Le Carillonneur/II/I

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Charpentier (p. 145-149).
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Deuxième partie — I.

DEUXIÈME PARTIE

L’AMOUR

I


Godelieve, après le décès de l’antiquaire, était venue habiter chez sa sœur, dans la maison de Joris. Elle n’avait plus osé rester seule, à cause du mort, à cause des souvenirs du mort.

— De quoi as-tu peur ? lui demandait-on.

— De rien et de tout. On croit toujours que les morts ne sont pas tout à fait morts et qu’ils vont revenir.

Godelieve s’effrayait de son ombre, de son propre pas, du moindre bruit insolite. Son image surgie en un miroir venait au-devant d’elle comme un fantôme. Elle avait peur du soir surtout, redevenait comme un enfant, regardait sous son lit, agitait les plis de silence des rideaux. Il lui semblait qu’elle allait à chaque instant heurter un cadavre.

Ah ! ces effrois des lendemains de la mort ! Et le souci du défunt lui-même, un scrupule de lui avoir mal fermé les yeux. Et la petite odeur implacable qui s’obstine, fade et têtue, dans les chambres : sueur d’agonie ou cire consumée.

Godelieve avait dû abandonner la vieille demeure de la rue des Corroyeurs-Noirs, mais pour un moment, crut-elle, le temps de laisser s’évaporer ses souvenirs, les tableaux et les relents funèbres. Maintenant des mois s’étaient écoulés, et l’arrangement provisoire semblait définitif.

Joris aussi avait été impressionné vivement par ces scènes de la mort. Cela arrive toujours quand on y assiste de près et qu’il s’agit de quelque proche. Chacun les rapporte à soi-même. On se voit à son tour gisant et pâle de la dernière pâleur. C’est tout à coup, au milieu du train de la vie, des ambitions, des chagrins, des affaires, la vision de la seule réalité. On confronte ce qu’on est avec ce qu’on sera. Joris, à vrai dire, pensait souvent à la mort. Il lui arrivait, quand il se trouvait devant une glace, de clore presque les yeux et de se regarder, à cause du recul et du pâlissement que donne un miroir, avec déjà le visage simplifié et exsangue qu’il aura, mort !

Pourtant, la fin de Van Hulle l’avait troublé d’un émoi plus grand. Ç’avait été pour lui comme un exemple, une leçon solennelle, au bord de la tombe. Il se rappela, durant des semaines, les visions dernières de l’antiquaire, qui avaient dû enchanter son agonie, et le sourire d’extase sur sa face. Il entendit longtemps son cri suprême : « Elles ont sonné ! » Il avait donc atteint son rêve, à force de l’avoir désiré. Il faut se rendre digne des accomplissements…

Joris demeura songeur, faisant un retour sur lui-même, récapitulant sa vie.

Lui aussi avait vécu en plein rêve. Si on se mérite son rêve à force de renoncer à la vie, il pourrait à son tour se le mériter. Car il avait bien renoncé à la vie pour lui-même. Il s’était tout voué à la ville, extériorisé, transposé en elle. Sans doute qu’il lui serait donné, comme à Van Hulle, de contempler son idéal au moment de la mort.

Mais la minute est brève ! Et la réalisation du rêve, quant à lui, si anonyme ! D’autres, les artistes, les créateurs, doivent se voir, à cet instant, immortels, sacrés d’un laurier qui suffit à rafraîchir sur leur front la sueur de feu. Lui, à cause de son œuvre objective, pourrait seulement, un peu comme l’antiquaire, s’écrier avant de mourir : « La ville est belle… La ville est belle ! », sans jouir d’un orgueil personnel, ni vaincre la mort en sachant son nom déjà projeté dans les siècles. C’est pour cet aboutissement vain qu’il avait renoncé à la vie.

Joris resta, un long temps, troublé, perplexe, hésitant sur sa destinée et sur lui-même. Il avait jusqu’ici suivi un grand chemin monotone, sans s’arrêter, sans regarder aux alentours. Il avait vécu, aimanté par un but unique, un idéal rare, mais tout à coup il se prenait à en douter.

La mort de Van Hulle lui fut une étape où il s’examina lui-même. Ne s’est-il pas mal orienté ? N’y a-t-il pas un meilleur moyen de bonheur et de bonheur immédiat ? N’est-ce pas un leurre, pour voir, une minute, son rêve réalisé, de renoncer à la vie ? Ainsi la leçon de la mort tournait contre elle-même.

Joris trembla de s’être trompé ; il pensa avec angoisse :

— Tant d’années, déjà, perdues pour le bonheur !

C’était la faute de la tour.

Il avait voulu monter au-dessus de la vie ! Ascensionner dans le rêve !

Or, à la mort de Van Hulle, il connut la certitude, mais aussi l’inanité, des réalisations d’un long rêve ! Peut-être que la vie valait mieux. Il y a des plaisirs plus réels auxquels il ne songea jamais, et qui suffisent à la joie des autres hommes. Van Hulle, comme lui, les avait ignorés et répudiés pour la poursuite d’un but qui n’était qu’en lui-même. La Cause flamande aussi, dont il fut le premier apôtre, apparaissait déjà un beau mensonge. Elle périclitait. Joris prévoyait qu’à son tour il s’y dépenserait en vain. Et quant à son culte pour Bruges, il était inutile comme le culte pour un tombeau.

Vivre ! il fallait vivre ! L’existence est si éphémère ! Certes, c’était le beffroi qui l’avait découragé de la vie et lui donna le goût de la mort. Maintenant, lorsqu’il y entrait, il sentait, à chaque marche gravie, qu’il quittait une nouvelle possibilité de joie. Désormais il monta dans la tour avec un doute. Il lui sembla qu’il avait tort de déserter la vie où quelque chose l’appelait, le retenait avec une voix proche et des promesses mystérieuses. Parmi l’escalier étroit, ses ténèbres et cette humidité de sépulcre, ce fut pour lui comme si, un moment, il cessait d’être, anticipait sa mort. Dans ce temps-là, il ne s’attarda plus au sommet de la tour, après l’office réglementaire du carillon. Quand il en redescendait, il avait l’impression d’être allé mourir un peu.