore de rassurer les catholiques en leur prouvant, à l’aide de documens irrécusables, qu’en s’engageant dans une question purement politique, le roi très chrétien ne compromettait en aucune sorte la question religieuse. La transaction avec la Suède se trouvait d’ailleurs entravée par une autre négociation suivie avec quelques princes catholiques afin de les détacher de l’empereur en assurant leur neutralité sous la garantie de la France. Il fallait donc qu’en descendant en Allemagne pour venger les protestans dépossédés par l’empereur, le roi de Suède s’engageât à respecter tous les faits couverts par le patronage de la France, et plus particulièrement les acquisitions de la Bavière, si celle-ci déclarait vouloir adhérer à la neutralité catholique. On exigea plus, et Gustave dut s’engager, préalablement à toute transaction, à respecter le culte catholique partout où il le trouverait établi ; il dut même promettre d’en octroyer le libre exercice dans les territoires où il était interdit jusqu’alors[7].

Sous ces conditions, longuement débattues et maintenues par le ministre français avec une respectueuse fermeté, fut enfin signée le 13 janvier 1631 cette alliance, la première qui se soit proposée pour but avoué la reconstitution politique de l’Europe sur la base de l’équilibre général. Les parties contractantes déclaraient à la face du monde n’avoir en vue que d’assurer les droits des membres de l’empire. Cependant ces déclarations n’interdisaient pas à Gustave l’espérance légitime de prendre pied en Allemagne pour contenir au besoin la puissance impériale, non plus qu’elles n’enlevaient à Richelieu l’espoir de profiter de ces grandes complications pour retenir la Lorraine et l’Alsace, en fondant ainsi l’influence française aux abords de l’Allemagne.

Ce travail a moins pour but d’exposer des évènemens trop connus que de faire ressortir les vues politiques par lesquelles ces évènemens furent constamment dominés. Nous n’avons donc à rappeler aucun des incidens de cette marche foudroyante à travers l’empire, qui, dans le cours d’une année, porta le roi de Suède de sa victoire de Leipsig à son glorieux tombeau de Lutzen. On sait la rapide décadence du parti suédois en Allemagne après la mort de Gustave. Lorsqu’une cause s’est faite homme, et que son représentant vient à disparaître, il est presque toujours impossible de rendre aux efforts individuels la puissance qu’ils ont consenti à abdiquer. Les protestans l’éprouvèrent lorsqu’ils eurent perdu l’héroïque chef devant lequel le monde avait semblé se taire un moment, comme devant Alexandre. Nordlingue vit périr la fleur de cette armée qui avait fait de sa patrie une grande puissance. Ferdinand retrouva le prestige de son pouvoir, si profondément ébranlé. Le découragement des alliés de la Suède permit à la cour de Vienne de les isoler de sa cause. La défection de la Saxe, acquise au prix d’avantages que l’immoralité politique de cette époque permettait d’offrir et d’accepter, vint porter le dernier coup aux affaires de la ligue protestante, et rouvrir devant Ferdinand II la perspective à laquelle Gustave-Adolphe avait seul pu le contraindre à renoncer.

La paix de Prague, signée en 1634 entre l’empereur et l’électeur de Saxe, régla d’une manière si arbitraire les nombreuses questions territoriales alors pendantes en empire, que, si ce traité avait été accepté par les membres du corps germanique, l’omnipotence impériale eût été à jamais fondée en droit et en fait. Le moment était donc arrivé de remplacer par une action décisive le concours financier accordé jusqu’alors aux puissances protestantes, et la période française de la guerre de trente ans allait enfin s’ouvrir. La défaite du maréchal de Horn et du duc de Weimar par les forces austro-espagnoles avait produit sur l’esprit du cardinal de Richelieu une impression profonde. Il n’hésita pas un moment à se mêler à la lutte que lui seul pouvait désormais prolonger, et à engager la guerre avec la cour impériale qu’il avait eu l’habileté de ne combattre jusqu’alors qu’avec les armes d’autrui. « La nouvelle de cette défaite apporta d’autant plus d’étonnement, que moins elle était attendue. Le cardinal crut qu’il n’y avait rien qui pût causer plus de désavantage aux affaires du roi que de témoigner avoir le courage abattu pour ce mauvais succès, et représenta à sa majesté qu’il était certain que, si le parti était tout-à-fait ruiné, l’effort de la puissance de la maison d’Autriche tomberait sur la France ; qu’il était certain, de plus, que le pire conseil que la France pût prendre était de se conduire en sorte qu’elle pût demeurer seule à supporter l’effort de l’empereur et de l’Espagne, ce qui serait indubitable si elle ne recueillait et ne ralliait les restes de ce grand parti, au lieu qu’autrement il faudrait soutenir la guerre dans le cœur de la France sans l’assistance de personne ; que, si l’on considérait la dépense en cette occasion, et qu’on la voulût réduire en des termes si modérés qu’on la pût supporter long-temps, il fallait répondre que les grands accidens n’avaient pas de règle ; que, si on manquait à la faire extraordinaire pour remédier au mal présent et pressant, on se trouverait obligé d’en faire à l’avenir qui n’auraient point de fin, ne produiraient aucuns fruits et n’empêcheraient point notre ruine[8]. »

Voilà l’homme d’état dans l’austère et calme fermeté de sa pensée. Il ne devance pas par la précipitation de ses actes et les imprudences de ses paroles l’heure des résolutions irrévocables ; mais, lorsque cette heure a sonné, il n’hésite plus et il agit. Du jour où son parti est pris, Richelieu déploie une activité à peine croyable. Pendant que des préparatifs de guerre se font sur toutes les frontières du royaume, des agens diplomatiques parcourent l’Europe dans toutes les directions, relevant dans l’empire et dans le Nord la confiance ébranlée et les courages abattus. M. de Feuquières est partout à la fois ; le comte d’Avaux passe de Hollande en Danemark, de Danemark en Pologne, de Pologne en Suède, avec une rapidité qui permet à peine de suivre dans ses admirables dépêches les fils multipliés de négociations si complexes. Il faut rassurer la cour de Rome et la conscience même de la nation, en faisant ressortir le caractère véritable de la guerre où le pays va se trouver engagé : un traité conclu avec Oxenstiern donne des garanties nouvelles aux intérêts catholiques[9] ; il faut offrir des primes à toutes les ambitions : un traité d’alliance et de partage éventuel des Pays-Bas espagnols est conclu avec la Hollande[10], des conventions analogues sont négociées avec la Savoie et les puissances secondaires d’Italie[11] ; il faut donner aux alliés l’entière disposition de leurs forces : la paix entre la Suède et la Pologne est prorogée de vingt-six ans par la médiation de la France ; il faut rassurer sur leurs intérêts et leur avenir les bandes redoutables et les chefs ambitieux qui ont grandi dans la guerre : un traité de subsides est conclu avec le duc de Weimar[12], et ses plus hautes espérances sont tenues pour légitimes, s’il consent à n’en attendre la réalisation que du bon vouloir de la France.

Les négociations se suivent en Allemagne sur une triple base : empêcher les adhésions isolées des princes protestans à la convention de Prague passée entre l’empereur et la Saxe, obtenir des confédérés l’engagement de ne traiter qu’en commun, étendre et faire respecter la ligue de neutralité catholique placée sous la garantie spéciale de la France. Tous ces intérêts sont suivis en même temps, et la grande école diplomatique fondée par Richelieu, et que devait développer Mazarin, se montre déjà à la hauteur du rôle que les évènemens lui préparent.

La direction imprimée aux opérations militaires ne fait pas moins ressortir la sagacité du ministre ; Le cardinal de la Vallette, avec le jeune vicomte de Turenne, reçoit l’ordre d’entrer en Allemagne à la tête d’une puissante armée, pour seconder les Suédois. Mais c’est surtout en s’établissant d’une manière inexpugnable sur la rive gauche du Rhin que Richelieu entend opérer une diversion non moins utile à la cause particulière de la France qu’à la cause même des alliés ; c’est en occupant l’Alsace qu’il espère amener l’empereur à une paix dont il pourra dicter souverainement les conditions, lorsqu’il aura entre les mains toutes les positions auxquelles il aspire. Une grande partie d’entre elles était déjà au pouvoir de Louis XIII. Le duc de Lorraine n’avait pas imité la conduite habile du duc de Savoie. Pressé entre deux grandes puissances, il n’avait su ni ménager ses intérêts, ni pourvoir à sa sûreté. L’imprudence avec laquelle il s’était engagé dans le parti de Gaston avait déjà fourni l’occasion avidement recherchée de prendre contre lui des mesures militaires. En faisant, malgré l’opposition déclarée du roi, épouser la princesse sa sœur au duc d’Orléans retiré à sa cour, le duc de Lorraine avait provoqué une condamnation judiciaire pour rapt et séduction de personne royale, à la suite de laquelle des garnisons françaises sous les ordres du maréchal de La Force furent établies dans la plupart des places de son duché. D’un autre côté, avant d’opérer une diversion pour dégager le duc de Weimar menacé par Gallas, Richelieu avait pris soin d’exiger, en arguant du besoin d’assurer la sécurité des troupes françaises, une remise préalable des villes conquises par les Suédois sur la rive gauche du Rhin. Ainsi la France avait pris pied en Alsace, et se trouvait occuper, à l’ouverture de la guerre, la plupart des places importantes de la province, à l’exception de Strasbourg et de Benfeld.

La guerre s’engagea donc sur tous les points, en Allemagne, en Italie, dans les Pays-Bas, plus tard dans la Catalogne et le Roussillon ; guerre savante et variée dans ses combinaisons autant que dans ses vicissitudes, où la politique s’enlaçait à la stratégie, et l’art des négociations à celui des batailles. Que d’épreuves les incidens de cette lutte terrible ne firent-ils pas courir à Richelieu, depuis la prise de Corbie par les Espagnols jusqu’à celle de Perpignan par les Français ! Combien de fois n’a-t-il point senti l’édifice de sa gloire et de sa fortune se dérober sous ses pas ! que de fois n’eut-il pas besoin, dans sa lassitude et sa précoce vieillesse, de retremper sa confiance aux entretiens du sombre confident dont une robe de bure recouvrait l’ame de fer et l’esprit d’acier ! Suivez pourtant avec quelque attention les mouvemens de ces nombreuses armées qui, de 1636 à 1642, ébranlèrent le sol de l’Europe ; rendez-vous compte de ces campagnes compliquées où vinrent finir et commencer tant de grands hommes, et vous acquerrez la certitude qu’au milieu des crises les plus redoutables, dans les éventualités les plus incertaines, Richelieu ne retira pas une seule de ses pensées, n’abandonna pas un seul de ses hardis desseins.

Tous les mouvemens militaires amenés par une lutte dont les proportions s’élargissaient chaque jour laissent deviner chez le ministre qui les dirigea une constante préoccupation, celle de rendre la France maîtresse des négociations, à raison des fortes positions qu’elle occupait, et de la solidarité qu’il s’efforçait d’établir entre elle et tous ses alliés. La paix en commun par un traité général fut le thème de la diplomatie française, comme la paix séparée par des traités particuliers fut celui de la diplomatie autrichienne, depuis les négociations vainement ouvertes à Cologne, en 1636, jusqu’aux préliminaires de Hambourg, en 1641. Les Suédois, dont la résolution devait peser d’un si grand poids sur celle des autres confédérés protestans hésitèrent plus d’une fois entre ces deux politiques. Ils balançaient entre le désir de signer une paix directe avec l’empereur, s’ils y trouvaient de grands avantages, et le besoin de s’unir plus étroitement à la France, dans le cas où leurs secrètes négociations viendraient échouer. Long-temps bercés par Ferdinand d’illusoires espérances, ils se trouvèrent contraints, pour couvrir leurs manœuvres, de prolonger la guerre par des lenteurs calculées et des opérations sans résultats décisifs.

Des vues si diverses et si complexes suffisent pour expliquer la prolongation de cette lutte sans qu’il soit besoin de l’attribuer à l’égoïsme du ministre. Richelieu profitait sans doute de l’état de guerre, en ce sens que l’opinion reportait jusqu’à lui l’honneur des opérations heureuses, et qu’aux jours des revers il devenait de plus en plus nécessaire à son roi ; mais la guerre résultait de l’état même de l’Europe, où tant de princes voyaient leurs destinées remises au hasard des combats. Elle était dans les mœurs d’une génération qui abordait la civilisation moderne avec les belliqueux instincts des âges précédens, elle était entretenue par l’omnipotence des cabinets que la domination des intérêts matériels et les conditions du crédit n’enchaînaient alors dans aucune de leurs conceptions politiques. À cette époque, il fallait triompher d’autant d’obstacles pour faire la paix qu’il en faudrait vaincre aujourd’hui pour faire la guerre.

Cependant ce vaste développement militaire, inconnu jusqu’alors en Europe, n’était pas l’objet principal des sollicitudes du ministre. Quoique le sort des armes lui eût été plus d’une fois contraire, et que la marche des Espagnols en Picardie après les échecs de la campagne de 1636 eût mis son pouvoir à la plus difficile épreuve, les dangers étaient plus grands encore à la cour que dans les camps. Le roi, qui, pour faire triompher la politique du cardinal, avait chassé sa mère, rompu avec sa femme, et fait tomber les plus hautes têtes de son royaume, faillit, au plus fort de cette crise européenne, se laisser pousser par les inquiétudes de sa conscience dans des voies contraires à celles où l’avaient engagé les inspirations de sa politique[13]. D’autres difficultés d’ailleurs s’élevaient devant Richelieu. Le comte de Soissons, le seul de ses ennemis qui n’eût pas perdu le droit de se faire estimer, devenait le centre et le point d’appui de l’opposition au moment même où les armes de la France étaient le moins heureuses. Plus fier que le chef de sa race, ce prince avait refusé d’unir le sang de Condé qui coulait dans ses veines à celui du cardinal-duc. Malgré l’habileté grande qu’avait apportée le prince pour adoucir la blessure, et le soin qu’avait pris le ministre pour la dissimuler, cette blessure était profonde et les avait à jamais séparés. Retiré de la cour après avoir commandé avec éclat une de nos armées, le comte de Soissons s’était réfugié à Sedan, ce lieu d’asile de tous les princes insurgés contre la couronne. Le duc de Bouillon et le duc de Guise avaient uni leurs griefs à ceux du comte ; ils avaient dû subir bientôt la triste condition imposée à tous les conspirateurs de ce siècle, et avaient signé un traité avec l’Espagne. Des secours de toute nature avaient été prodigués à cette rébellion nouvelle, qui n’était qu’une intrigue de mécontens, mais où le comte d’Olivarès voyait une révolution en espérance.

La diversion faite par ces trois princes compliqua une situation que la guerre, reportée aux frontières de la France, rendait alors très difficile ; mais une mousquetade atteignit le comte de Soissons, et la France vit la main de Dieu dans le coup qui abattait une tête trop élevée pour tomber sous la main du bourreau. Après la mort de son royal allié, le duc de Bouillon s’empressa de négocier un accommodement qui ne l’empêcha pas de retomber bientôt après dans le complot ourdi par M. de Cinq-Mars, tant le besoin de troubler l’état était alors un mal endémique dans les familles princières.

C’était du milieu de ces perplexités qu’il fallait négocier avec toutes les cours et diriger les mouvemens de quatre armées. Comment s’étonner dès-lors si les succès furent souvent compensés par des revers, et s’il fallut poursuivre à travers des vicissitudes bien diverses la réalisation d’un plan que tant d’intérêts venaient traverser ?

La France fut moins heureuse dans ses efforts contre l’empire que contre l’Espagne, et celle-ci ne succomba pas tant sous la force de ses ennemis que sous sa propre faiblesse. Au moment où le monde s’alarmait avec justice de l’extension démesurée de la puissance castillane, on voyait se révéler les premiers symptômes du mal profond qui, après deux siècles de décadence, continue à la dévorer. Le Portugal échappait à son joug par un irrésistible mouvement populaire pendant qu’à l’autre extrémité de la Péninsule, l’esprit provincial s’efforçait de détacher de la couronne des rois catholiques la principauté de Catalogne avec la Cerdagne et le Roussillon. Agitée au nord par des mouvemens révolutionnaires, menacée au centre de ses possessions magnifiques par une torpeur incurable, l’Espagne souffrait du vice organique caché à l’origine même de son histoire.

La grande unité française, à laquelle Richelieu venait mettre le dernier sceau, s’était formée par une élaboration successive et régulière qui n’avait eu rien d’analogue au-delà des Pyrénées. Chaque effort de la nature ou des hommes pour constituer la nationalité péninsulaire avait été arrêté par un concours de circonstances déplorables. La hiérarchie féodale, ce moule d’airain des sociétés chrétiennes, avait vu son travail entravé chez les populations espagnoles par la grande invasion sarrasine. Durant six siècles, l’Espagne, au lieu de travailler, à l’exemple de la France, à constituer son gouvernement sous une unité puissante, n’avait songé qu’à reconquérir pied à pied les tombeaux de ses pères. Elle subdivisa son sol pour le mieux défendre. L’influence fatale de la succession féminine dans ces royaumes que la nature et l’histoire avaient rendus étrangers l’un à l’autre, maintint les diverses provinces de la monarchie dans un isolement légal, alors même que des mariages ou des conquêtes venaient à provoquer leur réunion accidentelle. Soumise, au commencement du XVIe siècle, à une royauté étrangère, l’Espagne devint l’accessoire et l’instrument d’une politique qui cherchait ses inspirations en Flandre et dans l’empire. Pour défendre Charles-Quint en Allemagne et Philippe II dans les Pays-Bas, la Péninsule se trouva contrainte à des efforts hors de proportion avec ses forces véritables. L’expulsion d’une race ennemie avait frappé de stérilité la plus belle partie de son territoire, au moment même où la découverte d’un monde nouveau épuisait son activité en l’entraînant sur des plages lointaines. L’Espagne substituait l’or à la richesse, et dérobait sous un imposant appareil le triste secret de ses blessures. Ce secret n’échappait point à Richelieu, et ce ministre en profitait avec une habileté persévérante. Pendant que le comte d’Olivarès accueillait à Madrid ou soudoyait à Paris des hommes sans influence, tandis qu’il se mêlait à toutes les intrigues et compromettait sa cour dans les conspirations avortées contre le pouvoir ou la vie du cardinal, celui-ci atteignait la monarchie espagnole au cœur. Aubery constate l’active participation de la France à la révolution du Portugal[14]. Si les Mémoires que nous avons suivis comme le guide le plus sûr pour ce travail atteignaient l’année 1640, ils prouveraient cette participation, et fourniraient sans doute des éclaircissemens précieux sur la mission secrète de M. de Saint-Pé à Lisbonne dans l’année qui précéda le victorieux réveil de la nationalité portugaise.

De nombreux intérêts communs auraient pu rallier sous un même sceptre les deux royaumes péninsulaires, à l’avantage de l’un et de l’autre, si l’Espagne n’avait été dénuée de toute puissance d’assimilation, et si la main de Philippe II avait pu serrer entre deux peuples un lien quelque peu durable. La séparation du Portugal fut un des grands évènemens du siècle, moins encore parce qu’elle ouvrit aux ennemis de l’Espagne une porte de derrière pour l’attaquer, que parce que la facilité avec laquelle cette séparation fut consommée donna le secret d’une incurable faiblesse. La révolte de la Catalogne, les agitations simultanées de l’Aragon et des provinces basques vinrent mettre à une épreuve plus décisive l’existence même de cette monarchie, qui cessait de faire trembler le monde le jour où elle se voyait condamnée à trembler sur elle-même. L’antagonisme des provinces dépendantes de la couronne de Castille et de la couronne d’Aragon était un fait destiné à se reproduire fréquemment dans le cours de cette histoire. Après s’être révélé sous Philippe IV, il se manifesta avec éclat durant la guerre de la succession, et l’Europe peut en suivre aujourd’hui les dernières traces dans les crises que traverse ce grand peuple pour enfanter son unité politique.

Le concours donné par la population catalane à l’armée française du Roussillon amena les brillans succès qui couronnèrent les deux dernières années du cardinal, succès immenses provoqués presque toujours par les fautes de ses adversaires, et qu’il sut faire tourner au profit de la double pensée poursuivie avec tant de constance au dedans comme au dehors. L’importante place de Sedan fut réunie à la couronne pour racheter la vie du duc de Bouillon, imprudent complice de l’attentat de Cinq-Mars, et la France apprenait, à l’instant même où la tête du grand écuyer tombait à Lyon, qu’elle venait de prendre possession définitive de sa frontière des Pyrénées. Ce fut alors que le cardinal, la main déjà refroidie par les approches de la mort, put écrire à son roi cette lettre fameuse où la joie de la vengeance l’emporte sur la joie même du triomphe : Sire, vos armes sont dans Perpignan et vos ennemis sont morts !

Sous le coup de ces succès, des préliminaires étaient signés entre la France et l’empire, et les puissances belligérantes s’engageaient enfin à régler à Munster les innombrables questions soulevées depuis plus d’un siècle. Le congrès de Westphalie, ce concile de Trente du monde politique interrompu comme celui-ci par de grandes batailles et de grandes morts, ne devait pas, il est vrai, donner de sitôt la paix à l’Europe ; mais déjà Richelieu pouvait proclamer comme sienne l’œuvre dont il avait préparé les bases, et dont il léguait l’honneur à l’habile successeur qu’il s’était choisi. La reconstitution et l’indépendance de l’empire germanique sous la garantie de la France devenue maîtresse de l’Alsace, tel était donc le dernier mot de cette existence, dont le cours fut agité par tant d’épreuves, et la fin troublée par tant de fantômes.

Si de toutes les passions humaines l’ambition n’était la plus incurable, le spectacle des dernières années du ministre sous lequel fléchissait alors l’Europe serait à détourner de toutes les lèvres la coupe amère du pouvoir. Tant que dura la lutte entre les grands et le ministre, entre les princes et la royauté, Richelieu n’eut à redouter que les dangers du combat et peut-être, dans une défaite, la chance d’un arrêt terrible ; mais lorsqu’il ne resta plus d’espoir à cette mère de roi, contrainte d’étaler sa misère dans toutes les cours, lorsque les plus grands noms de la monarchie se trouvèrent jetés en prison ou dans l’exil sans que se réalisât jamais cette révolution ministérielle long-temps attendue par tant de proscrits, un grand changement s’opéra dans l’attitude et les manœuvres des partis. Richelieu n’eut plus devant lui des ennemis, mais des victimes, et les tentatives d’assassinat vinrent remplacer une lutte devenue impossible. À des coups de hache on répondit par des coups de poignard, et l’assassinat politique était protégé dans ce siècle par des maximes tellement accréditées, que c’est un éloge à décerner au cardinal que de n’y avoir jamais recouru.

Menacé par les agens de la reine et par ceux du duc d’Orléans, Richelieu le fut aussi du côté de l’Espagne, qui demandait à d’obscurs complots ce qu’elle était réduite à ne plus attendre du sort des armes. Les cours de justice et les commissions extraordinaires eurent à protéger souvent la sûreté du ministre par des arrêts de mort[15]. Mais combien de vaines terreurs pour une inquiétude vraiment fondée ! que de bruits légèrement accueillis, que de longues tortures pour détourner des coups incertains ! Richelieu marchait au milieu d’un appareil royal ; il avait une garde aussi nombreuse que celle de son maître, l’abord de ses palais était défendu par une police vigilante, et ses antichambres étaient plus remplies que celles du Louvre. Les premiers postes de l’état étaient occupés par sa famille ou ses créatures ; il venait, par le mariage de l’une de ses nièces avec le duc d’Enghien, d’assurer à sa vieillesse l’appui d’un prince plein d’espérance. Jamais sujet ne s’était élevé si haut sans usurper un trône, et c’est à cette hauteur même que des soucis qu’il n’a pas connus, que des craintes qu’il surmontait sans peine dans une plus humble condition, viennent empoisonner sa vie et le contraindre à trembler sur lui-même ! Il avait obligé son roi malade de passer le Rhône pour venir le visiter à Tarascon ; on l’avait vu, comme un despote d’Orient, traverser le royaume dans un palanquin porté sur les épaules de ses gardes, et les murailles des villes étaient tombées pour laisser passer sous son dais de pourpre l’infirme triomphateur. Pourtant, dans tout l’éclat de cette gloire et dans cet universel abaissement de ses ennemis, des inquiétudes profondes rongeaient cette ame ardente et venaient échauffer son sang. Il avait à peine dépassé cinquante ans, qu’il commençait à ressentir toutes les souffrances d’une vieillesse impotente. Alors ses instincts, naturellement sévères, prirent un caractère farouche, et ses rigueurs devinrent inexorables.

De cette dernière période de la vie du cardinal datent tous les actes de cruauté gratuite qui pèsent avec justice sur cette grande mémoire. Si Richelieu ne peut dompter le mal qui l’aigrit et le consume, il veut du moins que tout fléchisse sous l’ascendant de son indomptable volonté. Paris voit décapiter en effigie le duc de la Vallette parce que la fortune a trahi ses efforts au siége de Fontarabie. Saint-Léger est écartelé pour avoir rendu le Catelet. Des sentences capitales sont prononcées contre Anisy, Montgaillard, Dubecq, de Saint-Preuil, braves officiers dont le principal tort fut de n’avoir point été heureux en exécutant des ordres qui n’admettent pour alternative que le succès ou la mort. Au milieu de souffrances sans espoir, le cardinal est dévoré des soucis de l’avenir. Louis XIII semble toucher lui-même à son heure dernière, et une crise est inévitable. Que deviendra le ministre s’il survit à ce fantôme de roi ? Comment se défendre contre le débordement de tant de haines, contre des vengeances si long-temps contenues ? Osera-t-il, au mépris des lois fondamentales, se saisir de la régence, et peut-il vivre si le pouvoir lui échappe un seul jour ? Gaston est descendu bien bas dans le mépris public depuis que Richelieu a su le contraindre à frayer lui-même les voies de l’échafaud à Cinq-Mars et à M. de Thou, depuis qu’on l’a vu se jeter aux pieds de son éminence pour obtenir la grace de vivre en toute humilité sous sa protection. Ce fils de France a vendu à bon marché son droit d’aînesse : il s’est engagé sans rougir, pour prix de la liberté qu’on lui a laissée, à n’avoir désormais en France que l’état d’un simple particulier, sans pouvoir prétendre à aucune charge, ni administration, en quelque occasion que ce soit[16].

Voilà des droits bien confisqués sans doute pour le présent et pour l’avenir. Mais le prince n’éprouvera-t-il pas la tentation de les faire revivre, et s’il est assez lâche pour y renoncer, sera-t-il assez fort pour résister à ceux qui se serviront de son nom, tout déshonoré qu’il puisse être ? Les chances de cet avenir pèsent sur l’esprit du ministre, qui s’efforce en vain de les conjurer en tendant tous les ressorts d’une omnipotence dont le principe repose sur une autre tête, et que la mort peut faire crouler d’un instant à l’autre. La fin prochaine du roi préoccupe sans cesse cet autre moribond ; mille projets incohérens traversent son cerveau desséché par la fièvre, et, sur le seuil de l’éternité, il rêve encore le pouvoir.

Cependant, aux premiers jours de décembre 1642, une grande émotion régnait dans Paris. La foule se pressait aux abords du palais Cardinal ; le saint sacrement était exposé sur tous les autels, et les cloches portaient dans les airs un glas d’agonie. On venait d’apprendre qu’à la suite d’un long accès de fièvre M. le cardinal de Richelieu était tombé dans un état qui ne permettait plus d’espérance. La vie se retirait d’heure en heure en laissant à cette tête puissante la plénitude de ses facultés. Toutes les pompes de la terre disparurent alors devant celles de la religion, et il se fit dans cette ame troublée par tant de soins un subit et mystérieux apaisement des bruits et des passions de la terre. Jamais dégagement des choses humaines ne fut plus rapide et plus complet, jamais la mort ne fut acceptée avec plus de résignation et de foi. Préparé par l’évêque de Chartres, son confesseur, à une mort dont il parut apprendre avec joie que le terme était proche, il demanda le viatique et le reçut avec des transports de repentir et d’amour.

« On donna l’ordre d’aller chercher le père Léon, carme, et le curé de Saint-Eustache, pour apporter les saintes huiles. Pendant cette dernière cérémonie, le curé lui ayant proposé d’omettre certaines circonstances pour une personne de sa sorte, son éminence supplia qu’on le traitât comme le commun des chrétiens. Après l’énumération des principaux articles de foi, le curé lui ayant demandé s’il les croyait, il repartit : Absolument, et plût à Dieu avoir mille vies afin de les donner pour la foi et pour l’église ! À la demande s’il pardonnait à tous ses ennemis qui pouvaient l’avoir offensé : De tout mon cœur, dit-il, comme je prie Dieu qu’il me pardonne. Enfin enquis, par M. le curé, en cas que Dieu lui redonne la santé, s’il l’emploierait à son service avec plus de fidélité que jamais, il repartit : Qu’il m’envoie plutôt mille morts s’il sait que je doive consentir à un seul péché mortel ! Pressé par le même à demander à Dieu sa vie et sa santé : À Dieu ne plaise, dit-il, que je demande ni l’un ni l’autre, mais sa seule volonté ! Le curé pria ensuite son éminence de donner sa bénédiction à toute la célèbre compagnie. Hélas ! dit le cardinal, je n’en suis pas digne ; mais, puisque vous le commandez, je la recevrai de vous pour la leur donner, priant l’esprit de Jésus-Christ de leur donner celui de piété et de crainte.

« L’après-dîner, sur les quatre heures, le roi lui fit sa dernière visite, et au même temps le révérend père Mérard, jésuite, apporta les reliques à son éminence, laquelle pria qu’on laissât auprès d’elle ces sacrés dépôts. Il demanda ensuite au médecin s’il aurait encore long-temps à souffrir : non, disait-il, qu’il m’ennuye d’endurer, mais parce que je serai bien aise de demander à Dieu la grace de supporter mes tourmens jusqu’à la fin… L’agonie dura environ trois quarts d’heure, pendant laquelle le père Léon lui ayant demandé s’il voulait recevoir la dernière absolution, monseigneur répondit : Oui. Mais, ajouta ce religieux, la fluxion empêchant l’usage libre de votre parole, unissez votre cœur et vos affections aux sentimens de contrition et d’humilité lesquels je forme. Puis, pour signe à moi et à cette compagnie que vous êtes véritablement repentant de tous les péchés et infidélités de votre vie passée, serrez-moi la main… Ce que le malade fit fortement et à diverses reprises. Après l’absolution, le père Léon, prenant les reliques, lui fit prononcer plusieurs fois : Jésus Maria ! Puis, prenant une croix, il la présenta au mourant, il lui parla de la rédemption, et lui dit : Monsieur, serrez-moi encore la main pour témoigner que vous consentez à tous les mystères de la rédemption. Le cardinal respirant à peine, le père Léon sentit une faible pression. Cependant une sueur froide s’étant déclarée, et un hoquet sans force s’étant fait entendre, la séparation de l’ame eut lieu chez le cardinal[17]. »

Ainsi mourut, dans la cinquante-huitième année de son âge, le ministre que son roi allait suivre de si près dans la tombe ; ainsi l’on vit à l’instant suprême le prêtre se dégager des ombres passagères pour embrasser la colonne éternelle qu’il parut si long-temps avoir oubliée. Richelieu, comme Napoléon, avait remué les choses de la terre sans rompre au fond de son cœur la chaîne qui les rattache au ciel. Qu’on lise avec quelque soin les volumineux écrits composés par lui ou sous sa direction immédiate, on y trouvera à chaque page une profession ardente des dogmes catholiques, et l’on sera frappé surtout du soin minutieux qu’il prend pour se défendre de toute pensée contraire aux intérêts même temporels de l’église. Ce n’est pas seulement le croyant qui se révèle dans les ouvrages de Richelieu, c’est le prêtre avec l’esprit de son corps, qu’il conserve dans toute sa vivacité lors même qu’il a perdu l’esprit de son état. Dans son plan de gouvernement, le cardinal prépare pour l’église une constitution indépendante ; il veut lui rendre la plénitude de sa juridiction usurpée par les parlemens, et cet homme qui a humilié les cours souveraines, anéanti les franchises des provinces et des cités, déshabitué la France de toute résistance à la couronne, aspire à relever de ses propres mains, dans toute la hauteur de sa liberté, la grande église dont il est le prince et le ministre[18] !

C’est en partie par ce motif que le XVIIIe siècle a trouvé bon de nier l’authenticité des écrits politiques du cardinal. Il n’a pas compris qu’on pût rester chrétien par l’esprit et par la foi, lorsqu’on l’était si peu par le cœur et par la charité. Rien de plus vrai pourtant, rien de plus commun dans le cours ordinaire des choses humaines. Les imputations portées contre les mœurs de Richelieu ne détruisent pas davantage ce fait incontestable. Les pamphlets et les satires d’une époque pleine de passion ne sont pas des preuves aux yeux de l’histoire, et, en remontant à la source des bruits populaires qui atteignent la vie privée du cardinal dans ses plus intimes affections domestiques, le doute est plus que permis à quiconque s’est livré à une investigation consciencieuse. Les faiblesses de Richelieu, fussent-elles constatées, ne seraient, d’ailleurs, qu’une triste contradiction de plus dans cet abîme de contradictions qui fait le fond de notre nature.

Ni la vie ni le caractère des hommes ne sont tout d’une pièce. Chez ceux-là même qui se présentent dans l’histoire avec un profil fortement dessiné, il est facile de constater l’empire des tendances les plus diverses, souvent les plus opposées. N’avons-nous pas montré Richelieu se glissant aux affaires à force de souplesse pour élever l’autorité à une hauteur où personne avant lui ne l’avait encore placée ? Ne venons-nous pas de le voir faire en quelque sorte deux parts de lui-même, en se servant de ses défauts pour conquérir le pouvoir, et de ses qualités pour l’exercer ?

L’histoire ne portera pas sur son œuvre un autre jugement que sur sa personne. Elle dira que les moyens employés pour atteindre le but manquèrent de modération et de mesure, mais que ce but fut grand et légitime en soi ; elle constatera que la pensée politique de Richelieu était supérieure à celle des conspirateurs de cour, de toute la hauteur qui l’élevait lui-même au-dessus de ses ennemis. Il mourut dans la pleine possession de sa gloire, sans que sa mort compromît son ouvrage, chose rare pour les ministres qui ont long-temps gouverné. Il lui fut donné de désigner son successeur, et celui-ci trouva devant lui les mêmes intérêts et les mêmes adversaires, affaiblis par les coups que le cardinal leur avait portés. Rien de considérable ne se fit en Europe pendant toute une génération que Richelieu ne l’eût prévu ou préparé ; et jusqu’à la paix des Pyrénées, où le génie de l’Espagne fléchit enfin sous celui de la France, Anne d’Autriche continua la politique du ministre dont elle était l’ennemie personnelle. Louis XIV la recueillit comme un précieux héritage, et son étoile ne pâlit pas, tant qu’il lui resta fidèle.


L. de Carné.
  1. Voyez les livraisons des 1er et 15 novembre.
  2. M. Frédéric de Schlegel, Philos. der Geschichte.
  3. 5 septembre 1619.
  4. 2 juillet 1620.
  5. 12 mai 1629.
  6. Histoire des guerres et des négociations qui ont précédé le traité de Westphalie, par le père Bougeant, liv. II, par. LXXIII.
  7. Le passage suivant des Mémoires de Richelieu contient un extrait textuel des instructions adressées à M. de Charnacé sous la date du 24 décembre 1630, en lui envoyant ses pleins pouvoirs : « Il eut charge de dire au roi de Suède que sa majesté, touchée comme lui des misères de l’Allemagne, et semblablement aussi de la jalousie de voir agrandir proche de ses frontières une maison aspirant à la monarchie universelle, et de qui l’ambition n’avait point de bornes que celles qui lui sont opposées par une forte et puissante résistance, désirait contribuer de sa part à ce qu’il fût le chef d’une armée de trente mille hommes de pied et de huit mille chevaux, qui serait employée à maintenir la liberté des princes, communautés et villes de l’empire, à conserver la sûreté du commerce des deux mers Baltique et Océane et de leurs ports, à obtenir de l’empereur, par remontrance ou par force, de ne plus molester par les armes l’Allemagne ni les provinces qui en sont voisines, et retirer ses garnisons des provinces et villes libres ; à faire que le roi d’Espagne se retirât des lieux qu’il occupait dans l’Allemagne, et que toutes les forteresses qui avaient été bâties de part et d’autre sur la côte des deux mers Baltique ou ailleurs, dans la haute et basse Allemagne et sur les terres des Grisons, fussent démolies.

    « Que, s’il s’y voulait obliger, elle l’y assisterait de 600,000 livres, tant que le traité durerait, qui lui semblait devoir être de cinq ou six ans, sauf à le prolonger, s’il en était besoin ; mais que ce serait à condition que les princes, communautés et peuples qui étaient compris dans une ligue offensive catholique d’Allemagne, ne seraient inquiétés en aucunes choses qui leur appartissent légitimement, et que notamment la Bavière ne serait point troublée dans la possession de son électorat et autres droits qui se trouveraient lui appartenir raisonnablement, et que dans les lieux qui seraient rendus ou pris par force, l’on ne changerait point l’état de la religion, mais qu’au contraire l’exercice de la religion catholique, apostolique et romaine serait permis en ceux même où il n’était pas auparavant. — Ces propositions devinrent la base du traité lui-même, sauf le taux du subside, qui fut doublé, et porté à 240,000 rixdalers pendant tout le temps que durerait la guerre de l’empire. (Voyez le traité de Bernwalt, dans Dumont ; Corps diplomatique, t. VI, p. 1 et le père Bougeant, liv. III, par. XXI).

  8. Mémoires de Richelieu, liv. XXV.
  9. 7 octobre 1634.
  10. 8 février 1635. — La France devait avoir Cambrai et le Cambrésis, le Luxembourg, les comtés de Namur et de Hainault, l’Artois et la Flandre, jusqu’à une ligne qu’on tirerait de Blankenberg entre Dam et Bruges à Rupelmonde. Tout le reste des Pays-Bas espagnols était attribué à la Hollande. La paix ne devait être négociée que de concert.
  11. Juillet 1635.
  12. 26 octobre 1635.
  13. La lettre adressée par le père Caussin à Mlle de La Fayette de Quimper-Corentin, lieu de son exil, est un des plus curieux monumens épistolaires de cette époque. Jamais les intérêts humains et les considérations politiques n’ont été enlacés d’une manière aussi spécieuse à la spiritualité la plus élevée. Elle a été imprimée tout entière à la suite de l’ouvrage de M. A. Jay, Histoire du ministère du Cardinal de Richelieu, 2 vol. in-8o ; Paris, 1816.
  14. Liv. VI, chap. 64.
  15. Procès d’Alpheston, de Chavagnat, de Castrin, du père Chanteloube. — Recueil de pièces à la suite de Leclerc, t. IV. On lira peut-être avec intérêt la liste complète des personnes exécutées sous le ministère de Richelieu. La voici telle qu’elle est dressée dans ce recueil, publié à la suite de l’édit d’Amsterdam, 1753. Elle est de nature à redresser beaucoup d’erreurs sur le nombre des victimes immolées à la politique du cardinal.

    Pendant un ministère de dix-huit années, quarante-sept condamnations capitales furent prononcées par les cours de justice et par les commissions pour crimes de lèse-majesté ou de trahison. De ces quarante-sept condamnations, dix-neuf ne furent portées que par contumace ; elles atteignirent les ducs de la Vallette, de Guise, de Rohan, d’Elbeuf, de Roannès, etc., mais ces condamnations ne furent jamais exécutées qu’en effigie. Celles qui furent suivies d’une exécution sanglante sont au nombre de vingt-six, et se répartissent comme suit :

    Pour crime de haute trahison : le comte de Chalais, 1626 ; M. de Beauffort, gouverneur de Pamiers, 1628 ; le duc de Montmorency, 1632 ; les sieurs Deshayes, Cormenin, d’Entragues et de Capistran, comme impliqués dans la révolte de M. de Montmorency ; le vicomte d’Hautefort de l’Étrange, 1632 ; MM. de Cinq-Mars et de Thou, 1642.

    Pour crime prétendu de péculat, le maréchal de Marillac, 1632.

    Pour contravention aux édits royaux sur le duel, le comte de Boutteville et le comte de Rosmadec Deschapelles, 1627.

    Pour machination avec l’ennemi, le sieur Clausel, baron de Saint-Angel, 1636.

    Pour entreprises à main armée sur le territoire, le sieur de Hencourt et le capitaine du Val. 1638.

    Pour évasion d’un prisonnier d’état, le sieur Gaspard Boullay 1636.

    Pour faits prétendus d’indiscipline militaire, les sieurs de Saint-Preuil, de Montgaillard, Anisy et Saint-Léger.

    Pour imputations de sortilége et d’alchimie, Le Plessis, 1631 ; Gargon, 1633, Urbain Grandier, 1634.

    Enfin pour attentat contre le cardinal, les personnes dont les noms sont cités au commencement de cette note.

  16. « Après avoir donné une ample déclaration au roi du crime auquel le sieur de Cinq-Mars, grand-écuyer de France, nous a fait tomber par ses pressantes sollicitations, recourant à la clémence de sa majesté, nous déclarons que nous nous tiendrons extrêmement obligé et bien traité s’il plaît à sa majesté de nous laisser vivre comme un simple particulier dans le royaume, sans gouvernement, sans compagnie de gendarmes ni de chevau-légers, ni sans pouvoir jamais prétendre pareille charge, ni administration telle qu’elle puisse être, à quelque occasion qu’elle puisse arriver. Nous consentons, en outre, à la vie particulière que nous supplions sa majesté de nous permettre de mener, sans avoir aucun bien que celui qu’il plaira au roi de nous prescrire, et sans pouvoir tenir auprès de nous aucune personne que sa majesté nous témoigne lui être désagréable : le tout sous peine de décheoir, par la moindre contravention à tout ce que dessus, de la grace que nous supplions le roi de nous accorder, après la faute que nous avons commise. » (Déclaration du duc d’Orléans, enregistrée au parlement de Paris le 3 août 1642.)
  17. Récit véritable de ce qui s’est fait et passé à la mort de M. le cardinal de Richelieu. — Lettre à M. le marquis de Fontenay-Mareuil, ambassadeur à Rome, 7 décembre 1642. — Collection Fontanieu, t. CCCCLXXXV.

    La plupart des historiens de Richelieu, entre autres Levassor et Leclerc, ont emprunté aux Mémoires non suspects de Montrésor le récit des derniers momens du cardinal. Ces détails sont d’ailleurs trop authentiques pour avoir été contestés, même par ses plus fougueux ennemis.

  18. Voyez surtout, dans le Testament politique, le chapitre II, de la Réformation de l’ordre ecclésiastique, etc., etc.