Le Centenaire américain et l’exposition de Philadelphie

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Le Centenaire américain et l’exposition de Philadelphie
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 17 (p. 795-825).
LE
CENTENAIRE AMERICAIN
ET
L'EXPOSITION DE PHILADELPHIE

Le 4 juillet 1876 marquait pour les États-Unis une date mémorable. Il y avait juste un siècle qu’à pareille époque quelques petites colonies anglaises de l’Amérique du Nord s’étaient tout à coup séparées de la métropole et avaient proclamé courageusement leur indépendance dans un acte resté fameux. Elles avaient dû bien vite conquérir leur liberté par les armes, et la force, après des vicissitudes diverses, était enfin restée au bon droit. Puis l’enfant avait grandi. Au bout de cent ans à peine, cette nation, si éparse et si faible au début, recensait plus de 40 millions d’habitans. Au lieu de treize états originaires, elle en comptait trente-sept[1], non compris dix territoires, et entre les deux océans, l’Atlantique et le Pacifique, elle couvrait à elle seule un espace aussi étendu que toute l’Europe centrale. Après des commencemens difficiles et dont l’issue avait paru douteuse à plus d’un, elle était arrivée à un tel développement de prospérité et de force qu’elle commandait le respect des autres nations et l’admiration du monde. Le moment n’était-il pas venu de constater hautement tous ces résultats dans une sorte de grande fête internationale et d’augmenter le lustre jusque-là attaché à chaque commémoration annuelle par une de ces solennelles assises des arts et de l’industrie auxquelles les vieilles nations de l’ancien monde ont l’habitude de convier tous les peuples ? C’est ainsi que germa dès 1870, dans l’esprit des Américains, l’idée d’une exposition universelle, et le lieu choisi pour celle-ci fut précisément Philadelphie, la cité glorieuse où avait été signé l’acte d’indépendance, la « Mecque de la nationalité américaine, » comme on se plaisait à l’appeler.


I. — LES PRELIMINAIRES.

Ce ne fut pas sans quelques tiraillemens que la métropole de la Pensylvanie l’emporta. New-York arguait de ce qu’elle avait plus d’habitans que Philadelphie, qui en compte cependant 800,000, et de ce qu’elle était d’un accès plus facile, d’une nature enfin plus cosmopolite et pour ainsi dire plus largement hospitalière que la ville de Penn et des quakers. A son tour, Boston rappelait que le premier sang versé pour la sainte cause avait été le sien dans le mémorable combat de Bunker-Hill, tandis que New-York était restée jusqu’à la fin le centre des forces royalistes. N’était-elle pas d’ailleurs reconnue comme l’Athènes de l’Amérique, c’est-à-dire la ville la plus cultivée, la plus ouverte aux choses de l’esprit ? New-York opposait à Boston et à Philadelphie leurs mœurs puritaines, formalistes, les façons austères et bigotes de leurs habitans, et Philadelphie reprenait que New-York, resserrée dans son île de Manhattan, et Boston dans un terrain ondulé, ne pourraient jamais offrir à une exposition internationale le vaste emplacement dont elle avait besoin. Philadelphie, au contraire, avait dans son parc de Fairmount, deux fois plus étendu que le bois de Boulogne de Paris ou le Prater de Vienne, de quoi séparer aisément une superficie de 100 hectares reconnue plus que suffisante, car aucune exposition n’avait encore occupé un espace aussi considérable. Bref, ce fut Philadelphie qui l’emporta, et dès le 3 mars 1871 un acte du congrès fédéral établissait qu’une exposition universelle internationale aurait lieu dans cette ville en 1876, et en nommait les commissaires.

Le premier pas seulement était fait. En 1872, un nouvel acte du congrès instituait un comité des finances pour cette même exposition, et fixait à 10 millions de dollars le capital d’actions qui devait être souscrit. L’année d’après, une proclamation du général Grant annonçait au peuple américain et au monde entier la solennité qui se préparait, et, en 1874, le président y invitait officiellement les diverses nations au nom des États-Unis. C’était là, avec une part effective qu’il devait prendre à l’exposition dans un bâtiment particulier, tout le concours que le gouvernement fédéral pouvait légalement apporter à ce tournoi, en laissant aux commissaires qu’il avait nommés toute la responsabilité morale et matérielle de cette affaire, et à l’initiative des états, des communes, des citoyens, le soin d’y satisfaire à toutes les nécessités économiques. Dans la somme à percevoir pour faire face à toutes les dépenses, le gouvernement s’inscrivit pour 1 million 1/2 de dollars. La municipalité de Philadelphie se porta garante pour la même somme ; l’état de Pensylvanie versa 1 million ; 2 millions 1/2 furent recueillis par souscription dans les différens états de l’Union, et 500,000 dollars par la vente de diverses concessions faites dans l’exposition même. C’était en tout 7 millions de dollars, ou plus de 35 millions de francs. Cette somme a été absorbée par les travaux de terrassement et l’érection de cinq grands bâtimens : le main building, ou bâtiment principal, réservé aux produits des mines et des manufactures ainsi qu’à l’éducation et à la science, la galerie des machines, le bâtiment de l’agriculture, celui de l’horticulture, enfin le bâtiment des beaux-arts. Pris ensemble, ces édifices couvrent une surface d’environ 20 hectares. Il faut y ajouter, pour toutes les annexes couvertes répandues dans l’enceinte de l’exposition : bâtiment des États-Unis, bâtiment des divers états, etc., environ dix autres hectares, ce qui porte à 30 hectares la surface totale couverte. L’exposition de Paris en 1867 ne couvrait que 16 hectares, celle de Vienne, en 1873, 20. On calcule que l’exposition de 1878 à Paris couvrira 27 hectares, dont 24 pour le bâtiment principal du Champ de Mars.

Si on l’examine dans son ensemble et sans parti-pris, on peut dire que l’exposition de Philadelphie, par l’impression qu’elle laisse, n’est pas inférieure à ses aînées, Le commissaire général de l’exposition française de 1867 avait réalisé la disposition la plus commode pour l’étude, en imaginant un édifice de forme circulaire où les nations étaient rangées sur les rayons, et les produits similaires sur le pourtour. De cette façon, en allant de la circonférence au centre, ou plutôt en parcourant les divers secteurs ou tranches successives du bâtiment, on étudiait les différentes nations l’une après l’autre, et l’on pouvait les comparer aisément entre elles. En suivant au contraire la circonférence, on embrassait pour ainsi dire d’un seul coup d’œil les mêmes produits, par exemple les meubles, les tissus de pays différens, et l’on pouvait tirer de cet examen facile un nouvel enseignement immédiat. Rien de pareil ne s’est vu depuis ni à Vienne ni à Philadelphie ; mais il faut bien reconnaître aussi que l’art et le coup d’œil y ont gagné quelque chose, si l’ordre méthodique y a perdu. Il ne viendra à personne l’idée de mettre en parallèle, sous le rapport architectural, le bâtiment de 1867, lourd, écrasé, de forme insolite et comparé par quelques-uns, non sans raison, a un serpent qui se mordait la queue, avec le bâtiment principal de Vienne et encore moins avec ceux de Philadelphie. Ceux-ci, de styles divers, de formes la plupart heureuses, quelques-unes nouvelles, originales, font le plus grand honneur aux architectes qui les ont projetés et si rapidement construits. Il a été d’ailleurs décidé qu’à la prochaine exposition de 1878 la forme circulaire serait abandonnée, car elle a aussi le défaut de rendre les transmissions de mouvement très difficiles pour la mise en action des machines. Le bâtiment du Champ de Mars sera de forme rectangulaire, comme ceux de Philadelphie et de Vienne, et cela n’empêchera pas, pour la distribution des produits et des nations, d’y suivre un ordre méthodique.

A Philadelphie, la municipalité a déclaré qu’elle conserverait pour elle-même et laisserait intacts dans son beau et pittoresque parc de Fairmount le bâtiment des beaux-arts et celui de l’horticulture. L’un et l’autre de ces édifices, qui n’ont pas coûté ensemble moins de 2 millions de dollars, ont l’aspect le plus agréable à l’œil. Le bâtiment des beaux-arts emprunte la disposition principale de ses lignes et le relief de ses décors extérieurs aux meilleurs spécimens de la renaissance, tandis que le bâtiment de l’horticulture s’est inspiré des types les plus parfaits créés par l’art moresque au XIIe siècle. L’architecte du main building semble avoir eu la même prétention, quoique moins prononcée, et la galerie des machines rappelle plutôt nos grandes bailles de chemins de fer. Le bâtiment de l’agriculture est le seul qui pèche par la forme, surtout au dehors ; l’artiste y a fait un appel assez maladroit au gothique. Sauf dans le bâtiment des beaux-arts, qui est entièrement construit en pierre et en marbre, c’est le fer et le verre qui ont été les matériaux choisis pour les édifices de l’exposition ; c’est le rôle qui leur est dévolu depuis l’exposition anglaise de 1851.

On ne peut accorder d’éloge aux commissaires américains pour la classification qu’ils ont adoptée. Aimez-vous le désordre ? on en a mis partout. Aucune méthode, aucune logique ; il est tel produit qui se rencontre à la fois dans deux ou trois sections : ainsi la pierre meulière, la craie, se retrouvent en même temps dans la section des mines, des manufactures, de l’agriculture. En outre, non-seulement chaque nation forme, dans chacun des bâtimens spéciaux, un tout abstrait, absolument séparé du reste, mais encore il est tel pays, comme la France, la Russie, dont l’exposition minière et métallurgique par exemple se retrouve dans la galerie des machines. Tel autre état, comme le Venezuela, expose ses minerais d’or dans le bâtiment de l’agriculture, où l’on rencontre aussi, perdus dans un coin, les minerais de soufre de Sicile, et d’autres spécimens des mines et de la métallurgie italiennes. Savez-vous ou il faut aller voir les magnifiques échantillons minéralogiques d’or, d’argent, de mercure de la Californie, du Nevada, du Colorado ? Dans le bâtiment des États-Unis, et cela parce que c’est l’institution smithsonienne de Washington qui a pris soin, de cette importante collection. Ce désordre est général, trouble l’étude, agace le visiteur, a soulevé les plaintes de tous. Ajoutons que les catalogues sont très incomplets, souvent inexacts, que beaucoup de nations y sont omises ; sous ce rapport, l’exposition de Philadelphie n’est certainement pas en progrès sur ses aînées. L’indécision, le tâtonnement, n’ont cessé dès le premier jour de présider à toutes les mesures des commissaires. Il est vrai que les Américains, habitués à aller de l’avant en casse-cou, ne se piquent dans tout ce qu’ils font ni d’un excès de logique ou de prévoyance, ni d’un ordre parfait, et qu’ils persistent peut-être à penser que tout est pour le mieux dans la meilleure des exhibitions possibles.

Les récompenses ont été discutées par un jury international. Le nombre total des membres de ce jury a été porté à 250, dont la moitié seulement sont Américains. Les divers juges ont ensuite été distribués en autant de groupes qu’il y en a dans la classification définitivement adoptée, laquelle en compte 28 ; mais chaque groupe évidemment ne comprend pas le même nombre de jurés : cela dépend de son importance et du chiffre des exposans dans ce groupe. Aux États-Unis, l’on ne fait pas grand cas des positions purement honorifiques ; c’est pourquoi chaque juré étranger a reçu comme indemnité, du comité financier de l’exposition, la somme de 1,000 dollars, et chaque juré américain celle de 600 : le dollar en papier-monnaie ou vulgairement le greenback, la seule monnaie courante aujourd’hui, vaut en ce moment à peu près 4 fr. 60 centimes.

Le mode de récompense adopté est des plus malencontreux : aucun rang, aucune différence, mais une médaille uniforme pour tous, en bronze, du même module, pour l’honneur, honoris causa, comme on disait à Londres en 1862, où un système à peu près semblable fut aussi adopté. À cette médaille est joint un rapport signé par la majorité des membres du jury compétent. L’exposant fera, s’il le veut, de ce papier une réclame à l’américaine, et mettra sur ses prospectus les signatures autographiées de ses honorables juges. Triste besogne pour le jury, auquel il a fallu remplir des milliers de formules en blanc, sans trop savoir comment varier l’éloge ; triste besogne pour les commissaires américains du bureau des récompenses, qui ont dû réviser trois mois durant ces liasses formidables ; triste lot pour les exposans qui ont ignoré, pendant tout ce temps, s’ils étaient ou non médaillés. C’est seulement le 27 septembre qu’a eu lieu la distribution des prix. Il a été accordé 11,000 médailles dont 6,000 aux exposans européens. Sur ce dernier chapitre, la France a obtenu 600 médailles, et a été beaucoup applaudie. Quoi qu’il en soit, ce mode de récompense est vicieux. Le grand constructeur, le grand industriel, qui font tant de frais de toute sorte pour prendre part à cette solennité, n’y sont pas distingués du plus mince exposant. Et puis aucune médaille collective, aucune mention pour le contre-maître ou le chef ouvrier, sans l’inspiration, sans la participation desquels tant de belles choses n’eussent pu être produites. Franchement, c’est pousser trop loin l’amour de l’uniformité, de l’égalité démocratique, et cette façon singulière d’accorder les prix et de récompenser chacun nous paraît irrévocablement jugée et condamnée. On a récompensé à peu près tout le monde, 75 pour 100 des exposans ; on n’a satisfait presque personne.


II. — LES NATIONS EXPOSANTES.

L’exposition de Philadelphie n’est point un « fiasco, » comme quelques mécontens le disent. Appelons-en d’un jugement aussi sommaire. Les États-Unis, qui sont chez eux, ont entendu y briller, et ils ont réussi. On ne reverra peut-être plus, dans aucune exposition, un tel déploiement de machines-outils, toutes ingénieusement imaginées en vue de faire faire à la machine le travail de l’ouvrier, et de diminuer, en donnant en quelque sorte à l’instrument inerte l’intelligence qui lui manque, le prix de la main-d’œuvre, qui en Amérique est considérable. On ne reverra peut-être plus une telle quantité de machines agricoles, qui sont aussi des espèces de machines-outils, et où les Américains, avec les Mac-Cormick et les Wood, sont reconnus maîtres sur tous, même sur les Anglais.

La machine verticale de 2,000 chevaux, à deux cylindres, construite par le fameux Corliss de Providence sur des principes entièrement neufs, et qui donne le mouvement à tous les mécanismes de l’exposition, est aussi un modèle en son genre, et il sera difficile de faire mieux. Ceux qui ont visité à Gand la filature de la Lys, une des plus belles d’Europe, ont pu remarquer que la machine motrice principale de cet établissement sortait précisément des ateliers de M. Corliss. C’est déjà un sujet d’étonnement de trouver dans un pays industriel comme la Belgique, où existe entre autres l’usine de Seraing, rivale de notre Creusot, une machine américaine. L’habileté, le renom du constructeur, expliquent cette apparente anomalie ; mais on peut dire que M. Corliss s’est encore surpassé dans l’exécution de la grande machine motrice de l’exposition de Philadelphie. La transformation du mouvement rectiligne en mouvement circulaire se fait sans l’addition d’aucun parallélogramme, au moyen de deux simples bielles reliant d’une part la tige du piston avec le balancier, et de l’autre le balancier avec la manivelle de l’arbre du volant. Celui-ci est placé entre les deux manivelles. Le diamètre des cylindres est de 1 mètre, la course du piston de 3 mètres, le nombre de tours par minute de 36. Ce sont des soupapes qui règlent l’admission et la détente de la vapeur. Celle-ci est fournie par vingt chaudières verticales du type Corliss. Le poids de chaque balancier est de 11,000 kilogrammes, et la longueur de 8m,25. Les bielles pendantes, c’est-à-dire celles qui donnent le mouvement à la manivelle qui mène le volant, ont 7m,30 de long ; elles ont été confectionnées avec des débris de fer à cheval, et il en a fallu près de 20,000 pour les deux. Les manivelles pèsent 3,000 kilogrammes chacune. Le volant est denté ; il a 9 mètres de diamètre et pèse 56,000 kilogrammes : c’est le plus fort engrenage qui ait jamais été taillé. Il correspond avec un pignon de 3 mètres de diamètre, pesant environ 8,000 kilogrammes, fondu d’un seul bloc. Ce pignon est fixé sur un arbre principal de transmission, qui a 107 mètres de long et mène à son tour, par des roues d’angle ou coniques, quatre lignes d’arbres longitudinaux. Toute cette transmission est souterraine. Les arbres longitudinaux, au moyen de poulies et de courroies, meuvent chacun une ligne d’arbres extérieurs d’une longueur d’environ 200 mètres, lesquels donnent le branle à tous les mécanismes de la galerie des machines ; les courroies sont enfermées dans des compartimens vitrés afin d’empêcher tout accident et de rester exposées à la vue des visiteurs.

Le poids total de la machine est de 600,000 kilogrammes ; il a donc fallu, pour la transporter de Providence à Philadelphie, 60 wagons du port de 10 tonnes chacun. Ce transport a coûté 25,000 fr., la machine elle-même vaut plus d’un million. Elle a été exécutée et mise en place en moins de dix mois. Toutes les pièces en sont si bien agencées, si bien équilibrées ou soutenues, et les mouvemens si bien calculés, qu’aucune trépidation ne se produit ; tout semble manœuvrer aussi délicatement que dans un mécanisme d’horlogerie. De l’aveu des hommes compétens, c’est l’œuvre la plus remarquable de la galerie des machines, et l’une des plus grandes curiosités, peut-être la principale, de l’exposition de Philadelphie. Il est juste cependant de dire que la machine horizontale d’alimentation, qui puise l’eau dans la rivière Skuylkill et dessert tous les bâtimens du parc de Fairmount, peut aller de pair avec la machine motrice de Corliss. Celle-là a été conçue et montée par un constructeur de New-York.

Tout, dans la galerie des machines, attire l’attention ; aussi le public y accourt-il avec empressement. Ici, on fait devant lui des cigares, là du papier peint, plus loin du chocolat, des dragées, des pains de savon. Je passe sur les machines à filer, à tisser, que d’autres expositions, comme celles de Londres en 1862, exhibaient avec encore plus d’ampleur et de tapage ; mais laquelle a jamais mis en marche tant de machines diverses à ouvrer le bois, le fer, la pierre ? Il y en a une vingtaine qui forent automatiquement des trous de mine, et l’on ne s’étonne que d’une chose, c’est que les Américains n’aient point par instans l’idée d’y mettre la charge de poudre et de l’enflammer pour pousser jusqu’au bout l’épreuve. Tout travaille, tout est en mouvement : les machines à lithographier, à imprimer sont en jeu ; un double de celles qui tirent le Herald ou le Times de New-York fonctionne tous les matins. La composition, stéréotypée par un procédé spécial, a été envoyée de New-York par le premier tram, et la machine imprime et vomit jusqu’à 30,000 exemplaires à l’heure, soit 8 par seconde. On les donne gratuitement, et c’est à qui tendra la main. Il y a là de quoi lire, huit pages au moins de six colonnes chacune, et de très petits caractères : c’est quatre fois le contenu d’une de nos gazettes. L’Américain ne perd jamais de vue le rôle que joue la presse dans l’éducation populaire, et il consacre à l’impression des journaux une partie de son genre d’invention. Quoi de plus ? Voici un atelier de préparation mécanique des minerais d’argent, qui broie, lave, malaxe avec le mercure la pierre métallique, à grands frais amenée des lointaines mines de la Sierra-Nevada, puis traite l’amalgame au feu, en tire le lingot d’argent et le raffine. En vérité, quand les expositions arrivent à ce degré d’enseignement, elles méritent d’être encouragées. Ce ne sont plus seulement de grandes foires industrielles, destinées à remplacer celles du passé, ce sont des jeux olympiques d’un nouveau genre où le peuple accourt pour s’instruire et où il s’instruit sans se fatiguer, par le plaisir des yeux.

Ce n’est pas seulement par les machines que les Américains se distinguent. Il sera peut-être impossible de voir dans une autre circonstance, présentés avec un tel luxe, tous les livres, les méthodes, les cahiers, les cartes, les collections, les divers appareils relatifs à l’éducation et à l’enseignement. En Amérique, l’éducation fait partie du système de gouvernement. Tous les enfans vont à l’école s’asseoir sur les mêmes bancs, l’instruction est gratuite, dans quelques états obligatoire, et tous les états luttent d’émulation entre eux à qui aura les plus belles écoles. Toutes sont riches, bien dotées, d’abord par le gouvernement fédéral, qui leur consacre un lot déterminé de la vente des terres publiques, ensuite par la commune, au moyen d’une taxe levée sur les habitans. Il n’est pas rare aussi qu’un citoyen généreux fasse un don important à une école ou en crée une de ses deniers, comme cet Ezra Cornell qui a donné récemment 5 millions de francs et 100 hectares de terres pour fonder le collège d’Ithaque (état de New-York). En France, nous consacrons à peine chaque année une cinquantaine de millions à l’instruction publique ; les États-Unis y emploient dix fois plus, et le seul état de New-York, qui n’a pas 5 millions d’habitans, dépense à lui seul autant que la France pour le budget de l’éducation populaire. Aussi toutes les écoles prospèrent, les plus honorables d’entre les contribuables s’en disputent la surveillance à l’élection, et nul ne se regarde dans une position inférieure pour être maître d’école ou professeur. Ici, comme en Allemagne, ces fonctions sont très recherchées et des mieux rétribuées. On est fier d’élever la jeunesse, de d’enseigner, de la diriger. On a compris que pour maintenir la république il fallait avant tout faire des citoyens, et pour cela préparer l’homme dans l’enfant. C’est ce qu’avait indiqué dès le premier jour Washington, qui prévoyait que le suffrage universel ne serait qu’une duperie et mènerait infailliblement aux abîmes s’il n’était étayé sur l’instruction populaire, gratuitement et généreusement accordée à tous.

L’Amérique du Nord n’exhibe pas seulement ses machines, ses instrumens de travail et le matériel de ses écoles. Les divers états de l’Union sont presque tous entrés dans l’arène, et quelques-uns des plus lointains et des plus tard formés, comme la Californie, le Nevada, le Colorado, ont même voulu avoir des pavillons séparés. ils y étalent avec un orgueil juvénil leurs richesses agricoles, forestières, souterraines. D’autres, comme la Louisiane, les Carolines, en un mot la plupart des états du sud, si maltraités par leurs frères du nord, ont affecté de ne pas paraître. Tant est grande la fécondité américaine que l’on ne s’aperçoit pas de cette absence. La Pensylvanie, l’Ohio, le Michigan, le Missouri, le Wisconsin, n’exhibent-ils pas en blocs énormes les produits de leurs mines si fertiles, la houille, les minerais de fer, de plomb, de cuivre, de zinc, que la nature a plus abondamment répandus ici que dans toute autre partie du globe ? Le district du pétrole, on ne sait pourquoi, a négligé d’envoyer son huile minérale, dont il inonde depuis quinze ans le monde entier. Les états manufacturiers du nord, le Massachusetts, le Rhode-Island, étalent leurs tissus de coton et de laine, qui donnent à penser à l’Angleterre. À côté sont les dessins en photographie ou en relief de ces magnifiques usines de Lowell, de Laurence ou de Providence, qui, sous le rapport technique comme sous le rapport économique et social, peuvent être citées comme des modèles.

Ici les filatures, là les fabriques de produits chimiques, Celles-ci sont principalement concentrées autour de quelques grandes villes, à Philadelphie, à New-York, et, à en juger par les spécimens qu’elles nous montrent, elles n’ont plus rien à envier à celles de la vieille Europe, tant pour la pureté des produits que pour l’importance de la fabrication. Il en est ainsi sur presque tous les points de la section américaine. À l’agriculture, les blés, les conserves, les viandes salées, offrent les plus intéressantes collections. On y admire les belles farines de l’ouest et ces fameux jambons fumés qui ont fait la fortune de Cincinnati et de Chicago. Le gouvernement fédéral a voulu avoir son bâtiment à lui 72 l’expose entre autres choses ses engins de guerre sur terre et sur mer, les portraits de ses grands hommes, les uniformes de ses soldats et de ses marins depuis 1776, les reliques de Washington puis ses phares, les détails si instructifs de son service météorologique, son service des postes et de son service agricole, avec une profusion de cartes, de spécimens, de statistiques, qui font l’étonnement de chacun. Le patent-office, ou bureau des brevets, qui délivre jusque cent patentes par jour dans ce pays où tout le monde est inventeur, exhibe une partie de ses nombreux modèles en relief A son tour, le bureau indien nous montre tout ce qui concerne les Peaux-Rouges, non-seulement les sauvages actuels mais ceux qui les ont précédés, ces mystérieux aborigènes qui ont laissé sous le sol et à la surface tant de restes curieux, jusqu’à des ruines de villages et de forteresses taillés dans le roc, que le géologue Hayden, une première fois illustré par sa découverte des fameux geysers du Parc-National, à récemment reconnues. Les collections si remarquables de l’institution smithsonienne comprennent les trois règnes et sont également sous le couvert des États-Unis On y retrouve entre autres les animaux à fourrures et tous les détails de la pêche de la baleine, tout cela à la manière américaine qui recherche avant tout le côté utile des choses et l’enseignement par les yeux.

Le gouvernement a poussé ce genre d’enseignement jusqu’à ses dernières limites II exhibe les modèles de ses arsenaux, de ses hôpitaux, une fabrication de cartouches, une fabrication de canons de fusils, et toutes les deux fonctionnent chaque jour devant la foule qui s’arrête émerveillée. Au département de la poste c’est une machine automatique à plier, gommer, timbrer, compter et empiler les enveloppes, qu’une femme suffit à surveiller, car la machine travaille toute seule et met en œuvre ses organes délicats comme une personne intelligente ferait usage de ses doigts Le public, ahuri, regarde et achète une douzaine d’enveloppes en passant.

D’autres bâtimens répandus dans les jardins de l’exposition, tels que le pavillon où l’on exhibe les travaux des femmes avec ces belles paroles des textes saints gravées à l’entrée : « Laissez ses œuvres parler pour elle, » celui consacré aux écoles de Pensylvanie, et tant d’autres qu’il faudrait tous citer et décrire, sont faits pour provoquer la curiosité ou les méditations de chacun. Sous ce rapport, l’exposition de Philadelphie a innové sur bien des points. Au pavillon des femmes, on a été fier de rassembler tous les travaux que des mains féminines peuvent exécuter, depuis les mocassins et les robes en peau de daim ornés de perles, travaillés par la sauvagesse, jusqu’aux broderies les plus délicates faites par les dames élégantes des pays civilisés. Des métiers en mouvement tissent des étoffes, des soieries, et aux murs sont appendus des aquarelles, des dessins, des tableaux ; plus loin sont des modelages, des sculptures. Qui a fait tout cela ? La femme. Sur un dressoir, des produits pharmaceutiques, tous préparés par les jeunes étudiantes qui suivent les cours du collège de pharmacie à Philadelphie. La reine Victoria, les princesses d’Angleterre, l’impératrice d’Allemagne, l’impératrice du Brésil, plusieurs grandes dames de France, ont d’elles-mêmes envoyé quelques-unes de leurs œuvres les plus soignées, et l’on peut ainsi parcourir d’un coup d’œil, dans cette galerie qu’aucune exposition n’avait encore imaginée, tous les travaux féminins, depuis ceux de la pauvre Indienne qui confine presqu’à la bestialité, jusqu’à ceux de la femme assise sur le trône, qui n’a plus rien à désirer ici-bas.

Bien que nous soyons dans le pays où l’on a tenté d’affranchir la femme, où l’association vigilante des women rights a demandé pour elle tous les droits sociaux et politiques et a profité du centenaire pour provoquer une nouvelle agitation, il ne faudrait point croire que l’exposition, avec son pavillon des femmes, ait pris sous sa sauvegarde toutes les revendications du sexe faible. Non ; les infatigables inspiratrices de « l’association pour les droits des femmes, » les Élisabeth Caddy Stanton, les Susan Anthony, les Anna Dickinson, les Phœbe Cozzens, les Harriet Beecher Stowe, qui ont compté parmi leurs adhérens Dickens et Stuart Mill en Angleterre, en seront encore cette fois pour leurs frais, car le peuple américain est de sens rassis, malgré les excentricités qu’il tolère. Il sait bien d’ailleurs que tout ce mouvement, que tout ce flux d’éloquence féminine s’en vont bien vite en fumée, que ces grandes agitatrices n’ont pas même les femmes avec elles, et qu’elles demanderont longtemps en vain des droits que la nature elle-même semble leur avoir refusés. « Qui donc pensera à nous, qui nous choyera, nous courtisera, qui sera soumis à tous nos caprices, quand nous serons les égales des hommes ? » disait un jour une belle enfant de New-York ; et la jeune Américaine avait raison. Voyez plutôt ce qu’ont obtenu les blooméristes, dont les prétentions cependant ne se bornent qu’à émanciper la femme dans son costume. La secte a presque entièrement disparu dans un immense éclat de rire. Un jour, à l’exposition de Philadelphie, deux de ces rares survivantes ont osé se risquer au pavillon des femmes. Elles portaient un chapeau tyrolien, une redingote ouverte, serrée à la ceinture, un gilet, des pantalettes bouffantes, fermées au genou, des brodequins en élastiques. L’une avait les cheveux tombant en tresses frisées sur le front, l’autre des anglaises à la mode antique, roulées en spirale sur le côté ; avec cela elles étaient toutes les deux d’âge plus que respectable et de mine rien moins que jolie. La foule les suivait rieuse, mais contenue. Elles excitèrent un moment les lazzis, quand elles voulurent distribuer au public les brochures qu’elles avaient en mains. La police doucement les pria de s’en aller, et avec beaucoup de ménagement et de respect les conduisit jusqu’à la porte. Elles ne décampèrent point toutefois sans nous laisser leur adresse, et nous donner rendez-vous pour un sermon à domicile.

Presque tous les pays étrangers ont spontanément pris part à l’exposition de Philadelphie. S’ils n’y offrent pas les mêmes élémens d’instruction et de curiosité que les États-Unis, quelques-uns, comme l’Angleterre, la Suède, le Brésil, le Mexique, le Japon, se présentent néanmoins avec un éclat qui a frappé tout le monde. L’Angleterre a conduit à sa suite ses colonies sans en excepter une seule, depuis le Dominion de Canada plus étendu encore en surface que la vaste fédération américaine, jusqu’à la petite île Maurice, notre ancienne Ile-de-France, comme égarée au milieu de l’Océan indien. L’Angleterre occupe, après les États-Unis, la plus grande place affectée aux nations exposantes, et elle l’occupe dignement.

La Suède, fière de ses fers si renommés, offre une exposition métallurgique remarquable. Le Brésil, qui n’oublie pas qu’il a toujours tenu la tête parmi les nations de l’Amérique du Sud, non content de nous montrer ses pépites, ses diamans, ses autres minéraux, exhibe aussi, dans deux pavillons très élégans, les produits de ses manufactures et ses richesses agricoles, son café, son coton, son sucre, ses bois de teinture et d’ébénisterie. Le Mexique, comme si la guerre civile ne le désolait plus, a voulu surtout rappeler qu’il était hier encore, avant que les étonnantes mines de l’état de Nevada ne fussent découvertes, le pays argentifère le plus productif du globe. Entre autres choses, il expose aux regards étonnés le plus volumineux gâteau d’argent qui ait jamais été obtenu, croyons-nous, au four de coupelle. Il suffira de dire que cette espèce de lingot brut a 3 mètres de diamètre, pèse 1,845 kilogrammes et vaut 360,000 francs. Nous passons sur le soufre, le mercure, l’étain, que le Mexique nous montre également, ainsi que ses onyx veinés, plus beaux que ceux d’Algérie. Le Japon, qui s’était déjà distingué à l’exposition de 1867, s’est surpassé cette fois et expose jusqu’à ses méthodes scolaires. Il défie toute rivalité avec ses belles soieries, ses bronzes niellés ou cloisonnés à la patine inimitable, avec ses magnifiques porcelaines, ses laques étincelantes, ses dessins si originaux de paravent ou d’éventail. La Chine, immobilisée dans ses vieilles coutumes, pâlit devant le Japon, qui semble depuis quelques années vouloir mêler aux siennes les traditions des artistes et des savans européens. La Russie se fait également remarquer dans les bâtimens du parc de Fairmount ; sa double physionomie de nation à la fois européenne et asiatique y apparaît nettement. Elle est venue tard, mais elle brille d’un vif éclat ; elle n’a pas oublié qu’elle est la grande maîtresse des richesses souterraines de l’Oural et de la Sibérie, et à côté de collections très bien disposées, à côté de ses malachites et de ses lapis-lazzuli, de son platine et de son or natifs, elle montre son orfèvrerie, ses tissus, ses pelleteries caractéristiques. Ailleurs sont ses cuivres et ses fers de qualité supérieure, exceptionnelle. La Hollande exhibe les produits de ses colonies et les dessins ou les modèles très soignés de quelques-uns de ses grands travaux publics, entre autres de ses fameuses digues. La Belgique, la Suisse, l’Autriche, l’Espagne, l’Italie, font également bonne figure. Seule, le croira-t-on ? l’Allemagne est assez effacée, et les produits qu’elle expose, s’ils sont remarquables par le bon marché, le sont aussi par le mauvais goût et la mauvaise qualité. Bien qu’elle ait appelé à son aide les porcelaines de la manufacture impériale de Berlin et qu’elle les ait développées en façade au centre du main building, dans une sorte de polygone d’honneur où trônent Tiffany et Gorham de New-York, Elkington de Londres, Marchand et Susse de Paris, bien qu’elle ait bruyamment amené ses éternels canons Krupp, encore plus monstrueux cette fois, ce n’est pas ici que la Prusse aura la victoire. Dans le bâtiment des beaux-arts, elle a eu le mauvais goût de rappeler, par des peintures écœurantes qui ont soulevé la critique générale, les succès qu’elle a remportés en 1870 sur les champs de bataille. Le vainqueur, quand il veut ainsi abaisser le vaincu, qui ne s’est pas humilié et qui n’a pas démérité, diminue par cela même sa victoire ; ceux qui ont envoyé à Philadelphie les tableaux de la reddition de Sedan et de Paris auraient dû le comprendre. De pauvres ou d’infimes contrées, la Turquie, l’Égypte, qui s’est intitulée « la plus ancienne nation du monde venant saluer la plus jeune, » la Tunisie, les îles Sandwich, la petite république d’Orange ou celle des noirs de Libéria, se sont donné certainement plus de peine pour se distinguer que le grand empire germanique. De même le Danemark, la Norvège, le Portugal et quelques républiques hispano-américaines, telles que le Chili, la Plata, le Pérou, toutes proportions gardées, font assurément meilleure mine que l’Allemagne. Elle-même s’est reconnue vaincue par la voix de son commissaire, et, boudant sa défaite, menace, dit-on, de ne prendre qu’une faible part à l’exposition de 1878 à Paris, où viennent d’être officiellement conviées toutes les nations.

Il reste à dire un mot de la France, et il faut le dire en toute liberté, car la part que la France a prise à cette lointaine exposition est des plus honorables, si elle n’est pas complète et si elle a été un peu tardive. Nous comptons plus d’un millier d’exposans. Grâce à l’énergie, au zèle infatigable déployé par le département de l’agriculture et du commerce, par les deux commissaires-généraux à Paris, MM. Ozenne et du Sommerard, et par leur délégué à Philadelphie, M. Roulleaux-Dugage, un nombre assez notable de nos fabricans et de nos artistes se sont décidés à prendre part au grand tournoi transocéanique. La tentative a réussi et a démontré une fois de plus que, dans les choses de l’art et de l’industrie, la palme du bon goût n’est pas tombée de nos mains, et que nous sommes restés les premiers pour la délicatesse, le fini, l’ingéniosité du travail. Par ses modes, ses nouveautés, par ses nombreux articles de Paris, par ses soieries de Lyon, de Saint-Étienne et ses autres tissus, par son orfèvrerie, ses émaux, sa bijouterie, sa joaillerie et son horlogerie de luxe, par ses bronzes et ses meubles d’art, ses tapisseries et ses tentures, sa cristallerie, ses porcelaines et ses faïences, ses instrumens de précision, de musique, sa librairie, sa carrosserie, enfin par une foule d’autres industries diverses, la France marche toujours à la tête des nations, et il est même certaines productions spéciales dont elles ne pourront de longtemps lui ravir la fabrication. En outre, toutes nos montres, toutes nos vitrines se distinguent par une disposition élégante, sobre, de bon goût, qui contraste avec le ton criard de quelques vitrines étrangères, et de la plupart de celles des États-Unis. Quand l’exposition de Philadelphie ne ferait que constater toutes ces choses, elle serait encore de quelque utilité pour nous, et il ne faut pas lui jeter la pierre parce qu’elle a revêtu un caractère moins officiel, moins solennel que les autres, parce qu’elle est loin, parce qu’elle offre aux esprits légers moins d’amusemens que celles de Vienne ou de Paris. D’ailleurs ceux qui en parlent si inconsidérément à distance ne la connaissent pas. S’ils l’eussent visitée, ils auraient vu que, dans les branches que l’on vient de citer, quelques-uns de nos plus grands industriels étaient accourus. Faut-il nommer des maisons que chacun connaît et qui n’ont pas besoin qu’on les vante : Bréguet dans l’horlogerie, Boucheron dans la joaillerie, Hiélard pour les fleurs artificielles, Hachette et Gauthier-Villars dans la librairie, Kœnig et Deleuil dans les instrumens de précision, Pottier, Soyer, Mansuy, pour leurs émaux, Million et Guiet, Binder, Muhlbacher dans la carrosserie et la sellerie, Hache et Pépin-Lehalleur et Haviland dans les porcelaines, Parfonry et Lemaire dans la marbrerie, Mazaroz dans l’ameublement de luxe, Chatel dans les soieries ? Si nos exposans de bronzes d’art ne parviennent pas à faire oublier l’absence de Barbedienne, qui ne serait pas venu, paraît-il, parce qu’aucune loi protectrice ne lui garantissait aux États-Unis la propriété de ses modèles, chacun s’arrête devant les riches tapis d’Aubusson et de Nîmes, les glaces gigantesques de Saint-Gobain, les savons et les soufres raffinés de Marseille, tous les deux sans rivaux, les faïences de Gien et de Nevers, qui font revivre celles de la renaissance, les dentelles du Calvados, qui égalent celles de Belgique, les toiles et les draps de Reims, qui tiennent la place de ceux de Lille et d’Elbeuf.

Dans l’art des mines, le travail des carrières, la géologie souterraine, nous sommes, il faut bien le reconnaître, faiblement représentés. Nous n’exposons que nos pierres lithographiques et meulières, nos chaux et cimens, nos marbres et nos onyx, nos asphaltes, quelques-unes de nos eaux thermales, enfin nos coprolites ou phosphorites, principalement composés de phosphates de chaux, et que des animaux disparus ont laissés sous le sol, s’ils ne sont pas le résultat de sources minérales et d’émanations gazeuses antédiluviennes. Il faut citer dans un autre ordre les étoupilles ou fusées de Bickford, à l’aide desquelles on met le feu à la poudre sans danger pour le mineur, les divers modèles de lampes de sûreté de Dubrulle, enfin, les appareils de Galibert, qui donnent le moyen de respirer dans les milieux asphyxians. Dans la mécanique, la machine à travailler le bois d’Arbey a étonné les Américains eux-mêmes, si experts en ce genre. Il y a encore la presse chromolithographique d’Alauzet, la machine à malaxer, mouler, estamper le savon de Pauquet, enfin la célèbre machine électro-magnétique de Gramme, une des applications les plus curieuses qu’on ait faites récemment de l’électricité. Dans la métallurgie, si le Creusot et les autres grandes usines de France se sont abstenus, au moins avons-nous pour le cuivre la maison Secrétan, qui se fait remarquer par le soin délicat apporté à son exposition ; pour la fonte de fer des objets propres à l’industrie, l’usine de Marquise, et pour celle des œuvres d’art la maison Durenne ; pour les fontes manganésifères miroitantes, indispensables à la préparation de l’acier Bessemer, les usines de Saint-Louis et de Terre-Noire, La Voulte et Bességes ; pour les tuyaux de conduites d’eau ou de gaz revêtus de bitume, la maison Chameroy ; enfin pour les roues de locomotives en fer forgé, les Arbel et les Brunon de Rive-de-Gier.

Pour ce qui regarde les travaux publics, la France a sans conteste la première place. Elle occupe dans la vaste enceinte de l’exposition un pavillon spécial que l’ingénieur des ponts et chaussées chargé de ce service, M. Lavoinne, a fait exprès construire et où il a disposé dans le meilleur ordre tout ce que lui a envoyé le gouvernement : modèles et dessins de ponts, de viaducs, d’aqueducs, de phares, de jetées, de digues, de portes d’écluses, de gares de chemins de fer, puis des cartes en grand nombre, y compris la carte géologique de France. Les ingénieurs américains, qui ont déployé dans tous leurs travaux tant d’énergie, tant d’invention et tant d’audace, et les ingénieurs hollandais, dont l’exposition est des plus complètes, ne viennent, de l’aveu de tous, dans cette importante section des grands travaux publics, qu’en seconde ligne après nos ingénieurs.

A l’agriculture trônent les vins de Bourgogne, de Bordeaux, de Champagne et les cognacs de la Charente, qui sont venus montrer une fois de plus aux Américains que tous leurs grands vignobles, même ceux de Californie, ne sauraient avantageusement lutter avec les nôtres pour la pureté naturelle, la fine saveur, le bouquet. A côté de nos vins, nos huiles de Provence et nos conserves alimentaires sont également très remarquées. On a joint à ce département les pierres meulières et les engrais minéraux. Ici encore nous gagnons plus d’une médaille avec nos meules de la Ferté sans pareilles au monde, et nos phosphorites ou phosphates de chaux fossiles, si utiles à l’amendement du sol.

Aux beaux-arts, nous conservons notre prééminence, et, bien qu’une faible partie seulement de nos artistes les plus aimés, sculpteurs, peintres ou graveurs, aient envoyé leurs œuvres, c’est la France qui remporte dans cette section le plus grand nombre de médailles. Non, l’école française n’a pas démérité, et pour le goût, pour le choix délicat des sujets et le maintien des saines traditions, elle prouve une fois de plus qu’elle peut aller de pair avec les écoles contemporaines les plus en renom de l’étranger. Nous ne parlons pas des tapisseries des Gobelins ou de Beauvais, ni des vases de Sèvres, dont le gouvernement a envoyé quelques échantillons, qui sont restés comme toujours sans rivaux.


III. — LES VISITEURS. — LE PARC DE FAIRMOUNT. — LES FÊTES DU CENTENAIRE.

Les curieux ne manquent pas à la grande solennité américaine. Le 10 mai, jour de l’ouverture, le général Grant présidait la cérémonie, qui s’est faite avec beaucoup d’éclat. Ce jour-là, on a compté 100,000 visiteurs. Pendant les mois de juin, de juillet et d’août, malgré des températures d’une élévation sans exemple dans ce pays où les étés sont cependant si chauds, on a enregistré journellement jusqu’à 40,000 entrées payantes. Ce chiffre est maintenant dépassé : une dépêche adressée au Times de Londres annonçait que le 10 septembre 98,250 individus avaient payé leur entrée à l’exposition. L’été indien, qui rappelle dans ces contrées notre été de la Saint-Martin, est venu : c’est la plus belle saison de l’année. L’exposition devant être close le 10 novembre, il est à prévoir que les retardataires vont se hâter d’entrer en campagne, et que le chiffre de 100,000 visiteurs payans sera quelquefois atteint[2].

Il ne faudrait pas s’imaginer qu’avec le prix uniforme d’entrée, qui est de 50 cents ou 2 fr. 50 cent, par personne, le comité financier de l’exposition réalisera des bénéfices et pourra, les dépenses courantes payées, solder, outre l’intérêt du capital souscrit, une part notable de l’amortissement. N’oublions pas que plus de 40 millions de francs ont été déboursés, et que ce serait la première fois qu’une exposition internationale donnerait des profits. En 1867, l’insuffisance des recettes pour celle qu’on ouvrait à Paris avait été évaluée à 12 millions. Ce déficit fut couvert par l’état et la ville de Paris, qui donnèrent chacun une subvention fixe de 6 millions. Pour 1878, le déficit prévu, d’après le rapport récemment présenté au sénat par M. Krantz, ne sera pas moindre de 16 millions !

Le comité financier de l’exposition de Philadelphie n’a publié encore, à notre connaissance, aucun document qui permette d’évaluer à la fois son actif et son passif. Nous savons seulement, d’après quelques indiscrétions de la presse, que les dépenses journalières sont considérables pour payer un personnel en partie superflu, et que les chefs de l’exposition se sont alloué de très forts honoraires. Toutefois il ne faudrait pas trop leur reprocher, quand ils établiront leur bilan, de l’établir en perte, eussent-ils vendu au meilleur prix les démolitions du main building, de la galerie des machines et du bâtiment de l’agriculture, dont rien ne restera sur le sol et qui s’en iront, comme naguère le bâtiment de notre exposition de 1867, reparaître ailleurs par morceaux sous forme de halles d’usines et de marchés ou de gares de chemins de fer. Quelque grandes que soient les recettes par les entrées, les monopoles concédés et tous les autres profits, les dépenses d’une exposition sont encore plus fortes. Ici une nouvelle cause de perte surgit, provoquée par l’esprit bigot, étroit et puritain propre à la Pensylvanie, en particulier à la ville des quakers, et qui a envahi la direction économique de cette affaire. L’exposition a été strictement fermée le dimanche, en dépit de tous les meetings d’indignation qui, dans la plupart des états de l’Union, ont condamné cet étrange procédé, en dépit des consultations de plusieurs membres influens du clergé protestant ou catholique, qui se sont hautement prononcés en faveur de l’ouverture du dimanche, en dépit enfin des réclamations presque générales des ouvriers et des petits bourgeois, qui n’ont aucun loisir dans la semaine pour aller visiter l’exposition et s’y instruire. Si l’on ne compte que 40,000 visiteurs payans pour ce jour exceptionnel, c’est une perte de 100,000 francs qu’imposent gratuitement les directeurs aux actionnaires de l’exposition, et pour 26 dimanches compris dans les six mois, du 10 mai au 10 novembre, une perte de 2 millions 600,000 francs.

Philadelphie a revêtu pour son exposition, pour le glorieux centennial, un air de fête, une animation qui ne lui étaient pas naturels. La ville de Penn passait auparavant pour la plus monotone et la plus endormie de l’Union. Depuis le 10 mai, toutes les fenêtres, à tous les étages, sont ornées de drapeaux. Le pavillon étoile s’y marie volontiers aux oriflammes étrangères, et le coup d’œil des longues rues qui divisent la ville en carrés est des plus réjouissans. A l’hôtel de ville, où l’on garde pieusement les reliques du temps de l’indépendance, un huissier en tricorne et perruque poudrée, culottes courtes, habit à la française orné de passementeries et de boutons d’or, se promène gravement devant la porte, au grand ébahissement des gamins ; mais c’est surtout aux approches de l’exposition que les changemens survenus sont intéressans à constater. Là où n’étaient que des terrains vagues ont surgi en un clin d’œil de vastes hôtels, des jardins publics, des restaurans, une gare de chemin de fer, des buvettes et mille boutiques diverses. C’est comme une grande foire qui sert de prélude à celle plus sérieuse qu’on va voir. Tous ces impresari irréguliers ont fondé les espérances les plus désordonnées sur le succès de leur industrie, de leur exhibition, et plus d’un, la pièce finie, regagnera tout penaud son logis en constatant qu’il a plus perdu que gagné et qu’il eût mieux fait de ne pas venir. C’est l’éternelle histoire de toutes ces entreprises folles qu’un jour voit naître et qu’un jour voit mourir, et ce bon public qu’on croit sans cesse prendre au traquenard est au demeurant sur ses gardes.

Dès le matin, les cars rapides, qui courent sur les tramways, amènent les visiteurs, de minute en minute, de tous les quartiers de Philadelphie au parc de Fairmount. En partant du bas de la ville, des bords de la Delaware, on ne met pas moins d’une heure. Philadelphie se glorifie d’être la ville la plus étendue de l’Amérique ; elle compte 200,000 maisons pour ses 800,000 habitans, et une de ses rues mesure 32 kilomètres de long, deux fois la distance de Paris à Versailles. Les cars allant à l’exposition présentent un spectacle curieux. Comme on ne refuse jamais personne, ce sont par momens de véritables grappes humaines qui s’empilent partout, en dedans devant les banquettes, au dehors sur les plates-formes. Le soir, au retour, tel omnibus qui est fait pour 25 voyageurs en ramène 60, et ce curieux défilé dure plus d’une heure. C’est à qui trouvera place des premiers ; la galanterie américaine s’est un peu refroidie, et les hommes ne se lèvent plus pour offrir leur siège aux dames.

La majeure partie des visiteurs de l’exposition, il n’est pas besoin de le dire, se compose d’Américains du Nord. Ils arrivent de tous les états, même de ceux du Pacifique, et souvent par masses serrées. Le collège militaire de West-Point a envoyé pendant plusieurs jours, au mois de juin, tous ses jeunes cadets, qui ont campé dans le parc de Fairmount en plein air, comme de vieux soldats. D’autres fois ce sont des universités, des collèges, qui dépêchent tous leurs élèves, de grandes exploitations minières ou industrielles, tous leurs ouvriers, par plusieurs centaines à la fois. La discipline, le bon ordre, n’ont jamais eu à en souffrir, et dans ces intéressantes promenades, les bouilleurs de Pensylvanie, ces terribles grévistes, accourus plusieurs fois en bandes nombreuses, n’ont jamais donné lieu à la moindre plainte.

Tous les bâtimens de l’exposition, larges, bien aérés, bien éclairés, où la circulation est très facile, offrent à certains momens, surtout le main building, un aspect très caractéristique. La musique, en vertu du privilège qui lui a été partout concédé dans ces sortes de fêtes, au grand mécontentement de ceux qui veulent sérieusement étudier, y fait entendre plusieurs fois par jour ses sons assourdissans, au piano, aux orgues mécaniques ou dans un de ces grands orgues d’église dont toutes les expositions sont dotées. Ces instrumens font partie des objets en montre, il faut bien les essayer pour voir ce qu’ils valent. Heureux quand une Américaine ne vient pas y mêler sa voix, car les femmes de ce pays chantent comme leurs sœurs les Anglaises ! C’est enfin le tour des instrumens de cuivre. Le célèbre Gilmore, en habit de colonel, la poitrine constellée de croix dans cette république où il n’existe pas de décorations, a, deux mois durant, le matin et l’après-midi, conduit sa bande bruyante sur une estrade d’honneur qui est au centre du main building. Puis il est reparti pour New-York où l’attendaient de nouveaux succès, et où trônait déjà le maître de l’opérette française qu’une façon de Barnum, aujourd’hui en déconfiture, venait montrer aux Américains.

Partout la foule accourt naïve et badaude. Elle se presse sans se bousculer. On devine l’indigène, ce que nous appelons le Yankee (les Américains du Nord réservent ce nom aux habitans de la Nouvelle-Angleterre), à sa physionomie, à ses allures particulières, où le sans-gêne domine, à la coupe étrange de sa barbe, à son habitude de mâcher du tabac, et on le distingue à première vue de l’Européen ou de l’Hispano-Américain qui sont venus se perdre jusque-là. Les Chinois, les Japonais, les noirs, quelques types d’Arabes, de Turcs, de Peaux- Routes, introduisent une diversité pittoresque dans ce concours où toutes les nations ont été conviées, où presque toutes sont venues. Les ladies américaines, élégantes, sveltes, vives d’allures, aussi aimables que les hommes de leur pays en général le sont peu, étalent volontiers leurs toilettes tapageuses venues de Paris, et vont grignottant des douceurs, ou s’asseoient pour prendre une glace, dévorer un sandwich ou humer espiéglement, au chalumeau de paille, une de ces boissons glacées et composites dont elles raffolent. Volontiers paresseuses, elles se font traîner au prix de 50 cents l’heure sur une de ces chaises roulantes dont un particulier a payé le monopole 60,000 francs.

Autour des bâtimens, dans les jardins très heureusement dessinés, semés de fleurs et d’arbustes rares, et où ne manquent ni les lacs, ni les jets d’eau, ni les cascades, on va, on vient, on circule en bandes animées, et comme par endroits le terrain est accidenté, coupé de ravins, orné de grands arbres dont quelques-uns ont dû assister à l’entrevue de Penn et des Delawares, on peut se croire un moment en pleine campagne et s’y livrer à tous ses caprices. Il est tel coin ombreux, tel sentier couvert, tel banc isolé au pied d’un ruisseau discret, où celui qui aime à rêver et à lire vient s’asseoir, et où, il faut bien aussi le dire, la flirtation à l’américaine n’est pas un moment interrompue ; et c’est ainsi que chacun trouve son compte aux arrangemens du parc de Fairmount.

Ce parc, pour la partie surtout qui enserre l’exposition, a une physionomie qu’on n’oublie plus. Dans son ensemble il est non-seulement beaucoup plus étendu, mais encore plus rustique, d’aspect plus pittoresque que le bois de Boulogne, les parcs de Londres ou le Prater. On s’est étudié à rendre des plus attrayans le coin où nous sommes, que baigne la rivière de Schuylkill. Outre les bâtimens dont il a déjà été parlé, il en existe une foule d’autres, çà et là disséminés, qu’un petit chemin de fer en miniature, incessamment parcouru par la petite locomotive Emma, toujours essoufflée, relie aisément les uns aux autres. En moins d’un quart d’heure, chacun peut faire ainsi le tour des centennial grounds ; mais il vaut mieux aller à pied. Ici sont les chalets des divers commissaires étrangers, à la tête desquels on remarque le chalet de la Grande-Bretagne ; là, des cafés, des laiteries, des brasseries, des buvettes, des restaurans, des modèles de maison de ferme ou d’école, édifiés par différentes nations, enfin des cottages, des pavillons de tout genre. Voici le bâtiment du jury « le palais des juges, » et la « banque nationale du centenaire, » où l’on prête de l’argent à ceux qui en ont ; voici la maison « du confort public » : on s’y fait raser, cirer les bottes, on y écrit sa correspondance, on y lunche, on y lit les journaux, on y attend le chemin de fer. Voici le photographie building, le pavillon des photographes, dont les œuvres viennent vous poursuivre jusque-là, ou encore le log-house du pionnier, construit de troncs d’arbres couchés à plat et cimentés de terre argileuse, ou bien une maison américaine du « bon vieux temps, » Avec tous les ustensiles, tous les meubles des siècles passés. Entrez ; les femmes gracieuses qui font les honneurs de cette habitation, reconstituée avec le soin jaloux d’un antiquaire, portent le costume de nos bisaïeules. Le rouet et la quenouille sont dans un coin, une vieille bible sur la table, la faïence à images et les cuillers d’étain ornent le bahut de chêne, et aux murs est appendue une gravure datant de l’arrivée des pèlerins. Applaudissons à cette heureuse invocation du passé, et continuons notre course.

Singer, un des rois des machines à coudre, occupe un pavillon élégant qui sollicite le visiteur. De jolies et accordes ouvrières meuvent du pied la machine aux oscillations rapides, et confectionnent sous vos yeux les broderies les plus délicates, les plus compliquées. A côté est le « pavillon des bibles, » où l’Ancien et le Nouveau-Testament, imprimés dans toutes les langues de l’univers, sont donnés pour rien aux chalands ; plus loin une boulangerie viennoise où l’on apprend aux Américains, aussi arriérés en cela que les Anglais, bien qu’ils produisent les plus belles farines, comment il faut pétrir et cuire le pain. Puis viennent une verrerie, une briqueterie, où l’on travaille également, une scierie de bois canadienne, où l’on débite des troncs tout entiers. Un instant, on avait eu l’idée, pour donner l’image de l’exploitation d’une forêt, de mettre en coupe réglée une partie des beaux arbres du parc : rien n’est sacré pour l’Américain. Auprès du main building ou de la galerie des machines, l’exposition de la carrosserie, des locomotives, des cuirs, de la cordonnerie, occupent autant de pavillons distincts, où les profanes n’entrent guère. Ils préfèrent se rendre à la boutique japonaise, où l’on vend les mille bibelots de l’extrême Asie et où la foule ne cesse d’accourir et d’acheter.

Voici maintenant un café tunisien, où la liqueur noire est servie avec Le marc dans de petites tasses, et où, sur une estrade où sont accroupis les musiciens, danse voluptueusement une almée, au grand. mécontentement des dévots, qui ont fini par faire fermer ce lieu de perdition ; un café turc, où l’on fume l’odorant tombekir dans le chibouk ou le narguileh en buvant l’enivrant mastic de Chio. Non loin de ce café, un vieux musulman bonasse et barbu, vêtu comme un mammamouchi de Molière, vend des éponges de Syrie, de l’eau de rose de Stamboul, et débite des chapelets en bois du mont des Oliviers, ou de petits coffrets sur lesquels sont inscrits je ne sais quels caractères hébraïques. Il n’a pas fallu moins que cette exposition internationale pour amener ce fils de Mahomet à tant de tolérance, Après tout, le Sinaï, Jérusalem, Médine, ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. Saluons encore cette maison marocaine dont des Africains à la peau bronzée nous font les honneurs. L’intérieur est mystérieux, plein d’ombre et de fraîcheur ; des tapis moelleux éteignent le bruit de nos pas, c’est à peine si, par une étroite lucarne, entre un peu de lumière. Des carreaux de faïence embellissent les parois des pièces à l’intérieur ; un sofa dans le vestibule, une salle de bain au fond : on dirait que les habitans vont entrer. Un visiteur s’adresse en arabe au portier de céans, et celui-ci lui répond en espagnol ; serait-ce un Marocain de contrebande ?

Voici maintenant par terre un plan de Paris en relief jusqu’aux fortifications, dressé à une grande échelle avec les principaux monumens : Paris est décidément l’œil du monde ; puis un plan de Jérusalem dressé de même façon. Tout près de là une « fontaine de tempérance » pour les gens qui, dans ce pays adonné aux alcools, ont fait vœu de ne boire que de l’eau. Les délicats se plaignent qu’elle ne soit pas glacée. Voici encore « le pavillon des journaux, » où l’on lit gratuitement toutes les gazettes, « même celle de son pays, » puis un bureau télégraphique où l’on peut expédier une dépêche jusqu’aux confins du globe, et un autre bureau où le « touriste international » retient sa place pour la même destination.

Avez-vous des idées sombres ? Entrez dans cette façon de forteresse. Qu’est-ce que cela ? Des cercueils étalés ! Il y en a en bois de rose et d’ébène, lamés d’argent et de vermeil, capitonnés de satin à l’intérieur comme le lit d’une petite maîtresse. Voici un coussin pour la tête, un vêtement pour le défunt : la robe est de soie blanche pour madame, de soie noire pour monsieur, avec une cordelière élégante serrant la taille. Quoi ! dans ce pays démocratique, républicain, pas même d’égalité dans la mort, et tous ces parvenus rêvent des distinctions même à la porte de l’autre vie ! J’aime mieux cet exposant milanais, qui montre dans la section italienne son appareil de crémation perfectionné. Les gaz combustibles, amenés sur le cadavre par le système de Siemens, déjà employé dans la métallurgie, y consument le corps en quelques minutes, et de toute la dépouille humaine il ne reste plus qu’un peu de cendre.

Les promoteurs du centenaire avaient eu une idée heureuse, celle de faire camper dans le parc, autour des bâtimens de l’exposition, plusieurs centaines d’Indiens. Les sauvages auraient vécu là comme dans le Far-West, sous la tente, avec leurs femmes, leurs chevaux, leurs chiens, et s’y seraient livrés à leurs occupations habituelles, les uns au tissage des couvertures, les autres à la préparation et au tannage des peaux ou à la confection des paniers. Modocs, Comanches, Paunies, Kayoways, Chayennes, Arrapahoes, Yutes, Pah-Yutes, Apaches, Corbeaux, Sioux, Serpens, Pieds-Noirs, Têtes-Plates, en somme les représentans d’une cinquantaine de tribus, amenés du fond des prairies, des gorges des Montagnes-Rocheuses et de la Sierra-Nevada, des plateaux du grand désert et des vallées ou des rivages du Pacifique, devaient s’installer dans les terrains du centenaire, sous la conduite d’un guide sûr et de divers interprètes. C’aurait été assurément une des plus grandes curiosités de la foire philadelphienne, mais aucun de ces hommes n’est venu. Le gouvernement fédéral, — engagé dès le mois de mai dans une guerre avec les Sioux, où il a essuyé, après quelques semaines d’escarmouches, une défaite dont ni un officier, ni un soldat n’est retourné, pas même le brave général Custer qui commandait l’expédition, n’a point jugé sans doute opportun d’amener à Philadelphie des sauvages à moitié soumis. Ceux-ci auraient pu lui causer quelque ennui, eu égard au triste incident qu’on vient de rappeler. Pour les amateurs à tout prix du pittoresque, il a fallu se réduire à quelques Peaux-Rouges civilisés, des Cherokees, des Creeks, qui ont apparu par instans, ou bien à une bande d’Iroquois, qui sont venus en habits de gala, de Montréal et de Québec ou plutôt de leurs villages du Saint-Laurent, jouer à Philadelphie le jeu traditionnel de la crosse et y défier les blancs. Ce jeu consiste à lancer et à recevoir la balle dans le camp avec une large raquette qui a la forme d’une crosse d’évêque, d’où le nom que lui ont donné les anciens pionniers français du Canada.

À cette fête internationale, provoquée par un glorieux centenaire, et où chacun des exposans s’évertue à concentrer sur lui l’attention, les savans, les visiteurs distingués ne manquent point. Il en est venu, il en vient encore un grand nombre d’Europe et de l’Amérique du Sud, ceux-ci pour étudier plus particulièrement le système scolaire ou pénitencier, ceux-là le merveilleux développement agricole des États-Unis. D’autres sont plus volontiers attirés par l’intéressante organisation des chemins de fer, ou les mines, les usines, les manufactures de ce magnifique pays. Tous s’inquiètent de ses institutions politiques et de la manière dont elles fonctionnent. On admire ses méthodes colonisatrices, qui ont changé si promptement les prairies et les déserts de l’Ouest en fertiles campagnes ; on applaudit à l’accueil si libéral, si empressé, fait à tous les immigrans, et qui permet à tant de déshérités, à tant de mécontens de l’Europe, de trouver un foyer aux États-Unis avec le bien-être, l’indépendance et souvent la fortune qui leur ont manqué au pays natal.

A tous les visiteurs qui se recommandent à un titre quelconque, ingénieurs, professeurs, savans, journalistes, industriels, membres du jury ou des délégations ouvrières, l’hospitalité américaine s’étend de la façon la plus large et la plus généreuse. Ils sont de toutes les fêtes, et partout on les accueille avec beaucoup de bonne grâce. Les usines, les établissemens publics leur sont ouverts, et des billets de chemins de fer accordés partout gratuitement. Du 22 au 28 juin dernier, l’Institut américain des ingénieurs des mines a promené ses hôtes nombreux, sur la Delaware et dans toute la Pensylvanie ; une autre fois le chemin de fer Pensylvania a offert sur un train spécial à tous les jurés et à tous ceux qui étaient recommandés par eux une promenade circulaire d’une semaine de Philadelphie aux Alleghanys, Pittsburg, le district du pétrole, Cleveland, le lac Érié, les chutes du Niagara, le fleuve de l’Hudson, New-York. Aucune dépense pour les invités, ils ont été défrayés de tout.

L’empereur du Brésil a été l’un des hôtes les plus acclamés du centenaire. Il a consacré plusieurs journées à la visite de l’exposition. Il a mis à cette étude le soin patient, minutieux, qu’il apporte dans toutes ses explorations, et il l’a fait avec profit, car aucune des connaissances humaines ne lui est étrangère, et nul n’a visité aussi bien, aussi complètement que lui les États-Unis. D’un océan à l’autre et du golfe du Mexique au fleuve Saint-Laurent, il a voulu tout voir, tout comprendre. Rompu à la fatigue, il a pu lasser ceux qui le suivaient, il ne s’est jamais lassé lui-même, et n’est parti pour l’Europe, où il voyage en ce moment, que lorsqu’il a eu tout examiné, tout comparé d’un bout à l’autre de l’Amérique du Nord. D’humeur égale, accommodant, accessible à tous, fuyant tout apparat, toute étiquette, plus simple encore qu’un président de république, il a fait sa société habituelle des hommes d’étude qu’il voulait consulter, avec lesquels il aimait à causer, et l’on gardera longtemps, dans tous les lieux, où il a passé aux États-Unis, le souvenir de ses réceptions qu’il se plaisait à appeler scientifiques.

Est-il besoin de le dire ? l’exposition universelle, le centenaire américain, ont été pour toutes les villes l’occasion de fêtes brillantes, surtout à Philadelphie et à New-York. Les Américains ont toujours aimé la montre ; ils ne négligent aucune occasion de parader en public Chez eux, il n’y a pas d’uniformes, pas de titres, pas de décorations, et cependant, tout le monde en porte. Qui n’est pas, qui n’a pas été là-bas quelque peu juge ou colonel ? Les confréries maçonniques, les templiers, les old fellows (mauvaises têtes), sont heureux de se montrer au grand jour, avec tous leurs insignes, d’occuper la rue, les places. Ils gênent la circulation, mais on aime ces sortes de cérémonies et on les laisse faire. L’anniversaire du 4 juillet est chaque fois un motif de plus pour recommencer ces interminables processions. Cette année, comme c’était un centenaire doublé d’une exposition internationale, chacun s’en est donné à cœur joie.

Les bouchers de Philadelphie, célèbres, même avant Washington, ont commencé les premiers. Au mois de mai, vêtus de longues tuniques blanches comme des lévites d’Israël, la poitrine traversée d’une écharpe bleue, le chef couvert du chapeau noir, le vulgaire tube de soie, ce qui leur donnait un aspect étrange, ils ont processionné par les rues en bandes nombreuses, à cheval, en voiture, à pied, puis le soir sont rentrés chez eux par groupes isolés, mais tous chancelans sous les fumées de l’alcool.

Après l’honorable corporation des bouchers, ce furent les glorieux survivans de l’armée du Potomac, accourus à la voix de leur vénéré chef, le général Dix, naguère ministre des États-Unis à Paris. Il prononça devant eux un beau discours, où il se plut à rappeler les étonnans progrès accomplis par l’Union depuis cent ans. Autrefois il fallait douze jours pour aller de Philadelphie à Boston, dans de pauvres diligences, par de mauvaises routes ; aujourd’hui, sur le rail, par la locomotive, on ne mettait plus qu’un jour. Alors les États-Unis se développaient seulement sur les rivages atlantiques ; depuis, ils avaient rejoint le golfe du Mexique et l’Océan-Pacifique lui-même. De New-York à San-Francisco, ou plutôt du Missouri au Sacramento, on avait mis par terre d’abord vingt jours en diligence, puis en chemin de fer et d’un océan à l’autre seulement sept jours, et une locomotive remorquant un « train-éclair » venait précisément de réduire de moitié cette distance. Quelles conquêtes en si peu d’années ! Les applaudissemens frénétiques de l’auditoire avaient rappelé au vieux général que sa voix avait un écho dans tous les cœurs, et que le patriotisme n’avait cessé d’être la qualité dominante de ses compatriotes. Le général Grant, en déclarant l’exposition ouverte, avait déjà, dans son discours, célébré les efforts et les progrès du peuple américain, et marqué en traits précis l’énorme espace parcouru en cent ans. L’un et l’autre orateur s’étaient peut-être trop complu dans ce thème élogieux et m’avaient pas fait assez la part du vieux monde dans le développement des États-Unis. Les Américains ne sont pas précisément une nation encore à son aurore ; ce sont des Européens transplantés dans le Nouveau-Monde, et qui y sont arrivés chacun avec ses qualités distinctives. Les étonnans progrès que les Américains ont accomplis, ils les doivent sans doute en partie à leurs institutions, mais aussi ils n’ont pas de voisins gênans, pas de frontières à défendre. Depuis la terrible guerre de sécession, ils n’ont pas su rallier le Sud, et dans l’administration publique règne une corruption effrénée qui marquera d’un trait regrettable, sur lequel l’histoire inflexible ne fera que passer davantage son burin, la présidence du général Grant. Tel est le son que l’esclave eût fait entendre derrière le général Dix et le président lui-même, si, comme le triomphateur antique, ils en eussent eu un auprès d’eux ; tel est le nuage qui vient assombrir de son voile le tableau du centenaire américain.

Les sociétés fraternelles, maçonniques, en si grand nombre aux États-Unis, ne devaient pas tarder à prendre leur tour dans les démonstrations du centenaire. Soumises à des rites mystérieux, la plupart innocens, le gouvernement fédéral n’a jamais arrêté leur expansion, ni en aucune manière gêné leurs cérémonies. Elles ont toutes des temples magnifiques, et processionnent par les rues comme il leur plaît. Voulez-vous réduire à néant le péril qu’une société secrète peut faire courir à l’état, quelque nombreux qu’en soient les membres ? Laissez-la faire, ne la persécutez point ; les martyrs seuls sont dangereux. A la tête de tous ces francs-maçons se sont distingués les templiers ; par une belle matinée de juin, on les a vus, à Philadelphie, sortir en bon ordre, fiers de leur bel uniforme. Avec le chapeau à claque surmonté de plumes blanches, l’épée au côté, l’habit de drap bleu à boutons d’or, le pantalon à bandes, leurs décorations sur la poitrine, ils étaient superbes et satisfaits d’eux-mêmes comme des préfets en tournée. Ils ont, pendant des heures, arrêté tout parcours dans les rues, même celui des omnibus, puis la pacifique armée a envahi le parc de Fairmount et le champ de l’exposition. Les porte-glaives, les porte-étendards, avaient eu peine à se défaire de leurs insignes. Quelques-uns, comme naguère nos gardes nationaux parisiens, avaient été rejoints par leur famille, et triomphalement, sous un soleil de feu, se promenaient en tenue avec leurs femmes et leurs enfans.

Aux approches du 4 juillet, tout ce mouvement est devenu encore plus tumultueux. Alors sont apparues les milices, entre autres celle de la ville de New-York, le 7e régiment, qui venait parader dans « la ville de l’amour fraternel » pour la grande fête commémorative. Officiers et soldats avaient réellement bonne mine sous la tunique grise, et la portaient vaillamment malgré une chaleur torride. A Philadelphie, la cérémonie principale inscrite au programme de ce grand jour fut éclatante. On y lut à Independence-Hall (l’Hôtel-de-Ville), devant une affluence de monde comme on n’en avait pas vu jusque-là, la déclaration de l’Indépendance sur le manuscrit original. Cette lecture fut faite par le petit-fils du Virginien Henry Lee, qui avait eu l’idée de cet acte, lequel fut écrit comme on sait par Jefferson, et proclamé à l’endroit même où on le relisait après cent ans. Jamais l’enthousiasme américain, si facile à enflammer, n’atteignit de telles limites ; jamais l’âme d’une grande cité ne fut aussi vivement impressionnée. Il y a chez ce peuple, à certains égards si jeune et pour ainsi dire encore enfant, une sorte de patriotisme naïf, que l’on ne retrouve plus chez les vieilles nations et que l’on fait bien de tenir en éveil. Sur l’estrade réservée, où le général Grant, ce jour-là d’humeur chagrine, oublia qu’il avait promis de venir, on voyait entre autres invités, l’empereur du Brésil et le prince héritier de Suède. La courtoisie américaine s’était étendue aussi à tout le jury étranger. Sur les arcs de triomphe élevés par les rues et décorés de feuilles et de fleurs, on n’avait pas manqué, dans un élan de juste reconnaissance dont les peuples ne sont pas coutumiers, d’inscrire le nom de Rochambeau et de Lafayette, et de donner la bienvenue au descendant du premier de ces héros, qui faisait partie de la commission française. Le soir avait eu lieu une procession aux flambeaux, à laquelle avaient spontanément pris part des milliers de citoyens. La ville était brillamment illuminée ; tous les cercles, tous les édifices publics, toutes les maisons s’étaient pavoises de plus belle, et partout on avait librement tiré en pleine rue des feux d’artifice, des pétards, voire des coups de revolver, comme c’est l’usage sacramentel pour ce jour-là ; le lendemain il avait fallu soigner plus d’un blessé.

A New-York, on s’était piqué au jeu, et la fête du centenaire avait été encore plus resplendissante qu’à Philadelphie. Plus de 25,000 hommes avaient le soir exécuté une promenade avec des torches, des lanternes transparentes. Les divers ordres maçonniques, les milices, les gardes françaises, les députations allemande, anglaise, écossaise, irlandaise, galloise, scandinave, italienne, espagnole, russe, puis des nègres, des Chinois, des Indiens, tous avec leurs insignes, leurs oriflammes, leur musique, le plus grand nombre avec leurs costumes traditionnels, avaient pris part à cette gigantesque procession, qui s’était faite dans le plus grand calme. Au square Madison, un immense paravent, couvrant la moitié de la façade du New-York Club, et que rendait visible un faisceau de lumière électrique qu’on y projetait, représentait la statue de la Liberté éclairant le monde. C’est l’œuvre dont la France doit gratifier l’Amérique, et que le sculpteur Bartholdi élèvera sur l’île de Bedloe, dans la baie de New-York, comme un phare d’un nouveau genre que verront de loin les vaisseaux et qui surpassera en hauteur l’antique colosse de Rhodes.

Les principales places de la ville le disputaient au square Madison ; mais à l’Union Square, un des centres les plus animés de New-York et qui était naguère le quartier préféré du monde élégant, les illuminations avaient atteint le plus grand éclat. Le défilé, sur chaque point de la cité, n’avait pas duré moins d’une heure et demie. Des pétards, des fusées, des chandelles romaines, un déploiement inouï de flammes de Bengale, de feux électriques au magnésium, des démonstrations de tout genre accompagnaient cette parade sans seconde. De part et d’autre, sur son passage, la foule stationnait curieuse, émue, répondant aux chants et aux acclamations qui partaient des fenêtres ou des bandes processionnaires.

Cette imposante cérémonie nocturne, que ne dirigeait aucun corps officiel ni de la cité, ni de l’état, ni de l’Union, avait duré de huit heures du soir à une heure du matin, et parcouru depuis le bas jusqu’au haut de la ville une longueur de plusieurs kilomètres. Un million d’hommes, toute la ville de New-York était sur pied, et, chose incroyable, pas un accident, pas une bataille n’avait eu lieu ; puis tout ce monde s’était paisiblement séparé, et chacun était rentré chez soi. De la part des acteurs comme des spectateurs, tout s’était passé dans le plus grand ordre. C’était une grande nation qui était debout, et qui faisait comme son inventaire et son recensement, voulant juger des résultats qu’elle avait conquis en un siècle.

Boston, Saint-Louis, Cincinnati, Chicago, San-Francisco, avaient tenu à rivaliser d’éclat avec Philadelphie et New-York. Saint-Louis, où venait de s’assembler la convention démocratique ; Cincinnati, où s’était réunie quinze jours auparavant la convention républicaine, celle-ci proclamant pour son candidat à la future présidence le gouverneur Hayes de l’état d’Ohio, cette autre le gouverneur Tilden de l’état de New-York, n’auraient eu garde de laisser passer sans éclat les fêtes du centenaire, ne fût-ce que pour acclamer une fois de plus le triomphe de leur candidat. Seules, les villes du sud étaient restées muettes devant tous ces témoignages de joie. La Nouvelle-Orléans, naguère si renommée pour ses fêtes et ses joyeuses cérémonies, où entrait toujours comme un grain de gaîté créole et française, était obstinément demeurée indifférente. Elle avait eu tant à souffrir, la pauvre et malheureuse cité, depuis la guerre de sécession, où les vainqueurs l’avaient traitée comme des barbares, elle ne demandait plus que le recueillement et le silence, attendant tout de l’avenir, et le soin de panser ses blessures et le triomphe de sa cause !

Revenons à l’exposition de Philadelphie. La grande entreprise américaine, nous espérons l’avoir démontré, n’est pas une affaire manquée. Eu égard aux difficultés qu’elle a eu à vaincre, notamment la distance où l’Amérique est de l’Europe, elle peut se tenir pour satisfaite en se comparant à ses aînées. Elle a ses défauts, sans doute : on s’est plaint des hommes qu’elle emploie, on leur a imputé les vols, les incendies qui ont eu lieu ; on s’est plaint des façons d’agir de la douane ; mais quelle exposition n’a pas donné lieu à des récriminations ? Reste à se demander quel est l’enseignement général qui résulte pour le visiteur, avant tout pour le visiteur européen, de cette grande foire internationale. Il nous paraît que cet enseignement est celui-ci : grâce à la fécondité de son sol et à la facilité actuelle des communications terrestres et maritimes, l’Amérique peut alimenter aujourd’hui l’Europe de blé, de farine, de viande conservée et même de bétail vivant, comme elle l’alimentait déjà de coton : elle l’habillait, elle peut la nourrir. Grâce à la productivité de ses mines, d’une abondance incomparable, elle peut maintenant se passer de l’Europe pour la fonte, le fer, l’acier, le cuivre et les autres métaux usuels, pour la construction des machines, pour la plupart des produits manufacturés. Elle n’en continuera pas moins d’adresser à l’Europe les lingots d’or et d’argent dont celle-ci a besoin pour toutes ses transactions, et que les gîtes des États-Unis produisent en aussi grande quantité que tous les gîtes du monde entier. Quant à la houille, que l’on voit à Philadelphie en blocs énormes, l’Amérique en produira bientôt autant que l’Angleterre, c’est-à-dire autant que tout le reste du globe, et ses bassins carbonifères sont vingt fois plus étendus que les bassins anglais.

Telle est la leçon économique qui nous paraît surtout résulter d’une visite continue de deux mois que nous avons faite à l’exposition philadelphienne. L’Amérique apprendra à se passer de plus en plus de l’Europe, et l’Europe ne pourra pas se passer d’elle. C’est véritablement une nouvelle Angleterre qui se lève au-delà des mers et qui menace déjà la vieille Angleterre sur tous ses marchés, aussi bien ceux de l’extrême Orient, le Japon, la Chine, peut-être l’Inde, que tous ceux de l’Amérique du Sud. Pour la France, quoique moins intéressée que la Grande-Bretagne dans cette lutte qui commence, elle n’en est pas moins également avertie, sinon atteinte. Il n’est pas jusqu’à nos vins et nos eaux-de-vie que les États-Unis, à la faveur de leurs vignobles, ne tentent de reproduire. Les connaisseurs, et ils sont rares, seront les seuls à ne pas se laisser prendre à cette imitation.

Ce qui est plus grave, c’est que les Américains ravissent de plus en plus les procédés, les tours de main de nos ouvriers. Déjà, dans la bijouterie, l’horlogerie, la joaillerie, l’orfèvrerie, les bronzes d’art, les meubles de luxe, la fabrication des fleurs artificielles, ils produisent des choses qui ont un véritable cachet de solidité et de bon goût. Sur ce terrain l’Américain, à cause même du milieu où il s’agite, et dont le climat, le mélange des races, l’apport incessant de l’immigration asiatique et européenne font un milieu tout spécial et singulièrement favorisé, l’Américain est plus à craindre que l’Anglais. La Suisse s’est émue de la fabrication des montres américaines. Dans la carrosserie, l’ébénisterie, la cristallerie, la céramique, les États-Unis marchent presque de pair avec la France et d’autres grands pays. Sous d’autres rapports, ils nous ont même devancés, et tout cela malgré le haut prix que la main-d’œuvre conserve là-bas. On dirait que nous sommes leurs instituteurs et leurs maîtres, comme l’Italie le fut pour nous à l’époque de la renaissance, et qu’ils sont appelés peut-être à l’emporter un jour sur nous comme nous fîmes des Italiens. Venise, Milan, Florence, nous enseignèrent jadis à fondre les glaces, à tisser la soie et le velours, et bientôt nous les dépassâmes ; en sera-t-il de même des États-Unis à notre égard ?

N’avons-nous pas vu aussi leur prééminence qui s’annonce dans les constructions mécaniques ? N’avons-nous pas dit que leur grand constructeur Corliss avait envoyé de ses machines à vapeur en Europe, notamment à la fameuse filature de la Lys à Gand ? C’est par milliers qu’il faut compter les machines agricoles que les Américains ont fournies au vieux monde. Enfin leurs types de locomotives, mais surtout de wagons à voyageurs, si confortables, si commodes pour la nuit, sont aujourd’hui partout usités, principalement en Angleterre, en Suisse, en Allemagne, en Italie, et jusque sur nos chemins de fer français. Dans tout le Canada, dans toute l’Amérique espagnole, on n’en connaît pas d’autres.

Puisqu’il en est ainsi, ne serait-il pas temps pour les États-Unis de renoncer au système économique suranné qu’ils ont adopté depuis douze ans dans la pratique des échanges internationaux ? Les étonnans progrès qu’ils ont faits en un siècle sont dus à toute autre cause qu’au régime douanier protecteur, et sur certains points prohibitif, qui est en vigueur depuis la guerre de sécession. Quand les filateurs des États de la Nouvelle-Angleterre et les maîtres de forges de la Pensylvanie et de l’Ohio, délégués au congrès fédéral, disent que Colbert sous Louis XIV avait de cette façon commencé la fortune industrielle de la France, et qu’ils veulent faire de même chez eux, on peut leur répondre que le temps et les lieux sont changés, que l’Amérique n’est pas l’Europe et qu’elle doit plus à ses libres institutions politiques, à son climat, à ses richesses naturelles, à la fécondité de son sol, à sa disposition topographique, à l’afflux toujours plus considérable des immigrans, qu’elle doit plus à toutes ces causes heureuses et persistantes qu’à un système passager de tarifs mal conçus, mal appliqués, et qui ont eu surtout pour effet de provoquer la vénalité, la corruption des administrateurs publics.

Tous les négocians, les industriels, toutes les chambres de commerce, ne cessent de se plaindre en Europe des tarifs douaniers américains. Il est vraiment curieux que dans le pays de la liberté par excellence la liberté des transactions extérieures soit la seule qui n’existe pas, et que les tarifs douaniers s’y élèvent souvent jusqu’à la prohibition. Ce système avait son excuse après l’horrible guerre civile, quand il fallait remplir à tout prix les caisses du trésor, mais tout est réglé maintenant et les États-Unis doivent revenir aux grands principes du libre échange. Il est bien démontré aujourd’hui que rien ne remplace dans le travail d’une nation la lutte, la concurrence, l’initiative individuelle, en un mot la liberté absolue des transactions ; la prospérité industrielle toujours croissante de la France, depuis que les traités de commerce de 1860 sont en vigueur, le prouve suffisamment.

En résumé, deux phénomènes d’ordre économique se dégagent d’une visite attentive de l’exposition de Philadelphie et éclatent comme en pleine lumière. Le premier, c’est une sorte d’atteinte indirecte aux produits européens, dont l’Amérique apprend de plus en plus à se passer à mesure qu’elle les imite et les fabrique mieux. Sur ce chef, c’est à la France, c’est à l’Europe de parer le coup qui les menace en apportant encore plus d’habileté et de soin dans la préparation des produits destinés à l’Amérique, et, disons-le sans détour, encore plus de loyauté, de bonne foi dans l’échange de ces produits. Sur le second point, — l’inutilité actuelle des tarifs protecteurs américains, et la possibilité pour les États-Unis de lutter avantageusement avec l’Europe au moins sur leurs propres marchés, — le doute n’est plus permis. Les États-Unis n’ont donc plus à hésiter sur l’abolition ou au moins la diminution notable de ces tarifs. La voie dans laquelle ils se sont engagés est malheureuse, pleine d’écueils. Elle n’a eu pour but que de favoriser quelques privilégiés, d’amener le haut prix de toutes choses et la disparition de quelques industries, telles que la construction des navires où les Américains étaient les maîtres avant 1860. Le système si inconsidérément adopté par eux et maintenu avec tant d’entêtement est de tous points contraire aux saines doctrines économiques, à l’ordre naturel des choses. Dans l’ensemble, il appauvrit la nation au lieu de l’enrichir, et celle-ci serait assurément encore plus grande et plus puissante avec la liberté des transactions, avec ce que les Anglais ont si bien nommé la libre concurrence. C’est le propre de l’exposition de Philadelphie d’avoir mis ce fait dans tout son jour, et elle n’aura pas été inutile, puisqu’entre beaucoup d’autres elle aura donné à tous ce grand enseignement.


L. SIMONIN.

  1. Aujourd’hui trente-huit, le territoire de Colorado ayant été admis au rang d’état au mois d’août dernier.
  2. L’exposition de 1867 à Paris, ouverte le 1er mai, a duré 217 jours, dimanches compris. On y a compté aux tourniquets 8,805,991 visiteurs, et les recettes ont été de 10,518,375 francs. Celle de Vienne en 1873, ouverte aussi le 1er mai, a duré 185 jours, y compris les dimanches. On y a admis 6,740,500 visiteurs, et les recettes ont été de 5,161,950 francs. La moyenne journalière des visiteurs a été pour Paris de 40,000, pour Vienne de 36,400. Le chiffre maximum a été atteint à Paris le dimanche 27 octobre : il a été de 173,923. Aucune exposition n’a jamais reçu le même jour un aussi grand nombre de personnes.