Le Caucase (Dumas)/26
CHAPITRE XXVI.
Ce fut le 11 novembre russe, 23 novembre de notre style, que je jetai, à huit verstes de Bakou à peu près, en me retournant dans la voiture, un dernier adieu à la mer Caspienne.
Nous étions bien décidés à faire une énorme journée, une journée de cent vingt verstes, — par les chemins du Caucase, une journée de trente lieues est une énorme journée, — et à aller coucher à Schumaka, l’ancienne Chumaky.
À moitié chemin nous trouvâmes un officier qui, par ordre du sous-gouverneur de Schumaka, — le gouverneur était à Tiflis, — venait au-devant de nous, accompagné d’une escorte. Depuis quelques jours les Lesguiens descendaient des montagnes. Nous rentrions dans les beaux jours de Kasafiourte, de Tchiriourte et de Kisslarr.
Cet officier, chargé de pleins pouvoirs vis-à-vis des maîtres de poste, nous fit donner des chevaux malgré la nuit. Sans lui nous eussions été forcés de terminer notre journée à six heures du soir. Au lieu de cela nous continuâmes notre route et arrivâmes à minuit à Schumaka.
Une maison nous attendait, cheminée et flambeaux allumés, éclairant d’excellents canapés, de bons tapis et un souper sur table.
Après le souper on me conduisit à ma chambre. Il y avait un bureau préparé avec du papier tout près des plumes vierges, et un canif ouvert.
Les gens qui m’eussent connu depuis vingt ans n’eussent pas fait mieux, ou plutôt n’eussent pas fait aussi bien.
Trois tableaux ornaient mon salon : les Adieux de Fontainebleau, les Pestiférés de Jaffa, la Bataille de Montereau.
Je ne couchai pas sur un lit, comme chez Dundukoff et chez Bagration, mais je couchai sur un excellent tapis.
Le lendemain, au point du jour, nous reçûmes la visite du maître de police. Il venait se mettre à notre disposition. Je savais d’avance la ville très-curieuse. Je le priai de nous la faire voir, et nous sortîmes ensemble.
La première chose qui me frappa comme étrangeté, fut de voir un troupeau de moutons paissant sur un toit. Le toit était couvert de terre et représentait une petite prairie où l’herbe poussait ni plus ni moins que dans les rues de Versailles. Les moutons tondaient cette prairie.
Par où montaient-ils, par où descendaient-ils, je n’en sais rien.
La ville se divise en ville basse et ville haute.
Il y a eu peu de villes plus tourmentées que Schumaka.
En bas règne la fièvre pendant trois mois de l’année, fièvre terrible dont on meurt. Au fur et à mesure que l’on gravit la montagne, on échappe à son influence.
Mais on n’échappe pas aux tremblements de terre. Schumaka ne sait jamais aujourd’hui s’il y aura une Schumaka demain.
Il y a seulement cette différence entre la fièvre et les tremblements de terre, que la fièvre est intermittente et le tremblement de terre à peu près continu.
Mais fièvre et tremblements de terre n’ont pas été les plus grands ennemis de Schumaka : il y a l’homme, qui est le pire de tous les fléaux.
Schumaka fut la capitale du Chirvan. C’était alors un riche khanat qui rapportait à son khan des millions de revenu.
Elle avait cent mille habitants, au lieu de dix mille.
— As-tu entendu parler, demandai-je à El-Mokrany, chef arabe qui passait, parmi les tribus des environs d’Alger, pour un savant, de vieilles et nobles cités bâties de bronze et de granit, que l’on appelait Suse, Persépolis, Babylone, Memphis, Balbeck et Palmyre ?
— La corde qui soutient ma tente n’est qu’une corde, me répondit-il, et elle leur a survécu ; voilà tout ce que je sais d’elles.
Impossible de mieux résumer une question : c’est là l’apothéose de la vie nomade, la condamnation de la vie sédentaire.
Voltaire, dans son histoire de Pierre le Grand, pauvre histoire d’un médiocre historien, dit que Chumaky a été l’ancienne capitale de la Médie et la résidence de ce Cyrus, fils de Cambyse et de Mandane, qui rendit l’indépendance à la Perse, vainquit les Mèdes, se fit, par les vaincus mêmes, proclamer roi, battit Crésus à Tymbrée, s’empara de Sarde et de toute l’Asie Mineure, prit Babylone en détournant l’Euphrate, et lorsqu’il eut hérité de son oncle Cyaxares, se trouva si puissant, que lui et ses héritiers prirent le nom de grands rois.
C’est qu’alors son empire comprenait la Babylonie, la Syrie, la Médie, l’Asie Mineure et la Perse.
Comment mourut le conquérant ? comment s’évanouit le colosse ? Xénophon dit qu’il s’endormit de vieillesse dans les bras de ses enfants. Hérodote, au contraire, ce fils de la fable, ce père de l’histoire, dit qu’ayant essayé d’envahir les États de Tomyris, reine des Massagètes, dont il avait tué le fils, il fut pris par elle, et que, par de terribles représailles, cette mère, jouant le rôle de la Némésis antique, lui fit couper la tête et plongea elle-même cette tête coupée dans un vase plein de sang en disant :
— Rassasie-toi enfin de sang, toi qui toute ta vie en as été altéré.
Si cela était, le nom de Cyrus, que les anciens donnaient à la Koura, pourrait bien être un témoignage historique en faveur de l’assertion de Voltaire.
Danville, plus savant que l’auteur du Dictionnaire philosophique, plus positif qu’Hérodote, prétend, et par sa position géographique et par une presque identité de nom, que Schumaka, — nous adoptons la prononciation tatare, — serait l’ancienne Mamachia de Ptolémée.
Oléarius y passa en 1645 avec cette fameuse ambassade du duc de Holstein, dont le secrétaire était devenu fou pour avoir pendant toute une nuit présidé, du haut de sa branche, au club des chacals. Alors Schumaka était dans toute sa splendeur ; ville de transit, elle était le point de jonction avec l’occident, le midi et l’orient ; par malheur, à la suite d’une rixe, des marchands russes furent massacrés par ses habitants. Ce fut un sujet de guerre entre la Russie et la Perse. Pierre le Grand marcha contre Chumaky, prit la ville, la dévasta et fit de tous ses environs une immense ruine.
Puis viennent les invasions dont la Perse fut le théâtre, les guerres civiles, la peste, qui réclame son droit de bourgeoisie dans les empires qui tombent et dans les villes qui s’écroulent, si bien qu’en 1815 ou 1816 il restait à cette ancienne et florissante population vingt-cinq à trente mille âmes à peu près.
Or, voyant cette dépopulation croissante, ces tremblements de terre si fréquents, cette fièvre si acharnée, le dernier khan força les vingt-cinq ou trente mille habitants de Schumaka d’abandonner ces débris de ville, auxquels ils se cramponnaient par habitude, et de le suivre dans la forteresse de Fitay, espèce de nid d’aigle où il espérait qu’aucun des ennemis que nous venons de nommer ne pourrait l’atteindre.
Alors la ville resta complétement abandonnée ; lorsque le chevalier Gamba la visita en 1817, pas un des descendants de ces cent mille habitants qui avaient vu entrer Pierre Ier dans Chumaky ne restait plus dans la ville silencieuse et déserte, où les chacals étaient venus établir leur domicile. Il y mangea un mouton qu’il paya quatre francs, et que l’on fut forcé d’aller chercher à huit verstes.
Mais vers la fin de 1849, le khan, qui du haut de son rocher de Fitay inquiétait encore la Russie, fut accusé de tramer des intrigues contre elle, et reçut du général Iermoloff l’ordre de se rendre à Tiflis. Soit qu’il regardât comme indigne de sa dignité princière de donner des explications, soit qu’en effet il ne se sentît pas la conscience bien nette, il se réfugia en Perse, abandonnant aux Russes son khanat, sa forteresse et ses sujets.
Alors le général Iermoloff autorisa ces trente à trente-cinq mille âmes à reprendre possession de la ville abandonnée. Cette caravane d’exilés rentra dans ses murs. Les maisons restées debout furent occupées. On laissa les autres continuer de s’écrouler à leur fantaisie.
Mais si la ville a souffert au milieu de toutes ces révolutions, il en a été bien autrement encore des plaines fertiles qui l’environnaient, et que l’Allemand Guldenstaads vit peuplées de ceps de vigne et couvertes de mûriers. Pas un arbre ne reste auquel puisse s’appuyer un cep de vigne, et dont la feuille nourricière puisse alimenter les vers précieux dont le produit fait à peu près aujourd’hui la seule richesse de Schumaka.
Nous visitâmes le bazar ; il occupe toute une rue. On y vend des tapis et des étoffes de soie d’un goût primitif mais charmant.
J’oubliais de dire que le matin, en montant de la basse ville dans la haute, nous avions rencontré près d’une fontaine en ruine, dont Moynet faisait le dessin, le commandant de la ville. Il avait appris notre arrivée et venait nous chercher pour nous emmener chez lui.
Nous étions attendus par sa femme et par sa sœur : la femme jeune et jolie, la sœur d’un certain âge, excellente personne parlant très-bien le français.
N’est-ce pas curieux, à quinze cents lieues de Paris, de loger dans une maison dont les trois tableaux sont Montereau, Jaffa, Fontainebleau, et de déjeuner au milieu d’une famille russe parlant le français ?
On nous avait bien fait promettre d’être de retour pour dîner. En effet, à trois heures, fidèles à notre promesse, nous rentrâmes. Au reste, notre commandant, M. Ochichinsky, excellent homme, gai et vigoureux vieillard de soixante ans, était venu partout avec nous.
Pendant notre course au bazar, une invitation nous était arrivée : le plus riche Tatar de Schumaka, Mahmoud-Beg, nous conviait à un souper persan et à une soirée de bayadères.
Les bayadères de Schumaka ont conservé une certaine réputation non-seulement dans le Chirvan, mais dans toutes les provinces du Caucase.
Il y avait longtemps qu’on nous parlait de ces belles prêtresses qui desservent deux cultes à la fois. — N’oubliez pas de voir les bayadères à Schumaka, nous avait dit le prince Dundukoff. — N’oubliez pas de voir les bayadères à Schumaka, nous avait dit Bagration. — N’oubliez pas de voir les bayadères à Schumaka, nous avait-on répété à Bakou.
Les bayadères sont un reste de la domination des khans. Elles étaient les danseuses de la cour.
Malheureusement, comme les Parsis, les bayadères sont réduites à trois, deux femmes et un petit garçon.
Une quatrième, fort belle, a quitté le pays à la suite d’un événement qui fit grand bruit à Schumaka. Elle s’appelait Sona.
Dans la nuit du 1er au 2 du mois de mars, des Lesguiens s’introduisirent pour voler chez la belle Sona. C’était une fille qui aimait fort son art, de sorte qu’à minuit, au lieu de dormir, l’infatigable danseuse répétait un pas, son pas favori, celui dans lequel elle avait son plus grand succès. Son répétiteur était un cousin à elle, nommé Nadjiff-Ismaël-Oglou. Les deux jeunes gens, si occupés qu’ils fussent de chorégraphie, entendirent un mouvement inusité dans la pièce voisine. Nadjiff, qui était fort brave, s’y précipita son kangiar à la main ; Sona entendit le bruit d’une lutte, un cri auquel il n’y avait pas à se tromper, c’était un de ces cris comme en pousse une âme quand elle sort du corps. Elle s’élança à son tour dans la chambre, trébucha sur le corps de Nadjiff, et tomba aux mains des quatre Lesguiens, dont un était grièvement blessé.
Ils la prirent, la dépouillèrent non-seulement de tout ce qu’elle possédait en bijoux et en meubles précieux, mais encore des vêtements qu’elle avait sur elle, ne lui laissant que sa chemise et son caleçon. Puis, garrottée et bâillonnée, ils la couchèrent sur son lit.
Le lendemain, la porte de la bayadère ne s’ouvrit pas.
Les voisins avaient bien entendu du bruit, des cris même, chez la belle Sona, mais les voisins d’une bayadère ne font pas grande attention à ces sortes de détails dans une maison où parfois on danse toute la nuit. Cependant, vers onze heures du matin, cette porte qui s’obstinait à rester fermée les inquiéta. Ils prévinrent la police ; la porte fut enfoncée. On trouva dans la première pièce Nadjiff poignardé de trois coups de kangiar, et dans la seconde, Sona garrottée et bâillonnée sur son lit.
Comme Nadjiff avait la main droite coupée, on avait immédiatement reconnu que le coup avait été fait par des Lesguiens. leur habitude étant, non pas de couper les têtes, comme les Tchetchens et les Tcherkesses, ce qui est quelquefois, presque toujours même, fort embarrassant, mais seulement les mains, qui se mettent plus facilement dans les poches.
Nous reviendrons sur cette habitude des Lesguiens et de presque toutes les peuplades du versant méridional du Caucase, ces peuplades, comme les Touschines, fussent-elles alliées des Russes, fussent-elles même chrétiennes.
Sona acheva de renseigner la police sur l’événement. On cria par la fenêtre : — Aux Lesguiens ! aux Lesguiens ! À l’instant même, la milice tatare fut sur pied. La milice tatare et les Lesguiens, c’est l’histoire de ce chien et de ce chat que je vous ai racontée, qui représentaient Turcs et Russes, et que dans ses loisirs un officier du Caucase avait dressés à s’entre-déchirer. Les Tatars sautèrent à cheval, prirent leurs fusils, leur schaskas, leurs kangiars, et se mirent, comme des limiers affamés, à la chasse de leurs ennemis mortels, qu’ils découvrirent dans une caverne de la montagne Dachkésan, à une verste de la ville.
Un d’eux, celui qui avait été grièvement blessé par Nadjiff, n’avait même pas pu gagner la caverne : c’était celui-là qui les avait mis sur la trace des autres. Les brigands se défendirent vigoureusement, firent une sortie, repoussèrent les assaillants ; mais vivement pressés par eux à leur tour, ils furent obligés de se réfugier dans une autre caverne, celle de Kise-Kala, située à trois verstes de la ville.
Là commença un siége en règle.
Il dura six heures ; dix ou douze miliciens furent tués ou blessés ; mais enfin les Lesguiens ayant épuisé leurs munitions, un combat à l’arme blanche suivit un dernier assaut, et les assassins furent pris.
Tous les objets furent retrouvés sur eux ou dans la première caverne.
Mais la célébrité que cet événement jeta sur la belle Sona nuisit à sa position. Elle avait dans la ville plusieurs répétiteurs ; chacun croyait seul lui donner des leçons. Son cousin, tué chez elle à cette heure avancée de la nuit, ne laissait aucun doute sur le partage d’une faveur qui avait coûté si cher au pauvre Nadjiff.
La belle Sona, perdue de réputation, fut forcée de s’exiler. Un beau matin, sa porte tarda de nouveau à s’ouvrir comme la première fois ; la police vint et la poussa devant elle. Cette fois, la maison était vide : nul ne sut ce que Sona était devenue.
Mais comme la troupe se composait de trois femmes, que le nombre trois est, surtout en matière de danse persane, cabalistique et sacré, on remplaça la belle Sona par un petit garçon que l’on habilla en fille. La troupe des bayadères se retrouva au complet, et, chose bizarre, cette transformation, au lieu de nuire à l’entreprise chorégraphique, la raviva et lui donna plus de piquant.
Ce sont de drôles de corps que les Tatars !
La soirée était pour huit heures. On nous fit promettre, chez M. Ochichinsky, qu’à quelque heure que cette soirée finît, nous reviendrions passer la nuit à la forteresse, où nous attendait un bal, non pas à la persane, mais à la française. Madame Ochichinsky, comme directrice honoraire d’un institut de jeunes filles, avait donné congé à tout son pensionnat en honneur de nous, et pour que mon souvenir se gravât encore mieux dans tous ces charmants petits cerveaux de quinze ans, leur donnait un bal le soir.
Vous voyez que l’on me rendait tous les honneurs que l’on fait aux grands personnages, même les congés aux pensionnats.
Nous arrivâmes chez Mahmoud-Beg. Il était propriétaire de la plus charmante maison persane que j’aie jamais vue de Derbent à Tiflis, et j’en ai vu quelques-unes, sans compter même, dans cette dernière ville, celle de M. Archakouni, le fermier des mopses, des veaux marins et des esturgeons de la Caspienne, lequel a déjà dépensé deux millions de roubles pour sa maison, qui n’est pas encore achevée.
Nous entrâmes dans un salon tout oriental, dont la plume serait impuissante à rendre l’ornementation sobre et riche à la fois. Tout le monde était couché sur des coussins de satin à fleurs d’or enfermés dans des chemises de tulle, ce qui donnait aux couleurs les plus vives une douceur et un flou infini ; au fond, tout le long d’une immense fenêtre de la plus fine découpure, étaient assis nos trois danseuses et nos cinq musiciens.
On comprend que pour accompagner une danse si locale, il faut une musique particulière.
L’une des deux femmes était d’une beauté médiocre ; l’autre avait dû être extrêmement belle, mais il y avait déjà longtemps. Sa beauté était cette beauté opulente et plantureuse des fleurs d’automne ; elle me rappela beaucoup mademoiselle Georges à l’époque où je la connus, c’est-à-dire en 1826 ou 1827.
Elle pouvait même pousser plus loin la comparaison : elle avait été trouvée belle par un empereur ; seulement, sur ce point, la supériorité est à mademoiselle Georges, qui a été trouvée belle par deux empereurs et plusieurs rois.
Il est vrai que mademoiselle Georges a beaucoup voyagé, et que la belle Nyssa, au contraire, est toujours restée à Chumaky.
Chez l’une ce fut la montagne qui alla trouver les prophètes, chez l’autre ce fut le prophète qui vint trouver la montagne.
Nyssa était peinte comme toutes les femmes d’Orient : ses sourcils se touchaient comme une sombre et splendide arcade double sous laquelle étincelaient des yeux magnifiques. Un nez bien fait, et dans des proportions d’une extrême finesse, divisait son visage, et reposait, avec un parfait équilibre, sur une bouche petite, aux lèvres sensuelles, rouges comme du corail, et couvrant des dents petites et blanches comme des perles.
Une forêt de cheveux noirs, luxuriante sinon vierge, sortait avec furie de sa petite calotte de velours.
Des centaines de pièces de monnaie tatare, après avoir circulé comme un pactole autour du petit bonnet, retombaient en cascade le long de la chevelure, inondant les épaules et le sein de la moderne Danaé d’une véritable pluie d’or.
Sa veste était de velours rouge, brodée d’or, ses longs voiles de gaze, sa robe de satin blanc à palmes.
On ne voyait pas ses pieds.
La seconde bayadère, inférieure en beauté et en importance, était inférieure aussi en toilette.
Je fus prévenu à temps, de sorte que je ne remarquai point celle du petit garçon, ce que j’aurais bien pu faire sans cela, attendu qu’il avait l’air d’une fort jolie fille.
La musique donna le signal.
La musique se composait d’un tambour posé sur des pieds de fer, et qui ressemble à un œuf gigantesque coupé par la moitié ;
D’un tambour de basque assez semblable au nôtre :
D’une flûte ressemblant à la tibicine antique ;
D’une petite mandoline à cordes de cuivre dont on joue avec une plume ;
Enfin, d’une tchianouzy reposant sur un pied de fer, dont le manche tourne dans la main gauche du musicien, ce qui fait que ce sont ses cordes qui vont chercher l’archet, et non l’archet qui va chercher ses cordes.
Tout cela fait un bruit enragé, peu mélodieux, mais cependant assez original.
Ce fut le petit garçon qui se leva le premier, et qui, avec des castagnettes de cuivre aux mains, commença le ballet.
Il eut près des Tatars et des Persans, c’est-à-dire près de la majorité de l’assemblée, un fort grand succès.
Puis vint la seconde bayadère.
Puis vint Nyssa.
La danse orientale est la même partout. Je l’ai vue à Alger, à Constantine, à Tunis, à Tripoli, à Schumaka. C’est toujours un piétinement de pieds plus ou moins rapide, un mouvement de reins plus ou moins accentué, deux qualités qui, chez la belle Nyssa, me parurent portées à la perfection.
J’eus l’indiscrétion de demander la danse de l’abeille ; mais on me répondit que cette danse ne se dansait qu’en petit comité.
Je retirai ma proposition, qui, du reste, ne parut pas le moins du monde avoir choqué Nyssa.
Le ballet fut interrompu par le souper. Le plat le plus original était un pilaw au poulet et aux grenades, avec du sucre et de la graisse.
Le malheur de toutes les cuisines, excepté de la cuisine française, c’est d’avoir l’air d’une cuisine de hasard. La cuisine française seule est raisonnée, savante, chimique.
La cuisine a ses lois générales comme l’harmonie. Les peuples barbares seuls ne connaissent et ne pratiquent pas nos lois musicales.
La plus sauvage de toutes les musiques est, je crois, la musique kalmouke. Mais la plus terrible de toutes les cuisines est la cuisine russe, parce qu’avec les apparences d’une cuisine civilisée elle a le fond barbare.
Non-seulement elle ne prévient pas, mais elle dissimule, mais elle défigure.
On croit mordre dans de la chair, on mord dans du poisson ; on croit mordre dans du poisson, on mord dans du gruau ou dans de la crème.
Le savant Greeth a fait une grammaire pour la langue russe, qui jusqu’à Greeth s’était passée de grammaire.
Je voudrais qu’un gastronome de la force de Greeth fît un dictionnaire de cuisine russe.
Après le souper, où le vin de toutes les espèces fut prodigué, mais où le maître de la maison et quelques rigides observateurs de la loi de Mahomet ne burent que de l’eau, le ballet recommença.
Mais je dois le dire, il ne sortit pas des règles de la plus stricte convenance.
J’ai vu à Paris des bals de notaire plus mouvementés quand on sortait du souper et que sonnaient trois heures du matin, que ne l’était à Schumaka notre bal de bayadères.
Il est vrai qu’à Paris tout le monde boit du vin, même les houris.
Nous revînmes à minuit chez le commandant : nous trouvâmes le bal en train, mais languissant ; à part deux cavaliers imberbes, ces demoiselles dansaient entre elles.
Nous ramenions cinq ou six cavaliers, et entre autres un beau prince géorgien, frère du gouverneur absent.
Les Géorgiens sont non-seulement les plus beaux hommes de la terre, je crois, mais encore leur costume est ravissant.
Il se compose d’un bonnet pointu d’agneau noir, mais dont on fait rentrer la pointe en dedans : il a ainsi la forme du bonnet persan, mais c’est moitié plus bas :
D’une jupe venant aux genoux, avec de longues manches ouvertes et pendantes qui s’agrafent au poignet ;
D’un ou d’une bechmette, — si vous adoptez le féminin, ajoutez un e à la fin, — de satin brodé d’or, dont les manches pliées sortent des manches ouvertes de la jupe ;
D’un large pantalon de soie dont le bas entre dans une botte à la poulaine, avec des ornements de velours et d’or assortis au costume.
Notre prince géorgien avait la jupe grenat doublée de taffetas bleu clair ; la bechmette de satin blanc passementée d’or ; un pantalon de couleur indécise, entre la feuille morte et la gorge de pigeon.
Une ceinture à écailles d’or serrait sa taille ; un kangiar à fourreau d’argent niellé d’or et à poignée d’ivoire incrusté d’or pendait à cette ceinture.
Et avec cela, des cheveux, des sourcils et des yeux d’un noir de jais ; un teint de femme ; des dents d’émail.
Il nous recommanda son oncle et son cousin, habitant Noukha. Nous leur étions, au reste, déjà recommandés.
Son oncle était le colonel prince Tarkanoff, gouverneur de Noukha, la terreur des Lesguiens.
Son cousin était le prince Jean Tarkanoff. Bagration, on se le rappelle, nous avait déjà parlé de tous deux.
À trois heures du matin je me glissai du salon dans l’antichambre, et de l’antichambre dans la rue.
Une fois là, je me mis à courir, de peur d’être rattrapé, jusqu’à ma maison de couronne.
Il y avait longtemps qu’il ne m’était arrivé de rentrer d’un bal à trois heures du matin.
Quant à Schumaka, je présume que c’était la première fois qu’elle voyait un Européen si attardé.