Le Centenaire d’une constitution/02

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Le Centenaire d’une constitution
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 92 (p. 795-829).
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LE
CENTENAIRE D’UNE CONSTITUTION

II.[1]
LE CONSERVATISME AUX ÉTATS-UNIS.

Les États-Unis, dans leur vaste étendue, se composent de tant d’élémens disparates, le bien et le mal y prennent des formes tellement inattendues et contradictoires, que l’aspect général de l’ensemble est très difficile à saisir. Comment s’y reconnaître au milieu du tourbillon d’activité auquel se livre à corps perdu une grande nation libre, avide à la fois d’égalité et de richesses, mobile dans ses choix et fidèle à ses traditions, possédée de la fièvre des entreprises les plus hardies et restant sobre d’esprit jusque dans l’enivrement de ses succès ? Les conflits d’intérêts et d’opinions, le tumulte incessant de cet immense mécanisme politique et social fonctionnant à toute vapeur, empêchent d’entendre la note dominante ou de surprendre au passage le trait caractéristique.

Spontanément les Américains ont donné leur cœur et leur confiance à la démocratie, non à la révolution. Néanmoins, malgré des qualités natives, des instincts judicieux et des avantages matériels inestimables, ils ont parfois penché du mauvais côté. Leur conduite offre des oscillations singulières, et l’on en est encore à se demander si la démocratie, l’ordre et la liberté peuvent subsister ensemble autrement que par un miracle d’équilibre.

La constitution de 1787 a fourni cent années de bons services, sans avaries graves ni modifications importantes. Établie tout d’une pièce chez le dernier venu des peuples modernes, elle est déjà la doyenne des constitutions écrites, régulièrement discutées et formulées. Car l’Angleterre et la Suisse sont gouvernées principalement par des institutions de droit coutumier et par des précédens qui ont formé jurisprudence politique. Les honnêtes constituais de Philadelphie avaient cru faire une œuvre exclusivement conservatrice et doutaient fort de sa durée ; ils ont fait un chef-d’œuvre d’élasticité, qui réalisa l’identité dans le changement par le système des adaptations successives.

Cet instrument complexe, pourvu de claviers et de jeux multiples, s’est prêté à moduler différais airs, avec variations et fugues très diverses, non exemptes de fausses notes et de discordances, au milieu desquelles cependant revient toujours le thème fondamental, que les wagnériens allemands appelleraient le leitmotiv conservateur. Cela tient-il à la perfection de l’instrument, docile sous tous les doigtés, ou aux traditions heureuses et aux aptitudes des habiles ou des audacieux, qui exécutent tour à tour leur musique particulière ?

Puis, comme pour apporter un nouveau trouble parmi les investigations de l’écrivain téméraire, perdu (bewildered) dans ce dédale d’innombrables phénomènes, et poursuivi par l’essaim des contradictions, voici venir à la traverse les fâcheux effets du gouvernement de parti, qui semble indispensable en république, et de la corruption, qui paraît non moins inévitable pour maintenir les partis et leur faire suivre une direction ou une autre. De quelle façon apprécier ces deux puissans dissolvans, devenus en même temps, par une étrange anomalie, des agens de cohésion nécessaires en l’espèce ?

Dans la confusion des idées et des choses se trouvent beaucoup de bons élémens, faussés par la forme et la pratique des institutions, par les exigences des intérêts, des personnes ou des partis ; il s’y rencontre presque autant de combinaisons et, de liassions mauvaises, redressées ou contenues tantôt par de sages dispositions constitutionnelles, tantôt par le seul bon sens du pays. Le bien l’emporte, puisque les Américains progressent et prospèrent. Comment et pourquoi ?


I

Aux États-Unis, comme ailleurs, il y a ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. L’exhibition républicaine, l’agitation populaire, la mise en scène électorale, les manœuvres des partis, la corruption politique, saillent aux yeux et bourdonnent aux oreilles. Il faut une observation attentive pour discerner l’esprit conservateur anonyme qui inspire plus ou moins la nation, et la ramène de ses écarts momentanés par quelque détour ingénieux, dette heureuse influence, résultant de l’expérience et d’une certaine rectitude de jugement, a perdu ou gagné du terrain selon les époques et les circonstances. Elle est restée jusqu’ici la vraie force morale de la démocratie américaine et la cause essentielle de ses succès.

Pendant trois ou quatre générations, les États-Unis ont donné le spectacle très intéressant et très particulier d’un grand pays de droite, interprétant et pratiquant des institutions de gauche, s’il est permis d’employer ici, dans l’acception toute française, ces deux termes un peu vagues, qui offrent l’avantage d’indiquer sommairement deux tendances opposées, abstraction faite du détail. Les deux partis traditionnels, qui ont tour à tour exercé le pouvoir en Amérique, sont marqués l’un et l’autre du cachet conservateur. C’est que leur formation même présente un phénomène caractéristique. En effet, presque partout ailleurs le peuple se divise en sections horizontales. La couche supérieure, c’est-à-dire les classes riches et éclairées, composent le parti conservateur, tandis que la population pauvre et ignorante des couches profondes constitue le parti destructeur et subversif. L’Amérique, au contraire, est partagée verticalement en deux partis, qui vont chacun du sommet au tréfonds de la nation, et qui comprennent toutes les classes ou catégories sociales. Assurément l’un comme l’autre a sa minorité, ses enfans terribles et sa queue. Mais, grâce à la discipline rigoureuse imposée et subie dans les deux camps adverses. ce sont les chefs désignés naturellement par leurs situations individuelles qui circonscrivent les programmes sur une question précise et dirigent les mouvemens de leur corps d’armée politique suivant la ligne convenue, sans lui permettre de se laisser entraîner par les excitations d’une minorité impatiente ou de disséminer ses forces sur une foule de difficultés à la fois.

Dans les luttes bruyantes du scrutin, les grands propriétaires, les industriels et les financiers de haute volée, la bourgeoisie riche, les capacités reconnues s’effacent personnellement d’ordinaire et s’abstiennent de briguer les fonctions électives, sauf peut-être le mandat de sénateur fédéral. Mais cette abdication n’est guère qu’apparente. Le capital, l’intelligence et la propriété savent fort bien user de leur influence et de leurs ressources au profit du conservatisme, sans renier d’ailleurs leur parti ni trahir la démocratie libérale et modérée qui convient au tempérament de la nation. On affirme même qu’après un long intervalle l’abstention individuelle des citoyens instruits et fortunés touche à son tenue. Les sommités diverses et les puissans capitalistes montrent, dit-on, moins de répugnance à jouer un rôle ostensible et à rentrer dans la mêlée. Ce sont eux, en tout cas, qui derrière la coulisse désignent et font choisir par les comités incubateurs à leur dévotion les acteurs et les gladiateurs politiques destinés à paraître et à lutter sur la scène électorale et parlementaire. Ainsi, par des moyens occultes ou patens, plus ou moins corrects au point de vue moral, mais efficaces, c’est la tête du pays qui le mène. Cette tête nationale vaut ce qu’elle vaut ; trop exaltée par les uns, trop décriée par les autres, elle n’en reste pas moins dirigeante, d’après un principe de simple bon sens que l’humour transatlantique se plaît à exprimer ainsi : « C’est le chien qui remue la queue, et non la queue qui remue le chien[2]. »

On ne connaît pas aux États-Unis les partis de gauche, dont la destinée fatale est de rendre impossible aussi bien la république par leurs fautes que la monarchie par leurs attaques. L’Amérique a su échapper jusqu’ici à ces agens de destruction systématique ou inconsciente, mais infaillible, qui se perdent eux-mêmes j’avec tout le reste. Elle n’a jamais eu de girondins pour couver des nichées jacobines, ni de tiers-parti flottant pour servir à fausser les idées justes et à justifier les idées fausses. Les deux grands partis américains, conservateurs l’un et l’autre, représentent seuls, depuis cent ans, les volontés populaires[3]. Ils s’affrontent directement et traitent les affaires lace à face, sans laisser se glisser entre leurs années compactes ces « gens d’entre-deux » qui se prêtent aux concessions toujours du mauvais côté et aux compromis sans réciprocité sincère. L’honorabilité personnelle et le talent des praticiens de l’arbitrage ainsi entendu n’ont pour résultat que de faire vivre quelque temps les mauvais gouvernemens et d’empêcher les bons de durer.

Sous réserve des modifications de forme, imposées par les exigences des temps et l’évolution des idées, le trait le plus curieux de la démocratie américaine, pendant les cent années de son histoire, est l’existence simultanée et l’organisation de deux droites, l’une au pouvoir, l’autre dans l’opposition, alternativement. Diverses par les nuances, hostiles par intérêt et par ambition surtout, elles sont d’accord sur le fond des doctrines et des principes essentiels, alors même qu’elles se combattent avec acharnement à propos des questions du jour.

Washington et le groupe distingué des fédéralistes ses amis sont des anglo-monarchistes d’origine et de convictions. La république, qu’ils établissent par nécessité, reste fortement empreinte des traditions britanniques. John Adams, le second président des États-Unis, ne cachait pas son admiration pour le gouvernement de l’Angleterre, « l’une des plus hautes conceptions de l’esprit humain. » Au bout de douze ans, le parti démocrate l’emporte, et les tendances républicaines se développent sous l’impulsion de Jefferson. Celui-ci pourtant, malgré ses théories radicales, prenait son point d’appui sur la petite propriété agricole, sur la masse des planteurs et des ruraux, qui sont encore aujourd’hui les plus fermes soutiens des institutions américaines. L’élection du général Jackson, en 1828, fait faire un grand pas à la démocratie, dont les plus mauvais instincts sont flattés. La pratique brutale de la « rotation » des emplois publics et la doctrine du « droit aux dépouilles » impriment à la politique une tache qui va s’élargissant sous les administrations suivantes.

De Washington à Lincoln, les compétitions des partis sont très vives, sans avoir de caractère morbide pernicieux. L’interprétation plus largo ou plus étroite de la constitution fédérale, les banques, la trésorerie indépendante, les relations extérieures, les annexions de territoires et les conquêtes servent tour à tour de platform électorale. Parfois, le différend s’aigrit au sujet des tarifs de douane et d’autres questions sectionnelles, ainsi nommées parce qu’elles coupent en deux le pays, par suite de l’antagonisme économique entre le travail servile et le travail libre, entre le Sud agricole et le Nord industriel. Nombre de lois bonnes et mauvaises sont débattues, votées, maintenues ou rapportées pour satisfaire à des intérêts nationaux, locaux, personnels et collectifs, plus ou moins égoïstes. Quelles que soient l’incorrection des moyens mis en jeu et l’ardeur déployée de part et d’autre, on ne voit pas intervenir les haines de classes, les idées de spoliation systématique, ni attaques ouvertes contre les droits de la propriété individuelle ou les institutions du pays, que nul ne songe à renverser ni à réviser. A peine si quelques enfans perdus dénonçaient la tyrannie du capital. Leur voix ne rencontrait pas d’écho dans une démocratie rurale et paisible, où chacun arrivait facilement à l’aisance par le travail. Les querelles politiques ne se trouvaient pas envenimées, comme de nos jours, par les difficultés sociales, et grossies par l’énorme appât que le pouvoir offre actuellement, avec tous sus avantages avouables ou non.

Cette période de rivalités pacifiques fut interrompue violemment par l’explosion des haines que suscitait l’esclavage. Les anciennes démarcations des partis s’effacèrent alors ; le pays se divisa nettement en esclavagistes et anti-esclavagistes répandus sur le territoire entier de l’Union, mais plus spécialement cantonnes dans les deux grandes sections du Sud et du Nord. Jamais guerre civile ne coûta autant d’argent et d’existences humaines sacrifiées en si peu de temps. Faut-il répéter, d’ailleurs, que la doctrine séparatiste était l’hérésie politique ? Les républicains défendaient le principe légitimiste de leur république fédérative, l’unité nationale. D’un côté comme de l’autre pourtant la majorité dominante reste fidèle au conservatisme. Les républicains, qui ont la supériorité du nombre parmi les états nordistes, y forment l’élément conservateur, tandis que les démocrates y représentent le radicalisme. De même dans le Sud les démocrates, beaucoup plus nombreux, sont des conservateurs avérés ; la minorité républicaine seule est radicale. Au plus fort de la lutte, les deux têtes conservatrices mènent respectivement chaque parti. Lincoln n’obéit à aucune idée subversive en émancipant les esclaves. Quant aux états sécessionnistes, ils ne font pas appel aux doctrines et aux passions révolutionnaires pour défendre leur indépendance locale et leur suprématie perdue.

Aussitôt la guerre finie, l’immense armée victorieuse se laissa licencier sans difficultés et reprit les occupations de la vie civile. Le seul résultat immédiat fut de décupler le nombre des généraux-avocats, banquiers ou politiciens. Malgré l’ivresse du triomphe et le militarisme nécessaire auquel il s’était soumis pendant quatre ans, le Nord vainqueur ne tomba pas dans le césarisme qui arrive toujours par la gauche ou à cause d’elle. D’autre part, le Sud vaincu, et durement traité d’abord par « les satrapes victorieux, » ne se jeta nullement dans le radicalisme et l’intransigeance systématique. Il y eut sans doute des excès commis ; le kuklux klan et les ligues blanches répondirent aux provocations des ligues noires, encouragées et soutenues par la séquelle radicale des carpet baggers du Nord. Ces aventuriers pillards, venus dans le Sud pour s’enrichir comme en pays conquis, n’avaient pas d’autre moyen d’existence que d’y fomenter les haines civiles. Bientôt cependant, l’altitude correcte et le loyalisme des anciens rebelles forcèrent le gouvernement central à mettre lui-même un terme à d’inutiles et injustes rigueurs.

En 1885, après un quart de siècle passé dans l’opposition, les démocrates furent rappelés au pouvoir avec M. Cleveland pour président. Ce changement, qui aurait pu présenter chez d’autres peuples le danger d’une crise révolutionnaire, s’opéra sans encombre et trompa les pronostics intéressés des politiciens du parti contraire. Loin d’user de représailles, les vaincus de la guerre civile, redevenus enfin les maîtres par la volonté du suffrage populaire, ne revinrent pas sur les conséquences de leur ancienne défaite. Ils ne profitèrent même pas de la victoire électorale pour chercher à se faire indemniser indirectement des ruines causées chez eux par l’article du quatorzième amendement, qui avait déclaré nulle toute la dette du Sud « contractée pour venir en aide à l’insurrection. » Les démocrates continuèrent d’ailleurs à payer les pensions innombrables, accordées aux vétérans plus ou moins authentiques des armées républicaines qui les avaient battus. Pour la première fois peut-être depuis Jackson, la doctrine du droit aux dépouilles ne fut pas brutalement appliquée. Le président démocrate garda bon nombre de fonctionnaires républicains, au risque de s’aliéner ses propres partisans et de compromettre par avance le succès d’une deuxième candidature en lui enlevant le précieux concours des forces administratives.

Tant de modération ne doit pas surprendre. Il ne s’agissait pas, en effet, d’un de ces partis de gauche qui, tout étonnes de se trouver au pouvoir, continuent d’y pratiquer les méthodes violentes de l’opposition radicale. Ceux-là « oppriment sans gouverner ; » les vrais conservateurs font l’inverse. La puissance nationale des États-Unis passait alors simplement d’une droite à l’autre ; les lignes et les tendances générales du conservatisme restaient fidèlement suivies. Comme les whiys et les tories d’Angleterre, les démocrates et les républicains d’Amérique sont deux partis de gouvernement : l’un en exercice, l’autre en expectative. Grâce à l’existence des deux droites américaines, dont chacune est toujours prête à recueillir l’héritage gouvernemental et politique de sa rivale, l’alternance des partis aux affaires publiques n’offre pas de péril sérieux, bien au contraire. Le pays a toujours deux cordes conservatrices à son are démocratique. Récemment, on allait même jusqu’à se plaindre aux États-Unis du peu de différence des programmes opposés, qui auraient pu s’échanger réciproquement sans modifications notables. Sauf quelques questions de second ordre, les cupidités et les égoïsmes des politiciens ou des groupes influens maintenaient presque seuls une rivalité active entre les partis contraires. Aussi l’opinion réclamait-elle leur transformation complète, ou tout au moins leur rajeunissement. Mais les partis américains montrent fort peu de goût pour le changement et se détachent à grand’peine de ce qu’on appelle aux États-Unis le bourbonisme républicain ou démocrate. Rien de plus difficile à obtenir d’eux qu’une orientation nouvelle, une new departure, suivant le terme consacré. Ils préfèrent les sentiers battus et les thèmes tout faits, qui rendent moins pénible et moins onéreux le travail technique indispensable pour tenir en haleine la masse compacte des adhérais. Embarrassés pourtant de sembler trop d’accord avec leurs adversaires aux élections présidentielles de novembre dernier, les républicains s’estimèrent heureux de voir les démocrates et M. Cleveland se lancer imprudemment dans la question des tarifs de douane, vieux terrain connu, où M. Harrison triompha à l’aide des argumens protectionnistes qui réussirent il y a soixante ans.

La stérilité actuelle des anciens partis, piétinant sur place, et leur despotisme étroit ont provoqué contre eux un mouvement de réaction assez prononcé. Les indépendans (mugwamps) se sont efforcés de rallier les mécontens ; ils ont formé un groupe nouveau pour combattre les abus du vieux système électoral, et déjà l’appoint de leurs suffrages a décidé de la victoire dans plusieurs scrutins. Ce courant d’indépendance a gagné la presse, le congrès, le public. Beaucoup d’honnêtes citoyens condamnent même par avance toute organisation future, plus ou moins calquée sur les précédentes. Ils prétendent secouer toute espèce de joug et reconquérir la pleine liberté de leur vote. C’est bientôt dit.

On peut lancer contre les partis le réquisitoire le plus varié et le plus vif. Au gré de bien des gens, les accusations, si graves qu’elles soient, paraîtront encore au-dessous de la vérité. Les partis se sont érigés en maîtres absolus. Tous les pouvoirs, locaux ou fédéraux, ne dépendent que d’eux seuls ; les fonctionnaires, les représentans, les sénateurs, le président même, sont leurs créatures et leurs instrumens. La volonté populaire ne peut se faire entendre que par l’intermédiaire d’organes viciés qui la dénaturent ; les intérêts nationaux sont subordonnés à ceux des coteries et de leurs chefs. Devant les capitulations de conscience et les basses besognes imposées par les politiciens sous le couvert des nécessités politiques, l’élite du pays recule avec dégoùt. L’autorité suprême se trouve ainsi livrée à des collectivités corrompues, sans responsabilité ni mandat légal ; le gouvernement n’est plus que la ligue des incapacités, resserrée par la concentration des appétits.

Nul ne conteste la profondeur et la gravité du mal. L’erreur commence avec la croyance qu’un remède pourrait y être apporté. Que faire, en effet, si c’est un mal nécessaire ? Dans une grande république gouvernée par d’innombrables foules, qu’elle est chargée de gouverner à son tour, l’affranchissement complet du suffrage universel et la fantaisie des électeurs n’aboutiraient qu’à la multiplicité des négations. Rien de positif et de net n’en sortirait. La confusion inextricable qui résulterait du manque absolu de direction et de règles amènerait une réaction forcée et rendrait inévitable une dictature de forme quelconque.

Par essence, le régime démocratique est indécis et flottant. La discipline inflexible et oppressive des partis parvient seule à obtenir, au prix du sacrifice des préférences individuelles, la cohésion indispensable dans les luttes du scrutin. Les indépendans eux-mêmes ne réussirent à remporter quelques avantages qu’à la condition de former un groupe nouveau et d’aliéner leur indépendance. « S’unir, c’est se soumettre[4]. » Cette soumission consciente et organisée permet seule aux Américains de condenser la poussière cosmique du suffrage universel pour en faire des agglomérés électoraux. Toutefois, si la première nécessité pratique d’une démocratie libre, sans autre frein qu’elle-même, est d’abdiquer partiellement sa liberté afin d’éviter le despotisme personnel ou le chaos, elle ne peut consentir à cet abandon avec des garanties de sécurité qu’entre les mains de deux partis qui suivent l’un et l’autre les grandes lignes conservatrices, foui te de quoi, la démocratie n’est pas plus libre ; mais elle succombe.


II

De même que le conservatisme ne forme pas l’apanage exclusif d’un seul parti en Amérique, aucune classe de citoyens, aucun corps constitué ne saurait en revendiquer le monopole. Sa prédominance n’est pas une exception historique. Répandu en quelque sorte à travers l’atmosphère, il pénètre tous les esprits dans les milieux les plus variés, et se retrouve aux époques diverses avec des nuances et des proportions différentes. Son influence s’exerce à la fois sur le gouvernement et l’opposition, sur la presse et les réunions populaires, sur les pouvoirs électifs et mobiles, comme sur les pouvoirs inamovibles et hiérarchiques. On le voit poindre, plus ou moins perverti, jusque dans les abus du système électoral et dans les procédés spéciaux d’une corruption politique qui n’est pas celle de tout le monde.

N’étant d’ailleurs ni discuté ni combattu ouvertement, sauf par les groupes socialistes de date récente et composés surtout d’immigrans, il a rarement rencontré l’occasion d’élever église contre église et d’opposer drapeau à drapeau. Ses titres ne sauraient donc s’établir par rémunération de brillantes batailles rangées qu’il n’a pas eu à livrer encore. Les Américains sont des conservateurs sans le savoir. De même, personne ne se dit royaliste quand chacun l’est sous des monarchies incontestées. Le conservatisme aux États-Unis n’a pas d’histoire spéciale. On ne peut guère en saisir les traits que dans les manifestations quotidiennes de la vie publique, et dans l’ensemble des doctrines, des instincts et des efforts luttant contre les tendances fâcheuses des institutions. Déjà pourtant quelques circonstances importantes lui ont permis de donner sa mesure et de montrer ce que le pays pourrait attendre de son énergie au jour peut-être prochain de l’épreuve définitive.

Il serait superflu de revenir sur le caractère tempéré de la Constitution américaine. Maintes fois on a signalé les nombreux emprunts aux traditions anglaises, les précautions multiples destinées à modérer les uns par les autres tous les détenteurs de la puissance nationale, et les prudens délais concertés pour assagir les ardeurs de la volonté populaire. La difficulté d’amender le pacte fondamental n’est-elle pas un de ses principaux mérites ? Parmi les combinaisons constitutionnelles, celles qui ont le mieux réussi sont les moins démocratiques. Le sénat a vu grandir son autorité aux dépens de la chambre. La magistrature fédérale, nommée et inamovible, qui représente seule le principe de stabilité au milieu des créations éphémères du suffrage universel, est encore considérée aujourd’hui comme la meilleure sauvegarde des droits et des libertés de chacun. C’est son libéralisme conservateur qui a contribué surtout à garantir contre les empiétemens de l’état ou des majorités l’une des plus précieuses clauses de la loi suprême, le respect des contrats. Quant au veto exécutif, imité de la prérogative royale en Angleterre, son efficacité s’est montrée si manifeste pour la protection des vrais intérêts du peuple, que les Américains en ont progressivement étendu l’usage. Confiée d’abord au président de la république et aux gouverneurs des états particuliers, cette arme défensive appartient aujourd’hui dans un grand nombre de villes aux maires élus, qui ne craignent pas d’y recourir fréquemment. Les contribuables sont loin de s’en plaindre ; le surnom de maire veto (veto Mayor), donné naguère à M. Cleveland par ses concitoyens de Buffalo[5], n’avait rien de désobligeant dans leur pensée, tout au contraire.

Les trois pouvoirs qu’on avait cru d’abord parvenir à enfermer chacun dans son étroite forteresse constitutionnelle, ne manquèrent pas d’en sortir bientôt. Ils poussèrent tour à tour quelque pointe hardie dans le domaine du voisin, ou essayèrent de s’étendre à ses dépens par des discussions et des chicanes sur la position exacte des limites prescrites. Jackson aurait préféré que chaque pouvoir eût le droit de se les fixer à lui-même[6]. La prétention s’explique de reste. Souvent les interprétations subtiles, soutenues de part et d’autre, rappellent les procès de mur mitoyen. Parfois, le débat prend plus d’ampleur et offre un haut intérêt. La querelle à plusieurs reprises aussi s’est fort échauffée ; un conflit violent paraissait inévitable. Mais d’habitude les adversaires s’abstenaient d’aller jusqu’au bout de leur droit, suivant le principe américain, qui a si heureusement passé de la théorie dans les mœurs politiques. Jamais, du moins, le Congrès ne s’est cru permis de peser sur l’exécutif par le refus absolu et systématique du budget, ou par quelque manœuvre parlementaire du même genre. Aucun des vingt-deux présidens des États-Unis[7] n’a été contraint de se démettre avant l’expiration légale de son mandat. In seul fut mis régulièrement en accusation (impeachment) à l’issue de la guerre civile, alors que toutes les passions surexcitées aveuglaient les esprits et troublaient les consciences. Encore la majorité républicaine recula-t-elle devant sa propre victoire, de peur d’affaiblir les institutions ; le sénat acquitta André Johnson qui, tout accusé qu’il était, n’avait pas cessé un instant de gouverner le pays et d’exercer son droit de veto.

En somme, malgré des oscillations diverses, l’équilibre constitutionnel n’a jamais été rompu. Selon les temps et la valeur des hommes, tantôt le congrès obtient la suprématie, tantôt le président ressaisit l’avantage. Actuellement, l’autorité des chambres démocratiques est quelque peu décriée ; celle de l’exécutif, plus sympathique à l’opinion, semble grandir, sans qu’aucun empiétement dangereux soit à craindre encore. Les attributions essentielles subsistent de part et d’autre. L’ensemble du gouvernement a gardé son ordonnance primitive, grâce à la tolérance réciproque des pouvoirs qui le constituent.

Chacun d’eux, dans sa sphère d’action, a commis des erreurs et des fautes, surtout quand l’intérêt électoral ou les exigences de parti se trouvaient en jeu. Hamilton remarquait, il y a cent ans déjà, qu’aucun pacha d’Orient ne compte autant d’adulateurs et d’esclaves que le peuple souverain dans les démocraties libres. Plus d’un président des États-Unis a justifié cette critique. Jefferson n’était pas éloigné d’ériger en dogme l’infaillibilité populaire. Nul n’ignore combien Jackson recherchait la faveur des foules. Madison ne fut-il pas accusé de pousser à la guerre contre la Grande-Bretagne afin d’assurer sa réélection ? Tyler mérita un reproche analogue lors des difficultés avec le Mexique à propos de l’annexion du Texas. En revanche, l’histoire américaine s’honore d’exemples très différens. Washington, tout le premier, sauva le pays de ses propres entraînemens et sut maintenir la paix en résistant aux passions déchaînées qui réclamaient un changement de politique envers l’Angleterre. Naguère encore, dans son adresse d’inauguration, le président Garfield parlait au peuple un langage honnête et viril, sans hésiter à lui dire de rudes vérités : « Un mauvais gouvernement local est un mal dont personne ne conteste la gravité. Mais violer la liberté et la sainteté du suffrage est plus qu’un mal : c’est un crime qui finirait par détruire le gouvernement même… Nous n’avons pas d’instrument de mesure pour apprécier l’étendue des désastres qui peuvent fondre sur nous par suite de l’ignorance et du vice des citoyens, s’ajoutant à la corruption et à la fraude électorales… Si la génération qui nous suit se laisse aveugler par l’ignorance et corrompre par le vice, la chute de la république est certaine et sans remède[8]. »

Récemment. M. Cleveland refusa d’employer l’énorme excédent budgétaire provenant des recettes de la douane à augmenter inutilement le chiffre des dépenses fédérales ou le nombre des fonctionnaires de l’Union. Il ne consentit pas davantage à le répartir entre les États particuliers sous la forme de vastes travaux publics. Pourtant l’élection présidentielle approchait, et M. Cleveland était candidat. Les fermes paroles de son successeur, M. Harrison, dans le message inaugural du i mars dernier, ont montré que l’exécutif, en passant d’un parti à l’autre, ne changeait pas de principes. « Le devoir des citoyens est d’obéir aux lois ; celui du gouvernement, d’en assurer l’exécution pleine et entière. Il n’est permis ni aux citoyens de déterminer ce à quoi ils doivent obéir, ni au gouvernement de choisir ce qu’il doit faire respecter. Une société où la loi est la règle de conduite, où prévalent les tribunaux et non les foules, est le seul champ d’action propre au développement des affaires et du travail honnêtes. »

Dans son rôle d’assemblée législative, le sénat s’est rarement écarté de la ligne conservatrice. Comme conseil exécutif, sa participation légale à la nomination des fonctionnaires l’expose à des tentations trop fortes, auxquelles il n’a pas su résister. Du reste, les abus et les corruptions du patronage font tellement corps avec le système gouvernemental que tous les organes politiques s’en trouvent pénétrés jusqu’aux moelles. Pour s’excuser, les politiciens d’Amérique posent en axiome général que c’est la plaie incurable de la démocratie républicaine. Mais le sénat est resté à la hauteur de sa mission diplomatique concernant la ratification des traités. Sur ce point, il a très peu donné prise au reproche de se laisser entraîner par l’esprit de parti, quoique récemment encore on l’en ait accusé à tort ou à raison, lorsqu’il rejeta l’arrangement négocié par M. Cleveland avec l’Angleterre pour régler la question des pêcheries du Canada. Le comité permanent des affaires extérieures est soigneusement formé de l’élite sénatoriale, et sa composition varie peu. M. Charles Sumner le présida habilement pendant de longues années. Les débats ont lieu portes closes, à l’abri des indiscrétions, des maladresses parlementaires, des incidens de séance et des coups de théâtre, qui ont décidé parfois du sort des peuples dans une heure de colère ou de surprise, et déchaîné contre eux la guerre avec ses conséquences les plus funestes.

Tout a été dit sur les imperfections et les fautes de la chambre des représentais au congrès. Sans essayer une réhabilitation difficile, n’est-ce pas justice de relever à son actif certains traits de sagesse et de bon sens ? Si elle doubla d’un seul coup la somme de. l’indemnité parlementaire, sous la présidence du général Grant, elle n’a augmenté le chiffre de ses membres que progressivement et en proportions restreintes. C’est une des moins nombreuses qui existent. Par une anomalie singulière, la chambre, qui est la représentation directe d’une société aussi peu hiérarchique que possible, se soumet scrupuleusement au principe de la hiérarchie. L’initiative individuelle est réduite au minimum, et la réglementation va jusqu’à l’excès. Les présidens des comités permanens exercent, chacun dans son domaine, une autorité reconnue. Eux-mêmes sont désignés par le président de l’assemblée (speaker) qui possède des pouvoirs presque discrétionnaires. Quoique celui-ci doive redouter de trop mériter le renom d’impartialité, l’esprit de parti est moins exclusif dans la chambre que dans le pays. Les comités sont composés à dessein de républicains et de démocrates ; la minorité d’opposition y obtient toujours une place honorable.

Naturellement, les lois d’intérêt électoral ne se comptent plus. Mais, réserve faite des époques troublées, où l’esclavage jetait un brandon de discorde dans le parlement comme dans la nation, trouverait-on à signaler des lois d’hostilité systématique, édictées contre une catégorie de citoyens à seule fin d’en flatter d’autres ? Les faveurs et les privilèges sont prodigues aux banques, aux corporations puissantes, aux grandes compagnies, d’après des motifs divers et des tarifs variables. Les députés ne se montrent guère ménagers des deniers publics quand vient le moment de battre le rappel des électeurs. Encore s’abstiennent-ils habituellement de voter des mesures inutiles ou mauvaises en vue du simple plaisir d’inquiéter certaines classes dans leurs croyances respectables ou leurs biens, sans profit d’ailleurs pour personne. Il y a des formes de conservatisme moins négatives et plus élevées. La démocratie américaine est conservatrice à sa façon.

Elle cesse absolument de l’être, lorsque ses délégués se refusent à tenir les engagemens financiers contractés en son nom. Plusieurs états particuliers, par l’organe des législatures locales, ont répudié leur dette. Cet euphémisme, déguisant la faillite, était-il un hommage indirect à la probité du congrès fédéral, qui au contraire a toujours payé loyalement la dette de l’Union ? Les esprits minutieux ne manqueront pas d’observer que l’abondance des recèdes de la douane rendait au gouvernement central la vertu facile. L’emploi du surplus de ses ressources n’est-il pus aujourd’hui son principal embarras ? Mieux vaut constater les contradictions du bien et du mal, sans trop chercher à en pénétrer la raison secrète. Les délégués directs du suffrage universel auraient-ils deux morales, selon les milieux, l’une, locale et secondaire, à l’usage des états particuliers, l’autre fédérale, plus décorative, plus soigneuse de la bonne renommée du pays et du crédit national à l’étranger ?

D’autre part, s’il est vrai qu’un peuple donne la mesure de sa sagesse par le degré de conservatisme où se maintiennent les partis d’opposition, la démocratie américaine peut revendiquer le titre de sage. L’opposition la plus ardente garde presque toujours le sentiment profond de sa responsabilité dans ses attaques contre le gouvernement. Faut-il rappeler la résignation patriotique avec laquelle les démocrates sudistes subirent sans révolte l’élection notoirement frauduleuse de M. Haves, candidat des républicains ? Lorsque, quelques mois après, éclatèrent les grèves socialistes de Pitlsburg, de Chicago et de Saint-Louis, les troupes fédérales purent être retirées aussitôt des états de Louisiane et de Caroline pour aller rétablir l’ordre dans les régions menacées ; aucun désordre ne se manifesta à Columbia ou à la Nouvelle-Orléans. Les chefs démocrates, frustrés par les républicains alors au pouvoir, auraient eu honte de profiter de la crise pour tenter quelque revanche au moyen d’une alliance plus ou moins hypocrite avec les grévistes et les révolutionnaires. « Le Sud vient de prouver son patriotisme, nous ne l’oublierons pas, » disait à ce propos le Times de New-York.

Dans les conventions électorales, organisées par l’initiative des partis, sans aucun caractère légal ou officiel, les Américains se montrent spécialement habiles à faire de l’ordre avec du désordre. Ces grandes assemblées populaires, dont les membres dépassent le nombre de huit cents, tandis que les spectateurs se comptent par milliers, ne sont nullement des cohues ingouvernables. L’ordre relatif y règne, et la discipline est habituellement maintenue. Un président, à l’autorité duquel se soumet l’assistance, dirige les débats d’après un règlement calqué sur celui de la chambre. On a soutenu non sans raison que ces séances publiques étaient « la parodie des institutions républicaines. » Les politiciens ont machiné la scène, et tiennent les fils des marionnettes qui l’occupent. Mais, arrêtés ou non à l’avance par les comités dirigeans, les choix des candidats et les termes des programmes sont soumis au vote général et finissent par être adoptés. Le parti entier les ratifiera plus tard au scrutin officiel, de sorte que la désignation est l’élection même, nomination is election. Cette représentation théâtrale de la souveraineté populaire se joue comme une pièce à tiroirs, d’où sort au dénoûment une réalité puissante, le gouvernement des États-Unis.

Jamais d’ailleurs les conventions nationales des deux grands partis n’ont présenté des agitateurs pour candidats à la présidence, ni inscrit dans leurs platforms des revendications radicales. Républicains et démocrates s’attaquent avec violence, et s’accusent réciproquement de tous les méfaits. Ni les uns ni les autres ne proposent des mesures subversives afin d’attirer les électeurs. Cette tactique n’aurait aucune chance de réussir.

C’est qu’en dehors des vastes cités urbaines où se sont concentrés les mauvais résidus de l’immigration étrangère, la nation reste conservatrice de tempérament, comme elle l’était d’origine et de tradition. Ses susceptibilités passagères ne l’empêchent pas de garder au fond du cœur un secret attachement pour les usages et les lois de l’ancienne métropole : « O Angleterre, malgré les défauts, nous t’aimons toujours… Quel est l’Américain digne de ce nom qui ne révère pas la patrie de ses pères et ne souhaite de la voir prospérer[9] ? »

Selon les nécessités du moment, le peuple des États-Unis approuve tous les ménagemens et les subterfuges, plutôt que de laisser modifier ou réviser la constitution, arche sainte devant laquelle il aime à danser. Le pacte de 1787 s’est prêté à des combinaisons très diverses. Quiconque ne connaîtrait que par son texte séculaire le mécanisme actuel du système fédéral s’exposerait à commettre de graves erreurs. Et pourtant, sauf les amendemens adoptés après la guerre civile et réglant l’abolition de l’esclavage ou les droits des nouveaux affranchis, les amendemens antérieurs furent presque tous votés dès le début, comme addition nécessaire à l’œuvre constitutionnelle incomplète. Au lieu de s’appliquer à détruire le vieil édifice gouvernemental, les partis s’efforcent de le rendre habitable dans l’espoir de s’y loger.

Les états particuliers manifestent plus de goût pour le changement. C’est la contre-partie inévitable en toute question américaine. Les constitutions locales ont été souvent remaniées dans le sens du radicalisme. Il est vrai que plusieurs d’entre elles remontaient à la période coloniale et tiraient leur origine d’une charte monarchique ; quelques-unes subsistèrent telles quelles assez longtemps après la fondation de la république.

Dans les épisodes de la vie quotidienne, l’instinct de la loi guide ordinairement les Américains. Chacun d’eux se regarde comme un juré de naissance, et au besoin comme un gendarme volontaire, toujours prêt en cas d’urgence à prêter main-forte à l’autorité pour la bonne cause et à suppléer les commissariats, les tribunaux et la gendarmerie, dont la défection ou l’absence se font parfois désagréablement sentir dans les nouveaux états et les territoires. Ces dispositions d’esprit sont soutenues par la presse qui reste conservatrice, à l’exception de quelques feuilles spécialement socialistes ou anarchistes, allemandes pour la plupart, et de date récente. Lorsque les grèves de 1877 éclatèrent, les principaux journaux, sans distinction de parti, le Times, la Tribune, le World, le Herald, etc., s’accordèrent pour flétrir les violences des grévistes, et pour réclamer « la répression la plus rigoureuse et la plus rapide, au nom même de l’humanité. »

Durant de longues années, aucun sentiment de haine ni de malveillance ne divisa les différentes catégories de citoyens. L’impôt sur le revenu fut établi sans arrière-pensée, simplement à titre fiscal. Nul ne songeait à en faire le prélude de l’impôt progressif, ni une arme de spoliation ou de combat systématique contre les classes riches et aisées. On l’abolit dès qu’il cessa d’être nécessaire. « Bien que la taxe se trouvât payée entièrement par le petit nombre (tous les revenus annuels au-dessous de 10,000 francs en étaient exemptés), ce furent les masses sur lesquelles elle ne portait pas qui en demandèrent l’abrogation parce que les honnêtes gens seuls la payaient, tandis que les autres s’arrangeaient pour y échapper[10]. » C’est une prouve de conservatisme populaire intelligent.

Ne faut-il pas signaler aussi la campagne poursuivie énergiquement contre l’ivrognerie par les sociétés de tempérance ? Sans chercher dans d’irréalisables utopies ou de stériles bouleversemens les solutions des difficultés sociales et le remède aux souffrances des ouvriers, un grand nombre d’Américains de toutes situations ont jeté à travers le pays ce cri d’alarme et de ralliement : l’alcoolisme, voilà l’ennemi. Malgré de grosses difficultés et de. vives résistances, malgré le ridicule et une suite d’échecs, les adeptes de la tempérance ne se sont pas rebutés. Ils ont réussi à former un parti qui, par l’appoint de ses voix, a décidé de la victoire dans plusieurs élections de municipalités et d’états. Les femmes prêtent à cette propagande l’appui de leur influence et de leur louable ténacité. On les voit parcourir par groupes les cabarets afin d’en éloigner leurs fils, leurs maris et leurs frères par de bonnes paroles, de pieuses exhortations et par la distribution de petits imprimés sur les avantages et la nécessité de la sobriété. Parfois même, en temps de scrutin, elles chantent des cantiques autour des urnes pendant des journées entières. Cette utile et courageuse intervention féminine a servi d’argument en faveur du droit de suffrage attribué aux femmes. Le vote de la famille et du foyer serait ainsi opposé au vote du cabaret, tout-puissant aujourd’hui parmi les classes laborieuses. Ce que l’Amérique a de mieux dans sa constitution, ce sont, les Américaines, a-t-on dit. Qu’elles votent ou ne votent pas, on le redira encore. Si elles parvenaient à supprimer ou à restreindre notablement l’ivrognerie, elles fendent plus pour la cause des travailleurs et du progrès que les inventeurs de systèmes socialistes et les auteurs ou commentateurs de constitutions tous ensemble.


III

Au lieu d’être un sujet de discordes, la question religieuse est un trait d’union en Amérique. Le 21 décembre 1620, les quarante et un émigrans de la Fleur de Mai (May flower), à peine débarqués au cap Cod, s’empressent de déclarer dans un acte solennel qu’ils ont entrepris leur voyage « pour la gloire de Dieu et l’honneur du roi. » Le premier document politique américain débute en invoquant le trône et l’autel. Un siècle et demi se passe ; les treize colonies se séparent de l’Angleterre et s’essaient à fonder un gouvernement libre. Les articles de la confédération, adoptés dès 1781, commencent et finissent par un appel à la protection divine. En 1876, la république veut fêter le centenaire de l’indépendance. C’est encore au Seigneur qu’elle rend un public hommage de reconnaissance. Le sénat et la chambre des représentais, réunis en congrès, proclament « avec adoration, au nom du peuple entier, que Dieu a été pour lui la fontaine et la source, l’auteur et le donateur de tous les biens. » Depuis l’origine jusqu’à nos jours, l’histoire américaine, dans ses phases les plus diverses, porte l’empreinte des préceptes chrétiens.

On répète souvent que le problème des relations entre l’église et l’état a été résolu en Amérique par la séparation absolue. L’assertion ainsi présentée n’est pas exacte. Tout d’abord, il faut distinguer ici, comme en beaucoup d’autres points, l’état particulier et l’état fédéral. À ce dernier seul, la constitution de 1787 retira le droit d’établir ou de prohiber l’exercice d’un culte quelconque. Cette interdiction même avait pour objet de consacrer la souveraineté locale dans le règlement des questions religieuses. Chaque état particulier restait maître d’attribuer à telle ou telle croyance un caractère officiel, et de la soutenir au moyen d’impôts pesant sur tous les citoyens indistinctement. Les constitutions locales, sauf celle de New-York, admettaient une connexion intime entre l’église et l’état. La plupart exigeaient des candidats aux emplois publics et des membres de la législature l’adhésion expresse à certains dogmes, à l’inspiration divine de l’Ancien et du Nouveaux-Testament par exemple, en Pensylvanie, ou au mystère de la sainte trinité dans le Delaware. Plusieurs autres (Géorgie, Caroline du Nord, etc.) imposaient une profession de foi protestante. Le christianisme était regardé comme le principe même de la common law. Cette doctrine, affirmée par les plus savans légistes, faisait jurisprudence devant les tribunaux.

Depuis une cinquantaine d’années environ, les différentes églises se sont constituées sous le régime de l’association volontaire ; les fidèles de chaque culte pourvoient seuls à son entretien. Mais, si la foi chrétienne a cessé d’être reconnue théoriquement par la loi d’après des raisons dogmatiques ou théologiques, elle l’est toujours en fait, à titre de religion nationale. Les Américains ne sauraient comprendre que la majorité souveraine n’ait pas droit au respect de ses croyances traditionnelles. C’est à ce point de vue pratique que les pénalités contre le blasphème et le manquement au repos du dimanche continuèrent d’être appliquées et interprétées par les décisions du pouvoir judiciaire local et fédéral. « Dans un pays où le christianisme domine, les actes réputés impies et blasphématoires selon ses préceptes ou sa morale, dit Cooley, sont légalement punis comme offenses à la société civile, puisqu’ils blessent au premier chef le sentiment public et ont pour conséquence immédiate de corrompre la société[11]. » À ceux qui leur reprochaient de tenir fermées les portes de l’exposition de Philadelphie pendant la journée du dimanche, les Américains répondaient simplement : « Ici, nous vivons sous le régime des majorités, et le dimanche est pour le plus grand nombre d’entre nous le jour de repos des chrétiens, que nos pères observaient religieusement. Les étrangers viennent sans doute chez nous pour étudier nos mœurs. Eh bien ! l’observance dominicale est une de nos institutions en vigueur. La question se réduit donc à ces termes : pour plaire à la très faible minorité d’une seule classe de la population, devons-nous choquer les sentimens de la forte majorité des fidèles[12] ? »

L’état, devenu laïque, se garde bien d’être athée ou d’afficher l’indifférence à l’égard des choses de la foi. Loin de se désintéresser des manifestations religieuses, il les encourage au contraire et en prend même l’initiative. Chacun des pouvoirs conserve fidèlement les traditions chrétiennes du passé. En 1789, sur la demande expresse du congrès fédéral, Washington lance une proclamation au peuple, afin de l’inviter à s’unir dans un profond sentiment de reconnaissance envers « le glorieux auteur de tout le bien qui fut et sera jamais. » Le président désignait le jour à consacrer aux actions de grâces publiques « en l’honneur du souverain maître et arbitre des nations, pour le remercier humblement de ses infinies miséricordes et des insignes faveurs dont il lui a plu de combler l’Amérique. » L’ancien usage s’est toujours maintenu depuis. Sous la présidence de Lincoln, la crise terrible alors traversée par l’Union y ajouta un cachet particulier de gravité sombre et biblique. Aujourd’hui, la fête du thanksgiving day se passe beaucoup plus gaîment ; les repas de famille et les plaisirs profanes se mêlent aux exercices du culte. Elle n’en garde pas moins son caractère religieux primitif dans les cérémonies et les discours officiels. La proclamation de M. Cleveland, adressée naguère au peuple des États-Unis pour fixer le jour solennel des prières publiques et des actions de grâces, ressemble tort à un mandement ou à une lettre pastorale[13].

En toute circonstance importante, les paroles officielles des autorités civiles et même militaires sont empreintes du sentiment chrétien. Pendant la guerre de la sécession, les généraux invoquaient hautement devant leurs soldats rassemblés « la faveur protectrice de cette providence, qui conduit les nations comme les hommes. » Lorsque le président Garfield mourut assassiné, son successeur, le vice-président Chester Arthur, annonça au peuple ses funérailles par une adresse dont le début rappelle l’éloquence de la chaire : « Il a plu au Seigneur dans son insondable sagesse de nous enlever le chef illustre de la nation, James A. Garfield, président des États-Unis. La douleur profonde qui remplit tous les cœurs doit se manifester d’un seul accord envers le trône de la grâce infinie. Courbés sous la main du Tout-Puissant, cherchons auprès de lui telle consolation de notre douleur et telle sanctification de notre perte qu’il daignera nous accorder[14]. »

Dans les débats parlementaires abondent les allusions bibliques et les citations des saintes Écritures. Les séances des chambres fédérales ou locales sont ouvertes par la prière que récite le chapelain spécialement attaché à l’assemblée. On n’a pas oublié l’histoire de ces deux législatures rivales, élues dans le même état par les deux partis opposés, et prétendant chacune être la seule régulière. L’une et l’autre ont envahi la salle du palais législatif d’où elles cherchent réciproquement à s’expulser. Déjà le tumulte est à son comble ; les adversaires semblent près d’en venir aux mains. Tout à coup le chapelain se lève et commence un psaume. Aussitôt le calme se rétablit ; républicains et démocrates récitent les répons. Chaque séance des conventions électorales s’ouvre aussi par la prière suivant la coutume établie jadis à la grande convention constituante de Philadelphie, sur la motion de Franklin. Il arrive souvent aujourd’hui qu’un pasteur protestant de marque et un membre éminent du clergé catholique, voire un évêque, soient chargés tour à tour d’appeler la bénédiction divine sur les délibérations et les choix de l’assemblée.

Tout ne se borne pas à de simples et vaines démonstrations. L’église est traitée en fait comme un service public de premier ordre. Les états particuliers encouragent le développement des croyances religieuses. Ainsi les édifices et les terrains consacrés au aille sont exempts de taxes. Le congrès fédéral ne possède pas le droit d’édicter des lois générales sur la question. Mais il a institué en 1874 des privilèges analogues dans le district de Colombie, qui relève de sa juridiction exclusive. La clause constitutionnelle interdisant au gouvernement central toute immixtion religieuse a toujours été interprétée dans le sens de la protection impartiale accordée aux diverses communions chrétiennes. La cour suprême n’a jamais admis que l’esprit de la constitution fût méconnu parce que la flotte et l’année ont leurs chapelains, ou parce que des jours de jeune et de prière sont fixés par les différens pouvoirs. La jurisprudence des tribunaux se montre également favorable aux immunités fiscales, de même qu’elle facilite et garantit les donations aux établissemens ecclésiastiques. Il est interdit d’apporter des restrictions aux manifestations extérieures du culte, qui sont de droit commun et sauvegardées à ce titre. « L’adhésion officielle à la foi chrétienne, dit Cooley, ne se fonde pas uniquement sur la pensée de ce qui est dû à l’Être suprême, auteur de tout bien et de toute loi, mais encore sur la raison d’état qui, de même qu’elle engage le gouvernement à favoriser les établissemens de charité et d’éducation, le pousse aussi à encourager les institutions et le culte religieux, comme élémens conservateurs de la morale publique et comme auxiliaires précieux, sinon indispensables, pour le maintien de l’ordre social[15]. » Telle est la façon dont les États-Unis résolvent en pratique la délicate question des églises libres et protégées dans l’état libre et protecteur.

La règle de renseignement laïque, que plus d’un Américain déplore d’ailleurs, n’est pas le résultat d’une hostilité systématique contre la religion. Elle tient uniquement à la multiplicité des diverses églises et sectes américaines, ainsi qu’à la rivalité pacifique mais ardente, entre protestans et catholiques. La neutralité dogmatique, loyale et sans malveillance, bien au contraire, semble être le principe adopté. Chaque jour, quelques versets des saintes Écritures sont lus à haute voix dans les écoles, et personne n’y trouve à redire.

Loin de déclarer la guerre au sentiment religieux, tous les partis le respectent. Quels que soient les vainqueurs aux élections, nul ne demande que les emblèmes de piété soient proscrits, ni que l’on efface les sentences sacrées inscrites en gros caractères à l’extérieur ou au dedans des édifices publics, et même du Capitole, siège du congrès, sous prétexte de ne pas choquer le scepticisme plus ou moins sincère de quelques esprits forts. Dans la pensée des Américains, la véritable atteinte au droit serait de céder aux exigences des sectaires arriérés, dont l’athéisme intolérant ne se reconnaît libre qu’à la condition de supprimer la liberté des croyans. Les journaux religieux hebdomadaires, en beaucoup plus grand nombre que partout ailleurs, sont très populaires ; leur influence politique est puissante en temps d’élections. Parfois, le clergé lui-même intervient dans les luttes du scrutin, à la requête des fidèles qui réclament l’assistance de sa parole et le prient de prononcer des sermons électoraux. D’ailleurs, la religion est associée à toutes les cérémonies patriotiques et nationales. Le jour anniversaire de l’indépendance, les églises sont pleines, et les prédicateurs y répandent des flots d’éloquence.

Il ne faudrait pas se hâter de conclure qu’individuellement les citoyens des États-Unis soient tous de grands ou de petits saints. Mais chacun d’eux, pour des motifs distincts, veut maintenir l’idée religieuse avec honneur. Les nombreux croyans y tiennent par conviction, les incrédules ou les indifférens honnêtes, par respectabilité et par amour de la liberté de conscience, laquelle en Amérique comporte la liberté de croire, d’évangéliser, et de pratiquer, plus que celle de nier les dogmes et surtout d’invectiver les fidèles. Même les libres penseurs souscrivent, souvent avec générosité pour les diverses églises ; ils estiment en effet que chaque manifestation pieuse produit quelque bien.

Puis, il y a aussi les épicuriens et les roués, qui sont éloignés de toute religion, mais qui se gardent d’en éloigner personne. Car d’après leur calcul, énoncé à demi-voix, rien n’est confortable et lucratif comme de vivre dans une société réglée par le devoir et par la pratique de la vertu, sans s’astreindre soi-même aux obligations de ce genre. Décidés à éviter le scandale, et à tirer tout le parti possible de leur propre indépendance religieuse et morale aux dépens d’autrui, ces bons apôtres craignent de gâter le métier en multipliant leurs semblables, et de perdre le marché par une propagande antireligieuse qui susciterait la concurrence. À leur avis, le meilleur moyen d’empêcher les loups de se manger entre eux, c’est qu’il y en ait peu, au milieu de beaucoup d’agneaux. Ils sont aises d’entendre prêcher par les ministres de n’importe quel culte l’observance des dix commandemens, et se réservent de ne pratiquer que le onzième, réputé, en terre anglo-saxonne, pour remplacer à l’occasion tous les autres : Fais ce que voudras, mais ne te laisse pas prendre en faute, dp what you phase, but mind not le be found out.

À part les puissans motifs de foi, chacun selon ses tendances voit dans la religion un document humain de haute valeur, la plus noble expression du spiritualisme pratique, ou simplement une économie à réaliser sur les frais supplémentaires de police, de justice et de prison. L’intérêt, la vertu, le libéralisme et le cant s’accordent pour professer et imposer le respect des doctrines et de la liberté religieuses. La personne ou le parti qui, sortant des justes limites de la discussion convenable, arboreraient l’étendard de l’irréligion, seraient aussitôt suspects. Un candidat présidentiel affichant l’incrédulité n’aurait pas la moindre chance de réussir. Aucun des deux partis nationaux ne se risquerait à le présenter.

De son côté, le catholicisme s’est développé aux États-Unis, contrairement aux prévisions générales sur l’assimilation rapide de l’immigration irlandaise. « Combien de temps faut-il pour faire d’un Irlandais un Américain ? » — Une demi-heure environ, » répondait-on jadis. Que vaut aujourd’hui l’épigramme ? En tout cas, cinquante années n’ont pas suffi pour en faire un protestant. L’église catholique a grandi dans des proportions imposantes. Ce succès aura peut-être pour résultat, également imprévu, de modérer l’esprit de conquête ou d’annexion. Le protestantisme domine encore en Amérique, mais subdivisé en une multitude de confessions et de sectes diverses. Au contraire, par sa forte discipline, le catholicisme forme le groupe homogène de beaucoup le plus considérable, avec ses dix millions compacts de fidèles. L’annexion entrevue du Canada, de Cuba, du Mexique, et même des républiques d’origine espagnole jusqu’aux rixes du canal de Panama, en grossirait tellement le nombre que les protestans pourraient bien alors perdre la majorité. Sans prévoir de si loin, on peut constater que le vote catholique exerce déjà une influence notable et parfois décisive sur les affaires de l’Union. Le blâme ou l’approbation de Rome y pèsent d’un grand poids. L’Amérique s’apprête-t-elle à devenir le plus ferme appui du Vatican et le principal foyer moderne du catholicisme émigré, trouvant un sûr refuge dans les libertés des États-Unis ?

Malgré ces progrès et ces pronostics, le catholicisme et le protestantisme vivent côte à côte sur le pied de paix. La rivalité entre les deux religions ne se manifeste guère que par une émulation généreuse de dons et de souscriptions pour les œuvres de bienfaisance. L’humble denier de Saint-Pierre ne veut pas se laisser dépasser par le gros dollar protestant.

Lors des fêtes du centenaire, à San-Francisco, le 8 octobre 1870, la messe pontificale fut célébrée en présence du gouverneur de l’état par l’archevêque. Puis un pasteur prononça ce discours, souvent rappelé : « En ma qualité de protestant, je ne suis pas venu ici plus que mes coreligionnaires pour chanter les louanges de l’église catholique romaine, mais je veux lui rendre l’honneur qui lui est dû. Car la fondation primitive de la Californie n’a pas été une entreprise politique ; ce fut une œuvre religieuse, l’œuvre du catholicisme. » Et l’orateur terminait ainsi : « Comme protestant, je n’hésite pas à déclarer que je me réjouis de la force et de la prospérité de l’église catholique. Si je prédis que dans cent ans elle sera plus puissante qu’elle ne l’a jamais été, c’est que mon cœur accompagne cette prédiction. Quand je considère qu’elle est la mère de toute la civilisation moderne et la nourricière de toutes les institutions politiques libres, je prie humblement le Dieu tout-puissant que ce grand pays d’hommes libres apporte dans son sein la plus riche et la plus abondante moisson[16]. »

Actuellement, en Amérique, le catholicisme est une des plus précieuses sauvegardes de l’ordre social contre les chances de naufrage et les menaces du fanatisme révolutionnaire. Le clergé catholique et son épiscopat libéral autant que dévoué luttent pour la bonne cause et font tous leurs efforts pour imprimer un caractère pacifique et chrétien au mouvement socialiste, dont ils connaissent la violence et les dangers. Puissent-ils ne pas être entraînés eux-mêmes ! De leur côté est le sauvetage. De l’autre, on n’entrevoit que le radeau de la Méduse.


IV

Même dans leurs écarts, les Américains ont gardé le sens dm conservatisme. S’ils se sont laissés glisser plus ou moins vite sur la pente républicaine, rien chez eux n’annonce l’esprit de système ou la passion de sectaire. Leurs défaillances et rieurs chutes s’expliquent d’ordinaire par les entraînemens d’une démocratie jeune, exubérante, téméraire, portée ainsi à se tromper souvent, mais ne demandant pas mieux que de s’éclairer et de revenir de ses erreurs.

Bien des mesures, qui semblent de prime abord inspirées par les doctrines radicales, ne furent prises qu’en raison des circonstances et des nécessités ou des illusions du moment. Lorsque la plupart des états particulière de l’Union accordèrent d’emblée aux nouveaux immigrans tous les droits civils et politiques, ce fut moins d’après une théorie préconçue que dans l’intention naturelle d’attirer, par l’appât de ces privilèges, la foule des colons dont les bras étaient indispensables au défrichement d’un sol neuf. La même remarque s’applique à l’extension rapide du suffrage populaire et, à la règle de l’élection admise pour le choix des fonctionnaires publics. « L’égalité devant l’urne électorale, dit M. Boutmy, a été une véritable prime à la colonisation[17]. »

Aussi les plus lourdes fautes ne sont-elles pas irréparables. Quand les Américains eurent constaté l’imperfection de leur magistrature élective et les effets pernicieux du renouvellement trop fréquent des juges, ils s’efforcèrent d’y remédier. Ne pouvant guère, dans leur milieu républicain, supprimer cette combinaison mauvaise en soi, ils ont cherché du moins et trouvé parfois les moyens d’en atténuer les effets déplorables. C’est dans cette louable intention que plusieurs états ont prolongé notablement la durée du mandat judiciaire, au point de remplacer l’inamovibilité de droit par une sorte d’inamovibilité de fait. Ou bien encore, en dehors de toute intervention légale, les membres du barreau ont formé des associations professionnelles, de façon à exercer sur les choix un contrôle souvent efficace.

Il n’est pas jusqu’à la corruption organisée de leur système électoral et politique contre laquelle les Américains n’aient essayé de réagir. On a osé toucher au principe traditionnel du « droit aux dépouilles. » Certaines règles d’avancement hiérarchique, certaines conditions d’examen ont été établies afin de donner à l’administration quelques garanties de capacité, de savoir, et surtout de stabilité. Il ne faut pas s’exagérer la portée de celle amélioration partielle. L’élection antiseptique de M. Cleveland en 1885 paraît avoir épuisé l’élan vertueux des réformateurs. Peut-être est-ce parce qu’ils s’attaquaient là au mal spécifique des démocraties. La corruption n’est-elle pas aux États-Unis le combustible nécessaire à la machine gouvernementale ?

Les Américains sont les premiers à le regretter. Ils s’en excusent sur la faiblesse humaine, sur la difficulté de diriger les foules démocratiques, et de classer leurs vœux ou leurs idées. Ne se flattant pas de réaliser le miracle de l’évangile politique selon Montesquieu, et de fonder la république sur la vertu, ils se demandent quels sont les moyens d’action dont peut disposer une démocratie républicaine en l’absence de hiérarchie administrative et sociale, comme de toute autorité fixe et de responsabilité réelle. Le relâchement de tous les liens semble être sa fatalité première. Prendra-t-elle pour point d’appui l’opinion ? Quel sable plus mouvant pour y bâtir ? La prétention commune aux républicains est d’avoir un gouvernement édifié uniquement sur l’opinion et dirigé par elle seule. Mais comment l’opinion pourrait-elle être indépendante des partis et les dominer tous, puisqu’elle n’opère efficacement qu’à la condition d’emprunter la forme et les allures d’un parti ? Quelle opinion d’ailleurs ? Car il y en a toujours au moins deux sur chaque question. S’agit-il de l’opinion qui a la majorité ou de celle qui ne l’a pas ? Si c’était un principe absolu de toujours suivre l’opinion des majorités éphémères, à supposer toutefois qu’elle fut toujours facile à connaître, l’art de gouverner serait trop commode. Mais l’expérience prouve que le devoir impérieux des gouvernans est souvent d’en appeler de l’opinion enivrée ou entraînée à l’opinion sobre ou rassise.

Les citoyens des États-Unis se soumettent aux décisions de la majorité ; c’est leur légitimité républicaine, si précaire ou frelatée qu’elle soit. Mais, malgré la confiante et naïve superstition que d’une façon ou de l’autre un grand peuple ne se trompe pas en fin de compte, l’Amérique admet fort bien que l’arbitraire et l’injustice ne rentrent pas dans les privilèges du nombre, et que les majorités deviennent factieuses en se faisant oppressives[18]. C’est un Américain qui lança cette affirmation hardie de la justice primordiale sous forme religieuse : « Un seul avec Dieu, cela fait la majorité[19]. »

D’autre part, qui oserait se flatter de gouverner par la raison pure ou par le simple appel aux consciences ? Il en est de louches, d’aveugles et de myopes. N’a-t-on pas vu des honnêtes gens fourvoyés croire en conscience à la légitimité de l’esclavage ou de la confiscation socialiste des propriétés privées ? La liberté non plus ne saurait être la solution universelle et topique. Elle ne constitue ni une affirmation ni une négation, et ne fait qu’ouvrir la porte au libre choix entre les contradictoires. Le principe du « laisser faire, laisser passer » a produit cette conséquence facile à prévoir que la liberté absolue du plus fort amène l’oppression du faible. Voilà le dilemme libéral. Comment s’en tirer ? Puis le mal et la maladie ont le fâcheux privilège d’être contagieux ; le bien et la santé ne le sont pas. Goethe, tout olympien qu’il était, disait couramment qu’une pomme pourrie suffit à gâter cent pommes saines, tandis que jamais cent pommes saines n’ont assaini une seule pomme gâtée. Aimer la liberté pour elle-même est un noble sentiment qui ne fait pas marcher les affaires en ce monde. Quoiqu’elle soit le premier des trésors, tout dépend de l’usage que l’on en fait ; elle « sert à tout et ne suffit à rien. » C’est notre drapeau, mais il va où on le porte ; et qui choisira le porte-drapeau ? La liberté, pour se protéger et durer, ne doit-elle pas créer une autorité qui la défende d’elle-même et des autres ?

Si du moins on pouvait gouverner par les intérêts et pour eux, ce serait un terrain solide en dehors des abstractions, des utopies, des passions, ou des préjugés. Par malheur, les intérêts sont contradictoires aussi. Quel moyen de se reconnaître et de se décider au milieu du chaos de ces rivalités et de ces antagonismes sans nombre, plus ou moins justifiés tous à divers titres et singulièrement exigeans ?

Restent la force et la corruption. Le despotisme ne saurait être en discussion ici comme procédé de gouvernement. La corruption politique à l’américaine est donc, au dire des politiciens experts, la dernière ressource de la démocratie, le seul expédient qui donne des résultats risqués, mais pratiques.

Le travail initial indispensable est de grouper des adhérais autour d’une question choisie le mieux possible, puis de designer les candidats du parti. Une fois le contingent formé, la seconde opération consiste à le lancer hardiment contre le parti opposé. Cette double tache s’accomplit sous la direction des comités supérieurs, grâce à l’activité personnelle des courtiers électoraux et des boss de toute catégorie. L’arme efficace des uns et des autres est la corruption sous ses formes variées, tentations, promesses, intimidations, marchandages, méthodiquement employés sur une vaste échelle.

Sans ces procédés de concentration des cupidités et des opinions éparses, rien de régulier ne pourrait sortir de la confusion des suffrages ; les innombrables électeurs ne seraient qu’une cohue. Il faut avant tout les attirer, les réunir et les encadrer. Le cadre ne peut être que d’or ou d’argent dès que la violence est exclue. « L’esprit de parti, dit M. Sumner Maine, est devenu une force qui agit avec une énergie extrême sur des démocraties nombreuses, et l’on a imaginé quantité d’inventions artificielles pour en stimuler ou en faciliter l’action. Néanmoins, les discours, la presse, les caucus ne suffiraient pas à éveiller l’intérêt de milliers ou de millions d’électeurs, si le parti ne s’adjoignait une force politique auxiliaire. A parler net, celle-ci n’est autre chose que la corruption[20]. »

Depuis les élections, qui tournent au bourg pourri universel, jusqu’aux régions les plus élevées du pouvoir, le gouvernement de parti par la corruption forme un vaste ensemble, savamment agencé, beaucoup d’Américains, tout en le déplorant, prétendent que ce mal est inévitable. Dès lors, pourquoi perdre le temps (qui est de l’argent) à combattre les fatalités corruptrices ? Mieux vaut les utiliser, puisqu’on se trouve réduit à les subir. Ainsi font les politiciens du Nouveau-Monde, légistes subtils et casuistes hardis, largement doués de smartism, c’est-à-dire de l’entregent qui chemine sur la lisière de la légalité avec d’ingénieux écarts.

Pour endormir leurs scrupules, car ils en ont, leur raisonnement fut simple. La pire corruption est celle du bien, optimi corruptio pessima. De cet adage connu, ils ont tiré la contrepartie spécieuse : pessimi corruptio optima. S’il est coupable de corrompre les hommes pour les pousser à quelque méfait, combien n’est-il pas innocent et même louable de les corrompre pour le bon motif ! Pourquoi proscrire la vénalité du bien ? Le mal seul doit-il être rémunérateur, et le bien gratuit et obligatoire ? Dès qu’il y a des corrompus, chacun a le droit de l’être. Ne faut-il pas que tout le monde vive, les braves gens comme les autres ? La vertu austère et non sans exemple serait de rester soi-même incorruptible en corrompant autrui. Puis les électeurs paient leurs élus ; la juste réciprocité n’exige-t-elle pas que les élus offrent aux électeurs, ou tout au moins à leurs chefs de file, ne fût-ce qu’un « honnête pourboire » sous une forme quelconque ?

Dans leur plaidoyer, les politiciens abusent du paradoxe. Au fond, ce qu’ils défendent n’est que le régime des marchands de vin pour les électeurs et des pots-de-vin pour les élus. Ils prétendent toutefois, morale à part, ne pas faire commettre au suffrage universel des fautes antinationales, ou foncièrement pernicieuses et déraisonnables. A les entendre, la direction donnée par eux au pays reste plus droite dans l’ensemble qu’elle ne le paraît de prime abord.

Nos procédés ne sont pas les pires, répondent-ils à leurs accusateurs dans le vieux monde ; vous nous reprochez notre corruption matérielle ; du moins, elle n’est pas subversive. La vôtre corrompt ou détruit les sources de l’intelligence et du bon sens. Nos déclamations, inhérentes au métier, ne vont presque jamais à rebours de la raison. Nous achetons les électeurs au prix courant, mais sans décapiter le jugement du peuple, ni troubler irréparablement son juste discernement des choses. Si vos ambitieux et vos lettrés d’Europe n’achètent jamais rien de leur propre argent, ils prodiguent à outrance les deniers publics et les dépenses du budget en vue de leur succès électoral. Ils savent bien d’ailleurs s’emparer des places et des profits pour leurs amis, leurs partisans et eux-mêmes. Leur grand moyen est de corrompre le suffrage populaire avec des idées fausses, d’irréalisables promesses, des utopies fascinantes, accompagnées de falsifications historiques, économiques et politiques, qui font perdre l’exacte notion des réalités, et aveuglent toute clairvoyance jusque l’affolement général et irrémédiable. Nous ne subissons pas en Amérique cette inoculation de faux principes, amenant les faiblesses coupables et les transactions humiliantes. Nous avons nos socialistes, qui prêchent les plus dangereuses doctrines. Mais en face de leurs tentatives criminelles, notre esprit conservateur s’affirme au besoin avec une inflexible sévérité. La rigueur des exécutions de Chicago a montré que chez nous l’administration, le jury et la presse d’opinions diverses n’entendaient pas raillerie sur ce sujet et n’hésitaient pas à protéger sérieusement les obscurs et dévoués défenseurs de la société.

On pourrait s’interpeller longtemps d’une rive de l’Atlantique à l’autre. Les démocraties républicaines des deux mondes n’auraient-elles plus qu’à discuter entre sœurs le meilleur système de corruption comparée ? Il faudrait un conservatisme pur de tout alliage, un gouvernement qui ne laissât d’excuse ni aux corrupteurs ni aux corrompus. Naguère, sans le recours affligeant aux châtimens ou à la corruption, les citoyens de New-York ont mérité des éloges exempts de réserves. Lorsque M. Henry George brigua les fonctions de gouverneur, sa candidature socialiste échoua par l’alliance des deux partis conservateurs, des deux droites américaines qui s’unirent contre le péril social en pratiquant le jungamus dextras de Victor Hugo.


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Si froidement que l’on veuille étudier les grandes questions débattues chez les nations étrangères, comment se défendre de la préoccupation constante des enseignemens qui en ressortent pour son propre pays ? Quel profit la France pourrait-elle tirer des exemples ou des institutions de l’Amérique ? Assurément il y aurait certaines bonnes parties et, beaucoup d’heureux détails à imiter dans la constitution fédérale. Mais plus nombreuses encore sont les combinaisons qu’il faudrait se garder d’emprunter, les unes parce qu’elles sont mauvaises, les autres, quoique bonnes, parce qu’elles changeraient de caractère en changeant de milieu. Ainsi, le rôle important réservé aux minorités produit d’excellens effets aux États-Unis, où l’opposition reste conservatrice. De semblables privilèges, accordés à des minorités intransigeantes et subversives, provoqueraient de graves désordres, et aboutiraient finalement à l’arrêt complet ou à la rupture de la machine représentative et gouvernementale.

De même, l’extension de l’exécutif serait peu rassurante chez les peuples qui, privés de pouvoirs héréditaires, se montrent enclins à se jeter tour à tour dans la démagogie et le césarisme pour échapper aux excès alternatifs de l’un et de l’autre. Les importations politiques sont toujours périlleuses. On risque d’introduire chez soi les défauts d’autrui sans corriger les siens ; et ce sont surtout les qualités américaines qu’il serait essentiel de s’assimiler. Aux États-Unis, les différens pouvoirs élus trouvent leur force réelle, mais non dangereuse, dans le ferme appui d’une majorité de conservateurs, qui ne se laisseraient pas faire la loi par des minorités révolutionnaires. Ils ne doivent guère moins cette force à la modération d’une minorité conservatrice aussi, qui se soumet sans abdiquer.

Que de lacunes dans les institutions mêmes, combien de causes de conflits, qui deviendraient funestes si l’esprit public ne réagissait pas spontanément pour pallier tous ces défauts ! En répliquant aux attaques plus ou moins méritées, les Américains répètent volontiers : « Notre pays vaut beaucoup mieux que son gouvernement. » Le fait n’est pas unique. « Les populations de France sont foncièrement bonnes… et valent souvent mieux que ceux qui aspirent à les diriger, » disait-on naguère sur les rives de la Garonne[21]. Ce n’est pas la constitution qui rend l’Amérique conservatrice et prospère, ce sont les conservateurs des deux partis qui ont su faire de la constitution une machine de renfort allant à droite, contrairement au procédé connu qui consiste à retourner les meilleures combinaisons libérales et à s’en servir pour combattre les intérêts conservateurs. « Quand les Américains exaltent leurs institutions, dit M. Bagehot, ils se font tort à eux-mêmes de tous les éloges auxquels ils ont droit. Car s’ils n’avaient pas l’aptitude innée de la politique, s’ils ne témoignaient pas pour la loi le plus grand respect que jamais peuple ait professé, si leurs actes n’étaient pas d’une modération surprenante dans un pays où les discours et les écrits sont très violens, la multiplicité des pouvoirs aurait depuis longtemps conduit les États-Unis à une mauvaise fin… Les hommes du Massachusetts seraient capables de faire bien marcher n’importe quelle constitution. » Un incident actuel confirme cette appréciation de haute valeur. Voici que dans la Virginie de l’ouest un républicain vient d’être élu gouverneur avec la majorité légale. Les deux chambres, qui sont démocrates, se refusent à vérifier et à valider son élection. Le concurrent démocrate réclame alors pour lui-même la place contestée, et l’ancien gouverneur ne veut pas quitter ses fonctions avant une solution régulière. Les Virginiens sauront se tirer d’embarras. Mais leurs combinaisons constitutionnelles ne sont pas des modèles tentans à imiter.

La supériorité américaine paraît tenir à un don ou à un sens spécial, que l’on pourrait en quelque sorte qualifier de dextrine cérébrale et intellectuelle, faite mi-partie de droiture et de dextérité, valant moins que la première et plus que la seconde, espèce de notion spontanée de la direction droite, comparable à l’aimant dans la boussole, ou à l’instinct de l’hirondelle qui sait toujours reconnaître le chemin du nord ou du midi selon la nécessité de chaque saison. Aux États-Unis, ignorans et lettrés, corrupteurs et corrompus ont naturellement l’esprit droit. Ni les uns ni les autres ne sont portés à attaquer ou à renier les principes fondamentaux de l’ordre social. L’enthousiasme, les rancunes et les écarts de conduite ne leur détraquent pas fatalement la cervelle, sauf pour l’objet spécial de leur erreur ou de leur égarement momentanés. Peut-être leurs écrits et leurs discours manquent-ils encore de méthode et de clarté. Ils expriment confusément des idées vraies ; c’est moins dangereux que d’exprimer clairement des idées fausses, masquées sous le charme et l’éclat du style. Justes et pécheurs évitent surtout de pécher contre le Saint-Esprit et pratiquent la religion du bon sens. Chacun travaille dans le vice ou la vertu ; mais la rectitude du jugement demeure indépendante de la moralité, et les capitulations de la conscience n’engagent pas la raison à capituler.

D’où l’on peut tirer cette conclusion paradoxale au premier abord. Outre la ferme et sage conduite des honnêtes gens, plus nombreux, comme partout ailleurs, mais moins alertes et dégourdis que les autres, ce qui sauve la démocratie américaine, c’est que même ses irréguliers et ses déclassés se piquent d’être bien pensans. Ils localisent leur indélicatesse sur les seuls points où rieurs intérêts sont en jeu, et ne songent pas à se jeter dans la révolution pour détruire et renouveler de fond en comble la société ou le gouvernement. Chez les Anglo-Saxons de toute latitude, les partis tiennent à honneur de compter dans leurs rangs le plus grand nombre possible de citoyens loyaux et satisfaits. L’opposition violente n’est pas le panache nécessaire pour conquérir la popularité facile ; les plaintes et les découragemens sont mal notés. Quiconque manque de réussir est un maladroit. Le rôle larmoyant de victime et de déshérité n’attire aucune sympathie ; l’héritage commun est assez riche et vaste pour que chacun en ait sa large part s’il sait la prendre. Être et se dire misérable est une faute contre le patriotisme, un manque de respect aux États-Unis.

Quoique entraînés par l’évolution du progrès, les Américains gardent presque intact le discernement entre les principes fixes qui doivent être conservés soigneusement et les choses qui peuvent être modifiées. L’insistance obstinée pour le changement n’est pas plus raisonnable suivant eux que la résistance inflexible à toute réforme. Cette solidité du caractère et du jugement fait la véritable force du tempérament national. Il ne fallait rien moins pour soutenir la débilité d’un régime qui, ne fournissant qu’un minimum de gouvernement, exige dans le peuple un maximum de qualités spéciales. Celles-ci sont-elles plus nombreuses que les défauts ? Nous n’en avons pas dressé le compte. Mais elles leur sont très supérieures en énergie et en direction. Les qualités des Américains ne marchent pas à la suite de leurs défauts, comme les ambulances réparatrices à la suite des armées combattantes. Ce sont les qualités qui mènent le train et combattent en tête ; les défauts sont utilisés pour les besognes inférieures. De la sorte, les Américains ont réussi à maintenir presque constamment chez eux depuis un siècle la prédominance de deux grands partis disciplinés, également conservateurs pour le fond des choses, soit dans l’opposition, soit au pouvoir. Tel est tout le secret transmis par l’Angleterre aux États-Unis, qui l’ont recueilli précieusement et appliqué à leur manière comme une condition essentielle de succès et même d’existence.

A chaque pays appartient l’acceptation ou le choix initial de ses institutions, selon ses goûts, ses traditions, ses nécessités géographiques ou historiques, et ses tendances ; c’est là le point contingent. Mais les idées, les principes et les moyens de droite doivent être franchement appliqués et suivis ; voilà le point fixe, l’intérêt primordial pour toute nation qui ne veut pas se suicider ou déchoir. En fait d’études et d’expériences politiques, presque tout aujourd’hui a été approfondi ; ou tenté. De tant d’essais et de recherches résulte une seule certitude : tout gouvernement qui ne reste pas ou ne rentre pas dans les voies nettement conservatrices se perd, et perd le pays avec lui. Si un régime de forme quelconque est incapable de fournir une droite gouvernementale forte et stable, il faut qu’il change ou soit changé.

La grande question est donc de savoir si la démocratie peut oui ou non produire et faire vivre des majorités, des administrations et des gouvernemens de droite libérale. La république des États-Unis dit oui, et prouve son dire par ses succès depuis cent ans. Elle a ainsi accrédite la démocratie dans le Nouveau-Monde. Nos républiques latines disent non, et ne le prouvent que trop par leurs fautes. La France témoigne sa volonté d’aller à droite ; les partis républicains la poussent à gauche, en plein péril. La preuve se trouve donc largement faite, et la conclusion semble facile à tirer. Que chacun soit conservateur suivant la mode de son pays. Ce n’est pourtant pas la faute des royalistes si les républicains leur ont laissé le monopole des procèdes et des principes conservateurs, et si le conservatisme indispensable et vital n’a jamais pu prendre et garder chez nous d’autre forme que la forme monarchique.

A trois reprises différentes, nos républicains ont eu beau jeu de montrer leurs aptitudes conservatrices. Qui donc les empêchait, comme leurs plus clairvoyans amis le conseillaient, d’emprunter les bonnes traditions des précédons régimes et d’en appliquer les saines doctrines administratives, diplomatiques et financières ? Au lieu de tout compromettre, pourquoi n’ont-ils pas rendu le pays plus prospère qu’ils ne l’avaient trouvé, selon l’exemple des monarchies antérieures ? Ce critérium pratique de la valeur des gouvernemens ne saurait être récusé, même par les adeptes du positivisme. La troisième république était maîtresse absolue ; on lui avait mis tous les atouts dans la main. Qu’en a-t-elle fait ?

Quant aux institutions américaines, il leur reste une épreuve décisive à subir. Elles sont arrivées à un tournant dangereux où le socialisme les guette « A l’heure où une crise commerciale jettera sur le pavé de nombreux ouvriers sans ouvrage, quand il ne restera plus de terres publiques à distribuer, et que la population des villes se sera encore accrue, si de mauvaises récoltes font hausser le prix du pain, si des coalitions et des grèves suspendent le travail et qu’aux masses mécontentes et affamées se présente la tentation de détruire les richesses accumulées et sans défense, alors se fera la véritable épreuve de la valeur de nos institutions. On verra si les Américains sont vraiment capables de self-government[22]. » M. Park ajoute dans un élan d’orgueil patriotique, justifié par l’énergie virile et la grandeur de son pays : « L’Amérique a une mission providentielle à remplir. Au jour prochain de la crise sociale où la civilisation moderne devra livrer bataille contre la barbarie qu’elle-même a enfantée, si l’Amérique succombe, le monde entier succombera. » Nous n’aurons pas, Dieu aidant, la honte de laisser la civilisation moderne et chrétienne sombrer en pareille aventure. Plus d’une fois déjà, la vieille Europe a ressenti ces formidables secousses que les Américains appellent « des tremblemens d’hommes (manquake). » Les plus terribles catastrophes ne l’ont pas empêchée de se relever et de faire encore quelque figure dans le monde. Elle aussi croit à sa mission et se détendra.

Il est triste toutefois de voir finir au milieu de lugubres pronostics un siècle qui a réalisé de grands progrès et tenu quelques-unes de ses plus belles promesses. Le désappointement est universel. M. Bryce, l’auteur éminent d’un ouvrage de premier ordre récemment publié sur l’Amérique, donne des signes de découragement malgré son optimisme résolu[23]. « J’ai vu, dit-il, la dernière expérience que l’humanité a tentée, et la dernière qu’elle puisse espérer de tenter dans des conditions aussi favorables. Une race dont l’énergie sans égale et la variété d’aptitudes ne furent jamais surpassées a envoyé l’élite de ses enfans dans un pays neuf, comblé des dons de la nature et sans ennemis à redouter… Pourtant le gouvernement et les institutions des États-Unis, ainsi que leur organisation industrielle, sont loin de l’état social perfectionné que rêvaient les philosophes et que les Américains s’attendaient à créer. » Puis, ramenant son découragement en Europe, l’auteur ajoute avec une mélancolie sincère : « Il y a juste cent ans, une vision de l’âge d’or avait charmé les imaginations, convaincues qu’après la rupture des chaînes de tyrannies séculaires et la proclamation de cette doctrine que le gouvernement résultait du consentement de tous et ne pouvait agir que pour le bien de tous, on avait assez fait pour permettre aux vertus naturelles des hommes d’assurer la paix et le bonheur des nations. Depuis 1789, beaucoup de choses sont arrivées, et les hommes se sentent infiniment moins disposés à fonder leurs espérances sur les réformes politiques. Nombreux sont les penseurs européens qui semblent avoir perdu l’ancienne croyance au progrès… D’autres demeurent persuadés que la marche ascendante de l’humanité est lente, mais sûre. »

A l’occasion d’une récente solennité littéraire et devant un auditoire de choix, M. Renan n’a pas craint de faire son deuil de la révolution française, qu’il condamne en termes empreints d’une tristesse ironique légèrement supportée. Cette excommunication majeure a été lancée de main de maître. Encore serait-il de bonne grâce d’insister sur la distinction entre 1789 et 1793. C’est à la seconde de ces deux dates qu’il faut réserver l’enterrement laïque, silencieux et définitif, pour ressusciter les souvenirs de la première avec honneur et confiance.

L’Amérique est restée fidèle à son 1789 ; elle ne permettra pas qu’il dégénère en un 1793 imbécile et criminel. Nous en avons pour garant le génie national d’un pays où les citoyens et les pouvoirs publics ont adopté la vraie devise du conservatisme libéral : « Nul ne doit aller jusqu’au bout de son droit et de sa liberté. Quiconque méconnaît ce principe, offense le droit ou la liberté d’autrui, et met en péril toute harmonie politique et sociale. » On peut avoir foi dans les destinées d’un peuple qui, selon la mémorable parole de Webster, « se limite spontanément et fixe des bornes à sa propre puissance. » De tous les triomphes de la démocratie, énumérés par ses panégyristes avec complaisance, le plus rassurant est celui qu’elle sait remporter sur elle-même.


DUC DE NOAILLES.

  1. Voyez la Revue du 15 février.
  2. Carnegie, le Triomphe de la démocratie.
  3. A différentes époques, ou a vu se former en Amérique quelques sous-partis. Mais ils n’ont jamais pris rang entre les deux grands partis traditionnels. Ou bien ils ont disparu avec les questions spéciales qui les avaient fait naître, ou bien ils se sont confondus dans l’un ou l’autre des deux grands partis existans, ou ils s’y sont substitués en les absorbant, ce qui est beaucoup plus rare. Le strict dualisme dans le gouvernement de parti est un phénomène naturel et constant aux États-Unis.
  4. La Politique religieuse du parti républicain, par M. Étienne Lamy (voyez la Revue du 15 janvier 1887).
  5. Voyez la Revue du 15 juin 1888.
  6. On connaît sa maxime favorite : « Chacun des trois pouvoirs interprètes et applique la constitution comme il la comprend, et non comme la comprennent les autres. »
  7. Y compris les quatre vice-présidens qui furent élevés à la présidence par suite de la mort des titulaires.
  8. Appleton’s Cyclopœdia, 1881.
  9. Carnegie, le Triomphe de la démocratie.
  10. Carnegie, le Triomphe de la démocratie.
  11. Cooley, Constitutional limitations.
  12. Scientific american, 20 mai 1876.
  13. « Le peuple américain doit rendre au Dieu tout-puissant de constantes actions de grâces pour la bonté et la miséricorde qu’il lui a manifestées depuis le jour qu’il en a formé une nation et lui a donné un gouvernement libre. Avec une paternelle bonté, il nous a toujours conduits dans les voies de la prospérité et de la grandeur. Il n’a pas châtié nos fautes avec promptitude, mais avec une douce tendresse, et il nous a appris que l’obéissance à sa loi sainte est le gage de la continuation de ses dons précieux. En reconnaissance de tout ce que Dieu a fait pour nous comme nation, et afin que, dans un jour déterminé, les prières unies et les louanges d’une contrée qui n’est pas ingrate puissent monter vers le trône de la grâce, moi, Grover Cleveland, président des États-Unis, désigne et fixe le jeudi 29 novembre courant pour être un jour d’actions de grâces et de prières, garde et observé sur tout le territoire. En ce jour, tous les citoyens suspendront leurs travaux ut occupations ordinaires, et dans les lieux accoutumés du culte, avec des prières, des chants et des louanges, rendront grâces à Dieu pour ses bienfaits, pour les abondantes récoltes dont il a récompensé, durant le cours de cette année, les travaux des laboureurs, pour les richesses amassées par le peuple dans les ateliers, les marchés, le commerce et le trafic… En même temps que nous rendrons les actions de grâces pour les bénédictions que nous avons reçues des mains de notre l’ère Céleste, nous n’oublierons pas qu’il nous a enjoint de pratiquer la charité. Dans le jour de thanksgiving, souvenons-nous des pauvres, des nécessiteux, de ceux qui ont souffert et qui pleurent, afin que non louanges et notre reconnaissance deviennent agréables aux yeux de Dieu. »
  14. Appleton’s Cyclopœdia. 1881.
  15. Cooley, Constitutional limitations.
  16. Extrait du Mercure de Westphalie.
  17. E. Bloutmy, Études de droit constitutionnel.
  18. John Adams, A defence of the constitution of the United States.
  19. The North American Review, janvier 1888.
  20. Popular government.
  21. Discours de M. de Freycinet à Bordeaux, octobre 1886.
  22. Strong, Our country.
  23. N’a-t-on pas été jusqu’à reprocher à M. Bryce « de négliger d’apprécier les courans profonds de mécontentement qui commencent à troubler la société aux États-Unis ? .. Séduit et enguirlandé par les sourires enchanteurs des beautés américaines, le professeur Bryce voit l’Amérique à travers le cristal et la mousse du Champagne des bienvenues hospitalières, et fait des États-Unis un tableau flatteur, qui ne le cède guère à celui d’un paradis terrestre. » (North American Review, mars 1889.)