Le Carillonneur/I/X

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Charpentier (p. 86-90).
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Première partie — X.

X


Van Hulle, après le mariage de Barbe, avait cessé d’être antiquaire. Il se débarrassa de ses meubles anciens, de ses vieux bibelots, gardant les plus précieux pour lui-même et sa demeure. Il estimait qu’il avait des rentes suffisantes pour s’éviter le dérangement des amateurs, des étrangers de passage, qui entraient chez lui, regardaient, maniaient quelques objets avec ce plaisir du bout des doigts, cette petite volupté des mains de collectionneurs qui sont des tactiles — et, le plus souvent, sortaient sans rien acheter. Quant à lui, il vieillissait et voulait être tranquille, tout au plus recevoir encore, le lundi soir, Borluut, Bartholomeus et les autres, par une ancienne habitude, car il ne s’intéressait plus à la Cause flamande qu’il jugeait dénaturée et en proie aux politiciens.

Et puis, en secret, il s’était surtout décidé à la retraite pour appartenir tout à son idée fixe, à sa collection qui s’augmentait, se compliquait. Ce n’était plus seulement d’avoir de belles pendules ou des horloges rares que Van Hulle s’inquiétait. Il s’était mis à les aimer autrement que comme des natures mortes. Certes leur aspect extérieur importait, leur architecture, leur mécanisme, leur valeur d’art. Mais, s’il en avait tant rassemblé, c’est avec un autre souci encore, et pour répondre à son étrange préoccupation de l’heure exacte. Il ne lui suffisait pas qu’elles fussent intéressantes. Il s’ennuyait de la différence d’heure qu’elles marquaient. Surtout au moment des sonneries. L’une, très vieille, était détraquée, s’embrouillait dans ce compte de la fuite du temps qu’elle répétait depuis si longtemps. D’autres se trouvaient en retard, petites pendules Empire aux voix d’enfants presque, comme de pendules pas encore adultes. En somme, les pendules et les horloges étaient toujours en désaccord. Elles avaient l’air de courir l’une après l’autre, de s’appeler, de s’être perdues, de se chercher à tous les carrefours variables de l’heure.

Van Hulle était contrarié de ne jamais les voir à l’unisson. Quand on vit ensemble, n’est-il pas meilleur qu’on se ressemble ? Il aurait aimé les voir toutes aller de même, c’est-à-dire penser de même, penser comme lui, marquer, sans plus dévier, une heure homogène dont il leur aurait donné le signal. Mais cet accord était un miracle qui jusqu’ici lui avait paru impossible.

Autant vouloir que tous les galets de la mer, venus des coins opposés de l’horizon et roulés par tant de marées inégales, soient d’un identique volume. Pourtant il essaya. Il s’était fait initier par un horloger, connaissait maintenant les roues, les ressorts, les dents, les clous de diamant, les subtils engrenages, les chaînes, les circuits, tous les nerfs, les muscles, l’anatomie entière de cette bête d’acier et d’or dont le pouls égal marque la vie du temps. Il avait acheté les outils nécessaires, des limes, de fines scies, de minuscules instruments, pour démonter, polir, arranger, corriger, guérir les délicats organismes, si impressionnables. À force d’observation, de patience, de minutie, retardant celle-ci, avançant celle-là, secourant chacune dans le sens de sa faiblesse, peut-être arriverait-il un jour à ce qui était son rêve obsédant, son idée fixe devenue plus précise et maintenant formulée : les voir enfin toutes à l’unisson ; les entendre, ne fût-ce qu’une fois, sonner l’heure en même temps, tandis que l’heure pareille sonnerait au beffroi. Atteindre cet idéal d’avoir unifié l’heure !

La manie de Van Hulle persista. Il ne se décourageait point. Il passait de longues journées dans son Musée d’horloges, tâchant de mettre au même point les cadrans, tout au rêve de l’heure identique, tout au plaisir de ses amusants travaux d’horlogerie. Devant son établi, un verre grossissant dans l’arcade sourcilière, il découvrait le fonctionnement des ressorts, les petites maladies des rouages, les bacilles des fines poussières. Et c’était passionnant pour lui comme des recherches de laboratoire.

Joie d’une idée fixe ! Contentement d’une vie qu’un idéal quelconque absorbe ! Doux piège où descend l’Infini, comme le soleil dans le morceau de miroir que tient la main d’un enfant…

Paix et silence de la demeure qu’un rêve unique emplit ! Van Hulle était heureux, surtout depuis le départ de Barbe, dont les humeurs et les querelles troublaient et déchiraient de cris aigres cette solitude où l’on n’entendait que le cœur régulier des horloges.

Le cœur de Godelieve aussi ; mais il était si calme ! Et si à l’unisson, songeait Van Hulle, avec le sien ! C’est même ce qui l’avait inconsciemment conduit à rêver l’accord des horloges. N’est-ce pas réalisable pour des rouages mécaniques et la vie passive des choses, puisqu’il avait accompli, avec Godelieve, l’accord plus compliqué et mystérieux de deux êtres ?

Même leurs occupations semblaient parallèles. Tandis que lui maniait les fils mystérieux de l’heure, tous les fils d’or intérieurs des horloges, Godelieve, casanière de plus en plus, combinait les fils blancs, non moins ténus et enchevêtrés, de son carreau de dentellière.

Il s’agissait aussi de les unifier, de ramener les fils innombrables à un ensemble strict : le voile de dentelle que, très pieuse maintenant, elle promit à la Madone, enclose dans une armoire de verre, au coin de la rue où ils habitent… Il serait long à finir, mais elle avait le temps, dans son existence vide et un peu d’une vieille fille déjà. Elle accumulait au fur et à mesure : une fleur, des rosaces, un emblème — fragments épars du voile dédié. N’était-ce pas comme une collection, aussi, de dessins successifs, avant l’aboutissement du voile total ?

Ressemblance ! Identité ! Vie à deux, où l’un était l’autre, ensemble et tour à tour ! L’un disait ce que l’autre pensait. L’un regardait avec les yeux de l’autre. Ils se comprenaient sans se parler. De vivre toujours à deux, ils furent comme des miroirs face à face, qui reflètent les objets l’un dans l’autre. Van Hulle aimait Godelieve d’une affection jalouse. Naguère il souffrit dans son cœur et presque dans sa chair, à la pensée qu’un homme aurait pu l’aimer, l’embrasser. Mais il la chérissait surtout comme la conscience de lui-même, la preuve de sa propre existence. Il lui semblait que, sans elle, il serait un mort.