Le Caucase (Dumas)/41
CHAPITRE XLI.
Finot avait promis de me conduire chez la princesse Tchawtchawadzé, que nous n’avions pas trouvée chez elle à une première visite.
Il vint nous prendre le lendemain de notre bain persan, à deux heures de l’après-midi.
Elle y était cette fois, et nous reçut.
La princesse Tchawtchawadzé passe pour avoir les plus beaux yeux de toute la Géorgie, le pays des beaux yeux ; mais ce qui frappe avant tout à la première vue, c’est un profil d’une pureté grecque, disons mieux, d’une pureté géorgienne, qui est la pureté grecque, plus la vie.
La Grèce, c’est Galatée encore marbre ; la Géorgie, c’est Galatée animée et devenue femme.
Et avec ce profil ravissant, un air de mélancolie profonde.
D’où vient cette mélancolie ? C’est une épouse heureuse ; c’est une mère féconde. Est-ce une beauté que la nature s’est plu à lui donner en plus, comme à certaines fleurs assez belles pour se passer de parfum elle se plaît à donner le parfum ? Est-ce la suite, le souvenir, le résultat de l’immense catastrophe qui la sépara près d’un an de sa famille ?
Et ce qu’il y a de bizarre, c’est que l’illustre captive a gardé pour Chamyll une réelle admiration.
— C’est un homme fort supérieur, me disait-elle, et dont la réputation est plutôt amoindrie qu’exagérée.
Racontons dans tous ses détails cet enlèvement préparé de longue main par Chamyll pour ravoir son fils Djemmal-Eddin, prisonnier, comme nous l’avons dit au commencement de ce livre, à la cour de Russie.
Mais prisonnier heureux de l’être ; le pauvre jeune homme est mort de chagrin d’être redevenu libre.
La princesse Tchawtchawadzé possède, à quarante ou quarante-cinq verstes de Tiflis, une magnifique campagne nommée Tsinondale.
Ce bien princier est situé sur la rive droite de l’Alazan, cette même rivière dont nous avions longé les bords en venant de Noukha à Tzarke-Kalotzy, dans un des plus beaux sites de la Kakhétie, à quelques verstes de Telavi.
Tous les ans, la princesse avait l’habitude de partir au mois de mai de Tiflis, de s’installer à Tsinondale et de n’en revenir qu’au mois d’octobre.
En 1854, quelques bruits qui coururent sur une descente de Lesguiens retinrent la princesse plus longtemps que d’habitude à Tiflis. Le prince lui avait demandé le temps de faire prendre des renseignements ; ces renseignements, qu’il croyait venir de bonne source, le rassurèrent. Il fut donc décidé que l’on partirait le 18 juin russe, 30 juin de notre calendrier français.
C’est une grande affaire qu’un déménagement en Asie, où, chez les plus riches, tout semble fait pour les besoins du moment ; on n’a pas maison à la ville et château à la campagne meublés tout à la fois. Si on quitte la ville pour aller à la campagne, on démeuble la maison pour meubler le château ; si on quitte le château pour la maison, on rapporte à la maison les meubles du château.
Puis, à peine si l’on trouve ce qu’il faut pour manger à Tiflis, à plus forte raison à la campagne. Il faut donc tout emporter de Tiflis : thé, sucre, épicerie, étoffes pour les gens de la suite, et l’on charge tout cela dans des arabas, en tête desquelles on marche dans une tarantasse.
Les tarantasses et les arabas passent seules dans les chemins du Caucase.
On devait partir le dimanche, mais la poste n’avait pas de chevaux. La poste n’a jamais de chevaux en Russie. Dans un voyage de quatre mois en poste, je répondrais que nous avons perdu un mois à attendre des chevaux.
Le gouvernement russe est un singulier gouvernement. Au lieu de dire à ses smatritels : Vous ferez payer vos chevaux un kopeck de plus, mais vous aurez toujours des chevaux, il laisse les smatritels rançonner les voyageurs, ou les voyageurs qui ne veulent pas être rançonnés, battre les smatritels.
On n’eut donc pas de chevaux le dimanche. On eût pu partir le lundi, mais le lundi russe est le vendredi français : jour de malheur.
On partit donc le mardi seulement.
Le premier jour, deux arabas cassèrent ; le second jour, la tarantasse cassa. On bourra une télègue de foin et de tapis, la princesse s’y coucha avec ses trois plus jeunes enfants, Tamara, Alexandre et Lydie, les deux derniers à la mamelle, tous deux, le petit Alexandre n’ayant que quatorze, la petite Lydie que trois mois, Tamara avait quatre ans. Les deux autres enfants aînés, Salome et Marie, venaient dans une seconde télègue avec une gouvernante française nommée madame Drançay [1]. Le prince, à cheval, surveillait toute la caravane.
Le second jour, à deux heures, on arriva au château, situé sur une hauteur accessible d’un côté par une pente assez rapide, mais coupée de l’autre par un précipice à pic.
Que l’on juge de la rapidité tant vantée de la locomotion en Russie : une princesse avait mis dix-huit heures à faire onze lieues.
Vous me direz peut-être que la Géorgie n’est pas la Russie. Je me reprends : en Russie, au lieu de dix-huit heures, elle en eût mis trente-six.
Tsinondale, au mois de juin, est un palais de fée : les fleurs, les raisins, les grenades, les citrons, les oranges, les chèvrefeuilles, les roses y poussent, y éclosent, y mûrissent pêle-mêle ; l’atmosphère y est un immense parfum composé de vingt parfums réunis.
Les enfants et les femmes se répandirent donc avec avidité dans ces beaux et immenses jardins, comme des fleurs et des fruits de la ville qui venaient se mêler aux fleurs et aux fruits de la campagne.
Tsinondale était un rendez-vous donné par la princesse Annette Tchawtchawadzé à sa sœur la princesse Varvara Orbéliani. Elle arriva deux jours après elle avec son fils, le prince Georges, enfant de sept ans, et sa nièce, la princesse Baratoff. Elle amenait deux nourrices et deux femmes de chambre. Elle était en grand deuil : son mari, le prince Ellico Orbéliani, venait d’être tué dans un engagement contre les Turcs.
Une vieille tante de la princesse Tchawtchawadzé, la princesse Tine, les accompagnait.
Sur ces entrefaites, le prince reçut l’ordre d’aller prendre le commandement d’une forteresse située à deux journées de Tsinondale. Cet ordre inspira quelque crainte à la princesse, qu’il isolait ; mais il la rassura en lui disant que l’ordre venait d’être donné d’envoyer de Tiflis des troupes à Telavi ; d’ailleurs, il avait énormément plu depuis quelques jours, l’Alazan était débordé, et il était impossible aux Lesguiens de traverser la rivière.
Le prince partit.
Trois jours après la princesse reçut une lettre de son mari ; les Lesguiens, au nombre de cinq ou six mille, avaient attaqué la forteresse qu’il défendait ; mais il lui disait d’être parfaitement tranquille : la forteresse était bonne, la garnison brave, il n’avait rien à craindre.
S’il pensait qu’elle dût quitter Tsinondale, il le lui ferait savoir.
Le danger que pouvait courir son mari fit oublier à la princesse Tchawtchawadzé celui qu’elle pouvait courir elle-même.
Tout alla bien jusqu’au 1er juillet russe, 13 juillet français. Le soir on aperçut une immense lueur dans la direction de Telavi. On monta si haut que l’on put monter, et l’on vit toutes les maisons en feu.
C’était l’œuvre des Lesguiens, il n’y avait point à en douter. Malgré les prévisions du prince, ils avaient donc passé l’Alazan.
Vers onze heures du soir les paysans vinrent au château. Ils avaient leur costume de guerre au grand complet. Leur visite avait pour but de déterminer la princesse à gagner les bois avec eux. La princesse refusa : son mari lui avait dit de ne quitter Tsinondale que sur son avis.
Au matin les paysans s’enfuirent.
Vers deux heures les voisins de campagne parurent à leur tour. Ils venaient, comme les paysans, supplier la princesse de quitter le château et de les accompagner dans les bois.
Eux ne pensaient pas même avoir le temps de sauver leur mobilier ; ils abandonnaient tout, tenant la vie pour plus précieuse que tout ce qu’ils abandonnaient.
Le soir on monta sur la terrasse et l’on vit l’incendie plus proche et plus intense. Ce cercle de flamme était effrayant. La princesse céda aux instances de ceux qui l’entouraient, et l’on commença d’emballer l’argenterie, les diamants et les objets les plus précieux.
Vers minuit un paysan du prince, nommé Zourca, offrit d’aller à la découverte. La princesse accepta ; il partit, revint trois heures après ; les Lesguiens avaient tiré sur lui ; quatre ou cinq balles avaient percé ses vêtements.
Cependant les Lesguiens n’avaient point passé le fleuve, comme on avait cru. Ils étaient campés de l’autre côté de l’Alazan. Ces moissons qui brûlaient étaient celles de la rive gauche.
Il y avait du bon et du mauvais dans le rapport de cet homme, puisque le prince avait dit que les Lesguiens ne pourraient point passer l’Alazan, et qu’en effet ils ne l’avaient point passé.
Une heure à peu près avant le retour de Zourca, un marchand arménien s’était présenté au château ; porteur d’une somme considérable, il n’osait, disait-il, traverser le pays ; mais cet homme parlait l’arménien avec un accent qui sentait la montagne. La princesse ordonna aux domestiques de le désarmer, et s’il essayait de fuir de tirer sur lui. Puis, comme au bout du compte elle pouvait se tromper, elle ordonna que l’on eût soin de lui et qu’on lui donnât à souper.
La fuite fut résolue vers six heures du matin.
On envoya deux messagers successifs à Telavi pour avoir des chevaux. Mais à chacun il fut répondu que les chevaux manquaient absolument et qu’il n’y en aurait que le lendemain dimanche, à sept heures du matin.
Toute la journée on continua d’entasser des effets dans les coffres. Zourca insistait pour que la princesse partît toujours, fût-ce à pied ; les effets partiraient le lendemain et la rejoindraient.
Pendant la journée, deux ou trois paysans revinrent exprès du bois pour décider la princesse à se joindre à eux. Elle répondit que l’on aurait des chevaux le lendemain matin, et qu’aussitôt les chevaux arrivés l’on partirait.
Ce serait un bien grand malheur si, justement pendant cette nuit, les Lesguiens tentaient quelque chose sur le château.
Le soir tout était prêt pour le départ du lendemain.
On sentait le besoin d’être ensemble au lieu de se séparer et d’attendre isolés les événements ; on se réunit dans la chambre de la princesse Varvara, on coucha les enfants sur les tapis et l’on éteignit toutes les lumières. Puis, comme on se sentait étouffer dans cette espèce de captivité et dans ces ténèbres, on gagna le balcon, d’où l’on pouvait voir les feux se rapprochant de plus en plus.
La clarté que l’incendie répandait était si grande, qu’en cas d’une attaque lesguienne elle enlevait aux princesses toute chance de fuite.
Vers quatre heures du matin un coup de fusil retentit. Il venait du côté du jardin, et son explosion fut suivie du plus grand silence. Ce n’était point une attaque, puisqu’il était isolé, mais ce pouvait être un signal.
La gouvernante française, madame Drançay, se risqua : elle descendit au jardin, gagna la chapelle perdue au milieu des vignes ; de là elle vit dans un bosquet, s’étendant jusqu’au bord du précipice, un homme qui tenait un fusil à la main. C’était évidemment lui qui avait tiré le coup que l’on venait d’entendre. Était-ce un ami ou un ennemi ? Madame Drancay ne pouvait le dire ; mais elle ne le reconnut pas pour être des domestiques du prince.
Il se glissait du côté du château.
Elle, alors, s’avança jusqu’au bord du précipice. De là on embrassait un horizon assez étendu ; elle ne vit rien d’abord, mais en ramenant ses yeux de l’horizon à elle, elle vit que le torrent qui coulait au pied du rocher était fort diminué.
Deux hommes à pied, tenant chacun deux chevaux de main, suivaient l’autre bord, et à leurs regards il était facile de juger qu’ils cherchaient un endroit où traverser le torrent.
Madame Drançay revint au château le cœur plein d’angoisse. Il n’y avait pas à s’y tromper : tous ces signes présageaient une attaque prochaine. Elle demanda la princesse Annette ; écrasée de fatigue, elle s’était endormie un instant ; elle entra chez la princesse Varvara, et la trouva priant : la pauvre veuve ne pouvait pas faire plus.
— Que voulez-vous, ma chère ! dit-elle, il faut attendre des chevaux ; aussitôt les chevaux arrivés, nous partirons.
À cinq heures, les femmes de la princesse se mirent à préparer le thé. Le thé, c’est l’affaire importante pour tout ce qui tient à la Russie ; la flamme du samavar est la première qui brille dans toutes les maisons ; le samavar est le premier mot que prononce un domestique en s’éveillant.
De Pétersbourg à Tiflis on peut se passer de déjeuner, pourvu que l’on ait ses deux verres de thé le matin ; se passer de dîner, pourvu que l’on ait ses deux verres de thé le soir.
Vers cinq heures, un médecin de Telavi arriva. C’était le médecin de la maison. Il accourait en toute hâte et à grande course de cheval dire à la princesse de fuir, de fuir comme elle pourrait : à cheval, il lui offrait son cheval : à pied, il lui offrait son bras, mais de fuir.
Mais comment fuir à cheval ou à pied avec six ou sept enfants, dont trois à la mamelle, et une vieille tante, la princesse Tine, qui, malgré sa bonne volonté et surtout à cause de sa terreur, ne pouvait faire une verste à pied ?
Et cependant on achevait de charger les voitures, et l’on venait d’y porter les diamants de la princesse, lorsque ce cri terrible se fit entendre :
Les Lesguiens !
Ce fut un moment de terreur et de désordre impossible à décrire. Le docteur prit un fusil et s’élança, avec quelques domestiques restés près de la princesse, au-devant de l’ennemi. Les femmes s’enfermèrent au grenier. On espérait que les Lesguiens, trouvant à piller dans les étages inférieurs, ne penseraient pas à y monter. On s’entassa dans l’angle le plus obscur, et l’on entendit la princesse qui disait d’une voix grave :
— Prions, la mort s’avance.
En effet, les Lesguiens venaient d’entrer au château.
Vous savez maintenant ce que c’est que ces hommes, ces bêtes, ces hyènes, ces tigres, ces coupeurs de mains qu’on appelle les Lesguiens.
Figurez-vous maintenant trois princesses, dont une sexagénaire, dix ou douze femmes, dont une centenaire, c’était la nourrice du père du prince Tchawtchawadzé, sept ou huit enfants, dont trois à la mamelle, entassés dans l’angle d’un grenier.
Rappelez-vous le Massacre des innocents de Coignet, avec ces mères serrant leurs enfants sur leur poitrine.
Les uns priaient, les autres pleuraient, les autres se lamentaient. Les enfants assez grands pour comprendre, pareils à cette fille du Jugement dernier de Michel-Ange, qui, de terreur, veut rentrer dans le sein de sa mère, se serrant contre les princesses, les autres regardant avec ces grands yeux étonnés de l’enfance naïve et ignorante.
On entendait les cris des Lesguiens, le bruit des vitres et des glaces brisées, de l’argenterie bondissant sur le parquet, les meubles mis en morceaux. Deux pianos criaient sous des mains sauvages, comme épouvantés de ces inartistiques caresses. Par une lucarne, la vue plongeait dans le jardin. Le jardin se remplissait d’hommes à figures féroces en turban, en papack, en bachelik ; on voyait, par l’escarpement du précipice cru inaccessible jusque-là, monter des hommes tirant après eux leurs chevaux.
Les chevaux comme les hommes semblaient appartenir à une race de démons.
Tout le monde était à genoux : la princesse Tchawtchawadzé tenait dans ses bras, serrait contre son cœur sa plus jeune fille, la petite Lydie, une enfant de trois mois, la plus aimée, étant la plus faible.
Quelques femmes, en entendant les pas des Lesguiens qui montaient, coururent à la porte du grenier et s’y appuyèrent.
La princesse Orbéliani se leva alors, bénit son enfant le prince Georges, et avec une admirable solennité alla se placer debout devant la porte : la première en vue, elle devait être la première frappée. Comme les martyrs antiques, elle voulait montrer à sa sœur et aux autres femmes comment on meurt en invoquant le nom de Dieu.
La chose lui était plus facile qu’à une autre : séparée depuis trois mois d’un mari qui l’adorait, l’heure suprême n’était point pour elle la mort, c’était la réunion.
Les pas des Lesguiens se rapprochaient de plus en plus. Bientôt ils firent crier les escaliers de bois qui conduisaient au grenier ; leurs coups de poing ébranlent la porte ; la porte résiste ; ils s’en étonnent, devinent l’obstacle, lâchent deux ou trois coups de pistolet à travers les remparts de bois, une femme roule dans son sang, les autres se jettent du côté opposé, la porte cède.
On est en face de la mort, — pis que cela, de l’esclavage.
Alors chaque Lesguien choisit au hasard sa prisonnière, la saisit par où il peut, par le bras, par les cheveux, par la gorge, et tire à lui ; l’escalier par lequel on entraîne les princesses craque sous le poids, se brise ; une cascade de Lesguiens, de femmes, d’enfants, s’y précipite : — on est tombé du second au premier.
Là une lutte s’engage : les hommes qui sont restés en bas à piller comprennent que le bon lot est à ceux qui ont fait des prisonniers : le butin vivant est le plus riche, car on sait que parmi ces prisonniers il y a des princesses qui valent cinquante mille, cent mille, deux cent mille roubles. Les poignards brillent, les pistolets s’enflamment, les pillards se pillent, les égorgeurs s’égorgent.
Quand les acteurs de cette scène terrible, ravisseurs, assassins et victimes, purent regarder autour d’eux, voilà ce qu’ils virent :
La princesse Tchawtchawadzé étendue à terre, les cheveux épars comme la Cassandre antique, — de magnifiques cheveux noirs, doux et soyeux ; — elle serrait contre sa poitrine sa petite Lydie, l’enfant de trois mois.
La mère, à peu près nue, — tous ses vêtements avaient été arrachés, hors son jupon et un pantalon ; — l’enfant était en chemise, sans linge, sans maillot. Les chevaux des Lesguiens l’entouraient de si près, qu’à chaque instant on pouvait craindre qu’ils ne la foulassent aux pieds.
La gouvernante française, prisonnière elle-même d’un Tatar, remise aux mains de deux noukers, s’élança à cette vue et courut à la pauvre femme en criant.
— Princesse ! princesse !
Celle-ci leva la tête avec un mouvement désespéré.
— Les enfants ! les enfants ! cria-t-elle.
— Marie est là, sur un cheval, répondit madame Drançay, Salome est plus loin.
En ce moment, un des noukers à la garde desquels elle était confiée la prit par le bras et la tira violemment en arrière.
À ce cri : Princesse ! princesse ! poussé par la gouvernante française, on avait reconnu l’importance de la captive couchée à terre. Alors quatre ou cinq hommes s’élancèrent pour s’emparer d’elle. Les kangiars sortirent du fourreau et entrèrent dans les poitrines. Deux Lesguiens tombèrent. Le vainqueur demanda en géorgien :
— Qui es-tu ? Es-tu la princesse ?
— Oui, répondit celle-ci. Mon fils, mon fils ?
L’homme lui montra l’enfant assis sur un cheval. Alors la pauvre mère, heureuse de le voir vivant, prit à ses oreilles ses boucles en diamants et les lui donna.
Puis elle retomba en arrière, évanouie, presque morte.
Sur un autre coin de la cour, la princesse Baratoff, cette belle jeune fille de dix-huit ans, était montée sur un cheval. Rien n’était dérangé dans sa toilette, ni sa robe, ni son bonnet géorgien, ni son voile : on eût dit qu’elle sortait de la messe.
La vieille tante, la princesse Tine, au contraire, était dans le plus grand désordre, Elle était dépouillée de tous ses vêtements à peu près ; ses cheveux tombaient sur son visage.
Quant à la centenaire, à la vieille nourrice du père du prince, elle était à moitié nue, garrottée à un arbre, dont elle ne fut détachée que le lendemain.
Comme elle, la vieille princesse Tine fut abandonnée. Chez ces hommes sauvages et tout primitifs, la vieillesse était probablement sans valeur.
Puis, après le terrible et l’atroce, le grotesque. Le pillage s’organisa : chacun emportait ce qu’il pouvait, sans savoir ce qu’il emportait ; l’un des châles, l’autre de la vaisselle, celui-ci des diamants, celui-là des dentelles. Les pillards mangeaient ce qu’ils trouvaient, de la craie pour marquer les points à la préférence, de la pommade ; ils buvaient à même les bouteilles : huile de rose ou huile de ricin, tout leur était indifférent. Un Lesguien brisait de magnifiques plats d’argent pour les faire entrer dans sa carcine ; un autre s’approvisionnait de sucre, de café et de thé, abandonnant pour ces objets de peu de valeur des objets bien autrement précieux ; un troisième serrait minutieusement un bougeoir de cuivre et une paire de vieux gants.
C’était barbare, horrible et burlesque.
Enfin, au bout d’une heure, les chefs donnèrent le signal du départ. On fit monter les femmes en croupe. La princesse Tchawtchawadzé, on ne sait pourquoi, resta seule à pied, sa petite Lydie entre ses bras.
On sortit du château.
- ↑ Madame Drançay a donné, sous le titre de Souvenirs d’une Française captive de Schamill, une relation de l’événement pleine de simplicité, mais en même temps d’exactitude et de détails saisissants dus à cette faculté d’observation que les femmes possèdent au plus haut degré. — Paris, F. Sartorius, 9, rue Mazarine.