Le Carnaval du mystère/27

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Les Éditions G. Crès et Cie (p. 189-195).

PLUS HAUT QUE JAMAIS


La brise naissait, et chacun me confirmait l’impossibilité de voler ce matin-là, quand l’au­tomobile de Vigneux et des commissaires stoppa devant le hangar. Il était cinq heures, exactement, monsieur.

Vigneux aperçut l’homme au cinémato­graphe. Tous deux firent un geste d’heureuse surprise, et l’aviateur s’écria :

— Tiens ! Schwartz !

Le pauvre hère fut sur le point de lâcher un mot, le retint, et dit simplement :

— … Ah ! Par exemple ! C’est toi ? C’est vous ?…

Leurs mains s’étreignaient affectueusement ; ils causèrent une bonne minute à l’écart, d’une façon cordiale et gaie qui faisait plaisir. Je me souvins alors que le vrai nom de mon ami n’était pas Vigneux, mais Stern ; il venait sans doute de retrouver quelque vieille connaissance lorraine…

J’avais touché juste. Vigneux, ayant prié Schwartz de l’attendre, me rejoignit, examina le ciel, goûta le vent, et déclara sa volonté de partir au plus tôt… Ah ! je me rappelle les moindres détails !…

— Dis donc, qui est-ce, Schwartz ? lui deman­dai-je en riant. Tu as de belles connaissances, mon vieux ! Un sacré dégourdi !…

— Bah ! répliqua-t-il, on peut s’appeler Schwartz et n’avoir pas inventé la poudre.

Ensuite, il m’apprit ce que j’avais à peu près deviné : Schwartz et lui s’étaient connus au lycée de Nancy ; pendant des années ils avaient vécu comme des frères ; et puis le destin…

Là-dessus, les officiels entrèrent dans le han­gar et se mirent en devoir d’assujettir au mono­plan le baromètre enregistreur, ce dont les anciens condisciples profitèrent pour bavarder.

— Si je m’attendais !… reprit Vigneux.

— Et moi, donc ! Une fois, cependant, il m’avait bien semblé te reconnaître sur un journal illustré, mais…

— Alors, ça va, le métier ? Pas trop, n’est-ce pas ? Il y a longtemps que tu t’occupes de cinéma ?

Schwartz, qui souriait, se rembrunit.

— J’ai eu des malheurs… Il n’y a pas cinq ans, j’étais établi photographe d’art à Pont-à­-Mousson…

— Mauvaises affaires ?

— Oui… Liquidation… Et avec ça, une femme et trois enfants… Alors, j’ai acheté à crédit un appareil de prise de vues… Et voilà… C’est tout simple… Mais toi, mon bon Stern, tu as marché, toi ! La gloire ! La richesse ! Tiens, te retrouver comme ça… Je n’ai pas été à pareille fête depuis mon mariage !

Son sourire avait reparu ; c’était Vigneux maintenant qui s’attristait.

— Oh ! la richesse ! murmura-t-il, si tu crois…

Et soudain :

— Voyons, Schwartz, tu ne gagnes pas de quoi vivre ? Sois franc.

— T’inquiète pas, vieux ; c’est dur, mais, à la rigueur…

— Tu mens, Schwartz !

L’interpellé baissa la tête :

— … Oh ! je puis bien avouer qu’il y a beaucoup de concurrence, et des frais de déplace­ment… Les frais, moi je reste ici pour les évi­ter… Comme de juste, ça diminue mes chances… Car il y a aussi la chance… Je ne l’ai pas. Mes films sont toujours quelconques ; ça ne vaut pas cher… Je connais des veinards qui, d’un seul coup, ont gagné la fortune. Un bel acci­dent, un film sensationnel, et ça y est. Moi, jamais.

— Tant mieux, fichtre ! plaisanta mon ami. Tu vas me porter bonheur aujourd’hui, puisque tu es le seul photographe présent, et que jamais…

— Oh ! pardon ! pardon ! suppliait le mala­droit. Je ne pensais plus… Tu vois, la misère… On deviendrait méchant…

— La misère ?

Deux larmes brillaient dans les yeux de Schwartz.

— Écoute, lui dit Vigneux, je ne suis pas riche, oh, non ! Même, à l’heure qu’il est, je ne pourrais rien faire pour personne. Mais je vais probable­ment battre le record de la hauteur. Je le crois. Je sens que je vais monter très haut, ce matin. Nous reparlerons de tout cela quand je serai descendu, n’est-ce pas ? Compte sur moi.

Je crus que Schwartz allait lui baiser les mains.

À ce moment, nous sortions l’appareil. On dissuadait Vigneux de prendre l’air. J’enten­drai toujours Borsinof, l’aviateur russe, qui parle comme avec une langue en fourrure, pré­tendre que c’était un suicide. À ces mots, Vigneux éclata de rire.

— Je vous jure, fit-il, que l’existence ne m’a jamais paru si agréable, et que j’y tiens autant que vous. Mais il se trouve que j’ai fort envie de gagner cette coupe ; et je sens que je vais monter très haut, ce matin. Soyez tranquilles, et merci.

Pour mon compte, monsieur, je ne lui disais rien, le sachant aussi brave qu’adroit et aussi adroit que têtu.

Avant le départ, Schwartz le cinématographia longuement, bouclé dans son baquet. Vigneux poussa la complaisance jusqu’à faire jouer, devant l’objectif, toutes ses commandes, pantomime à laquelle il s’était toujours refusé.

Enfin, l’hélice lancée tourbillonna, vrombit… Le moteur ronflait à merveille.

L’aéroplane s’enleva contre un vent du nord, dans un ciel pur comme le vide.

Nous regardions tous l’appareil, cabré, décrire une vaste spirale et s’élever comme aux flancs d’une invisible tour de Babel, — rapide, vent arrière, — laborieux, vent debout. Je l’obser­vais dans ma jumelle. Tout allait aussi bien que possible : l’obliquité de l’ascension ne variait pas, le bruit me plaisait, et les ailes semblaient résister puissamment chaque fois que Vigneux faisait face au courant du nord. Il y avait là quelques secondes de bourlingage ; l’aile gauche en l’air, le planeur fatiguait, déporté vers l’est. Au quatrième tour, la lutte de l’homme avec la rafale s’étant prolongée sur ce point, j’en­tendis chuchoter : « Ah ! mon Dieu ! » et je vis Schwartz, très pâle, qui suivait la joute. Il s’empressa de me parler ; on aurait dit que cela le soulageait :

— Vous me croirez si vous voulez, mais c’est la première fois que je tremble en voyant un aéroplane… Ah ! enfin, voilà ce maudit tournant qui est passé !… Vous êtes tranquille, vous ?… Est-ce que le vent n’augmente pas ?… Cela va durer longtemps ?… À quelle hauteur se trouve-t-il ?…

Je le réconfortai ; je fis l’éloge de Vigneux à titre de pilote, et Schwartz saisit l’occasion de vanter son bon cœur et sa droiture. Comme si je ne le connaissais pas !… Comme si je ne l’ai­mais pas, moi aussi, plus qu’un frère !…

Tout en écoutant, je ne cessais pas de lorgner notre oiseau, petit, petit dans l’altitude. Ma jumelle était munie d’un télémètre. Il planait à 4 000 mètres juste au zénith, et je distinguais nettement son ventre et le dessous de l’enver­gure, lorsque, tout à coup, l’aile gauche dispa­rut… Le monoplan tombait en tournoyant… Une clameur sourde, mêlée de cris, autour de moi… La panique éparpillant les fuyards…

L’engin s’abîma sur le sol, dans un nuage de poussière, à nos pieds, monsieur, à nos pieds !

De la carcasse et de la voilure, il ne restait que des allumettes et de la charpie. Au milieu… — ah ! monsieur, pardonnez-moi, j’ai tant de chagrin ! — … au milieu de ce fouillis inextri­cable, il y avait notre ami, monsieur… si blanc, si blanc… avec ses grands yeux grands ouverts… et pas encore tout à fait mort !

— Vite ! À l’ambulance ! criait Borsinof.

Mais Vigneux trouva la force de faire com­prendre qu’il ne voulait pas. Il gémit :

— Ne me touchez pas ! ni moi, ni l’appareil…

Un médecin se penchait sur lui. Je ne sais ce qu’ils se dirent. Quand le médecin se releva, il avait une figure !…

— Écartez-vous ! balbutia-t-il.

— Oui… s’il vous plaît, reculez… implora Vigneux.

Et il appela :

— Schwartz !… Pas de veine, hein ! la coupe !… Fichu !… Mais prends ton appareil… Vite, vite… Et photographie-moi pendant… que…

Schwartz frissonnait de la tête aux pieds.

— Je le veux ! reprit l’agonisant. Mais dépêche-toi donc ! Schwartz… J’ordonne… Ma dernière volonté !…

— Faites ce qu’il demande, conseilla le médecin.

Alors, monsieur, tout le monde obéit. On forma le cercle. Et nous avions tous enlevé nos chapeaux. Quelqu’un récitait une prière à voix basse… Mon pauvre Vigneux nous regardait… Schwartz tournait sa manivelle… Et il pleurait, monsieur… Il pleurait !…