Le Carillonneur/I/VII

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Charpentier (p. 58-63).
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Première partie — VII.

VII


Joris Borluut commençait à ne plus voir clair en lui-même. Chaque fois qu’il s’en revenait de la tour, un trouble persistait en lui, durant de longs moments, un désarroi de toutes ses idées, une éclipse de sa volonté. Il se cherchait. Il se sentait à la dérive. Sa tête charriait des nuages. Le carillon survivait, l’accompagnait de sa pluie sonore qui pâlissait tous les autres bruits de la vie… C’est surtout dans les affaires de son cœur que la confusion s’augmentait. Depuis un assez long temps déjà, Borluut s’était aperçu qu’il n’allait pas assidûment, le lundi soir, chez le vieil antiquaire pour l’unique agrément de voir Van Hulle lui-même et Bartholomeus et Farazyn et les autres partisans de la Cause flamande, et pour s’exalter avec eux à de grands espoirs civiques. Il n’y avait pas, dans ce plaisir, que l’amour de la ville. Un autre amour s’insinua… Les deux filles de Van Hulle assistaient à ces soirées, différentes, mais séduisantes l’une et l’autre. De leur présence, une sensation de douceur émanait, s’intercalait invisiblement entre les rudes propos belliqueux. Elles mettaient là comme un sachet dans des drapeaux. Personne n’avait pris garde à elles. Bartholomeus, d’ailleurs, et les autres, paraissaient des célibataires endurcis. Pourtant le charme opéra…

Maintenant Borluut essayait de reconstituer la manigance. C’est très difficile de remonter à la source. Une passion naît comme un fleuve. Ce fut d’abord quelque chose d’imperceptible. Il était plus heureux chaque lundi et dans l’attente du soir. Arrivé à la réunion, il se mettait surtout à parler pour les jeunes filles, tâchant d’être éloquent afin de leur plaire, exprimant l’avis qu’il leur supposait. Il chercha une approbation sur leurs visages. Bientôt, en s’en retournant, dans la pleine nuit, parmi le vide des rues, il se sentit accompagné par elles, resta obsédé en s’endormant et même dans son sommeil. D’autres fois, ayant reconduit ses amis jusque chez eux, il lui arriva de revenir, seul, devant la maison de Van Hulle, attendant, à quelque fenêtre éclairée encore, la silhouette noire, déjà à demi dévêtue, de Godelieve ou de Barbe. Fièvre nocturne ! Station haletante d’une ombre qui cherche à s’identifier avec l’ombre, avec l’obscure façade d’en face, pour surprendre quelque aspect, entrer par avance dans une intimité un peu nuptiale. Borluut guettait, s’en allait, revenait encore. Certains soirs surtout, où il avait cru remarquer un acquiescement à son trouble, une communauté d’émoi avec lui. C’est Godelieve surtout, elle qui semblait plus close dans ses robes, qu’il rêvait de voir sur l’écran du store.

Elle était si hermétique, cette Godelieve ! Certes, elle souriait un peu, quand il se tournait vers elle, quand il parlait. Mais d’un sourire indéfinissable, dont on ne savait même pas s’il était plus heureux que triste, autant celui du souvenir que de la joie secrète, et peut-être tout simplement un pli qui s’immobilise, une expression héréditaire, l’écho d’un bonheur qu’une de ses aïeules a connu…

D’ailleurs, elle donnait tout entière cette impression d’une douce personne d’autrefois. C’était le type primitif et intact de la Flandre. Puberté blonde comme les Vierges qu’on voit dans les Van Eycks et les Memlings. Des cheveux de miel ; et qui, déroulés, ondulent en frissons calmes. Le front est ogival, monte en arc cintré, paroi d’église, muraille lisse et nue, où les yeux plaquent leurs deux vitraux monochromes.

Joris se sentit d’abord attiré à elle… Maintenant, sans savoir comment, il en était arrivé à rêvasser de Barbe. Sa beauté tragique l’obsédait. Elle avait un teint étrange, comme soufré d’un orage intérieur. Et sa bouche trop rouge lui faisait trouver fades, par moments, les lèvres roses de Godelieve. Pourtant Godelieve lui avait plu ; elle lui plaisait encore, certes ; c’était une si jolie petite vierge ; et bien flamande, bien selon son idéal de Bruges et son orgueil exclusif de la race. Barbe semblait l’étrangère ; oui ! mais quel arôme et quelle promesse de voluptés montait d’elle ! Voilà pourquoi il s’était dépris de Godelieve. Il ne savait plus maintenant où son cœur en était. C’est la faute du beffroi. C’est depuis le jour où il avait vu la cloche de Luxure. Instantanément, devant tous ces péchés en relief, ces accouplements comme brodés, ces grappes de seins, vendanges pour l’Enfer ! — il s’était mis à évoquer Barbe, il avait regardé sous la cloche comme s’il regardait sous sa robe. Un grand désir charnel l’assaillit… Et ce désir, né là-haut, l’avait accompagné à terre. Tandis que, en revoyant les deux sœurs, il se trouvait repris par l’émoi initial, reconquis à la grâce ogivale de Godelieve, aussitôt son désir de la tour renaissait, exigeant, tumultueux. Trouble inextricable ! Il semblait que la maison et la tour l’influençaient en sens contraire. Dans la demeure de Van Hulle, il n’aimait que Godelieve, si bien appariée aux vieilles choses, elle-même comme un ancien portrait ; et il songeait au calme qu’elle mettrait dans sa vie, s’il l’épousait, avec cet éternel sourire de mystère qui a l’air de s’immobiliser pour ne rien déranger du silence ! Au contraire, dans le beffroi, il n’aimait que Barbe, tourmenté de désirs, d’une curiosité d’elle et de son amour, sans doute à cause de la cloche obscène, noire alcôve où il s’engouffrait avec elle, la possédait déjà, participait de tous les péchés représentés dans le bronze…

Borluut aurait bien voulu savoir, élucider son cas.

Il ne voyait plus bien clair dans la vie, depuis qu’il montait à la tour. Or, ces alternatives le rendaient très malheureux, au fond. Il cherchait à se ressaisir, à raisonner.

— Ah ! qu’on est misérable, songeait-il. Que tout est mal arrangé ! Comme ils sont fragiles, les éléments qu’on a de sa destinée ! Et qu’il est difficile de la reconnaître ! On n’en sait qu’un détail, une couleur d’yeux ou de cheveux. Ainsi pour lui, par exemple, depuis toujours il attendait ces yeux couleur de l’eau, que Barbe et Godelieve ont toutes les deux. Il voyait sa destinée venir vers lui avec ces yeux-là. Mais sur quel visage, avec quelle bouche, quelle chevelure, quel corps, quelle âme surtout, faut-il choisir de tels yeux ? Nous ne savons, en somme, que suffisamment pour nous égarer. L’élément connu, qu’on possède par instinct, par vague avertissement, est comme une clé que le sort nous jette. Et on se met à chercher la maison de cette clé, qui serait la maison de son bonheur. Par malheur, la clé ne va pas que sur une seule porte. On cherche… Tâtonnement ! Mains aux ténèbres ! Gestes pour arrêter l’horizon qui passe ! Et puis on entre, au hasard. Le plus souvent, on s’est trompé ; ce n’est pas la maison heureuse. Elle y ressemble un peu. On songe parfois qu’on aurait pu entrer dans une demeure pire. Mais on songe aussi qu’on aurait pu, comme cela arriva sans doute à quelques-uns, pénétrer exactement dans l’unique maison privilégiée, dans la maison de son bonheur. Et la conscience qu’elle existait quelque part suffit à dégoûter de celle où l’on vit… Pourtant, on se résigne, le plus souvent.

Alors, concluait Borluut, puisqu’on ne sait rien, il est inutile de choisir. Et d’ailleurs, c’est la destinée qui fait tout. Notre volonté s’illusionne. Ainsi, quand il s’analysait en dernier ressort, il lui semblait bien que s’il eût été libre il aurait continué à préférer Godelieve ; mais que sa destinée le poussait à désirer Barbe, et que c’est celle-ci, finalement, qu’il épouserait…