Le Carillonneur/II/III

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Charpentier (p. 161-165).
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Deuxième partie — III.

III


— Si Dieu avait voulu !

Cette parole de Godelieve, depuis lors, influença Joris, l’obséda, colora l’air devant lui, imagea son sommeil. Plainte du regret inconsolé ! Murmure d’une source qu’on croyait morte ! Cri d’aveu soudain jailli, et qui retentit dans son malheur comme une voix dans un cimetière. La jeune fille avait trahi, d’un coup, le secret de sa vie. Son amour, cru éphémère et de surface, subsistait. Il réapparaissait çà et là comme l’eau des canaux dans la ville.

Joris se rappela les preuves successives : la révélation du vieil antiquaire ; plus tard, la demi-confession de Godelieve, quand lui-même la poussait au mariage ; enfin, maintenant, la phrase échappée, toute décisive, presque instinctive et qui a la sincérité d’un geste.

— Si Dieu avait voulu !

Elle n’était donc point guérie ? Elle serait inguérissable. Il y a des femmes qui aiment jusqu’à la mort ! Joris comprenait maintenant sa douceur répandue, son zèle au foyer, et cette vigilance à tout pallier, ce regard qui calme, cette voix qui édulcore. Elle était, dans sa maison agitée, une part de bon silence. Elle cherchait à faire heureux chez lui. Peut-être qu’elle n’était venue habiter avec eux que dans ce but, par tendresse continuée pour lui, afin de lui être une protection et un réconfort, comme une sœur du moins, une Sœur de charité qui le panserait chaque fois qu’il serait blessé et en sang. Et dire qu’elle aurait pu être sa femme ! Il ne cessait d’évoquer la possibilité perdue, l’existence enchantée qu’il aurait eue. Lui-même se répétait le soupir nostalgique de Godelieve : « Si Dieu avait voulu ! »

Désormais, quand il ascensionna dans la tour, il n’eut plus l’impression de s’avancer dans la mort. La phrase d’éclaircie l’accompagnait. Elle marcha devant lui, gravissant une à une les marches obscures. Elle le devançait, courait d’une haleine jusqu’au sommet, puis redescendait à sa rencontre, grossie par le vent, haletante d’avoir couru. Joris n’était plus seul. Il montait avec la phrase aimante qui était la voix de Godelieve. Et il répondait à cette voix. Il parlait tout haut, contait ses espoirs, abolissait le passé mauvais, conversait durant des heures avec elle. Maintenant le beffroi ne lui faisait plus peur ; il n’en voulait plus à la tour d’avoir quitté la vie.

Au contraire, il y emmenait la vie avec lui. La voix de Godelieve, c’était Godelieve elle-même. Elle l’avait suivi dans la chambre de verre. Elle était là, tout près de lui, invisible, mais présente et murmurante. Ils se disaient des choses comme on ne s’en dit qu’au sommet des tours et des montagnes, les choses du seuil de l’Infini et que Dieu peut entendre.

C’est pour elle que Joris joua du carillon. Il illustra leur histoire par les cloches. Ce fut comme la rencontre d’un malheur et d’une joie : d’abord une lamentation des basses, le ruissellement des sons graves, une eau noire versée des urnes intarissables, un déluge de bruit disant un désastre et un désespoir sans fin ; puis le vol blanc d’une clochette frêle, essor insistant et grandissant, palpitation argentine d’une venue de colombe qui annonce le salut et l’arc-en-ciel. Toute la vie du carillonneur s’envola de la tour.

Lui-même ne se rendait pas toujours compte de son jeu et que les cloches ébruitaient son âme. Cette fois, pourtant, il fut conscient et s’avoua que Godelieve était la colombe du déluge, la petite cloche blanchissant le désastre. À cause de la phrase qui ne le quittait plus et était montée avec lui, il subit peu à peu le charme. Il n’avait plus hâte de redescendre dans la vie, puisqu’il avait entraîné la vie à sa suite. La voix de Godelieve vivait avec lui, là-haut. Maintenant ils étaient à deux. Joris s’attarda de longues heures, répondant à la voix, escomptant un avenir meilleur. Il ignorait lequel. Pour le moment, il était tout au trouble qu’une parole tendre fût entrée dans sa vie. Mais peu à peu le rêve se précisa. Dans le jeu du carillon, la petite clochette frêle et blanche chanta plus fort, se rapprocha, lui picora le cœur. En même temps le jaillissement des sons graves, l’eau noire des grandes cloches, se raréfièrent, furent bientôt taris. Il n’y eut plus qu’une vaste joie où palpita la colombe de la clochette qui était la phrase de Godelieve devenue son âme elle-même. Oui ! l’âme de Godelieve l’entourait, venait, allait se poser sur lui.

Joris se sentit tout entier entré dans une lumière nouvelle. Illumination, comme une aube, de l’amour qui recommence ! Reprise de la vie, après le déluge qu’on crut final ! Douceur du deuxième amour !

Si chaste et si principalement mental, celui-ci ! Joris pensait à Godelieve, comme il aurait pensé à une sœur partie enfant, qu’on crut morte, et qu’on retrouve, affection supplémentaire et inespérée.

Il l’évoquait toute vigilante, consolatrice, si peu femme vraiment, ange gardien plutôt. Ce deuxième amour, du milieu de la vie, surtout pour ceux qui ont souffert, est si différent de l’autre. Il apparaît comme un asile, une douceur de confiance et d’échange d’âmes. La chair d’abord y a peu de part. Pour Godelieve, Joris n’osait pas l’effleurer d’une pensée qui ne fût tout respect. Elle était si pudique, close en des robes chastes, mystique, pieuse même, d’une foi intime et profonde. Quelle différence avec sa passion d’autrefois pour Barbe ! Ici, dans la tour, il était à même de comparer, car c’est ici, à cause de la cloche de Luxure, qu’il conçut ce violent désir d’elle. Les sens en feu, une fièvre au visage, il avait pensé à cet amour, comme on doit penser à un crime. Dans la cloche obscène, il avait cherché son corps, imaginé son spasme. Maintenant, au contraire, qu’une tendresse immense pour Godelieve l’envahissait, il eut peur de la cloche de Luxure ; il ne s’aventura plus sur la plate-forme supérieure où elle est suspendue, à côté de la cloche qui sonne l’heure ; il la fuit ; il la détesta comme un vase de péchés, comme une image satanique qui aurait sali et avili sa pure vision. Et Godelieve, n’étant pour lui qu’une âme, s’incarna dans la clochette, dont la chanson blanche, en ce temps-là, plana, domina tous les jeux du carillon, musique d’éclaircie et d’embellie, qui, une fois encore, fut le tableau de sa vie.