Le Cas du docteur Plemen (Pont-Jest)/II/I

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E. Dentu (p. 163-172).

DEUXIÈME PARTIE

I

UNE CANDIDATURE EN PROVINCE


On était aux premiers jours de septembre et la période électorale ne devait s’ouvrir officiellement à Vermel que le 15 du mois, mais les agents des candidats et les candidats eux-mêmes n’en avaient pas moins commencé leur campagne depuis longtemps.

Il s’agissait de remplacer l’un des députés de la ville, élu sénateur, et comme ce vide dans la représentation de Seine-et-Loire était prévu depuis deux ans, les républicains conservateurs avaient réservé ce siège au savant dont ils étaient fiers, au médecin qui avait donné aux pauvres mille preuves de dévouement, au docteur Plemen.

Devant un adversaire aussi redoutable, estimé de tous, qui avait su se faire des amis dans le peuple et même parmi les bourgeois, malgré sa liaison avec les Deblain, le parti radical révolutionnaire avait à peu près désarmé. Ce n’était plus que pour la forme et pour ne point avoir l’air de déserter la lutte qu’il s’était décidé à présenter un candidat, sans nulle importance, il est vrai, son échec étant assuré.

Quant aux légitimistes et aux bonapartistes, s’il en existait un certain nombre à Vermel, ils ne comptaient pas au point de vue électif, mais ceux d’entre eux qui pensaient, avec raison, que s’abstenir en politique est une faute, votaient toujours, en attendant mieux, pour le candidat républicain conservateur, par haine du radicalisme.

Les élections allaient donc se passer ainsi qu’à l’ordinaire, sans grand bruit, et personne ne s’en préoccupait beaucoup, lorsqu’on apprit que le docteur Plemen se retirait pour laisser la place à M. Raymond Deblain.

D’abord, on n’en voulut rien croire. Le mari de la belle étrangère n’avait jamais manifesté l’intention ni le désir de devenir un homme politique. Bien au contraire, il s’était toujours fait remarquer par son indifférence en semblable matière, plaisantant même avec son sans-gêne gaulois ceux qui étaient assez simples — il employait un mot encore plus court et plus net — pour sacrifier leurs affaires, leur repos, leurs plaisirs à la vanité d’être appelé « monsieur le député » et à la certitude de faire des ingrats.

Rien n’était plus vrai, cependant, nous le savons, que ce changement de front du riche industriel, que cette ambition subite, œuvre de sa femme. On en eut bientôt la preuve, car Plemen, sans même attendre d’être interrogé, fit paraître, dans les journaux de la localité, une lettre par laquelle il annonçait qu’il abandonnait toute candidature au profit de M. Deblain, sur qui il invitait chaudement ses électeurs à reporter leurs suffrages.

« Si je renonce, disait-il, à l’honneur de devenir le représentant d’une ville où je m’imagine volontiers être né, tant ses moindres intérêts me sont chers, c’est parce que je ne m’arroge pas le droit de m’éloigner pendant plusieurs mois, chaque année, des malades confiés à mes soins c’est que la science m’attire plus que la politique, et c’est aussi parce que j’ai la conviction qu’un grand manufacturier tel que M. Deblain, enfant du pays et dont les opinions bien connues, le dévouement, la connaissance des affaires sont une garantie pour tous, sera pour Vermel le plus utile, le plus influent des mandataires au sein du Parlement. »

Si cette nouvelle ne reçut pas trop mauvais accueil dans le haut commerce, où le mari de Rhéa comptait de nombreux amis prêts à soutenir sa candidature, il n’en fut pas de même dans le monde bourgeois, dont la haine pour Mme  Deblain rejaillissait un peu sur son mari ; et les radicaux révolutionnaires se remuèrent aussitôt pour opposer au remplaçant de Plemen un adversaire de quelque poids.

Ce n’était pas chose facile à découvrir à Vermel même, mais le comité de Paris y suppléa bien vite, en envoyant aux électeurs intransigeants du chef-lieu de Seine-et-Loire le citoyen Rabul, petit journaliste de troisième ordre, dont le gouvernement avait eu la sottise de faire un héros et un martyr en le condamnant à quelques mois de prison pour délit de presse.

Cet inconnu, qui ne savait pas le premier mot des intérêts qu’il serait appelé à défendre et n’avait peut-être jamais entendu parler de Vermel, allait pouvoir lutter sans infériorité contre un homme tel que M. Deblain, tout simplement parce qu’il était une victime du pouvoir et débiterait à de pauvres diables, qui n’y comprendraient rien, un tas de vieux clichés démagogiques, au nom de la République en péril.

Bientôt, en effet, la campagne électorale, commencée par Raymond et son ami sous les plus heureux auspices, devint rude à soutenir.

D’abord les républicains conservateurs, qui seraient allés tous à Plemen, se refroidirent, se divisèrent, et Deblain, souffrant depuis le commencement de l’été et n’ayant pas d’ailleurs le feu sacré, sentit son ambition s’amoindrir.

Pour répondre au citoyen Rabul qui, en attendant les réunions publiques, multipliait les réunions privées, il lui fallait étudier préalablement sa leçon avec le docteur, et comme, sans être un sot, il n’était qu’un orateur médiocre, ses discours ne portaient pas toujours heureusement. Il le voyait bien et, ces jours-là, il rentrait chez lui harassé, prêt à envoyer la politique à tous les diables.

Il est vrai que Plemen prenait souvent la parole et que son éloquence entraînante, son ardeur, sa conviction, enlevaient son auditoire ; mais au lieu d’avancer les affaires de Raymond, ces succès de son ami lui nuisaient en quelque sorte, au contraire, car il en résultait qu’on faisait entre eux un parallèle, tout à l’avantage du médecin.

De son côté, Rhéa n’épargnait rien. Pendant que son infortuné mari préparait quelque allocution sur l’économie politique, le libre-échange, les emprunts départementaux, les voies de grande communication, les moyens d’équilibrer le budget et de venir en aide aux classes pauvres, toutes choses dont il avait bien entendu parler, mais qu’il ne comprenait que sommairement, Mme  Deblain, escortée de Félix Barthey, venu tout exprès à Vermel, courait les faubourgs, visitait les ménages d’ouvriers, vidait sa bourse dans les taudis, embrassait des enfants sales et déguenillés, serrait des mains caleuses, s’égarait parfois jusque chez des repris de justice — il y en avait beaucoup à Vermel — qu’elle prenait pour des électeurs et qui lui débitaient des grivoiseries cyniques, entraînée enfin par la fièvre électorale et l’ambition qui la dévoraient.

L’Américaine voyait bien que les chances de Raymond n’augmentaient pas. Elle en était fort aigrie et s’en prenait à lui, surtout lorsqu’elle entendait dire, après l’une des réunions où Plemen avait défendu la candidature de son ami : « Quel admirable orateur, quel représentant Vermel aurait eu là ! Six mois après son entrée à la Chambre, il serait devenu ministre. »

Plus qu’elle ne l’avait encore fait, elle comprenait alors la différence qui existait entre ces deux hommes, et comme elle ne pouvait s’empêcher de manifester sa reconnaissance à Erik, celui-ci lui répondait :

— Si nous échouons, vous n’aurez pas le droit de vous en prendre à moi mais, pour satisfaire à votre désir, j’aurai sacrifié inutilement mon avenir politique, puisque vous serez condamnée à rester à Vermel, où on ne me pardonnera pas, je le crains, l’abandon de ma candidature.

Cependant Mme  Deblain ne se décourageait pas et, pour être soir et matin sur la brèche, elle ne retournait pas coucher à la Malle, où était toujours installée sa sœur, Mme  Gould-Parker. Fatiguée sans doute des plaisirs de l’hiver, celle-ci n’avait pas songé cette année-là à aller à Trouville : elle se reposait à la campagne.

Depuis le printemps, Jenny n’était venue en ville que deux ou trois fois à peine, mais Rhéa allait la voir presque tous les jours, avant le dîner.

Les choses en étaient là, lorsqu’un soir, le 22 septembre, Raymond, qui depuis quelque temps était sujet à de violentes névralgies, revint d’une réunion publique dans un état d’exaltation incroyable. Forcé de répondre aux interpellations de son concurrent, le citoyen Rabul, il s’était à ce point embrouillé que Plemen avait dû venir à son secours. Toutefois, si habilement qu’il eût repêché son ami, son concurrent radical était resté à peu près maître du terrain.

Deblain, qui, à défaut d’éloquence et de science politique, avait du bon sens, se rendait bien compte de son échec. Aussi, en arrivant chez lui, brisé de fatigue, se laissa-t-il tomber dans un fauteuil, en s’écriant :

— Ah ! sapristi je le jure bien, si j’avais prévu ce qu’est le métier d’aspirant député, je me serais tenu tranquille. Mes yeux papillotent devant toutes ces affiches multicolores où mon nom s’étale en grosses lettres, comme celui d’un acteur en représentation. Lorsque j’entre dans une de ces satanées salles de réunions publiques, il me semble qu’on va me demander de faire des tours comme Robert Houdin ou du trapèze comme Léotard. J’ai absolument la tête à l’envers !

— Et ça n’est pas fini, lui répondit en riant Erik, qui l’avait accompagné ; tu n’es qu’au début de ta carrière.

Au même instant Mme  Deblain entra dans le fumoir, où les deux amis attendaient qu’on servît le thé. Elle était fort pâle, bien évidemment sous le coup d’une violente émotion.

Elle s’approcha de son mari et, mettant sous ses yeux un billet qu’elle venait de recevoir, elle lui parla tout bas, car le maître d’hôtel allait et venait pour son service.

Raymond lut la lettre, eut un mouvement de stupeur, échangea quelques mots avec sa femme, en lui désignant Plemen, puis il dit tout haut :

— Ma foi, je ne veux pas de thé ; je préfère aller me coucher. Mon cher docteur, tu devrais bien me donner quelque drogue pour me calmer. J’ai des crampes d’estomac atroces et la tête absolument en feu.

— Ça ne sera rien, répondit le médecin, après avoir pris le pouls de son ami. Un peu de fièvre cependant ! Décidément la politique ne te vaut pas grand’chose. Avant de t’endormir, double la dose de chloral que je t’ai ordonnée. Tu peux même te faire une petite piqûre de morphine, puisque tu es devenu un praticien fort habile. Une bonne nuit par là-dessus et, en te réveillant, tu seras frais et dispos. Je viendrai te voir demain de très bonne heure, ou peut-être seulement après-demain matin, car demain, je prends le premier train pour Paris, où je dois présenter un travail important à l’Académie de médecine. Je ne sais si je pourrai revenir le soir même.

— Ah ! c’est vrai ! Heureusement que nous n’avons pas de réunion électorale Alors, à après-demain. Je te laisse avec Rhéa. Elle a à te parler et ne te dira rien que je ne connaisse ! Bonsoir, mes enfants !

Et après avoir embrassé sa femme et serré les mains de Plemen, Raymond, qui avait sonné son valet de chambre, remonta chez lui.

Mme  Deblain et le docteur étaient seuls ; le maître d’hôtel s’était retiré et Pierre avait suivi son maître.

— Qu’avez-vous à me dire ? fit aussitôt Erik en se rapprochant de Rhéa, dont seulement alors il remarqua la physionomie bouleversée.

— J’ai besoin de vous, mon ami.

— Besoin de moi ?

— Il s’agit d’une chose des plus graves.

Et mettant la main sur l’épaule de Plemen, pour le forcer de baisser la tête, elle lui fit à l’oreille une confidence sans doute complètement inattendue, car le docteur, toujours si maître de lui-même, tressaillit. Puis, après une seconde de réflexion, il répondit avec un sourire étrange, qui échappa à la jeune femme :

— Le temps de monter chez moi et je suis à vous !

— Je vais passer par votre jardin et sortir par la porte de la ruelle. Vous, venez me rejoindre à l’extrémité du boulevard. Il ne faut pas qu’on nous voie partir ensemble. Je vous attendrai là-bas en voiture. Je laisserai notre porte de communication ouverte, afin de pouvoir rentrer à l’hôtel sans être vue de personne.

— C’est entendu !

Cinq minutes plus tard, le docteur Plemen prenait place auprès de Mme  Deblain dans un coupé dont le cocher avait sans doute des ordres, car il lança aussitôt son attelage à fond de train, bien que la nuit fût sombre et la route à peine éclairée.