Le Caucase (Dumas)/31

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Charlieu (p. 123-126).

CHAPITRE XXXI.

Noukha. — Les rues, les Lesguiens, le bazar, les orfévres, les selliers,
la soie, l’Industrie, le palais des khans.

Après le déjeuner, je demandai au jeune prince s’il voulait bien me faire voir la ville, et surtout me conduire au bazar.

Il demanda d’un regard la permission à son père, qui la lui accorda d’un signe de tête.

Il y avait une admirable sympathie entre ces deux nobles créatures. Elles tenaient, on sentait cela, l’une à l’autre par le cœur.

Seulement le prince donna un ordre à Nicolas, — Nicolas était l’Essaoul particulier du jeune prince, — et quatre noukers, Nicolas non compris, resserrèrent leurs ceintures, rajustèrent leurs kangiars, enfoncèrent leurs papacks et s’apprêtèrent à nous accompagner.

Le petit prince, outre son kangiar, prit un pistolet, regarda s’il était bien amorcé, et le passa à sa ceinture.

Les douze ou quinze Essaouls [1], toujours sous la conduite de leur chef Badridze, échangèrent quelques paroles entre eux, et Badridze dit au prince Tarkanoff que son fils pouvait sortir sans danger.

Depuis deux nuits il veillait avec ses hommes dans les bois qui environnent Noukha, et n’avait rien vu.

D’ailleurs il n’était pas probable que ce serait en plein jour que les Lesguiens tenteraient une entreprise quelconque sur une ville de douze à quatorze mille âmes.

Nous sortîmes. Nicolas marchait le premier, à dix pas de nous ; nous venions ensuite avec les princes, Moynet, Kalino et moi ; enfin la marche était fermée par les quatre noukers.

Nous étions dans toutes les conditions d’une armée qui ne saurait être surprise, ayant son avant-garde et son arrière-garde.

La sécurité que nous inspirait cette disposition stratégique nous permit d’examiner la ville tout à notre aise.

Cette ville était un charmant village de deux ou trois heures de tour.

À part, au centre de la ville, dans les rues marchandes, chaque maison avait son enclos, ses arbres magnifiques, sa source.

Beaucoup de ces sources s’élançaient en bouillonnant hors des haies et traversaient le chemin.

Le prince habitait, relativement au reste de la ville, une maison de campagne. De là venaient les grandes précautions qu’il était obligé de prendre.

Nous fîmes à peu près une verste avant d’arriver à la rue principale. Cette rue principale servait de lit à une petite rivière qui couvrait un sol de gravier de deux pouces d’eau.

On marchait dans cette rue de trois façons : en gagnant une espèce de trottoir pratiqué de chaque côté, mais semblant n’être à l’usage que des chèvres et des acrobates ;

En sautillant de pierre en pierre, comme font les hochequeues ;

Ou en marchant bravement au beau milieu de l’eau.

C’était ce dernier parti que prenait le commun des martyrs. Les délicats avaient le choix entre les deux autres.

Ce passage traversé, le ruisseau s’encaissait entre deux rives assez élevées. La rive gauche était bordée de maisons dont quelques-unes trempaient leurs pieds dans l’eau ; la rive droite formait un boulevard élevé, garni de boutiques. Les deux rives étaient couvertes d’arbres qui, en se joignant, formaient berceau au-dessus de l’eau bouillonnante. D’une rive à l’autre on passait sur des ponts composés de planches juxtaposées, ou de troncs d’arbres abattus dont le pied portait sur un bord et la tête sur l’autre, dont on n’avait abattu que les branches gênant la circulation, et dont les autres branches, grâce à un reste de racines persistant à vivre et à s’enfoncer dans la terre, continuaient à se couvrir de feuilles, tout horizontal qu’était le tronc qui les alimentait.

Au fond, des montagnes escarpées, abruptes, pittoresques, faisaient un de ces lointains assortis au paysage, comme la nature seule en ose inventer.

Je n’ai jamais rien vu de plus charmant que cette vue, qui, dans des proportions plus grandioses, rappelait un peu celle de Kisslarr.

Enfin, on arrivait au vrai bazar en tournant brusquement à gauche par une pente, ou plutôt par un escalier brut que jamais voiture n’avait franchi.

Là se tenait la foule compacte des passants, des curieux, des acheteurs et des vendeurs.

Outre les marchands en boutique bordant les deux côtés de la rue dans ces échoppes si misérables et cependant si pittoresques de l’Orient, il y avait, si l’on peut se servir de cette expression, les marchands marrons faisant leur commerce en parcourant les groupes, chacun vendant une chose, jamais deux : les uns des sabres, des poignards ou des pistolets et des fusils de Kouba ; les autres, des tapis de Schumaka ; les autres, des soies écrues et encore en écheveaux, venant de la montagne. Au milieu de tous ces marchands fantaisistes circulaient les Lesguiens avec de grandes carcines pleines de pièces de draps fabriqués par leurs femmes. Ces draps de couleur blanche, chamois ou jaunâtre, sont les plus estimés du Caucase, inusables qu’ils sont, et résistant aux épines, qu’ils arrachent de leurs tiges plutôt que de se laisser entamer. Chaque pièce de ce drap, dans laquelle il y a de quoi faire une tcherkesse et un pantalon pour un homme d’une taille ordinaire, se vend de six à douze roubles, c’est-à-dire de vingt-huit à quarante-huit francs, selon sa qualité. Les uns comme les autres sont imperméables, et, malgré leur souplesse, ils semblent plutôt un tricot qu’un tissu. L’eau glisse sur eux sans les traverser jamais.

J’achetai deux pièces de ces draps. Peut-être nos négociants de Louviers et d’Elbeuf ont-ils quelque chose à gagner en les étudiant.

En opposition à ces marchands vagabonds qui sollicitent humblement la pratique, les marchands en échoppe, quelque chose qu’ils vendent, se tiennent gravement assis et attendent le client, sans faire aucuns frais pour l’attirer ou le retenir. Aucun de ces dédaigneux commerçants ne semble avoir envie de vendre. — Voilà ma marchandise : prenez-la, payez-la et emportez-la si elle vous convient : sinon, passez : je puis parfaitement vivre sans vous, et si j’ouvre boutique sur rue, c’est pour avoir un cadre avec de l’air et du soleil, et fumer tranquillement ma pipe, en regardant circuler les passants.

Ils ne disent pas précisément cela ; mais c’est écrit mot pour mot sur leur visage.

Là on fait de tout, là on vend de tout. Les trois bazars les plus beaux que j’aie vus, et je n’excepte pas celui de Tiflis, que je leur trouve inférieur de beaucoup, sont ceux de Derbent, de Bakou et de Noukha.

Quand je dis : là on fait de tout, là on vend de tout, entendons-nous bien : on fait de tout et l’on vend de tout dans la mesure des besoins d’une ville persane, russe d’hier, et qui ne sera jamais européenne.

Là on fait et l’on vend des tapis, des armes, des selles, des cartouches, des coussins, des couvertures de table, des papacks, des tcherkesses, des chaussures de toutes les façons, depuis la sandale montagnarde jusqu’à la botte à la poulaine de la Géorgie. Là on fait et l’on vend des bagues, des bracelets, des colliers à un, deux et trois rangs de pièces de monnaie tatare, des coiffures qu’envieraient nos bohémiennes de théâtre, et avec lesquelles on ferait faire des bassesses à la belle Nyssa elle-même, des épingles, des corsages d’où pendent des fruits d’or ou d’argent, emblèmes des fruits plus précieux encore qu’ils sont destinés à renfermer.

Et tout cela reluit, miroite, grouille, se dispute, se bat, tire les couteaux, frappe du fouet, crie, menace, injurie, s’envoie des salamalecs, se salue en croisant les mains sur la poitrine, s’embrasse, et vit entre la dispute et la mort, entre le bout du canon d’un pistolet et la pointe d’un kangiar.

Nous entendîmes des cris, nous regardâmes : trois ou quatre Lesguiens soumis, de ceux qui viennent vendre leurs draps, avaient arrêté, en le retenant, un cavalier par la bride. Que voulaient-ils de lui ? je n’en sais rien. Que leur avait-il fait ? je l’ignore. Lui menaçait, eux criaient. Il prit son fouet et frappa à la tête un homme qui tomba ; en même temps son cheval s’abattit et il disparut dans le tourbillon. Mais en ce moment un nouker qui le suivait arriva et se mêla de la partie : à chaque coup de poing qu’il donnait un homme tombait ; le cavalier alors se releva, reparut à cheval, frappa à droite et à gauche de son terrible fouet comme d’un fléau, la foule s’ouvrit devant lui, son nouker sauta en croupe, et tous deux s’éloignèrent au galop, laissant derrière eux deux ou trois Lesguiens sanglants et à moitié assommés, sur le carreau.

— Qu’est-ce que cet homme, et que lui voulaient donc ces Lesguiens ? demandai-je au jeune prince.

— Je n’en sais rien, me répondit-il.

— Et vous ne désirez pas le savoir ?

— Pourquoi faire ? pareille chose arrive à chaque instant. Les Lesguiens l’ont insulté, il les a battus. C’est à lui maintenant de se bien tenir. Une fois loin de la ville, gare au poignard et aux coups de fusil.

— Et dans la ville ils ne se servent pas de leurs armes ?

— Oh ! non, ils savent bien que celui qui donnerait un coup de couteau ou tirerait un coup de pistolet à Noukha, mon père le ferait fusiller.

— Mais si un homme en assomme un autre d’un coup de fouet ?

— Oh ! le fouet est autre chose. Le fouet n’est pas une arme défendue. Tant mieux pour celui à qui la nature a donné de bons bras : il s’en sert, il n’y a rien à dire. Tenez, voilà de jolies selles, je vous conseille, si vous êtes pour en acheter, d’en acheter ici : vous les trouverez à meilleur marché que partout ailleurs.

J’achetai deux selles brodées pour vingt-quatre roubles. On ne les aurait pas en France pour deux cents francs, ou plutôt on ne les aurait en France à aucun prix.

Nous fûmes rejoints en ce moment par un bel officier portant le costume tcherkesse. Il présenta ses compliments au jeune prince.

Le prince se retourna de mon côté et me le présenta à son tour.

— Mohammed-Khan, me dit-il.

— Ce n’était pas me dire grand’chose. Je saluai. Le jeune officier avait la croix de Saint-Georges et de magnifiques armes.

La croix de Saint-Georges est toujours une grande recommandation personnelle pour celui qui la porte. Elle ne se donne qu’à la suite d’une action d’éclat et dans un conseil de chevaliers.

— Vous me direz ce que c’est que Mohammed-Khan, n’est-ce pas, mon prince ? dis-je à Ivan.

— Oui, tout à l’heure.

Il adressa quelques mots à Mohammed-Khan, dans lesquels je compris qu’il lui parlait de mes armes ; puis il revint à moi, et Mohammed-Khan marcha derrière lui.

— Il a été question de mes fusils, n’est-ce pas, mon prince ?

— Oui, il connaît de nom l’armurier qui les a faits. Il a la réputation de notre kérim. Vous permettrez qu’il les voie, n’est-ce pas ?

— Avec grand plaisir.

— Maintenant, voici ce que c’est que Mohammed-Khan : d’abord, c’est le petit-fils du dernier khan de Noukha. Si la ville et les provinces n’étaient pas aux Russes, elles seraient à lui. On lui a fait une pension, et on lui a donné, ou plutôt il a gagné le grade de major. C’est le neveu du fameux Daniel-Sultan.

— Comment ! du naïb bien-aimé de Chamyll, le beau-père de Hagg-Mohammed ?

— Justement.

— Comment l’oncle sert-il Chamyll, et le neveu les Russes ?

— Il y a eu un malentendu dans tout cela : Daniel-Sultan a été au service russe comme khan d’Elissou ; le général Schawrtz, commandant à cette époque la ligne lesguienne, le traita, à ce qu’il paraît, un peu légèrement. Daniel-Sultan se plaignit tout haut, menaça peut-être. — Vous comprenez, on ne sait jamais à quoi s’en tenir positivement sur toutes ces choses-là. — Daniel-Khan avait un secrétaire arménien ; le secrétaire arménien écrivit au général Schawrtz que son maître voulait passer à Chamyll. La lettre, au lieu d’être portée à son adresse, fut remise à Daniel-Khan : il tua son secrétaire d’un coup de poignard, monta à cheval et passa effectivement à Chamyll. C’était en 1845. S’il faut l’en croire, mon père l’a beaucoup connu, il avait été poussé à bout ; il avait été à Tiflis et avait demandé un congé pour aller à Pétersbourg, voulant parler à l’empereur lui-même. Mais on lui avait refusé le congé qu’il demandait, et on lui avait donné une escorte, non pas pour lui faire honneur, mais pour le surveiller. En 1852, il essaya de se rallier et vint à Garnei-Magalli. Là, par l’entremise du baron Vrangel, il fit demander au prince Woronzoff à rentrer au service russe. Il y mettait pour seules conditions de rester à Magalli. Il était trop près de Chamyll et pouvait entretenir des relations avec lui. On lui offrit de lui rendre son grade, mais à la condition qu’il habiterait Tiflis ou le Karabach. Il refusa et retourna près de Chamyll. Depuis ce temps il est à la tête de toutes ses expéditions et nous fait le plus grand mal.

— Est-il arrivé que l’oncle et le neveu se soient rencontrés dans un combat ?

— Cela est arrivé deux fois.

— Et dans ce cas-là que font-ils ?

— Ils se saluent et vont chacun de son côté.

Je regardai avec un nouvel intérêt ce beau jeune homme de vingt-huit à trente ans, qui me rappelait l’Amalat-Beg de Marlynsky, moins son crime, bien entendu.

Il était né au palais que nous allions visiter et qui n’est au pouvoir des Russes que depuis 1827. Je proposai au jeune prince, de peur de réveiller dans Mohammed-Khan de tristes souvenirs, de remettre ma visite à un autre moment. Il fit part à celui-ci de ma crainte, mais Mohammed-Khan s’inclina en disant :

— J’y suis déjà rentré lors du passage des grands-ducs.

Et nous continuâmes notre chemin.

Le palais des khans est, comme sont d’habitude ces sortes de constructions, bâti sur le point le plus élevé de la ville. Seulement il est d’architecture moderne et date de 1792.

Il fut élevé par Mohammed-Assan-Khan. La dynastie à laquelle il appartenait avait commencé en 1710. L’homme remarquable de toute cette dynastie avait été son fondateur, Hadji-Djelabi-Khan, de 1735 à 1740. Il livra plusieurs batailles à Nadir-Schah, et le vainquit dans toutes les rencontres. Il soumit tout le Chirvan, poussa ses conquêtes jusqu’à Tawriz, la prit, y laissa un lieutenant et étendit sa domination jusqu’à Tiflis.

Quand les deux frères géorgiens, Alexandre et Georges, se disputaient, en 1798, la couronne de leur père Héraclée, qui n’était pas mort, Alexandre, proscrit, se sauva à Noukha, et, reçu par Mohammed Assan-Khan, fut caché dans la forteresse, où, tout musulman qu’il fût, Assan-Khan lui permit de se faire dire la messe par un prêtre grec. Cette tolérance fit croire aux Tatars que leur khan voulait se faire chrétien. Ils se révoltèrent contre lui, et Alexandre fut obligé de s’enfuir en Perse. En 1825, il revint. C’était Hassan-Khan, neveu de Mohammed-Khan, qui le reçut à son retour, fidèle aux traditions de la famille. Il le reconnut comme roi de Géorgie, quoique la Géorgie appartînt aux Russes depuis vingt-deux ans ; mais en 1826 les victoires des Russes sur les Perses forcèrent le khan et son protégé de s’enfuir à Erivan, encore ville persane à cette époque.

Alexandre y mourut en 1827. En 1828, les Russes occupèrent Noukha et ne l’ont point abandonné depuis.

Le château est une ravissante construction que le pinceau seul peut reproduire avec ses inextricables entassements et ses interminables arabesques. L’intérieur a été remis à neuf sur les dessins anciens, pour le passage des grands-ducs, qui y ont logé. Seulement la restauration n’a pas monté l’escalier et s’est arrêtée au rez-de-chaussée. Tout se fait ainsi en Russie : jamais un travail ne s’étend au delà de la nécessité du moment, de la nécessité absolue ; puis, le besoin passé, on laisse d’elle-même, au lieu de l’entretenir, de la poursuivre, de la compléter, retomber la chose dans l’état elle était auparavant.

La Russie est un élément : elle envahit, mais pour détruire. Il y a dans ses conquérants modernes un reste de la barbarie des Scythes, des Huns et des Tatars ; on ne comprend pas à la fois, avec la civilisation et l’intelligence modernes, ce besoin d’envahissement et cette insouciance d’amélioration.

Un jour la Russie prendra Constantinople, c’est fatalement écrit, — la race blonde a toujours été la race conquérante, — les conquêtes des races brunes n’ont jamais été que des réactions de peu de durée, — alors la Russie se brisera, non pas, comme l’empire romain, en deux parties, mais en quatre morceaux. Elle aura son empire du nord avec sa capitale sur la Baltique, et qui restera le véritable empire russe ; elle aura son empire d’occident, qui sera la Pologne avec Varsovie pour capitale ; son empire du midi, c’est-à-dire Tiflis et le Caucase ; enfin son empire d’orient, qui comprendra les deux Sibéries.

Si l’on pouvait pousser plus loin les prévisions, on dirait :

L’empereur régnant, au moment où arrivera ce grand cataclysme, conservera Pétersbourg et Moscou, c’est-à-dire |e vrai trône de Russie ;

Un chef, soutenu par la France et populaire à Varsovie, sera élu roi de Pologne ;

Un lieutenant infidèle fera révolter son armée, et, profitant de son influence militaire, se couronnera roi de Tiflis ;

Enfin quelque proscrit, homme de génie, établira une république fédérative entre Ikoursk et Tobolsk.

Il est impossible qu’un empire qui couvre aujourd’hui la septième partie du globe reste dans la même main : trop dure, la main sera brisée ; trop faible, elle sera ouverte, et, dans l’un ou l’autre cas, forcée de lâcher ce qu’elle tiendra.

Voyez, sur une petite échelle, le roi Guillaume forcé de laisser glisser la Belgique entre ses doigts. Et cependant il avait pour devise : Je maintiendrai.

En attendant, Dieu garde des vandales le charmant petit palais des khans de Noukha.

Nous revînmes par le bazar. Il n’y a pas deux chemins pour aller au palais ou pour en revenir. Il y a une rue, il faut la prendre ou faire le tour de la ville.

Mohammed-Khan nous accompagna jusque chez le prince Tarkanoff ; ce qu’Ivan lui avait dit de mes armes lui trottait évidemment par l’esprit. En arrivant, ce fut la première chose qu’il demanda.

On apporta les fusils, qui furent de nouveau l’objet d’un long et curieux examen. Pour donner une idée au jeune prince de notre manière de tirer au vol, si supérieure à la leur de ne tirer qu’à coup posé, je pris mon fusil, je jetai en l’air un kopeck et le touchai de cinq ou six grains de plomb.

Ivan crut que c’était un coup de hasard et me pria de recommencer.

Cette fois je pris deux kopecks, les jetai tous deux ensemble en l’air et les touchai de mes deux coups.

Le pauvre enfant n’en revenait pas. Il était tout près de croire que mon fusil était enchanté, comme la lame d’Astolfe, et que la réussite dépendait de l’arme bien plus encore que du tireur.

Il ne cessait de me répéter :

— Eh ! j’aurai un fusil comme celui-là, j’aurai un fusil pareil au vôtre.

— Oui, mon cher prince, lui répondais-je en riant, soyez tranquille.

Cela enhardit Mohammed-Khan. Il prit le jeune prince à part et lui dit quelques mots tout bas.

Ivan revint à moi.

— Mohammed-Khan, me dit-il, voudrait bien avoir une paire de revolvers, mais de Devisme. Il demande comment il doit faire pour se les procurer.

— C’est bien simple, mon cher prince : Mohammed-Khan n’a qu’à me dire qu’il les désire, et je les lui enverrai.

Ma réponse fut transmise à l’instant même.

Mohammed-Khan s’approcha en s’excusant de l’embarras qu’il me donnait ; puis il me demanda combien pouvait coûter une paire de revolvers de Devisme.

Je lui dis que je le priais de ne point s’inquiéter de cela, que j’en ferais mon affaire ; qu’il recevrait les revolvers, et qu’à la première occasion qu’il aurait, en échange d’une arme de France il m’enverrait une arme du Caucase.

Il s’inclina en signe d’adhésion, et détachant sa schaska et tirant son pistolet, il me les présenta tous deux, s’excusant de ne pas y joindre son poignard ; mais son poignard venait d’une personne à laquelle il avait promis de ne pas s’en défaire.

L’échange était si avantageux que j’hésitais à l’accepter ; mais Ivan me dit que je blesserais Mohammed-Khan en le refusant.

Je m’inclinai donc à mon tour, et pris la schaska et le pistolet.

L’un et l’autre sont des modèles de goût et d’élégance.

Au reste, la schaska était connue, et comme je la portai à partir de ce moment-là jusqu’à Tiflis, elle fit partout, sur le chemin, retourner les officiers tatars que je rencontrai.

Quand le sabre a une telle réputation, cela fait bien augurer de celle du maître.

Durandal était connue, mais parce qu’elle était l’épée de Roland.

  1. Je devrai dire essouli ; mais je fais des noms indéclinables, éviter la confusion.