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Le Centurion/23

La bibliothèque libre.
L'Action sociale (p. 108-112).

VI

ALEXANDRIE


Enfin, me voici sur cette terre d’Orient que j’ai tant désiré voir ; et c’est avec un intérêt absorbant que je parcours les rues de la grande ville égyptienne.

Je dis égyptienne, mais elle est plutôt grecque ou gréco-romaine. Ou bien encore, pourrais-je dire, elle est égyptienne par le peuple, grecque par les arts et les lettres, romaine par le gouvernement politique et militaire. C’est aussi une émule de Rome en magnificence, et elle a comme toutes nos grandes cités coloniales son proconsul, son sénat, ses magistrats, ses grands dignitaires, de même qu’elle a ses thermes, ses temples, ses cirques et ses théâtres.

Elle rivalise avec Rome par la science et les écoles, et elle possède les plus riches bibliothèques en manuscrits. La plus considérable qui contenait 750,000 volumes a malheureusement été brûlée au temps de Jules César. Mais Antoine a quelque peu réparé cette perte en donnant 200,000 manuscrits à la reine Cléopâtre.

Ce nom célèbre fait repasser dans mon esprit bien des souvenirs historiques ; et nos grands Romains n’ont pas joué ici un rôle aussi glorieux qu’à Carthage.

Pompée, César, Antoine, ont été séduits tour à tour par cette ensorceleuse, et ce n’est pas sans émotion que j’ai vu les rivages témoins de la mort tragique de ces deux hommes puissants — Pompée et Antoine — qui auraient pu faire la gloire de leur patrie, et que l’amour a perdus !

Octave lui-même a failli être pris aux charmes de cette enchanteresse, et, s’il avait succombé, nous n’aurions pas eu l’Augustus Imperator.

Étrange pouvoir que l’amour ! Et que de ruines il peut causer quand il est mis au service du mal !

Le fondateur d’Alexandrie n’a pas assez résisté, lui non plus, à ses entraînements. Mais quel grand homme il fut ! Je me demande si notre César l’a jamais égalé. Sa colossale ambition, qu’il ne put jamais satisfaire, fut la cause de sa perte. En douze ans, il était devenu le maître du monde. Mais il voulait toujours agrandir son vaste empire, et il n’avait pas encore pourvu au gouvernement des pays conquis lorsqu’il mourut à l’âge de 33 ans !

Le quartier égyptien d’Alexandrie est l’ancien village de Rakôtis, où l’on retrouve encore les restes déchus du peuple des Pharaons. Un vieux temple de Sérapis, en ruines, y domine les autres édifices.

La partie moderne est la ville des palais, au centre de laquelle s’élève le Bruchéïon dont la belle colonnade est d’architecture grecque. Quelques milliers de palais, avec autant de bains et des centaines de théâtres, des temples aux dieux de la Grèce et de Rome, des monuments, des statues, des obélisques, des hippodromes, font d’Alexandrie une grande cité, entourée de murailles et de tours.

C’est une civilisation nouvelle qui a succédé à celle que représentaient jadis Héliopolis, Memphis et Thèbes, dont les ruines gigantesques étonnent. Ptolémée Philadelphe et ses successeurs, qui ont régné sur l’Égypte pendant trois siècles après Alexandre le Grand, ont été les pères de cette Grèce africaine, et Rome continue aujourd’hui leur œuvre.

Il y a aussi un quartier juif considérable à Alexandrie, et mon ami Gamaliel nous a été fort utile pour le visiter. Il est pauvre d’apparence, comme le Ghetto de Rome ; mais les plus nombreux prêteurs d’argent sont là, ainsi que les bazars les plus riches. On y parle la langue hellénique plutôt que l’hébreu. L’Université, et sa vaste Bibliothèque, nous ont particulièrement intéressés. Gamaliel nous a fait voir les manuscrits originaux de la traduction grecque des Livres Saints juifs, qu’on appelle la version des Septante.

Les Juifs ont la plus grande vénération pour cette traduction, qu’ils croient même inspirée par Jéhovah ; et ils racontent que les soixante-douze savants juifs, auxquels ils l’attribuent, ont travaillé séparément, et que leurs traductions se sont trouvées identiques par miracle.

À l’Université, Gamaliel nous a présenté un Grec de grande distinction, qui est un savant helléniste, très éloquent, et qui a embrassé le judaïsme il y a plusieurs années. Il a émigré d’Athènes à Jérusalem. Il y est devenu le disciple de Gamaliel l’Ancien, et docteur en Israël.

Depuis plusieurs mois, il travaille ici à une traduction en langue chaldaïque des cinq Livres de Moïse. Onkelos — c’est son nom — est un beau type grec, qui parle très bien le latin, l’hébreu et le chaldaïque. Il nous a raconté qu’il s’en retourne à Jérusalem pour s’assurer de ce qu’il y a de vrai dans la rumeur que le Messie a fait son apparition en Galilée.

Il a décidé de voyager avec nous, et nous en sommes enchantés ; car il sait tant de choses, et il en parle si bien.

Gamaliel et lui viendront avec nous, visiter Héliopolis et Memphis. Ce sont les meilleurs compagnons de voyage que nous puissions désirer.