Le Causse Noir et Montpellier-le-Vieux/01

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Le promontoire du causse Méjan et le village du Rozier. — Dessin de Vuillier, d’après nature.



LE CAUSSE NOIR ET MONTPELLIER-LE-VIEUX
(AVEYRON)
PAR M. E.-A. MARTEL.
TEXTE ET DESSINS INÉDITS.




I. Panorama du point 815 (causse Noir). — Promontoire du causse Méjan. — Saint-Jean-de-Balme. — Ermitage Saint-Michel. — Cirque de Madasse.


Le voyageur venant de Mende ou de Florac et arrivant à Peyreleau après avoir descendu la gorge du Tarn, se croit au bout de ses étonnements et se dit que la région des causses lui a déjà livré toutes ses merveilles : erreur ! Qu’il s’élève, à l’ouest du village, à travers les vignes, les bruyères et les bois de hêtres, le long de la croupe terminée sur la carte de l’état-major (feuille de Séverac, no 208) à la cote 815 : bien avant de parvenir au sommet, il comprendra que la fissure du Tarn n’est pas la seule curiosité du pays ; ses premiers regards, il est vrai, se tourneront vers elle, droit au nord ; de 400 mètres il la domine tout entière, et d’un seul coup d’œil il refait en un moment 13 kilomètres de cette descente enchantée, depuis le cirque des Baumes jusqu’au Rozier, le village jumeau de Peyreleau, celui-ci aveyronnais, celui-là lozérien, tous deux séparés par la Jonte seule, qui vient ici se marier au Tarn. À droite, dans la direction du nord-est, Capluc élève à la pointe du causse Méjan sa double ruine, le castel féodal et le rocher démantelé, l’un dégradé par les météores atmosphériques, l’autre par le temps et les hommes. Jusqu’ici rien de nouveau pour le spectateur : mais à l’est les érosions ont creusé une seconde entaille, celle où la Jonte pendant 21 kilomètres écume et bondit en torrent rebelle à toute navigation. À Peyreleau on se trouve bien au débouché de ce deuxième cagnon, sans en deviner la grandeur néanmoins, car des entre-croisements de contreforts en dissimulent les perspectives éloignées ; du point 815, c’est-à-dire du causse Noir, on éprouve au contraire une saisissante surprise à voir se dérouler rectiligne et dans toute son étendue cet autre couloir formidable, perpendiculaire au premier. Pour être moins longue et moins creuse que la gorge du Tarn, celle de la Jonte n’est guère moins remarquable ; la coloration éclatante, la continuité, la hauteur et les découpures de ses dolomies supérieures, alignées en remparts, présentent même peut-être un plus curieux aspect. Nous ne tarderons pas à nous en rendre compte. De notre belvédère, qui est désigné d’avance comme un futur « observatoire » de touristes avec le télescope et la buvette obligatoires, tout le causse Méjan effilé en promontoire semble s’élever insensiblement vers la montagne de la Lozère (pic de Finiels 1 702 mètres, roc Malpertus 1 683 mètres) ; on dirait une table de pierre dressée avec une légère inclinaison entre le Tarn et la Jonte sur des stylobates rouges hauts de 400 à 500 mètres. Il suffit d’examiner la carte pour se convaincre qu’il n’existe dans toute la région aucun point d’où l’on puisse mieux comprendre la disposition, la structure, la géologie des causses et de leurs gorges ; nulle part comme là le contraste ne paraît aussi frappant entre les hauts plateaux immenses et tristes, les précipices des escarpements dolomitiques, le resserrement des vallées et la joyeuse végétation des thalwegs. C’est le résumé du pays entier ; c’est aussi beau et plus complet que la vue du Mas-Rouge, ce promontoire du causse de Sauveterre, comparé au Point sublime du grand cagnon du Colorado et suspendu sur le cirque des Baumes, à égale distance du Détroit et du pas de Soucy. Qui osera donner un nom au point 815 ? Aucun ne serait assez expressif, et il vaudra mieux demander au plan cadastral quelle dénomination de lieu-dit existe au sommet de cette croupe. Laissons ce soin à l’industriel intelligent qui viendra le premier y établir une terrasse panoramique, et achevons notre tour d’horizon ; nos yeux n’ont plus qu’à errer sur une autre table calcaire, celle du causse Noir, qui occupe tout notre sud ; moins haut, moins froid, moins dénudé, plus accidenté, plus habité que le pauvre Méjan, le causse Noir ne charme cependant pas plus la vue, qui cherche toujours à plonger dans les architecturales vallées de la Jonte et du Tarn ; çà et là pourtant de grandes tours de défense font saillie à sa surface parmi des amas de ruines : aujourd’hui nous les prenons pour de vieux donjons ; la suite du voyage nous détrompera quand, à Saint-Véran, à Roquesaltes, à Montpellier-le-Vieux, ces fausses ruines se révéleront à nous sous la forme de monolithes rocheux, hauts de 40 à 120 mètres, d’amphithéâtres surnaturels et de villes sculptées par les érosions. Dans l’ouest, le Tarn s’écoule vers Millau, toujours à 400 ou 500 mètres en contre-bas du causse Noir, mais moins écumeux à travers les riantes plaines de Rivière qui s’élargissent vers la rive droite au pied des pentes plus douces de petits causses secondaires. Au coucher du soleil, redescendons du point 815 à Peyreleau ; devant les parois dorées et empourprées des dolomies rouges et jaunes, devant l’illumination du ciel et des roches, devant les cagnons sombres, approfondis encore par la nuit qui règne déjà en bas, nous songerons involontairement aux paysages américains du Yellowstone, des Mauvaises-Terres, du Marble Cañon, de l’Arizona et du Yosemiti, que les riches publications du Geological Survey des États-Unis montrent comme les plus fantasmagoriques de la terre !

Capluc. — Dessin de Vuillier, d’après nature.

Un soir d’août 1884, mon ami M. Chabanon, notaire à Ganges, artiste photographe de premier ordre, et moi, nous faisions à Peyreleau nos préparatifs de départ sinon pour la découverte, du moins pour l’exploration topographique et photographique de Montpellier-le-Vieux. Voyant en nous des touristes avides de nouveautés, l’aimable notaire de la localité, M. Fabié, proposa pour le lendemain matin une excursion à certain ravin dit d’Espalies : « Cela vous prendra une demi-journée ; mais, puisque vous cherchez des sites pittoresques encore inconnus, laissez-moi vous conduire à l’ermitage Saint-Michel et au cirque de Madasse ; aucun promeneur encore n’est monté là-haut, et vous pourrez ainsi vous vanter d’avoir découvert une des plus grandes curiosités de nos causses : je vous promets que vous en rapporterez de superbes clichés. » Marché conclu, partie organisée, et le lendemain matin dès six heures nous gravissions les pentes du causse Noir, de plus en plus intrigués par les descriptions du notaire et tout fiers de marcher ainsi en pleine France à la conquête d’une nouvelle merveille. Arrivés au hameau d’Aleyrac, nous retrouvions en partie la belle vue du point 815, avec les tours fascinatrices de Roquesaltes et de Montpellier-le-Vieux au sud : mais notre itinéraire ne se tournait pas encore de leur côté et nous dirigeait vers l’est jusqu’aux ruines de l’église Saint-Jean-de-Balme ; cette construction du onzième siècle, remaniée et augmentée au treizième, intéressera vivement les archéologues par son clocher carré, ses épaisses murailles, ses arcatures doubles en plein cintre et l’influence manifeste qu’on y reconnaît du style roman auvergnat. C’est la révolution qui l’a dégradée : sa tour massive et ses voûtes délabrées sont d’un grand effet dans la solitude sauvage du causse, à 900 mètres d’altitude. On raconte qu’à la fin du siècle dernier le vieux curé de Saint-Jean-de-Balme fut assassiné et enterré devant son église même par des bandits qui mirent ensuite l’ermitage à sac : son chien, disent les vieillards du pays, descendit à Peyreleau et fit tant par ses gémissements et ses manèges singuliers que plusieurs personnes, soupçonnant une catastrophe, suivirent l’intelligent animal jusqu’à Saint-Jean ; là, près du porche de l’église pillée, la pauvre bête se mit à gratter convulsivement un coin de terre fraîchement remuée ; les paysans comprirent alors, et c’est ainsi qu’ils purent recueillir les restes du vénérable prêtre et lui rendre lus derniers devoirs. On ajoute, bien entendu, que le chien mourut en revoyant le corps de son maître et que les assassins furent retrouvés et exécutés. Légende ou vérité, l’anecdote est curieuse à recueillir dans ces déserts pierreux des causses : le chien de Saint-Jean-de-Balme n’était-il pas de la même famille que celui d’Aubry de Montdidier, que l’histoire a célébré sous le nom de chien de Montargis ?

Après Saint-Jean-de-Balme nous tournons au nord pour regagner le bord même du plateau ; puis, descendant d’une centaine de mètres environ à travers un sombre bois de hêtres et de pins, nous débouchons subitement dans une clairière ensoleillée en face d’un magnifique spectacle : comment décrire ici, si ce n’est par la simple énumération des différents panneaux du tableau ?

Sur des pitons rocheux en forme d’obélisques, de champignons, de pyramides, séparés par des ravines de 100 mètres de profondeur et plus, subsistent les ruines d’une petite redoute inexpugnable bâtie au moyen âge par quelque hobereau et celles de l’ermitage Saint-Michel ou Saint-Miquel ; les cellules, le système de construction et les ornements en arêtes de poisson dénotent l’origine carlovingienne de cette chapelle ignorée (neuvième siècle ?). Où moines et brigands en effet auraient-ils pu se trouver plus en sûreté que dans ce nid d’aigle défendu par la coupe des rocs verticaux, par les fourrés de ronces et les racines énormes des lierres revêtant les murailles naturelles comme un réseau de chevaux de frise, par les grands arbres et les broussailles accrochés aux moindres saillies, obstruant les plus petits creux ? Parmi ces reploiements de roches et cette exubérance de forêt vierge, il faut escalader les blocs et trouer son chemin à grand’peine et pas toujours sans danger (jusqu’à ce que le Club Alpin ait fait aménager un sentier praticable). C’est là le fond du décor, c’est ce que représente notre gravure. À gauche, toute la gorge de la Jonte se creuse, vertigineux abîme, à 400 mètres sous nos pieds ; là-bas, à 3 kilomètres à l’ouest, Peyreleau, Capluc et le Tarn. Nous sommes au milieu de l’étage des dolomies supérieures, suspendus comme des mouches contre la paroi du causse Noir ; de l’autre côté de la Jonte, à 1 500 mètres à vol d’oiseau, l’assise géologique correspondante du causse Méjan développe ses bastions fendillés et taillés en minarets pointus ; tout près de nous, sous notre main se multiplient les détails de ces découpures, aussi riches de formes et de couleurs que les arabesques de l’Alhambra, et invisibles du fond des vallées ; vraiment, dans ce pays privilégié, nous volons de surprise en surprise : après le Point-Sublime, le point 815 ; après le point 815, l’ermitage Saint-Michel ! Que sera donc Montpellier-le-Vieux pour exciter encore notre admiration ? Certes M. Fabié ne nous a pas déçus, certes nous lui devons une belle révélation : séance tenante nous donnons son nom au rocher Fabié, rutilante falaise en surplomb, haute de 190 mètres, qui se projette majestueusement au premier plan dans ce cadre de cañon américain !

Ermitage Saint-Michel. — Dessin de Vuillier, d’après une photographie de M. Chabanon.

Ce n’est pas tout : tournons, quoi qu’il nous en coûte le dos au gouffre de la Jonte ; à droite et au delà de l’ermitage proprement dit, la crête du causse Noir nous domine encore de 100 mètres, déchiquetée et garnie de dents de scie ; un étroit ravin l’entaille, qui descend du plateau supérieur et s’interrompt brusquement aux abrupts de l’ermitage, comme certaines valleuses des falaises cauchoises. Dans ce ravin (des Paliès ou d’Espaliès) les érosions ont affouillé, évidé, désagrégé les dolomies et formé le cirque de Madasse, forêt d’arbres et d’aiguilles rocheuses où l’on croit errer sur le toit d’une cathédrale gothique, parmi les statues, les dais et les clochetons de pierre.

Ce passage tourmenté et admirable se trouve placé à 3 kilomètres à l’est de Peyreleau, sur le rebord du Causse Noir, entre la ferme de la Bartasserie et le hameau d’Espaliès : le rocher Fabié avec parorama de la Jonte, l’ermitage Saint-Michel et le cirque de Madasse ne couvrent pas ensemble plus de 60 hectares (environ 1 500 mètres sur 400) ; mais les circonvolutions des précipices et des falaises sont telles, qu’il faut une grande demi-journée pour jouir de leurs variés et merveilleux aspects. On peut y accéder en une heure un quart environ de Peyreleau par la vallée de la Jonte, grâce à un sentier de chèvres qui aboutit au pied même des ruines de Saint-Michel : toutefois le coup d’œil est infiniment plus surprenant quand il s’offre brusquement au voyageur venu par le causse Noir et Saint-Jean-de-Balme,

Merci donc à M. Fabié qui nous a fourni l’occasion de faire connaître aux touristes ce site remarquable à tous égards.