Le Cas du docteur Plemen (Pont-Jest)/I/IX

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E. Dentu (p. 152-161).

IX

LES AVEUX DE JENNY


Pendant tout un mois, il ne fut question à Vermel que de cette représentation de Froufrou à la Malle ; mais si cette fête, donnée en plein hiver, à la campagne, ce que bon nombre de gens du monde s’efforcent de mettre à la mode en France aujourd’hui, augmenta encore l’enthousiasme des adorateurs de Mme  Deblain, elle eut aussi pour résultat de provoquer, plus vives que jamais, les critiques ainsi que les haines des envieux.

En même temps que les véritables amis de Raymond faisaient chorus pour applaudir à la distinction de sa femme, à l’affabilité qu’elle apportait à recevoir, à son élégance et à son esprit, le clan bourgeois et collet-monté trouvait ses façons de faire tout simplement scandaleuses, et les deux sœurs étaient l’objet des insinuations les plus malveillantes de la part de ces bonnes âmes qu’excitait Mme  Dusortois.

C’était là sa manière à elle de reconnaître l’accueil que lui avait fait Rhéa, et de remercier son neveu des cent louis qu’il lui avait données pour que ses filles pussent figurer au château parmi les plus élégantes.

— N’est-il pas honteux de jeter ainsi l’argent par les fenêtres ! répétait l’excellente tante à qui voulait l’entendre et même à qui ne le voulait pas. Ah ! mon neveu est en de bonnes mains Il a beau gagner de l’argent, il sera bientôt ruiné ! Pauvre Raymond, est-il assez aveugle ! Sa femme doit-elle se moquer de lui avec ce Barthey, ce barbouilleur parisien ! Et sa sœur, cette Mme  Gould-Parker, dont le mari est on ne sait où. En voilà encore un ménage ! Il est vrai qu’elle n’est peut-être pas mariée. Ces Américaines, quelles mœurs ! Et dire que le docteur Plemen n’ouvre pas les yeux à son ami ! Il est vrai que celui-là aussi !…

Mme  Dusortois s’arrêtait là avec un tel sourire ironique que chacun comprenait ce qu’elle n’osait ajouter.

Certains de ses auditeurs volontaires ou forcés haussaient bien les épaules, mais toutes ces calomnies n’en faisaient pas moins leur chemin à l’insu de Raymond et de Rhéa, qui continuaient à recevoir, à donner des fêtes, des dîners et des représentations théâtrales, auxquelles Plemen se contentait d’assister sans y prendre part en qualité d’acteur, sinon fort rarement, mais dont Rhéa et Barthey étaient toujours les organisateurs infatigables.

Le savant avait probablement cessé d’être jaloux de l’artiste, car ils vivaient tous deux dans d’excellents rapports. Le premier ne s’inquiétait plus, comme il l’avait fait jadis, des séjours fréquents du second à la Malle, où le peintre, il est vrai, était plus souvent que dans son atelier de la rue d’Offémont, à Paris.

Cet hiver-là fut donc, pour Vermel, une saison absolument folle.

Au mois de mars, les femmes et les jeunes filles tenaient encore bon, grâce à cette force de résistance aux fatigues des plaisirs dont la nature a doué le sexe faible ; mais les hommes maris, frères et cousins, étaient rompus et aspiraient à un peu de repos, tout en reconnaissant que les Deblain étaient les hôtes les plus charmants et Rhéa la plus adorable maîtresse de maison qu’on put voir.

Cette aspiration au calme, de la part de bien des gens, eut pour conséquence logique de leur faire accueillir, avec une faveur croissante, la candidature de M. Deblain à la députation.

Avec une femme telle que la sienne, le grand manufacturier ferait bien certainement excellente figure à Paris ; il acquerrait vite une grande influence au Parlement, et Vermel en retirerait des avantages sérieux ; sans compter l’honneur d’être représenté par un homme riche, brillant et mari d’une créature irrésistible à laquelle les ministres ne pourraient rien refuser.

Rhéa, qui se rendait parfaitement compte de l’état des esprits, était enchantée, et Raymond, que l’ambition commençait à talonner, n’était pas loin de croire qu’il avait eu, le premier, l’idée de devenir un homme politique.

Est-ce qu’il n’était pas plus apte à faire un député que son ami Plemen ? Est-ce que le pays n’avait pas déjà bien assez de médecins et d’avocats à la Chambre ? Est-ce que les grands industriels comme lui ne comprenaient pas mieux que tous ces savants et tous ces bavards les vrais intérêts du pays ?

M. Deblain était reconnaissant au docteur de lui céder la place, mais il pensait consciencieusement qu’en agissant ainsi, Erik ne se montrait pas moins bon patriote qu’ami dévoué.

L’excellent homme, absolument entraîné, se voyait déjà personnage important, à la tête de l’opposition conservatrice.

Ah ! messieurs les ministres n’auraient qu’à bien se tenir. Il faudrait en terminer avec les expéditions lointaines, le gaspillage de l’argent, le népotisme lui, il n’avait ni fils ni neveux, les sinécures, les gros traitements, les administrations où paressent trois cents employés lorsque cent suffiraient à la besogne, tous les abus enfin !

Il lui tardait surtout d’avoir un salon politique dont Rhéa ferait si bien les honneurs avec Mme  Gould-Parker.

Cette dernière semblait tout au contraire peu pressée de retourner à Paris. Elle n’y allait plus que de loin en loin et s’était installée tout à fait à la Malle.

Il est vrai qu’à la fin de l’hiver, la santé de la jeune femme paraissait moins bonne et que son caractère n’était plus aussi gai qu’à l’époque où elle avait fait une entrée si brillante dans la haute société de Vermel. On supposait que la prolongation de l’éloignement de son mari lui causait un vif chagrin. Cela pouvait être.

C’était du moins ce que disait le plus sérieusement du monde Mme  Deblain, quoique, peut-être, elle n’en pensât point un traître mot.

Cependant le colonel n’allait pas tarder à rentrer en France. Il avait annoncé lui-même à sa femme que sa mission touchait à son terme. Dans sa dernière lettre datée de Yeddo, le 1er mars, il écrivait à Jenny :

« J’aurai terminé mon inspection ici dans une quinzaine de jours et je partirai pour Shanghaï, mais j’espère ne pas rester en Chine plus d’un mois. Je n’aurai plus besoin alors que de six semaines pour visiter, ainsi que j’en ai l’ordre, nos stations du Nord.

« Je compte donc reprendre la route de l’Europe vers le milieu de juillet, c’est-à-dire être en France dans les derniers jours de septembre.

« J’aurai été absent plus d’une année, mais je crains que ce temps ne vous ait pas paru bien long car, avec votre sœur, si légère, si folle, si ardente au plaisir, vous devez vivre fort agréablement.

« Les journaux m’ont déjà appris que Rhéa et vous aviez été les reines des ventes de charité organisées par notre colonie à Paris. Il était évidemment de votre devoir de ne pas vous abstenir en ces circonstances, mais peut-être aurait-il été plus convenable, en raison de votre veuvage momentané, de jouer un rôle moins brillant.

« Des amis m’ont écrit que vous étiez, à Paris, de toutes les fêtes, et que Mme  Deblain bouleversait par ses excentricités la ville de Vermel. Je regrette de vous avoir confiée à elle ; j’aurais dû vous emmener avec moi. La place d’une femme honnête est auprès de son mari, lorsqu’elle ne sait pas vivre dans la retraite pendant son absence.

« Pardonnez-moi de vous parler aussi franchement, mais vous connaissez mes sentiments pour vous et le souci que j’ai de mon honneur. Je ne doute pas un seul instant de la régularité de votre conduite ; je déplore seulement qu’elle ait peut-être manqué de la réserve qui vous aurait mise à l’abri non pas de soupçons injurieux, mais même des moindres critiques. J’estime que vous pourrez aisément dissiper ces inquiétudes dont je suis saisi au loin, et qu’à mon retour tout me prouvera que vous avez su porter dignement le nom de celui qui vous embrasse affectueusement. »

On était au 15 avril et Jenny venait de relire pour la dixième fois peut-être ces lignes, sur lesquelles ses yeux semblaient fixés avec épouvante, lorsque sa sœur entra brusquement dans sa chambre.

— Qu’as-tu donc encore ? lui dit-elle, en s’apercevant de son émotion.

Mme  Gould-Parker lui tendit la lettre de son mari.

— Comment ! c’est toujours le sermon du colonel qui te préoccupe à ce point ? Oh je le connais ! Dieu me préserve de le savourer de nouveau. Qu’il revienne quand il voudra, ton Othello ! Qu’est-ce que cela peut te faire ! À nous deux, nous parviendrons bien à le rassurer. S’imaginait-il donc que tu allais te couvrir la tête de cendre et le corps d’un cilice pendant son absence !

— Ah ne ris pas Si tu savais !

Elle s’était jetée au cou de Rhéa, qui avait pris place auprès d’elle, sur une chaise-longue.

— Si je savais ! Et quoi donc ? Est-ce que…

Jenny se leva brusquement, courut à un petit secrétaire en bois de rose, l’ouvrit convulsivement et y prit un paquet de lettres, qu’elle vint placer, en rougissant, sur les genoux de Mme  Deblain.

— Oh ! oh ! s’écria celle-ci d’un ton de gravité comique, après avoir jeté un coup d’œil sur ces feuilles, dont il était aisé de deviner le contenu. Oh ! sœur chérie ! Comment, ce pauvre colonel ! Mais aussi, on n’a pas l’idée d’aller au Japon, quand on a une jolie petite femme telle que toi !

Elle riait comme une folle, aspirait voluptueusement de ses narines roses et mobiles les parfums qu’exhalaient ces lettres, les lisait avec des moues adorables et, s’interrompant çà et là, s’écriait :

— Mais c’est charmant, ravissant, enivrant ! On ne m’en a jamais écrit autant, pas même le cousin Archibald qui, cependant, se prétendait fou de moi. Ah ! je suis sûre que c’est un Français qui s’exprime ainsi ! Tiens ! ça n’est pas signé et on ne t’appelle jamais par ton nom. Il est vrai que : « Mon adorée, ma chérie, ma bien-aimée, mon âme », c’est encore plus doux à lire que Jenny.

— Il comprenait sans doute que je voudrais garder tout cela, fit avec un inexprimable accent d’amour Mme  Gould-Parker.

— Eh bien ! qui t’en empêche ? Lorsque ton mari sera sur le point d’arriver, tu me confieras ces précieuses épîtres ; je les enfermerai chez moi, au fond d’un tiroir secret de mon bahut italien ; et, de temps en temps, tu viendras les relire à ton aise… si tu aimes encore et si tu es toujours aimée.

— Oh ! ne crois pas au moins…

— Oui, un amour éternel qui ne vit que de sacrifices et n’en demande aucun à l’objet de sa flamme. Je connais ça… par ouï-dire ! Hein ! suis-je une sœur assez dévouée, assez tendre, assez indulgente ? Car c’est fort mal ce que je fais là ! Si l’oncle Jonathan et cette bonne mistress Gowentall le savaient !

— Rhéa, ma chère Rhéa ! Mais, j’y pense, si ton mari trouvait un jour ces lettres ?

— D’abord Raymond ne se permet jamais de fouiller dans mes meubles de plus, les trouverait-il et les lirait-il, qu’il ne supposerait pas une seconde qu’elles m’ont été adressées. Ah ! mon mari n’est pas jaloux de sa femme ! Ça n’est point un colonel ! Il n’est pas au Japon ! D’ailleurs, il sait bien qu’on ne me fait pas la cour !

— Oh ! oh ! petite sœur ! Et le docteur Plemen ?

— Ah ! tu as vu cela ?

— Parbleu ! Comme il ne s’est pas trahi dix fois, cent fois !

— Oui, mais notre grand savant perd son temps.

— Je ne te demande pas d’aveux.

— Plemen est certainement un homme remarquable par son intelligence et son esprit c’est, de plus, un cavalier d’une beauté étrange, fatale, comme disent les poètes ; mais si je n’ai pour M. Deblain qu’une affection… tempérée, j’ai pris Vermel et ses habitants jaloux en horreur ; je n’aspire qu’à habiter Paris, presque tout à fait, et ce désir m’a donné de l’ambition. Voilà pourquoi je suis un peu coquette avec le docteur, qui certainement m’aime beaucoup, beaucoup trop, je le crains. J’ai obtenu de lui qu’il retire sa candidature pour les élections prochaines, et c’est mon mari qui se présentera à sa place. Raymond réussira, ça n’est pas douteux ; il sera député…, mais il ne sera que cela.

La jeune femme avait terminé ces derniers mots dans un éclat de rire.

Sa sœur la fixait de ses beaux yeux aux regards étonnés.

— Qu’as-tu donc ? reprit-elle alors. Tu sembles ne me croire qu’à demi ?

— Je pense, ma chérie, répondit Mme  Gould-Parker avec tendresse, que tu me disais il n’y a qu’un instant, en te moquant de moi : « Oui, un amour éternel qui ne vit que de sacrifices et n’en demande aucun à l’objet de sa flamme ! »

Et comme, à cette malicieuse riposte, Mme  Deblain n’avait pu s’empêcher de rougir un peu, Jenny la prit entre ses bras et se mit à l’embrasser fiévreusement, en lui répétant :

— Oh ! pardon, petite sœur, pardon ! Mais puisqu’on m’aime, comment pourrait-on ne pas t’adorer !