Le Carnaval du mystère/18

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Les Éditions G. Crès et Cie (p. 127-132).

LA VISITE CRÉPUSCULAIRE


À Michel Cenac.

Au retour d’une longue croisière dans les mers arctiques (mon absence avait duré plusieurs mois), je m’empressai d’aller voir mon cher et grand ami Arnoldson.

Ses livres charmants m’avaient tenu com­pagnie au cours de l’exploration. Je les avais relus infatigablement pendant l’hivernage, à la triste lumière du ciel boréal ; et souvent, le soir, quand nous nous serrions autour du poêle qui chauffait notre carré, mes compagnons m’avaient demandé de lire à haute voix quelqu’une de ces pages dont la musique les berçait et dont la sagesse leur procurait un réconfort si puissant.

Je revenais tout vibrant d’admiration pour Arnoldson et comme enfiévré d’un ardent besoin de le lui témoigner. Il me semblait l’avoir méconnu jusqu’alors. Malgré sa réputation, je sentais bien que cet homme n’était pas jugé comme il le méritait, puisque ses œuvres, dix fois relues, ne cessaient de m’ap­paraître nouvelles et remplies d’innombrables significations.

Arnoldson vivait seul, servi par la vieille Nora. Telle était mon impatience de le revoir, que je me rendis chez lui au débarquer, ayant à peine recouvré l’aspect d’un honnête citadin.

Je sonnai. Nora vint m’ouvrir. Je fus d’abord frappé de sa gravité, de son air soucieux. Mais la vieille femme me reconnut et elle fondit en larmes avant que j’eusse prononcé la moindre parole.

J’étais à la fois stupéfait et consterné. Je ne comprenais pas. Cependant Nora, retenant ses sanglots et ne pouvant parler, me fit signe de la suivre, en femme qui s’excuse d’être si trou­blée et qui voudrait tant contraindre sa détresse. Je traversai donc le vestibule à sa suite, per­plexe, interloqué, mais n’osant pas l’interroger. Au surplus, j’avais l’impression confuse que Nora me croyait au courant de ce malheur mystérieux qui m’était révélé par son seul désespoir.

Elle s’effaça pour ouvrir la porte du cabinet de travail.

Arnoldson, assis à sa table, se leva et se tourna vers moi. Dieu merci, il vivait !

Nous nous embrassâmes et, tout de suite, nous causâmes cœur à cœur. Bien entendu, il me fallut, pour commencer, répondre à mille questions touchant ma campagne, — ce que je fis de bonne grâce, en observant le visage d’Arnoldson, où peu à peu je relevai les marques d’une grande fatigue et je ne sais quel change­ment que je m’efforçai de préciser.

Le modelé de ses traits, naguère si délicats, s’empâtait d’une imperceptible bouffissure. C’en était fait de sa pâleur mate, si remar­quable ; la peau des joues et du nez semblait cirée. Le cheveu, devenu rare, s’était terni en grisonnant. Et l’œil m’inquiéta, d’être trop brillant, trop fixe, changeant, hagard tout à coup et tout à coup perdu. Quelques rides aussi, d’un caractère imprévu : deux surtout, anxieuses, entre les sourcils… Et puis, à présent, le corps tassé se courbait.

J’esquissai de mon voyage un aperçu rapide, et, grandement ému, à la façon de tous ceux qui provoquent le destin, je priai Arnoldson de me parler de lui.

— Je travaille, dit-il.

Sa voix avait labouré le silence, d’un soc profond. Il répéta, en désignant du regard sa table couverte de cahiers :

— Je travaille sans relâche, nuit et jour. Oui, mon cher Christian, nuit et jour, sans perdre une minute !

Et répondant à mon interrogation muette :

— Tu ne sais rien encore, toi, — toi qui viens de vivre une année en marge de l’humanité. Sache donc.

» Depuis ton départ, mon ami, j’ai entendu le son d’une terrible cloche ! Un affreux tocsin d’alarme !… Il y a six mois, un soir, Nora m’a trouvé ici, sans connaissance, frappé d’une première attaque… Oh ! je sais ce que c’est ! Je m’y attendais. Par bonheur, ce premier coup, dont j’aurais pu mourir ou rester stupide, n’a pas été définitif. Grâce au ciel, j’en suis revenu, lucide, avec toute ma tête et toutes mes forces ! Mais bientôt, je le sais, le mal qui me grève m’abattra de nouveau, brutalement. Alors, ce sera le cercueil ou la chaise à roulettes. Le néant ou le gâtisme !… Comprends-tu, maintenant, pourquoi je travaille sans répit ? Tout ce que j’ai sous le crâne, encore, d’inexprimé, comprends-tu pourquoi je veux l’écrire ?

— Allons, allons, répliquai-je en masquant mon désarroi, tu exagères, j’en suis certain !

— Non pas ! Je sais, te dis-je ! Ce sera demain, ou la semaine prochaine, ou le mois suivant. On me retrouvera, tombé sur ma tâche, inerte… Et devinerais-tu ce que je redoute davantage ? Eh bien, ce n’est pas la mort. Non, non, ce qui m’obsède, ce n’est pas l’idée de disparaître soudain, en pleine vigueur intellectuelle. C’est la perspective, vois-tu, de me survivre à moi-même sous la forme abjecte d’un idiot. On peut durer longtemps à l’état d’imbécile bégayant et malpropre… Alors, comprends-tu : je veux écrire, écrire, écrire tout ce que je pourrai, avant le jour maudit, pour qu’une œuvre nombreuse réponde de moi devant l’avenir, pour qu’elle fixe ma véri­table personnalité, et que nul ne puisse opposer ma vie de gâteux à ma vie de penseur !

— Arnoldson ! Qui donc oserait…

Il m’interrompit d’un geste brusque.

— Ah ! fit-il en se prenant la tête dans les mains. Dire que cette première attaque aurait pu m’abêtir ! Quand je pense que tout cela pourrait ne pas être écrit ! Tout cela !

Je suivis la direction de son index, et je distinguai, sur une étagère, une grande quantité de cahiers divers.

— Six mois de production ! reprit Arnoldson. Des poèmes ! Des essais ! Des romans ! De l’histoire ! De tout ! De tout !… — Pardonne­ moi, Christian, je ne te chasse pas ; mais, vois-tu, mes minutes sont comptées… Reste là, si tu veux, à fumer. Moi, je travaille. Il le faut !

— Je vais rester encore quelques instants, lui dis-je.

— Tu me feras plaisir. Voilà des cigares… Je termine le huitième chant d’un poème épique…

Il s’absorba. Il me tournait le dos. Voûté, ramassé sur lui-même, il s’appliquait à sa besogne, dont rien ne le distrayait. Je profitai du bruit d’une lourde voiture pour m’approcher de lui par derrière, à pas de loup…

Oh ! Toute ma vie, je me rappellerai la vision déchirante : mon grand, mon cher Arnoldson, couché sur un cahier de classe et, d’une écriture hâtive et fantasque, alignant des mots sans suite, des mots d’enfant !

Quelle flèche invisible me transperça ? Une chaude et irrésistible montée noya mes pau­pières, et je me retirai silencieusement, la mort dans le cœur.

Nora m’attendait, immobile, appuyée à la muraille. Nous nous regardâmes. Mais l’obscur soleil de minuit baignait pour moi sa face dou­loureuse ; je ne voyais ses larmes qu’à travers les miennes.