Le Carillonneur/III/V

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Charpentier (p. 276-294).
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Troisième partie — V.

V


Joris n’avait pas oublié le vœu, fait naguère par Godelieve, d’aller en pèlerinage à la Procession des Pénitents de Furnes, si Dieu écartait son épouvante d’une maternité possible. Puisqu’elle avait été exaucée, il est presque certain qu’elle s’y rendrait. Joris n’y tint plus, voulut partir, la retrouver, même lointaine, et si morte pour lui sous le voile et la robe du béguinage. N’importe ! la voir, être vu ! Tout le passé pouvait renaître, leurs yeux se reprendre, leurs vies se ressaisir et s’entr’ailer de nouveau en un seul vol qui ne finirait plus.

C’est le dernier dimanche de juillet que le cortège religieux fait sa sortie annuelle, et cela depuis l’origine, depuis cette année 1650 où les RR. PP. Capucins l’instituèrent. Dans leur église, un soldat originaire de Lorraine, nommé Mannaert, qui tenait garnison à Furnes, vola une hostie consacrée, de complicité avec un de ses camarades. Il brûla ensuite les Saintes-Espèces dans l’espoir de pouvoir, au moyen de leur cendre, ouvrir toutes les sortes de serrures et se rendre invulnérable à la guerre. Mais il ne put se prémunir contre les coups de Dieu. Il fut arrêté et brûlé vif avec son complice, en punition de leur sacrilège, qui se compliquait de manœuvres mystérieuses où les juges reconnurent l’œuvre de satanisme et de magie.

En expiation, les Capucins fondèrent cette procession de la Pénitence, et chargèrent de son organisation la Confrérie de la Sodalité qui, depuis cette date, n’a jamais manqué de la faire sortir chaque année.

Rien n’a changé à travers les âges. C’est le même cérémonial, la même composition de scènes et de groupes, les mêmes trous de cagoules où s’enchâssent les yeux des générations successives, le même texte, tout un poème versifié en flamand rauque et dur, qui se déclame par les rues et occupe les bouches, de siècle en siècle. Borluut n’avait jamais vu l’extraordinaire procession où la vieille Flandre s’atteste tout intacte et se continue.

Il arriva la veille dans la petite ville morte, tout à l’Ouest. Il y venait surtout pour Godelieve, comme s’il allait jouer sa vie, risquer une dernière fois son avenir dans un hasard. Pourtant le décor l’accapara, le détourna un moment de lui-même.

Tout s’unifiait en une harmonie de mélancolies : l’hôtel même où il était descendu portait cette enseigne : « À la Noble Rose », enseigne royale et nostalgique d’une hôtellerie d’autrefois. Dans sa fenêtre ouverte s’encadrait un paysage séculaire : c’étaient le vaisseau, sans clocher, mais arc-bouté et surgi haut, de l’église de Sainte-Walburge ; et le beffroi, octogone et qui s’effile en campanile. Or, entre les deux monuments, évoluait une bande d’innombrables corbeaux, agglomérés, rapprochés l’un de l’autre, presque contigus. Ils ne cessaient pas d’aller du beffroi à l’église et de l’église au beffroi, ne se posant qu’une minute, repartant aussitôt. Leur masse oscillait comme un feuillage au vent. C’était un flux et un reflux incessant, une vague noire dans l’or du soir, qui, sans fin, se reformait, roulait sa volute, se sculptait en ténèbres. Il y avait, dans cette allée et venue, quelque chose d’inexorable et de fatidique. On aurait dit un vol de pensées indignes, environnant l’église et la tour, qui voulaient y entrer et ne seraient jamais accueillies.

Joris rêvassa, se vit lui-même en cette allégorie, et ce qu’il aurait dû être.

Lui, dans son beffroi de Bruges, avait ouvert à l’essaim noir, aux mauvais désirs, aux voluptés. Tous ces corbeaux, circonvenant les tours d’ici, il les portait en lui, déferlement d’ailes, remords criards, va-et-vient d’éternelle incertitude. Quelle leçon lui tombait, à cette heure, de l’église et du beffroi, où les corbeaux ne croassaient qu’au dehors !

Joris sortit, erra par la ville, arriva à Sainte-Walburge par une petite esplanade, une sorte de quinconce, planté de quelques vieux arbres, silencieux et mélancolique comme un enclos de béguines. Aucun bruit n’arrivait. Le site était gris, d’une humidité d’automne éternelle comme si, là, c’était toujours novembre. Les feuilles, aux branches, semblaient ne tenir qu’à peine, être prêtes à partir, toutes pâles à cause de l’ombre, sur elles, de la haute église. Celle-ci carrait sa masse fruste ; il y avait des portes bouchées, des passages aveugles, des maçonneries scellées de cadenas barbares, qu’on n’avait plus ouverts depuis des siècles et qui menaient vers on ne sait quelle crypte ou quelles oubliettes.

Des vitraux verdâtres occupaient les hautes fenêtres en ogive. On aurait dit des pièces d’eau, que plus rien ne fait se plisser, frissonner. Une odeur de moisissure affadissait l’air. De grandes taches roses et vertes, un tatouage vénéneux, toute une polychromie faite de déchéance et de pluie, couvraient les murs extérieurs de l’église. Peut-être qu’un cimetière, jadis, avait existé dans cette herbe. Alors c’étaient les marbrures mêmes de la décomposition qui s’éternisaient là, la chimie de la mort qui avait passé dans les pierres…

L’ennui de vivre planait.

Borluut pénétra dans l’église déjà presque noyée de ténèbres. La même odeur de moisi s’invétérait. Des Madones au visage noir s’effaçaient sur les autels. On aurait dit qu’elles avaient vécu vraiment et furent embaumées en des temps très anciens. De là, cette senteur de momies au long des nefs.

Quelques cierges brûlaient, faisaient saigner l’ombre, ci et là, dans les chapelles, dont des barrières fermaient l’entrée et où s’encombraient les oripeaux, statues, cartels et accessoires de la procession.

Soudain, dans un des bas-côtés, Borluut aperçut les croix qui devaient servir aux pénitents du lendemain. Il y en avait des centaines, appuyées aux murs, accumulées, groupées selon leur dimension et leur poids. Les unes étaient en bois rugueux, comme taillées à la hache, et peintes d’ocre grossier ; les autres plus petites, noires et lisses. Les plus grandes avaient la hauteur et la pesanteur d’un arbre. Borluut essaya vainement de les soulever. Pourtant il viendrait demain, de tous les endroits de la Flandre, des pénitents qui les jugeraient moins lourdes que leurs fautes et seraient capables de les porter à travers les rues, pieds nus et en sueur sous la cagoule. Ainsi, chacun se choisirait une croix à la mesure de son péché.

Joris songea à Godelieve. Il la voyait déjà s’exténuant sous un fardeau, voulu trop lourd, un fardeau double, puisqu’elle entendrait porter leur péché, le péché d’amour qui appartient à deux.

Laquelle de ces croix allait-elle choisir ?

Joris tremblait, s’effarait, de toutes ces croix entassées dans l’ombre, debout ou couchées. C’était, pour elles, la veillée avant la procession dramatique, l’étape du soir. On aurait dit qu’un cimetière avait marché — et abouti là ! Cela semblait toutes les croix inégales d’un cimetière, ayant quitté les morts qui sont les vivants d’hier pour appartenir un peu aux vivants qui sont les morts de demain. Ce soir seulement, elles étaient vacantes de la foule et se reposaient.

Envahi par trop d’afflux funèbres, Borluut s’enfuit, chercha du bruit, des passants, d’autres images. Il arriva sur la Place, historiée de quelques fines architectures, presque un coin de Bruges, réduit et plus humble, pittoresque néanmoins, avec cette façade d’une ancienne châtellenie et l’Hôtel de Ville, au péristyle ajouré, aux sveltes colonnades. En face, le vieux clocher d’une église, plus émouvant d’être inachevé. Ô beauté des tours interrompues, qui se continuent dans du rêve et que chacun termine en soi !

Malheureusement une foire était installée au centre, des baraques, des toiles peintes, des manèges pleins de verroterie, où meuglent des orgues et des cuivres. Absurde anomalie, consentie par l’autorité, de mêler cette kermesse à la procession et les farces des pitres au drame sacré de la Passion. Ne faudrait-il pas que les pénitents apparussent dans du vide et dans du silence ? Borluut s’offensa ici encore du mauvais goût des modernes qui ne peuvent rien harmoniser. Il se promit bien de voir défiler le cortège ailleurs, dans quelque rue lointaine et muette, où un peu d’herbe entre les pavés serait clémente aux pieds nus de Godelieve.

Le dimanche, à quatre heures, la procession s’ébranla. Les cloches sonnèrent à lentes volées, aux clochers des paroisses. Une rumeur monta de la ville, comme le bruit d’une écluse ouverte quelque part.

Borluut attendait à un carrefour écarté. Il n’y avait là qu’un peu de peuple, espacé et recueilli.

Quant à lui, un grand émoi l’agitait, une angoisse nerveuse qui l’empêchait de tenir en place, et par instants contractait, immobilisait son cœur, comme une bête mystérieuse, captive en lui.

Ainsi la minute venait qui devait venir. Tout arrive si vite, sauf le bonheur ! Il allait revoir Godelieve, mais si changée sans doute, si différente sous la cornette cachant ses cheveux, et déjà comme une autre.

En supposant qu’il pût la découvrir, en effet, et qu’elle s’aperçût de sa présence, comment la reprendre, l’arracher à la volupté de la pénitence, la désenlacer de la Croix qui ouvre aussi des bras ?

Joris n’espérait guère, songeait qu’il n’était venu ici, sans doute, que pour prendre conscience de l’irrémédiable.

Un cri d’or déchira l’air ; il y eut de petits remous dans la foule. La procession s’avança.

Des hérauts, en costumes du Moyen Âge, pourpoint et chaperon, soufflaient dans d’aigres trompettes. Mais tout aussitôt parurent des anges, vision lénifiante, robes roses et bleues, ailes diaprées. Puis des fillettes, aux coiffures naïves, portant des cartels, des écriteaux, des attributs. Les scènes de l’Ancien Testament se succédèrent : l’offrande d’Abraham, Moïse dans le désert, les huit Prophètes, David et ses trois châtiments : la Guerre, la Peste, la Famine, suivis de son Repentir.

Les pénitents qui avaient assumé ces rôles s’en acquittaient avec conscience et ardeur. Ce n’étaient point des salariés, mais des confrères de la Sodalité, des hommes de foi et de zèle, qui, pour le pardon de leurs péchés et l’exaltation de l’Église, acceptaient d’être les comparants de la procession séculaire. Les costumes étaient barbares et bariolés. Des barbes postiches hérissaient les faces déjà enluminées et farouches à cause d’un grossier fard.

La grande originalité de cette procession de Furnes, c’est que les personnages ne se contentent pas de défiler, ils parlent. Il ne s’agit plus ici d’un cortège seulement costumé, de tableaux vivants, d’un Mystère silencieux. C’est l’authentique drame divin qui se joue, moins théâtral que véridique, toute une pantomime réaliste, une déclamation violente et sincère. Les prophètes passent et ils annoncent réellement l’avenir. Les anges ont de vraies voix insexuelles, qui appellent ou qui chantent, si irrésolues, ondulantes comme des banderoles.

L’illusion était complète.

Quand les bergers et les mages s’avancèrent, les uns et les autres cheminaient vraiment vers la crèche ; convaincus, ils conversaient à voix haute, s’interpellaient, engageaient des colloques, discutaient, selon le texte immémorial, rimé jadis par quelque chanoine, et qu’ils récitaient de mémoire.

L’air s’emplit de leurs rumeurs et de leurs clameurs, toute cette mélopée rauque que sont les alexandrins flamands, plus gutturaux encore de passer par des voix populaires.

C’est dans la scène : « Jésus au milieu des docteurs », que la déclamation devint sonore et vraisemblable. Les douze docteurs, vieillards à barbe grise, à mine sourcilleuse, s’exaltaient, gesticulaient et criaient. Le caractère de chacun se précisait, se différenciait. Le troisième docteur apparut inquiet, conciliant aussi. Il dit avec emphase :

L’oraison de Juda ne peut être exaucée,
Avant que soit venu celui qui doit venir.

Le dixième docteur s’avéra orgueilleux :

Ce que je ne vois pas qui le verra jamais ?
Qui, en dehors de moi, cherche ?

D’autres avis montèrent dans l’air. Les vers se déroulèrent, se heurtèrent. Les voix se mêlèrent. Ce fut le bruit d’un débat pathétique qui va pour un peu se changer en dispute. Tous péroraient avec des gestes saccadés, se passionnaient. Tout à coup, Jésus parla, un doux enfant, vêtu d’une tunique de lin, et dont les cheveux étaient blonds comme les blés de Flandre :

Dieu vous donne à entendre et vous demeurez sourds !
Qu’est-ce donc que David et Isaïe enseignent ?
La louange de Dieu guérit les cœurs qui saignent.

Et longtemps, ruissela la fraîche voix. Les docteurs répliquaient, niaient, rétorquaient des arguments, proclamaient leur science infuse et infaillible. Jésus continua. Il était déjà passé, qu’on entendait encore la voix claire côtoyer les basses profondes des docteurs, s’y mêler, en affluent débile.

Par intervalles, entre les groupes de personnages, apparurent, portées à bras ou sur des chars, des Stations en bois sculpté et peint, d’un art inculte, figurant l’Étable ou quelque épisode de la vie de Jésus-Christ ! Œuvres barbares ! Elles étaient barbouillées de couleurs crues où le rouge semblait du sang. On aurait dit que la foule elle-même façonna ces images, d’une foi naïve mais miraculeuse, comme si elles avaient été taillées dans l’arbre de la Croix.

Joris écouta, regarda la procession étrange, qui créait un si extraordinaire recul, abolissait toute l’impression du temps présent et de son identité moderne, le faisait contemporain des grands siècles de foi.

Il s’émut, ne s’appartint plus, se donna aux voix et aux gestes. Surtout quand apparut le groupe de l’Entrée de Jésus à Jérusalem, toute une théorie triomphale et diaphane, les filles de Bethphagé en des voiles de mousseline, caressant l’air de leurs palmes, psalmodiant des Hosanna ! Les rameaux pleuvaient dans ce printemps immatériel. Tout était blanc et vert. On aurait dit qu’un jardin s’avançait. Les Apôtres marchaient sur deux rangs, remerciant la foule à voix retentissante, proclamant le Christ. Celui-ci, parmi les enfants et les vierges, vint, monté sur l’ânesse légendaire. Pure figure auréolée ! Où l’avait-on trouvé, ce comparant visionnaire qui, pour lui-même, était sans doute Jésus, comme il l’était pour tous. Visage tel qu’un ostensoir ! Était-ce un homme du peuple qui avait cette fine beauté, pensive et émaciée ?

On aurait dit qu’une lumière brûlait au-dedans de lui comme dans les veilleuses. Il tenait deux doigts levés, dans l’allure de bénir et, durant tout le cortège, qui dura des heures, il ne modifia pas son geste. Il avait fait ce vœu, disait, autour de Joris, le peuple, qui le connaissait bien. C’était un homme pieux de la ville, et qui, à cause de sa sainteté, portait toujours sur la face cette clarté surnaturelle.

Les autres étapes de la Passion : la Cène, le Jardin des Olives, étaient représentées par les Stations de bois sculpté, qui s’espacèrent, accompagnées sans cesse de pénitents, d’anges, de clercs, qui tous déclamaient, vaticinaient, soufflaient dans des trompes, avertissaient des péripéties prochaines…

Des femmes passèrent, les bras nus, la gorge visible comme des courtisanes, tenant chacune dans les mains des bijoux énormes. Une inscription, offerte par un pénitent, disait : « Femmes portant les bijoux de Marie-Madeleine. »

Joris s’impressionna de la troublante idée, une idée de complainte et d’image populaire.

D’ailleurs tous les attributs, figurant là, évoquaient ainsi, résumaient puissamment, constituaient un raccourci ou une allégorie, attestaient ce sens flamand de comprendre la vie des choses.

Le Portement de la Croix, qui était la scène essentielle de la procession, se prépara aussi par des emblèmes annonciateurs : des anges et des pénitents se succédèrent, portant la lanterne, l’aiguière de Pilate, le linge de Véronique, une éponge, une clepsydre, le voile du temple déchiré, un marteau, trois clous, une couronne d’épines. C’était, par avance, tout l’appareil de la Passion, les instruments du supplice, les signes figuratifs, plus tragiques d’apparaître nus et comme s’ils signifiaient seulement l’arabesque d’une destinée, ce qui la fixe et en subsiste.

Bientôt un violent tumulte éclata. Les trompes sonnèrent plus fort, mêlées à des cris d’impatience et de colère. Des soldats romains aux manteaux écarlates caracolaient. Il y eut un éclair, qui était la lance de Longin. Des juifs suivaient, avec des piques et d’autres armes ; puis les bourreaux, avec des échelles, des torches. Le cortège tumultueux s’encombra. On entendit des apostrophes furibondes. La foule entière prit la parole. Le texte s’encolérait, précipitait les colloques, les onomatopées sauvages. Ce fut un charivari de voix et d’instruments. Le Christ passait, ployait sous le poids de sa lourde croix. Il tomba. Les vociférations s’accrurent. Une fureur qu’on eût dite réelle, gagna les acteurs. Quelques-uns se précipitèrent, bousculèrent le Christ, l’obligèrent à reprendre la croix, aidé par Symon de Cyrène, à continuer la route vers le Calvaire. L’Homme-Dieu blêmit, sua une authentique sueur d’agonie.

Celui qui figurait ainsi le Christ portant la croix n’était pas le même que celui qui avait assumé le rôle du Christ entrant à Jérusalem, mais il lui ressemblait, un peu plus maigre et moins jeune. C’était une raison supplémentaire de s’attendrir en voyant ce Christ avec, au fond, le même visage, mais si vite changé et tant vieilli ! Il faiblissait, inclinait à la troisième chute. Le vacarme recommença et ne connut plus de bornes. Une rage folle emporta les soldats romains et les juifs. Les voix crièrent toute l’injure. En même temps, les instruments s’affolèrent. On eût dit que la tempête elle-même soufflait dans les trompes. Des crécelles de bois s’en mêlèrent, grincèrent comme si elles écrasaient des ossements. Les cornets à bouquin aboyèrent. Des porte-voix sonnèrent des appels lugubres. Hors des trompettes, il coula du vinaigre pour imbiber l’éponge.

À ce moment, les bourreaux intervinrent, rudoyèrent Jésus.

Au bord des trottoirs, les femmes du peuple pleuraient.

Joris aussi était ému par la violence crue, la sincérité du spectacle. Il en avait presque oublié Godelieve, et qu’il n’était venu là en pèlerinage que pour la revoir, fût-ce une minute, dans cette procession où les pénitents, à la suite du Christ, portent aussi des croix.

Voici qu’ils apparurent, fantômes en deuil et humiliés, spectres aux seuls yeux lumineux. C’était tragique : un long convoi d’ombres. Cette fois, tout le silence avait afflué. Plus un bruit ni un cri ! Un silence plus sinistre d’être noir. Il y a le silence blanc des ouvroirs de béguines ; il est doux. Ici, un silence noir qui épouvante, glisse comme de l’eau, est plein d’embûches autant que la nuit. D’abord on ne distinguait qu’un enchevêtrement de croix, tous les bras levés des croix d’un cimetière. Chacune avait son mort.

Des centaines de pénitents et de pénitentes marchaient, tous pieds nus sur le dur pavé, n’ayant que ce rappel d’humanité sous les robes de bure qui les faisaient anonymes et semblables. Pourtant les yeux brillaient, brûlaient dans les trous de la cagoule. C’étaient les feux follets de ce marais de péchés. Seuls quelques visages s’offraient à découvert, ceux des pénitents appartenant à des Ordres religieux, parce qu’il était impossible de revêtir la bure et la cagoule par-dessus leur froc de moine ou leur cornette de religieuse, qu’il ne fallait jamais quitter. D’ailleurs leur pénitence, en étant publique, ne serait que plus édifiante et expiatoire.

Joris chercha, interrogea, fouilla ardemment cette masse confuse, presque uniforme à cause du deuil et des croix. Ses yeux volèrent, voletèrent, butinèrent tous les visages qui se montraient nus. Il n’avait pas assez de ses yeux. Il lui sembla, alors, que ses yeux s’engendraient, se multipliaient, devenaient les yeux innombrables d’une foule, pour tout voir à la fois et trouver Godelieve. Est-ce qu’aucun fluide n’existait plus entre eux qui les ferait se reconnaître, se sentir à distance, s’attirer ?

Tout à coup Joris frissonna. Oui ! Godelieve était là. Mais combien changée, toute pâle, et plus elle-même ! Elle marchait aux derniers rangs, un peu en arrière, à cause d’un pénitent qui avait nécessité un espace vide autour de son pèlerinage ostentatoire, promenant une énorme croix, sous laquelle il défaillait et qu’il traînait comme les ailes d’un moulin !

Godelieve le suivait, aussi exténuée que lui sous une croix moindre, mais qu’elle avait choisie trop lourde. N’était-ce pas la peine du péché double, le poids qu’aurait pesé sa faute, si elle avait fructifié jusqu’au bout ?

Joris, en la revoyant, songea au Vœu, au motif du Vœu. Godelieve allait, pieds nus aussi, résolue quoique ployante, comme si elle voulait marcher ainsi jusqu’à son tombeau, dont elle portait déjà la croix. Vraiment, comme elle était changée ! Est-ce le costume de béguine, cette coiffe stricte enserrant ses cheveux qu’on ne voyait plus ? Joris eut des larmes aux yeux en songeant à la chevelure de miel. Est-ce la mélancolie d’une vie où elle s’était jetée au lendemain d’un désastre et sans vocation peut-être ?

Joris espéra, s’avança, tendit la tête ; encore un peu il tendait les bras, risquait tout, forçait les rangs, entrait la reprendre dans ce cortège de fantômes, l’arrachait de force à la croix où elle se crucifiait elle-même.

Godelieve l’avait vu. Instantanément, elle se détourna. On aurait dit qu’elle avait aperçu le démon. Son visage chavira. Ses yeux furent clos. Elle resta les paupières retombées, l’air d’une morte. Déjà elle était passée. Sa face pâle avait étincelé une minute, comme la lune sur la mer. Puis une vague humaine roula, l’effaça ; d’autres suivirent. Joris continuait à la chercher par-delà les remous. Il garda un espoir. Elle l’avait reconnu. Maintenant elle réfléchissait, se remémorait peut-être, subissait la tentation revenue, sentait dans sa chair les anciennes étreintes, les baisers couvant, l’amour inoubliable. Tout pouvait recommencer. Il fuirait avec elle, n’importe ou, au bout du monde.

Il l’appela tout haut : « Godelieve ! Godelieve ! », comme s’il l’exorcisait de la possession de Dieu, l’envoûtait de son propre amour, et que son nom fût une parole sacramentelle, une formule de toute-puissante magie.

Frémissant, il s’élança pour la retrouver une fois encore, à un autre point de la ville, car la procession suivait un long itinéraire, prolongeait, durant deux heures, ce drame marché et mimé, déclamant le même texte, réitérant les mêmes scènes. Il rattrapa le cortège. Tout récidiva : les Prophètes, Abraham, l’idylle de la Crèche, les Stations coloriées à qui les secousses des porteurs donnaient un air de vivre ; la Dispute des Docteurs, l’Entrée à Jérusalem, le Portement de la Croix. Vision confuse, cauchemar de cris et de fumées. Joris ne distingua plus rien. Il attendait Godelieve.

Elle parut, plus lasse et plus pâle, toujours les yeux clos, ayant peur de le revoir, ne voulant plus le revoir. Maintenant elle tenait sa croix droite devant elle et contre elle ; elle s’en était barricadé tout le corps.

Au même instant, un ange qui précédait la bannière de la Sodalité, cria, d’une voix de Jugement dernier, une longue mélopée :

Hommes ! ne restez pas obstinés dans la faute,
Car, hélas ! le temps fuit, le temps que vous vivez !
Hommes, c’en est assez, priez et vous sauvez…

C’était comme une annonciation d’au-delà de la vie, un chant versé du bord de l’Éternité, l’avertissement de la mort en chemin. Joris l’entendit, sentit son misérable amour se faner en lui, mourir en lui…

À ce moment, un spectacle de paradis éclata, qui lui fit honte. C’était la procession religieuse dont la procession des pénitents est suivie, et qu’il n’avait pas vue la première fois. Des mousselines blanches frissonnèrent, féerie d’aube après l’orage et les cagoules nocturnes. Vierges, congréganistes, enfants de chœur en robes rouges, lévites, clergé aux dalmatiques d’or qui flambaient comme des vitraux… L’air charria une neige de roses, des guirlandes de chants où il y avait le solfège des soprani, le plain-chant des diacres, déchiffré dans les antiphonaires. Et le dais parut, parmi des porte-flambeaux, des encenseurs qui agitaient leurs urnes d’argent en un cliquetis de chaînettes. Tous les assistants tombèrent à genoux, unis, réconciliés par les rubans bleus de l’encens.

Joris ne s’appartenait plus. Il s’agenouilla aussi, pria, adora, se perdit dans l’acquiescement de la foule, connut une minute toute l’antique foi de la Flandre, oublia Godelieve.

Le soir seulement, quand il réintégra sa chambre d’hôtel, s’apprêtant au départ, il se sentit seul enfin et triste jusqu’à la mort. Les souvenirs du cortège des pénitents lui revinrent. Il n’aurait pas même, lui, le linge de Véronique. Sa destinée était irrémédiable. Il n’avait pas atteint Godelieve. Aucune consolation ne lui viendrait plus. Sa carrière était brisée. Il allait s’en retourner vers son foyer morne. Il vivrait toujours ainsi, entre le regret de Godelieve et l’effroi de Barbe. À ce moment, dans le cadre de la fenêtre ouverte, il revit les innombrables corbeaux volant perpétuellement de l’église au beffroi et du beffroi à l’église, essaim ballotté, flux et reflux d’ailes, vague noire qui se roule sur elle-même, vire dans l’air et toujours recommence. N’était-ce pas l’image de son avenir ? Un va-et-vient de pensées noires, entre deux bonheurs où il n’entrerait plus.