Le Carnaval du mystère/15

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Les Éditions G. Crès et Cie (p. 107-112).

LA DÉCOUVERTE


— Enfin, Ralph, dit l’éblouissante mistress Parker, me direz-vous ce que c’est que ce nouvel instrument ? On croirait un cadre à photo­graphie…

C’était à New-York, un soir, après dîner, dans le hall merveilleux de ce palais de marbre où loge, aux frais des États-Unis, le grand inventeur Randolph Parker, ce second Edison.

Hall surprenant, en vérité ! Un peu partout, l’ébonite, l’acier, le nickel mettent dans ce lieu de somptuosité leur note froide et industrielle ; L’électricité triomphe parmi les draperies, les meubles complexes, les sièges superconfor­tables et toute l’abondance d’une architecture richissime.

Une lumière diffuse, pareille à celle du jour, éclairait, ce soir-là, les phonographes, les orgues automatiques, le piano qui joue tout seul avec le doigté de Paderewski. Des téléphones divers parsemaient les tables lourdes, surchargées de verreries lumineuses. Il y avait, de-ci de-là, des allumoirs à étincelle et des chauffoirs paraboliques. Un mur argenté attendait la projection d’un cinématographe invisible. Des haut-parleurs dressaient, dans les encoignures, leurs gueules mystérieuses et saugrenues.

Le vieux Randolph Parker, encore svelte dans son smoking, allait d’un appareil à l’autre, incapable de se reposer un seul instant. Il avait tiré de sa poche une petite pince et un tournevis, et il réglait ses machines d’agrément, qui grésillaient parfois en lançant de minuscules éclairs bleuâtres.

Faisant rouler son havane d’un coin de sa bouche à l’autre coin, il s’approcha de « l’instrument » qui intriguait sa jeune femme : une sorte d’écran laiteux, encadré de bois, du format que les photographes appellent chez nous « carte-album ».

Ralph, dites ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

Le maître de la foudre se retourna vers mistress Parker avec ce sourire des yeux qui caractérise la bonne humeur flegmatique des yankees.

— Une surprise ! fit-il, le cigare toujours mouvant.

Nous n’étions que quatre dans le hall : Parker, sa femme, son neveu Teddy et moi.

Ralph ! Oh, Ralph ! Pourquoi m’impatientez-vous ?

L’illustre vieillard se mit à rire silencieusement, et son œil de turquoise, dans sa face claire, regardait avec une infinie tendresse la délicieuse créature qui fleurissait le déclin de sa vie. Il prit la main enfantine, et la baisa.

Teddy, à son tour, examinait l’écran, d’un air désintéressé. À vrai dire, toute la science de son oncle le laissait indifférent. C’était un éphèbe colossal, un sportsman athlétique, qui semblait toujours sortir de la salle de douche, après une partie de polo ou de rugby. Je l’avais connu au club de tennis, et c’est lui qui m’avait présenté aux Parker, l’année d’avant.

— Radiographie ? dit-il pourtant.

Randolph Parker, plus gai que je ne l’avais jamais vu, s’exclama :

— Vous aussi, Teddy !… Eh bien, tout à l’heure, je vous dévoilerai la surprise !… Mais, d’abord, si notre ami veut bien me suivre, je lui montrerai quelque chose qui n’intéresserait ni une petite fille ni un jeune boxeur poids lourd. C’est là-haut, dans mon laboratoire… Un peu de patience, Mary. Nous redescendons dans cinq minutes.

Je le suivis. L’ascenseur nous éleva. Et nous entrâmes dans le laboratoire.

Parker rayonnait. Il me prit le bras, et dit :

— La plus belle heure de mon existence !

Je le contemplai curieusement, transporté moi-même d’une allégresse contagieuse, parce que je l’aimais beaucoup et parce que je savais qu’un immense bonheur pouvait seul lui prêter ce radieux visage.

— Une découverte ? lui demandai-je.

Il mit la main sur mon épaule :

— Oui. Naturellement. La grande découverte de Randolph Parker ! Regardez. Voici, près de ce téléphone, un écran tout à fait semblable à celui du hall, lequel, vous l’avez peut-être remarqué, se trouve également auprès d’un téléphone. Ces deux appareils téléphoniques nous servent à communiquer directement, ma femme et moi, quand elle est dans le hall et que je suis ici, dans mon laboratoire.

» La surprise, c’est d’ici même que je vais la dévoiler à Mary et à Teddy. Mon ami, vous allez assister à un véritable événement scientifique… Une invention qu’on recherchait âprement… Une merveille que l’humanité attend avec fièvre, depuis que les progrès de la science l’ont promise à son appétit, depuis qu’il est possible de transmettre électriquement des gravures, des dessins…

— La vision à distance ! m’écriai-je.

— Vous l’avez dit. Je vais décrocher le parleur. Aussitôt, à l’instant où la sonnerie. habituelle retentira dans le hall, mon image apparaîtra sur l’écran qui est en bas, comme si cet écran était un miroir, comme si j’étais placé devant ce miroir ! Et, à la même seconde, l’écran que voici reflétera pour nos yeux le hall ; et vous verrez, là, l’image de ma femme !… Attention !

Parker avait posé sur le crochet nickelé sa main blanche, marbrée de glorieuses brûlures…

Alors, je ne pus retenir un geste impulsif que je regretterai toujours. Avec une promptitude instinctive qui dépassait la vitesse de ma pensée, je saisis le poignet du savant, pour l’immobiliser.

— Qu’avez-vous ? me dit-il avec étonnement.

— Rien…, répondis-je. L’émotion…

Je l’avais lâché. Car enfin mon geste était stupide. Mon geste trahissait mistress Parker plus sûrement, plus définitivement que la suite des choses ne l’eût peut-être fait ! Qui sait si les amoureux avaient mis à profit la courte absence de Parker ? Qui sait si l’écran du laboratoire n’aurait pas reflété la scène la plus innocente du monde ?

Hélas ! La sottise était consommée ! Parker, qui me regardait fixement, pâlit soudain. Puis il baissa la tête en silence. Et je ne trouvai rien à lui dire, car je le croyais plus grand qu’il n’était.

Plus grand, certes. Je ne me doutais pas que l’amour serait si fort dans ce vieux cœur blessé, et que Parker allait faire ce qu’il fit.

— Mon ami, me dit-il d’une voix sèche, veuillez descendre, Vous leur direz que la surprise est manquée ; que mon invention n’est pas au point, contrairement à ce que j’espérais. Vous pourrez ajouter, pour consoler Mary, que j’ai fait une découverte encore plus importante…

Ce disant, Parker, d’un tournevis qui tremblait, se mit en devoir de démonter l’écran.

J’étais désespéré.

— Allez ! fit-il. Je vous en prie. Et ne regrettez rien. Tout compte fait, nos trouvailles, voyez vous, font plus de mal que de bien. Et puis, elles sont toutes « dans l’air » à un certain moment. La vision à distance… Un autre que moi l’inventera demain.

— Pourtant, balbutiai-je, la gloire ?…

— Allez ! répéta-t-il.

Mais j’avais surpris, dans ses mouvements de démolisseur, une brève indécision…

Et depuis lors, rentré en France, j’attends que la fanfare des journaux, apprenant à l’univers l’invention de Parker, me fasse savoir qu’il a pardonné.