Le Causse Noir et Montpellier-le-Vieux/03
III. Meyrueis. — L’Aigoual. — Bramabiau. — Saint-Véran.
Nous ne nous arrêterons à Meyrueis, chef-lieu de canton lozérien depuis longtemps mentionné au guide Joanne, que pour y signaler la charmante maison Renaissance de M. Belon, dans une ruelle écartée, et pour faire remarquer la très curieuse situation géologique de cette petite ville au point de contact des plateaux calcaires des causses Noir et Méjan et des schistes et granits de l’Aigoual.
Le roc de la Bouillère, que représente une de nos gravures, est un pylône naturel ménagé dans les dolomies supérieures, à 300 mètres au-dessus de Meyrueis ; on l’a utilisé pour la route de Hures et de Sainte-Énimie qui traverse le causse Méjan dans sa plus grande largeur. C’est un peu au-dessus de ce portail que l’on quitte la route si l’on veut se rendre à travers champs et rochers à la grotte de Nabrigas.
Les frais vallons boisés de la Brèze et du Butézon, dont les tributaires ravinent les pentes de l’Aigoual, contrastent complètement avec les grandes déchirures des causses : de jolis sentiers les parcourent qui mènent en peu d’heures au sommet de l’Aigoual (1 567 mètres).
Sur cette montagne on construit en ce moment un observatoire météorologique analogue à ceux du pic du Midi, du mont Ventoux, du Puy de Dôme, etc., et qui rendra les plus grands services, grâce à sa position extrêmement favorable sur la ligne de parlage des eaux d’Europe. La vue est fort belle : toutefois c’est le matin et le soir seulement, quand le soleil est bas sur l’horizon, qu’on peut distinguer la Méditerranée et les sommets lointains des Pyrénées-Orientales et des Basses-Alpes.
Bramabiau, au sud-est de Meyrueis, au point où le causse Noir se soude par un isthme étroit à la masse granitique de l’Aigoual, constitue une de ces bizarreries géologiques que l’on ne peut faire comprendre sans se lancer dans une description scientifique très compliquée : contentons-nous donc d’interpréter un peu le beau dessin ci-après. Au fond d’une alcôve évidée dans la muraille d’un petit causse secondaire, une cascade sort d’une haute fissure ; les parois mesurent environ 150 mètres de hauteur et la cascade 10 ; c’est le mugissement du torrent aux hautes eaux qui a inspiré le nom de Bramabiau, beuglement de taureau. Le site est beaucoup plus extraordinaire que la célèbre fontaine de Vaucluse, pour plusieurs raisons : d’abord la falaise, au lieu d’être grise et terne, a une couleur brune fort chaude de ton ; puis la nature du terrain (calcaires de l’infra lias), très fissuré, disposé en lits parallèles, et découpé en silhouettes étranges, donne à l’ensemble l’aspect d’une construction surhumaine, avec assises de pierres de taille ; enfin on peut s’avancer de quelques mètres dans la haute fissure d’où sort le Bramabiau, jusqu’au pied d’une deuxième cascade intérieure, invisible du dehors ; au delà de cette seconde chute infranchissable, la voûte de la fissure se perd dans l’obscurité et l’on entend les eaux gronder dans les entrailles de la montagne. C’est que la crevasse ainsi taillée au fond de l’alcôve joue le rôle d’une véritable barbacane, c’est-à-dire d’une de ces ouvertures pratiquées, pour faciliter l’écoulement des eaux, dans les murs de soutènement. Les parois de l’alcôve figurent en effet un vrai mur de soutènement, un mur soutenant au-dessus du ravin de Bramabiau le plateau du Bonheur ou de Camprieux. Le ruisseau de Bonheur, qui traverse ce plateau, se déversait jadis en cascade le long des escarpements de l’alcôve ; un jour vint où il rencontra sur sa route un de ces gouffres nommés avens qui criblent la surface des causses : englouti par cet aven, il coule sous terre pendant 500 mètres dans des canaux insondables, il s’écroule de chute en chute à travers des cavités secrètes et reparaît, sous la forme et le nom de Bramabiau, à 150 mètres au-dessous du point où il s’est engouffré ; c’est la dernière de ses chutes internes que l’on voit en s’engageant un peu dans la fissure. En un mot, d’extérieure qu’elle était, la cascade est simplement devenue souterraine. Mais ce qu’il y a de plus curieux sans contredit parmi toutes ces fantaisies géologiques, c’est que le Bonheur, avant de se jeter dans l’aven du haut plateau, a complètement troué une digue de rochers qui lui barrait le passage : par un travail d’érosion qui frappe d’étonnement le spectateur, l’humble ruisseau a foré là un tunnel de 80 mètres de longueur, de 20 mètres de largeur et de 12 mètres de hauteur, de forme rectangulaire et régulier, comme si un ingénieur en eût tracé le plan ; on peut le parcourir à pied côte à côte avec le Bonheur, qui va se perdre dans l’aven en sortant de la monumentale galerie. Ainsi Bramabiau comprend trois parties : un tunnel (sur lequel passe une route), une cascade souterraine, dont on ne peut suivre les évolutions, la source et l’alcôve du Bramabiau proprement dit. Je demande si rien de pareil se rencontre à Vaucluse. Il y a longtemps que les géologues vont s’extasier à Bramabiau : mais les touristes l’ignorent encore.
De Meyrueis ou de Bramabiau on peut, par Lanuéjols, gagner la vallée de la Dourbie, au sud du causse Noir, Saint-Véran, Montpellier-le-Vieux et Millau.
Saint-Véran est un petit village du causse Noir cramponné à un chaos de rochers au-dessus de la Dourbie, en face du Larzac : le ravin qui s’ouvre derrière forme encore un cirque, un ensemble d’accidents dolomitiques, comme celui de Madasse, comme ceux de Montpellier-le-Vieux, avec les fûts de colonnes, les chapiteaux, les aiguilles et les champignons si abondants dans ces terrains. Le tout est dominé par un énorme massif de rocs, taillé en forteresse et dont un château féodal a épousé la forme : si bien que l’on ne distingue plus les tours et murailles artificielles des tours et murailles naturelles. Ce château fut, paraît-il, le berceau de la famille de Montcalm, dont le membre le plus illustre, le maréchal Louis-Joseph, marquis de Montcalm de Saint-Véran, lutta si glorieusement contre les Anglais pour la possession du Canada et fut tué, ainsi que le général ennemi Wolfe, à la sanglante bataille de Québec, le 14 septembre 1759. Aujourd’hui le castel abandonné tombe en ruines, et ses pierres croulantes endommagent parfois les sordides masures qui abritent sous ses murs quelques pauvres familles de vignerons : si la position de ce hameau isolé et perdu est pittoresque, la misère y est grande, et, comme un voyageur observait un jour que les Montcalm étaient sortis du château de Saint-Véran, il reçut d’un habitant de l’endroit cette plaisante réponse qu’on ne s’attendait guère à trouver dans la bouche d’un simple Caussenard :
« Ce n’est pas étonnant qu’ils en soient sortis.
— Et pourquoi ?
— Parce que c’est du mauvais pays et que nous voudrions bien pouvoir en faire autant. »
Espérons que les visites de nombreux touristes apporteront là, comme dans toute la région, un peu de l’aisance qui y fait tant défaut.