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Le Caucase (Dumas)/38

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Charlieu (p. 146-150).

CHAPITRE XXXVIII.

Une lettre.

À trois heures précises nous entrions chez le prince Bariatinsky.

Quoique le prince Bariatinsky porte un des plus grands noms de la Russie, — il descend de saint Michel de Tchernigow, issu de Rurick au douzième degré, et de saint Vladimir au huitième, — le prince Bariatinsky doit tout à lui-même.

Sous l’empereur Nicolas il fut longtemps en disgrâce, malgré l’amitié et peut-être à cause de l’amitié que lui portait le prince héritier. Il vint au Caucase, dont il était destiné à être un jour le roi, — le lieutenant de l’empereur à Tiflis est le roi du Caucase, — il vint au Caucase comme lieutenant, commanda cent Cosaques de la ligne, puis le bataillon, puis le régiment de Kabardinsky. Ce fut pendant qu’il était colonel de ce régiment qu’il créa ces fameux chasseurs de Kabarda, avec lesquels, à Kasafiourte, nous fîmes l’expédition nocturne que nous avons racontée, devint chef de l’état-major de Mouravieff, puis général en chef à son tour, donna sa démission, retourna à Pétersbourg. et enfin, à l’avénement du nouvel empereur, revint à Tiflis comme gouverneur du Caucase.

C’est un homme de quarante à quarante-deux ans, d’une charmante figure, ayant une voix très-douce, avec laquelle il raconte très-spirituellement, soit ses propres souvenirs, soit des anecdotes étrangères ; affable et gracieux, quoique très-grand seigneur, je devrais dire parce qu’il est très-grand seigneur.

Cette douceur n’exclut pas une prodigieuse énergie, comme on va le voir, lorsque l’occasion s’en présente.

Lorsqu’il était colonel, le prince Bariatinski dirigea une expédition sur un aoul, — d’habitude ces expéditions se font l’été.

Le prince fit la sienne l’hiver, par quinze degrés de froid : il avait ses raisons pour cela.

L’été, les montagnards se retirent dans la forêt et attendent tranquillement que les Russes évacuent leur village, ce que les Russes finissent toujours par faire ; puis, le village évacué, ils en reviennent prendre possession, quitte à le rebâtir si les Russes l’ont brûlé ou démoli.

Mais l’hiver, par quinze degrés de froid, il n’en fut pas ainsi. Au bout de huit jours de bivac dans la forêt, les montagnards se lassèrent et proposèrent de faire leur soumission.

Le prince Bariatinski accepta la soumission. Les montagnards rendirent leurs fusils, leurs poignards et leurs schaskas, dont on fit un énorme tas sur la place de l’aoul.

Puis on les amena sur cette place et on leur fit prêter serment de fidélité à l’empereur de Russie.

Le serment prêté, le prince leur fit rendre leurs armes.

Les armes rendues :

— Ce n’est pas tout, leur dit-il, voilà huit jours que, par votre faute, ni mes hommes ni moi ne dormons ; je vais dormir, et comme mes hommes sont fatigués, c’est vous qui veillerez sur moi.

Et le prince Bariatinski renvoie les sentinelles russes, fait poser à sa porte et dans son intérieur des sentinelles tchetchènes, et dort ou fait semblant de dormir pendant six heures, sous la sauvegarde de ses ennemis.

Pas un n’eut même l’idée de trahir le serment qu’il venait de faire.

Le prince nous reçut dans un charmant petit salon persan, arrangé avec un goût infini par le comte Salahoub, un des auteurs les plus distingués de la Russie, garni d’armes mitrailleuses, de vases d’argent de la plus belle forme et du plus grand prix, d’instruments de musique géorgiens adorables d’incrustation, et tout resplendissant de coussins et de tapis brodés par les dames géorgiennes, ces belles paresseuses qui ne prennent l’aiguille que pour consteller d’or et d’argent les selles des chevaux et les fourreaux à pistolets de leurs maris.

Le prince m’attendait depuis longtemps. J’ai dit que des ordres avaient été donnés par lui tout le long de la route pour que je fusse reçu en prince, ou en artiste, comme on voudra.

Mon arrivée lui avait été annoncée par la comtesse Rostopchine, dont il me remit une lettre, ou plutôt tout un paquet.

Le prince nous garda une heure et nous invita à dîner pour le même jour.

Il était quatre heures ; on dînait à six. Je n’avais que le temps de rentrer chez moi et de voir ce que me disait la pauvre comtesse.

J’avais été en correspondance artistique avec elle avant de la connaître à Moscou. Lorsqu’elle sut que j’étais arrivé, elle vint exprès de sa campagne et me fit dire qu’elle m’attendait.

J’accourus chez elle et la trouvai très-souffrante, très-frappée, surtout, que la maladie dont elle souffrait était mortelle.

J’avoue que ce fut aussi l’effet qu’elle me fit ; son visage, toujours si charmant, avait déjà reçu ce premier coup de griffe dont la mort marque longtemps à l’avance ses victimes, victimes dont elle semble d’autant plus avide que leur vie est plus précieuse. J’étais venu avec un album et un crayon chez elle, pour prendre des notes politiques et littéraires ; politiques sur son beau-père, le célèbre comte Rostopchine, qui s’est débattu toute sa vie sous l’accusation d’avoir brûlé Moscou, accusation qu’il repoussa sans cesse, et qui sans cesse, comme le rocher de Sisyphe, retomba sur lui ; mais au lieu de prendre des notes, je causais ; la conversation de l’adorable malade était entraînante ; elle me promit de m’envoyer tout ce qu’elle croyait digne de ma curiosité ; et comme je me retirais au bout de deux heures, la sentant fatiguée de cette longue conversation, elle prit mon album, et sur la première page écrivit cette ligne :

« Ne jamais oublier les amis de Russie, et entre autres,

 » Eudoxie Rostopchine.

» Moscou, 14/26 août 1858. »

Et en effet, elle m’avait envoyé, quelques jours après, ses notes de la campagne où elle était retournée le lendemain du jour où je l’avais vue.

Ces notes étaient accompagnées de cette lettre que je cite tout entière, pour donner une idée de l’esprit de cette bonne, spirituelle et poétique amie d’un jour, dont je garderai le souvenir toute ma vie, et qui écrivait en français, soit en vers, soit en prose, comme nos plus charmants génies féminins.

« Woronowo, lundi 18/30 août 1858.

» Douschinka Dumas ! » (Ce que signifie ce petit mot patois, je ne le vous dirai certes pas, ne fût-ce que pour vous obliger à le chercher.)

Je répète donc ma parenthèse, — coupant en deux le sens de ma phrase :

« Douschinka Dumas ! vous voyez que je suis femme de parole, en même temps que de plume, car voilà déjà ma nouvelle et la justification de mon beau-père à l’endroit de l’incendie de Moscou, dont la flamme l’a si fort brûlé dans ce monde, que j’espère qu’elle lui aura valu d’échapper à celle de l’enfer.

» Le reste viendra en temps et lieu.

» À mon retour ici, j’ai été reçue un peu comme Caïn après l’accident d’Abel. La famille m’a couru sus, en me demandant où vous étiez, ce que j’avais fait de vous et pourquoi je ne vous avais pas ramené. Tellement on était sûr que cet enlèvement désiré avait dû être comploté et mené à bien par moi. Mari et fille sont inconsolables de ne pas vous voir ; on ne m’avait laissé partir, je vous l’avoue maintenant, tant était déplorable l’état de ma santé, qu’à la condition que je vous ramènerais. On m’a demandé tous les détails possibles sur votre chère personne ; on veut savoir si vous ressemblez à vos portraits, à vos livres, à l’idée que l’on s’est faite de vous ; enfin la famille est toute comme moi, fort préoccupée de notre illustre et cher voyageur, que nous remercions d’avance d’être si fort de nos amis. Je suis très-brisée de ma route, et la fièvre va son train, ce qui ne m’empêche pas de serrer de toutes mes petites forces cette vigoureuse main qui, en s’ouvrant, a fait de si bonnes actions, et qui, en se refermant, a écrit de si belles choses, et de rendre au confrère et même au frère le baiser qu’il m’a mis sur le front.

» Absolument au revoir, car si ce n’est pas en ce monde, ce sera dans l’autre.

» Votre amie depuis trente ans,

 » Eudoxie Rostopchine. »

Cette lettre qu’elle me promettait, cette note qu’elle devait m’envoyer en temps et lieu, c’était le prince Bariatinski, c’est-à-dire un vice-roi, qui, se faisant l’intermédiaire entre deux artistes, me les avait remises avec une charmante simplicité.

Voici la seconde lettre ; elle est plus mélancolique encore que la première.

Entre les deux dates du 18/30 août et du 27/10 septembre, la pauvre comtesse avait fait quelques pas de plus vers la tombe.

« Woronowo, 27/10 septembre 1868.

» Voici, cher Dumas, les notes promises : dans un tout autre temps, c’eût été pour moi un plaisir de les rédiger pour vous et de remettre à un nouvel ami mes souvenirs sur deux anciens ; mais en ce moment, il faut que ce soit vous, et que ce soit moi, pour que je sois parvenue à finir ce barbouillage. Figurez-vous que je suis plus malade que jamais, d’une faiblesse à ne presque plus quitter le lit, et d’une bêtise qui me laisse à peine la connaissance de moi-même. Pourtant ne doutez pas de la véracité du moindre des détails que je vous donne ; ils ont été dictés par la mémoire du cœur, et celle-là, croyez-moi, survit à celle de l’intelligence. La main qui vous remettra cette lettre vous sera une preuve que je vous ai recommandé.

» Adieu ! ne m’oubliez pas.

» Eudoxie.

» Je relis ma lettre et la trouve stupide. Peut-on vous écrire si platement ! Mais j’aurai probablement une excellente excuse à vos yeux.

» C’est que je serai morte ou bien près de mourir quand vous la recevrez. »

J’avoue que cette lettre me serra douloureusement le cœur. J’avais dit en rentrant aux bons amis chez lesquels je logeais à Pétroski Parc :

Pauvre comtesse Rostopchine ! dans deux mois elle sera morte.

Prophète de malheur ! ma prédiction s’était-elle si ponctuellement accomplie !

Je poussai un gros et triste soupir à l’adresse de la pauvre comtesse, et je jetai les yeux sur les notes qu’elle m’envoyait.

Ces notes concernaient spécialement Lermantoff, le premier poëte de la Russie, après Pouschkine, quelques-uns disent même avant.

Comme Lermantoff est surtout le poëte du Caucase, qu’il y a été exilé, qu’il y a écrit, qu’il y a combattu, qu’il y a été tué enfin, nous allons saisir cette occasion, où, pour la seconde ou troisième fois, son nom passe sous notre plume, de vous dire quelques mots d’un homme de génie que le premier j’ai fait connaître en France en publiant dans le Mousquetaire une traduction de son meilleur roman : Petchorin, où un Héros de notre temps.

Je donne textuellement la notice envoyée à Tiflis par la comtesse Rostopchine ; seulement les vers que je citerai seront traduits par moi.

LERMANTOFF, MICHEL YOURIEWITCH.

« Lermantoff naquit en 1814 ou 1815, d’une famille riche et honorable. Ayant perdu père et mère en bas âge, il fut élevé par sa grand’mère maternelle, madame Arsénieff, femme d’esprit et de mérite qui lui avait voué un amour aveugle, un véritable amour d’aïeule. Rien ne fut épargné pour son éducation. À quatorze ou quinze ans il faisait déjà des vers, mais qui étaient loin d’annoncer son brillant et robuste talent. Mûri de bonne heure, comme toute la génération de ses contemporains, il avait rêvé la vie avant de la connaître, et la théorie lui en gâta la pratique. Il n’eut ni les grâces ni les bonheurs de l’adolescence ; une chose influa dès lors sur son caractère et continua d’exercer une triste et énorme influence sur tout son avenir. Il était très-laid, et cette laideur qui plus tard céda au pouvoir de la physionomie, et disparut presque quand le génie eut transformé ses traits vulgaires, cette laideur était frappante dans sa grande jeunesse.

» Elle décida de la tournure d’esprit, des goûts, des allures du jeune homme à la tête ardente et aux ambitions démesurées. Ne pouvant plaire, il voulut séduire ou effrayer, et se drapa dans le byronisme alors à la mode. Don Juan fut son héros, plus que cela, son modèle ; il visa au mystérieux, au sombre, à l’ironie. Ce jeu d’enfant laissa des traces ineffaçables dans cette imagination mobile et impressionnable ; à force de se poser en Lara et en Manfred, il s’habitua à le devenir. Je l’ai vu deux fois à cette époque à des bals d’enfants où je sautais, moi, en vraie petite fille que j’étais, tandis que lui, de mon âge ou même un peu plus jeune que moi, s’occupait de tourner la tête à une cousine à moi, très-coquette, et avec laquelle il était, comme on dit, à deux de jeu. Je me rappelle encore l’étrange effet que produisit sur moi ce pauvre enfant grimé en vieux et devançant l’âge des passions par leur laborieuse imitation. J’étais la confidente de cette cousine. Elle me montrait les vers que Lermantoff écrivait sur son album. Je les trouvais mauvais, mais surtout parce qu’ils n’étaient pas vrais. J’étais alors toute en enthousiasme pour Schiller, Joukowsky, Byron, Pouschkine. J’essayais moi-même de la poésie. J’avais fait une ode à Charlotte Corday que j’eus le bon esprit de brûler plus tard. Enfin, je ne demandai même pas à faire la connaissance de Lermantoff, tant il me paraissait peu sympathique.

» Il était alors dans la pension des nobles attachés comme école préparatoire à l’université de Moscou. Plus tard, il entra à l’école militaire des porte-enseigne de la garde. Là sa vie et ses goûts prirent un autre aspect. Caustique, railleur, adroit, les niches, les farces, les plaisanteries de toute espèce furent son occupation la plus assidue. Avec cela, pétri de l’esprit le plus brillant en conversation, riche, indépendant, il devint l’âme de cette réunion de jeunes gens de bonne famille. Il fut le boute-en-train des plaisirs, des causeries, des parties folles, de tout ce qui fait enfin la vie à cet âge.

» Au sortir de l’école, il passa au régiment des chasseurs de la garde, un des plus brillants et des mieux composés ; et là encore la vivacité, l’esprit, l’ardeur du plaisir mirent Lermantoff à la tête de ses camarades. Il leur improvisait des poëmes entiers sur les sujets les plus ordinaires de leur existence de camp ou de caserne. Ces pièces, que je n’ai pas lues et qui ne sont pas faites pour les femmes, brillent, dit-on, de toute la verve et de toute la fougue étincelante de l’auteur. Donnant des sobriquets à tout le monde, il était juste qu’il attrapât le sien : un type vulgaire avec lequel il avait beaucoup de ressemblance nous était venu de Paris, d’où tout nous vient, c’était le bossu Mayeux. On appela Lermantoff Mayeux, à cause de sa petite taille et de sa grosse tête qui lui donnaient certain air de famille avec le célèbre gobbo. La joyeuse vie de garçon, qu’il menait à grandes guides, ne l’empêchait pas d’aller dans quelque société, où il s’amusait à tourner les têtes, pour les laisser se morfondre ensuite dans l’abandon, à troubler des mariages en herbe en se jetant au travers avec une passion feinte pendant quelques jours. Enfin, il semblait chercher à se prouver à lui-même que les femmes pouvaient l’aimer malgré sa petite taille et sa laideur. J’ai eu l’occasion de recevoir les confidences de plusieurs de ses victimes, et je ne pouvais m’empêcher de rire, même en face, des larmes de mes amies, de la tournure originale et des dénoûments comiques qu’il donnait à ses expériences donjuanesques et scélérates. Une fois, je me rappelle, il s’amusa à supplanter un riche promis, et quand celui-ci fut parti, quand on crut Lermantoff prêt à prendre sa place, les parents de la promise reçurent tout à coup une lettre anonyme qui les adjurait de mettre Lermantoff à la porte, et qui racontait de lui un millier d’horreurs.

» Cette lettre, c’était lui-même qui l’avait écrite, et il ne remit plus les pieds dans la maison où il l’avait expédiée.

» La mort de Pouschkine arriva sur ces entrefaites. Lermantoff, indigné comme toute la jeunesse russe contre cette partie mauvaise de la société qui avait excité l’un contre l’autre les deux adversaires, Lermantoff, dis-je, fit une pièce de vers médiocre, mais brûlante, où il s’adressait à l’empereur lui-même en lui demandant vengeance. Dans la surexcitation générale des esprits, cet acte si naturel dans un jeune homme reçut une autre interprétation. Le nouveau poëte qui prenait fait et cause pour le poëte défunt fut mis aux arrêts, passa au corps de garde, et finalement fut envoyé dans un régiment du Caucase. Cette catastrophe si déplorée par les amis de Lermantoff tourna grandement à son avantage. Arraché aux futilités de la vie de Pétersbourg, mis en présence d’un devoir sévère, d’un danger permanent, transporté sur le théâtre d’une guerre incessante, dans un pays nouveau, beau jusqu’à la magnificence, forcé enfin de se replier sur lui-même, le poëte grandit tout à coup et se développa avec énergie. Jusqu’alors ses essais, quoique nombreux, n’avaient été que des tâtonnements ; dès ce moment il travailla, et par inspiration et par amour-propre, afin de pouvoir montrer quelque chose de lui au monde qui ne le connaissait que par son exil, et qui n’avait encore rien lu de lui. C’est ici qu’il faut placer le parallèle entre Pouschkine et Lermantoff pris spécialement dans ce sens de poëte et d’auteur.

» Pouschkine est tout élan, tout premier jet ; la pensée sort, ou plutôt jaillit de son âme et de son cerveau armée de pied en cap. Alors il la remanie, il la corrige, il la polit, mais elle reste toujours bien entière et bien définie.

» Lermantoff cherche, compose, arrange ; la raison, le goût, l’art, lui indiquent le moyen d’arrondir sa phrase, de perfectionner son vers ; mais sa première pensée est toujours informe, incomplète et tourmentée ; même aujourd’hui, dans l’édition complète de ses œuvres, on retrouve le même vers, la même idée, le même quatrain intercalé dans deux pièces tout à fait différentes.

» Pouschkine se rendait compte tout de suite de la marche et de l’ensemble de la plus petite de ses pièces détachées.

» Lermantoff jetait sur le papier un vers ou deux qui lui venaient à l’esprit sans savoir ce qu’il en ferait, et les plaçait ensuite dans telle ou telle pièce à laquelle ils lui paraissaient convenir. Son principal charme consistait surtout dans les descriptions de paysage ; bon paysagiste lui-même, le peintre complétait le poëte, mais pendant longtemps l’abondance des matières qui fermentaient dans sa pensée l’empêcha de les coordonner, et ce n’est guère que de ses loisirs forcés du Caucase que datent son entière possession de lui-même, la connaissance de ses forces et l’exploitation stratégique, pour ainsi dire, de ses diverses capacités ; à mesure qu’il avait achevé, revu, corrigé un cahier de vers, il l’envoyait à ses amis de Pétersbourg. Cet envoi est cause que nous avons à déplorer la perte de quelques-uns de ses meilleurs ouvrages. Le courrier de Tiflis, souvent attaqué par les Tchetchens ou les Kabardiens, exposé à tomber dans les torrents ou les abîmes qu’il traverse sur des planches, ou bien à franchir des gués où parfois, pour se sauver lui-même, il abandonne les paquets qu’il porte, égara deux ou trois des cahiers de Lermantoff. Cela arriva particulièrement au dernier que Lermantoff envoyait pour être remis à son éditeur, et qui se perdit de cette façon, de sorte que nous n’avons que les ébauches des pièces achevées qu’il contenait.

» Au Caucase la gaieté de la jeunesse fit place, chez Lermantoff, à des accès de mélancolie noire qui, creusant plus profondément sa pensée, marquèrent d’un cachet plus intime toutes ses poésies. En 1833 il lui fut permis de revenir à Pétersbourg, et comme son talent, joint à son exil, lui avait déjà élevé un piédestal, le monde s’empressa de lui faire accueil. Quelques succès près des femmes, quelques flirtations de salon [1], lui attirèrent des inimitiés d’hommes ; une discussion sur la mort de Pouschkine le mit en présence de M. de Barante, fils de l’ambassadeur de France ; un duel fut arrêté pour la seconde fois en bien peu de temps entre un Russe et un Français ; des femmes bavardèrent, le duel transpira avant la réalisation, et, pour couper court à ces inimitiés internationales, Lermantoff fut renvoyé au Caucase.

» De ce second séjour dans ce pays de guerres et de splendides beautés datent les meilleures et les plus mûres productions de notre poëte. Par un bond prodigieux il se dépasse lui-même tout à coup, et sa magnifique versification, ses grandes et profondes pensées de 1840, ne semblent plus appartenir au jeune homme qui s’essayait encore l’année précédente. On voit en lui plus de vérité, plus de bonne foi avec lui-même. Il se connaît plus et se comprend mieux ; les petites vanités s’évanouissent, et, s’il regrette le monde, c’est pour les affections qu’il y a laissées.

» Au commencement de l’année 1841, sa grand’mère, madame Arsénieff, obtint qu’il lui fût permis de venir à Pétersbourg pour la voir et recevoir la bénédiction que l’âge et la faiblesse la pressaient de déposer sur la tête de son enfant chéri. Lermantoff arriva à Pétersbourg le 7 ou le 8 de février, et, par une amère raillerie du sort, sa parente, madame Arsénieff, qui habitait un gouvernement éloigné, ne put le joindre à cause du fâcheux état des routes défoncées par un dégel intempestif.

» C’est à cette époque que je fis la connaissance personnelle de Lermantoff et que deux jours suffirent à nous lier d’amitié. C’était un de plus qu’avec vous, cher Dumas ; ne soyez donc pas jaloux ; nous appartenions à la même coterie, nous nous rencontrions donc sans cesse et du matin au soir ; ce qui acheva de nous mettre en confiance, c’est que je lui révélais tout ce que je savais des méfaits de sa jeunesse, de sorte qu’après en avoir ri ensemble, nous fûmes tout à coup comme si nous nous étions connus depuis ce temps-là ; les trois mois que Lermantoff passa à cette époque dans la capitale furent, je crois, les trois mois les plus heureux et les plus brillants de sa vie. Fêté dans le monde, aimé, choisi dans le cercle de ses intimes, il faisait quelques beaux vers le matin et venait nous les lire le soir. Son humeur joviale se réveillait dans cette sphère amie ; tous les jours il inventait une niche ou une plaisanterie quelconque, et nous passions des heures entières dans de fous rires, grâce à sa verve intarissable.

» Un jour, il annonce qu’il va nous lire un roman nouveau dont il nous donne le titre ; il s’appelle Stoss. Il calcule qu’il lui faut pour cela une séance de quatre heures au moins. Il exige que l’on se réunisse de très-bonne heure dans l’avant-soirée, et surtout que l’on ferme la porte aux étrangers. On s’empresse d’obtempérer à ses désirs ; les élus sont au nombre d’une trentaine ; Lermantoff entre avec un énorme manuscrit sous le bras, la lampe est apportée, les portes sont closes, la lecture commence ; un quart d’heure après, elle était finie. Le mystificateur incorrigible venait de nous allécher par le premier chapitre d’une histoire effrayante qu’il avait commencée la veille, et qui remplissait une vingtaine de pages.

» Le reste du cahier était du papier blanc.

» Le roman en resta là ; jamais il ne fut achevé.

» Cependant son congé expirait, et sa grand’mère n’arrivait pas. Des délais furent sollicités, refusés d’abord, puis emportés d’assaut par de hautes et bienfaisantes influences.

» Lermantoff ne se consolait point de partir : il avait toutes sortes de mauvais pressentiments.

» Enfin, vers la fin d’avril ou le commencement de mai, nous nous réunîmes dans un souper d’adieux pour lui souhaiter un bon voyage. Je fus une des dernières à lui serrer la main. Nous avions soupé trois à une petite table avec lui et un autre ami, qui, lui aussi, a péri de mort violente dans la dernière guerre. Tout le long du souper, et en nous quittant, Lermantoff ne fit que nous parler de sa fin prochaine. Je le faisais taire en essayant de rire de ses vains pressentiments, mais ils me gagnaient malgré moi et pesaient sur mon cœur.

» Deux mois après ils étaient réalisés, et un coup de pistolet venait pour la seconde fois d’enlever à la Russie une de ses plus chères gloires nationales.

» Ce qu’il y a de cruel, c’est que le coup mortel partait cette fois d’une main amie.

» Arrivé au Caucase, et en attendant l’expédition, Lermantoff alla aux eaux de Piétigorsk. Il y rencontra un de ses amis, qu’il avait longtemps pris pour la victime de ses plaisanteries et de ses mystifications. Il recommença, et pendant quelques semaines, Martinoff fut le point de mire de toutes les folles inventions du poëte. Un jour, devant des dames, voyant Martinoff affublé d’un poignard et même de deux, à la mode des Tcherkesses, ce qui n’allait point avec l’uniforme des chevaliers-gardes, Lermantoff vint à lui et lui cria en riant :

» — Ah ! que vous êtes bien ainsi, Martinoff ! vous avez l’air de deux montagnards.

» Le mot fit déborder la coupe trop pleine ; un défi s’ensuivit, et le lendemain les deux amis se battaient. En vain les témoins avaient tenté de concilier la chose ; la fatalité s’en mêla : Lermantoff ne pouvait croire qu’il se battait contre Martinoff. — Est-ce qu’il est possible, dit-il aux témoins, au moment où ils lui remettaient son pistolet tout chargé, que je vise sur ce garçon-là ?

» Visa-t-il ? ne visa-t-il point ? Le fait est que les deux coups partirent et que la balle de son adversaire atteignit mortellement Lermantoff.

» C’est ainsi que finit à vingt-huit ans, et de la même mort, le poëte qui seul pouvait adoucir la perte immense que nous avions faite dans Pouschkine.

» Chose étrange ! Dantès et Martinoff appartenaient tous deux au régiment des chevaliers-gardes.

» Eudoxie Rostopchine. »

J’achevais cette lecture lorsque Finot vint me prendre. Il était six heures. Nous montâmes en drosky, et nous arrivâmes chez le prince.

Nous étions en tout petit comité.

— Ah ! mon prince, lui dis-je en tirant la lettre de la comtesse Rostopchine de ma poche, il faut que vous m’aidiez à lire le nom de la campagne de notre amie.

— Pourquoi faire ? me demanda le prince.

— Mais pour lui répondre, mon prince, elle m’a écrit une lettre charmante.

— Comment ! vous ne savez pas ?… me dit le prince.

— Quoi ?

— Elle est morte !

  1. Ceux de nos lecteurs qui ne connaîtraient pas la signification et l’étendue du verbe flirter peuvent s’adresser, pour en avoir l’explication, à toutes les jeunes filles anglaises ou américaines de quinze à dix-huit ans ; si l’on dépassait cet âge, l’extension donnée au verbe pourrait devenir trop grande.