Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre III

La bibliothèque libre.


III

Comment Bob comprend le sport


M.  Robert Barden, que ses amis intimes, c’est-à-dire les jeunes rôdeurs et les cambrioleurs débutants, les filous de haute et basse pègre, les ex-boxeurs noirs tombés dans l’ivrognerie et l’attaque nocturne, les anciens domestiques jaunes devenus des voleurs et des faussaires, les malfaiteurs des deux sexes — en un mot, toute l’écume des villes de l’ouest des États-Unis — qui composaient la sphère de ses relations, appelaient familièrement Bob, était un jeune homme de grande espérance.

Ce n’était pas que, jusqu’à ce jour, il se fût particulièrement distingué par quelque coup d’éclat ou par quelque canaillerie sensationnelle. Non, l’occasion lui avait manqué, prétendait-il lui-même pour s’excuser (il est vrai que les malveillants disaient que c’était le courage). Mais il n’avait guère plus de vingt ans et il avait tout le temps de se rattraper.

C’était un jeune gentleman au teint plombé, aux cheveux collés aux tempes sous la casquette trop enfoncée, aux yeux faux et fuyants, à la mise négligée, à la démarche veule et à la parole traînante.

Il avait pour le travail, quel qu’il fût, une horreur instinctive et presque maladive, et, par contre, une fâcheuse propension à considérer comme sien le bien d’autrui. Du reste, il ne tenait pas particulièrement à voler, n’aimant pas du tout les villégiatures que le gouvernement américain offre aux gens de son acabit, et il professait à part lui que la crainte du policeman est le commencement de la sagesse… Cependant, comme, avant tout, il voulait ne rien faire, comme son vague métier de cordonnier le dégoûtait tant qu’il l’avait, depuis des mois, abandonné, il glissait de plus en plus sur la pente où le poussaient sa paresse et ses vices et qui aboutit généralement, non à la paille humide, puisqu’il n’y en a plus dans les cachots, mais au bagne, si ce n’est pire.

M.  Bob Barden, ce jour-là, se trouvait de très mauvaise humeur.

Depuis le matin, il était en butte aux coups d’une fortune contraire. Tout d’abord, dès l’aube, à son avis, c’est-à-dire vers neuf heures, son logeur, homme brutal, redouté pour ses muscles d’ancien lutteur, l’avait jeté dehors, las de ne jamais toucher le loyer de sa misérable chambre. Bob avait obtenu à grand’peine la permission d’emporter ses bagages, consistant en trois faux cols (deux sales et un propre), deux mouchoirs troués et un peigne aux dents cassées.

Ensuite, il avait attendu en vain, à un rendez-vous fixe, un de ses meilleurs amis, M.  Isaac Hands, qui devait lui apporter sa part du produit de la vente d’une bicyclette, trouvée l’avant-veille, toute seule, au coin d’une rue.

Enfin, une tentative faite, en désespoir de cause, pour emprunter un dollar à une autre de ses connaissances, un vieux receleur, Jérémie Shaw, avait essuyé un échec absolu, environné de considérations mortifiantes sur les incapables et les peureux.

Quant à s’adresser à Sam Smiling, il n’y avait pas à y songer. Après l’échec de la tentative faite pour obtenir de Jim Barden la seconde moitié du bracelet de corail, Sam, bien que Bob eût failli se rompre les os au cours de sa mission, l’avait mis à la porte de chez lui, et Bob craignait trop le redoutable cordonnier pour l’affronter de nouveau.

En conséquence, vers onze heures, dans un bar mal famé, Bob se trouvait assis devant un verre d’alcool qu’on avait consenti à lui servir à crédit. Apathique et morne, les mains dans ses poches vides, un bout de cigarette collé à la lèvre, il prêtait une oreille distraite à la conversation tenue en argot par trois chenapans de sa connaissance, qu’accompagnait une personne de mœurs peu farouches, qui pour le moment, la tête dans ses mains, dormait sur la table.

— Alors, c’est la bande à Sam Smiling qui a fait le coup ? dit, à mi-voix, un personnage chétif et blême. Vous avez des détails, Wilson ?

— Oui, dit Wilson, un gros homme bien nourri, à encolure de campagnard jovial et qui intercalait : « On peut le dire » entre toutes ses phrases. J’ai failli en être, mais j’étais à travailler ailleurs et je l’ai regretté, on peut le dire ! C’est Sam qui a tout monté lui-même.

— Ah ! c’est le malin des malins, le cordonnier, déclara le troisième, un mulâtre colossal, aux oreilles écrasées par la pratique du catch-as-catch-can.

— Ça, on peut le dire, approuva Wilson, admiratif. Il s’y connaît et l’affaire en a valu la peine… Le vieux Sam a tout dirigé avec Paddy et le Chinois comme lieutenants. Ils avaient loué une boutique derrière la bijouterie — pas un appartement au-dessus ou à côté pour éveiller les soupçons, pas si bête ! — non, une boutique qui était dans une autre rue. Jack, le neveu du vieux Sam, s’y est établi coiffeur. Ça, c’était trouvé, on peut le dire ! Et alors les clients, n’est-ce pas, c’étaient les types de la bande, ils entraient, ils sortaient, personne ne trouvait ça drôle. Et finalement, ils ont percé le mur de leur cave à eux, pour passer dans la cave de la bijouterie, et puis, la nuit d’après, ils ont percé le plancher pour entrer dans la boutique. Le gardien était de mèche, on lui avait promis mille dollars. Il n’a pas donné l’alerte, il s’est laissé ligoter et bâillonner. Ça n’a pas empêché qu’ils l’ont supprimé avant de partir, pour si, des fois, il lui prenait fantaisie de trop parler… Ah ! on peut le dire, il connaît son affaire, le père Smiling. Vous vous souvenez quand il a fait croire aux médecins qu’il était klep… kelpto… keltomane, quoi !… Bref, ils ont raflé pour plus de vingt mille dollars de bijoux.

— Dieu de Dieu ! en voilà un coup ! cria avec enthousiasme M.  Bob Barden, tiré de son apathie par l’importance de la somme. C’est ça qu’il me faudrait !…

— T’es pas dégoûté, mais pour des coups comme ça, faut avoir un peu plus de nerf que tu n’en as, mon petit, objecta avec un indulgent mépris M.  Wilson, qui, peu après, ayant doucement réveillé la nymphe endormie, en la cognant sur la tête avec son verre, paya et sortit avec elle et ses deux compagnons.

Bob sortit derrière eux, mais il les laissa s’éloigner. Il était profondément ulcéré par le dédain qu’on lui avait témoigné ; il était dégoûté d’être sans le sou et sans domicile, et le verre d’alcool, avalé à jeun, — un effroyable whisky d’une force peu commune, — lui avait cassé les jambes, brouillé les idées et donné de l’audace. Il gagna à pas lents une avenue plantée d’arbres et, s’adossant au tronc de l’un d’eux, ralluma sa cigarette et resta immobile, plongé dans des réflexions qui, peu à peu, communiquèrent une expression sinistre à son visage plombé.

Bientôt il se remit en marche, se dirigeant vers une place voisine.

Une foule considérable s’y trouvait rassemblée. Ce matin-là s’était disputée une épreuve sportive de l’intérêt le plus passionnant, et dont les résultats, au fur et à mesure qu’ils parvenaient, étaient affichés en caractères énormes devant les bureaux d’une agence.

Bob se mêla au public. Le sport ne l’intéressait pas particulièrement, ou plutôt le sport qu’il se proposait de pratiquer ne ressemblait en rien à celui dont les résultats suscitaient tant de curiosité.

Au milieu de la foule, il se glissa sans hâte, de l’air détaché d’un flâneur indolent, tout en inspectant soigneusement d’un coup d’œil rapide et sournois, chacune des personnes qu’il coudoyait.

Enfin, s’approchant d’un groupe plus dense que les autres, il vint se planter à côté de l’un des assistants. Celui-ci, un homme haut en couleur, bien mis, avait l’aspect provincial et l’air naïf.

Il ne fit pas la moindre attention à l’individu louche qui s’était arrêté près de lui. La tête en arrière, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, il suivait avec une attention passionnée les résultats que l’agence affichait. De la poche de son gilet pendait une belle chaîne de montre, terminée par une lourde médaille en or.

Bob jeta un regard scrutateur à droite et à gauche et se rapprocha encore.

À ce moment, Jim Barden, laissé en liberté grâce à l’intervention de Florence Travis, arrivait sur la place. Il marchait d’un pas pesant, la tête basse, courbant ses puissantes épaules.

Indifférent à la foule qu’il coudoyait brutalement, il roulait de sombres pensées qui contractait son visage.

Tout à coup, il eut un tressaillement, et son regard devint fixe. Et, jetant un coup d’œil d’amer dédain sur la foule animée qui l’entourait, il avait aperçu son fils.

Son fils ! Certes, Jim s’était bien rendu compte que Bob n’avait pas péri le jour où il l’avait précipité par la lucarne de la cellule. Une enquête rapide avait suffi au vieux Barden pour constater que son fils avait dû empoigner la corde qui traînait sur la pente du soupirail, et que Sam Smiling l’avait remonté à la force du poignet jusqu’au toit d’en face. Maintenant Jim n’était plus en fureur, et, à revoir Bob, il eut un éclair d’émotion, mais qui se dissipa aussitôt : À quelle étrange besogne Bob s’employait-il donc ?

Il l’observa, puis, à pas muets, il vint se placer debout, immédiatement derrière lui.

Bob ne s’en aperçut point ; ses occupations actuelles absorbaient toutes ses facultés. Sans en avoir l’air, du coin de l’œil, il examinait son voisin, et, vers la montre de celui-ci, sa main avançait lentement. Avant que Jim eût le temps de lui arrêter le bras, il avait saisi la chaîne avec une dextérité furtive.

Par malheur pour lui, au même instant, d’un regard de côté, il vit son père, les yeux fixés sur lui. Il ne put retenir un mouvement de stupeur et d’épouvante. Le provincial, qu’il heurta, s’aperçut du larcin.

— Au voleur ! cria le provincial d’une voix formidable. Au secours ! Arrêtez-le !

Il voulut se saisir de Bob, mais le vieux Jim, le rejetant de côté si violemment qu’il le fit trébucher, prit lui-même son fils au collet, et, le poussant devant lui avec une force irrésistible, l’arracha du milieu de la foule et l’entraîna en courant à toutes jambes.

La foule s’ameutait dans un soudain tumulte. Deux policemen accourus s’informaient sans pouvoir arriver à se faire dire ce qui s’était passé, lorsque Max Lamar, cherchant à retrouver la piste de Jim, que son entretien avec Florence lui avait fait perdre, arriva rapidement, attiré par les cris et le rassemblement.

En un instant, il en comprit la cause. Il vit, là-bas, Jim et son fils qui s’enfuyaient.

— Vite ! vite ! poursuivons ces hommes ! cria-t-il en les désignant aux deux policemen.

Ceux-ci, avec lui, s’élancèrent sur les traces des fuyards. Un groupe de chasseurs amateurs les suivirent, mais, bientôt distancés, s’arrêtèrent un à un, essoufflés.

Jim, poussant toujours devant lui le jeune chenapan, qui, mécontent de sa maladresse, bouleversé par l’apparition de son père, obéissait passivement, franchit à toute allure deux ou trois rues, espérant dépister ceux qui étaient à ses trousses.

Il avait reconnu Max Lamar en compagnie des deux policiers. Sur sa main qui, d’une étreinte de fer, tenait son fils au collet, la couronne sanglante du Cercle rouge mesurait sa rage éperdue.

Les poursuivants gagnaient du terrain.

Dans un effort suprême, poussant plus fort Bob, haletant, Jim activa sa course. Il s’enfonça dans une ruelle déserte, y fit cent mètres environ et, escaladant trois marches, se jeta dans une allée étroite et obscure qui s’ouvrait entre deux maisons sordides.

Il parcourut l’allée jusqu’à une haute palissade clôturant un terrain vague tout encombré de vieux bois et d’objets divers, plus ou moins hors d’usage.

À l’angle de la palissade, Jim s’arrêta. Les poursuivants n’étaient pas encore en vue. Il saisit l’extrémité de la palissade, la décloua sans grand effort, se glissa avec Bob par l’ouverture ainsi obtenue, et replaça la clôture dans sa position première.

Alors, reprenant son fils au collet, il alla se dissimuler avec lui entre un vieux cuvier à lessive et deux tonneaux empilés l’un sur l’autre. Du toit d’un appentis donnant sur le terrain vague, un enfant en haillons, caché derrière les planches, les observait curieusement.