Le Cercle rouge (Leblanc)/Chapitre XXIV

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XXIV

La cabane en flammes


En lisant les instructions d’Allen, Max Lamar fronça le sourcil.

— Ça va bien, je vais vous rejoindre dans un moment, dit-il aux détectives, qui s’éloignèrent de quelques pas.

— Qu’avez-vous ? demanda Florence, qui s’alarmait… Vous êtes soucieux, tourmenté… Parlez, je vous en prie… Qu’y a-t-il ?

— Une chose pénible, mademoiselle… Les circonstances me mettent en présence d’un acte que je ne veux pas… que je ne peux pas accomplir. Et cependant…

— Je vous en supplie, expliquez-vous !…

— Eh bien, j’ai mission d’arrêter cet homme, cet ermite à qui je dois la vie.

— Mais c’est impossible, s’écria Florence, révoltée.

— N’est-ce pas ? C’est votre sentiment… Mais alors…

Lamar resta songeur un moment et reprit à demi-voix :

— Je me rappelle. Je l’ai connu jadis… Mais qui diable aurait pu supposer que sous les pauvres loques de ce vagabond hirsute et lamentable se cachait ce Gordon, si brillant autrefois, si élégant et qui donnait des soirées auxquelles assistait la haute société.

Florence Travis suivait avidement les paroles de Max.

— Ainsi vous l’avez connu ?

— Très bien ! J’étais même parfaitement au courant de son dernier avatar. Il était avocat conseil de la Société coopérative Farwell. Entraîné par le luxe, et incapable de résister à son goût pour la dépense, d’autre part généreux et charitable, il ne put, malgré ses honoraires très élevés, soutenir longtemps le train de vie dans lequel il s’était imprudemment engagé. C’est l’histoire de beaucoup de gens intelligents et bons, mais faibles. Il ne résista pas à la tentation de puiser, pour boucher certains trous, dans les fonds qui lui avaient été confiés. Peu à peu tout l’argent fondit dans ses mains. En vain, il fit appel à ceux qu’il avait si souvent obligés. La reconnaissance est un fardeau bien lourd. Tous ses amis d’un moment l’abandonnèrent. Alors, sur le point d’être arrêté, il prit la fuite et vint, comme nous venons de l’apprendre, se réfugier dans les anfractuosités de la falaise de Surfton.

— Quelle vie effroyable ! dit Mary.

— Donc au fond, ce n’est pas un mauvais homme ? demanda Florence Travis.

— Lui ? au contraire ! Il me l’a prouvé d’ailleurs en risquant sa vie pour me sauver.

— Alors, vous n’aurez pas le courage de l’arrêter ? dit Florence…

— Ah ! certes non ! répondit Max, et je regrette même de ne pouvoir le sauver à mon tour. Mais j’ai une position officielle et la loi est la loi… Je suis assermenté…

— Mais moi, je ne le suis pas ! s’écria Florence avec vivacité.

Une sorte de fièvre avait animé son visage. Elle sentit soudain remonter en elle la fatale hérédité et, sur sa main appuyée au rocher, le Cercle Rouge peu à peu apparaissait.

Elle n’y prenait pas garde.

Mais la prudence de Mary n’était jamais en défaut. La gouvernante détacha rapidement la mantille qui recouvrait sa tête et furtivement l’étendit sur la main de Florence.

La jeune fille, insistait de toutes ses forces auprès de Max Lamar.

— Docteur, laissez-moi me substituer à vous ! Cet homme vous a sauvé la vie. Je veux me charger de payer votre dette. De cette manière vous serez quitte avec lui sans avoir entaché votre honneur professionnel.

— Comment vous y prendrez-vous ? C’est une folie que vous allez tenter là !

— Laissez-moi faire, dit Florence en souriant, quelque chose me dit que je réussirai. J’ai confiance en mon étoile !

— Et moi aussi, répondit Max Lamar, gagné à son tour par une telle assurance. Allez, c’est une bonne action. Mais soyez prudente…

Les deux détectives s’étaient rapprochée.

— Nous attendons vos ordres, monsieur Lamar.

Max parut hésiter.

— C’est très ennuyeux, dit-il, que vous soyez chargés de cette affaire. Moi, je comptais vous employer contre Sam Smiling, qui a failli m’assassiner cette nuit. Gordon ne se doute de rien, il restera dans ses rochers, s’y croyant à l’abri. Remettons à plus tard son arrestation. Occupons-nous d’abord de Sam. Voilà une capture qui en vaut la peine !

— Nous avons des menottes pour l’avocat Gordon et non pour le cordonnier Sam Smiling, aujourd’hui, répondit Jacob. Les ordres du chef sont formels. Gordon d’abord, l’autre ensuite.

Max Lamar n’insista pas.

— Mais savez-vous exactement où est la retraite de Gordon ?

— Parfaitement, dit Boyles, nous avons sa photographie et celle de la cabane où il s’est réfugié.

Pendant qu’il montrait les documents à Max Lamar, Florence Travis, d’un coup d’œil furtif, les regardait également.

— Voilà qui me sera très utile, pensa-t-elle. Je sais maintenant tout ce qu’il me fallait savoir.

Et, laissant là Mary et le groupe des trois hommes, qui discutaient encore, elle prit sa course vers la falaise.

Instinctivement, elle suivit le chemin par lequel étaient passés les acteurs du terrible drame de la nuit précédente.

— Arriverai-je avant les deux détectives ? se demandait-elle. Ah ! quelle joie si je pouvais sauver cet homme qui a sauvé Max…

Elle grimpait, toujours de plus en plus alerte.

Parvenue à la pointe d’un rocher, elle se retourna et aperçut les deux policiers qui, conduits par un jeune guide, s’avançaient dans sa direction.

— Il n’y a pas un instant à perdre !

Elle reprit sa course et, après de nombreux détours, elle arriva en face d’une cabane fermée qui semblait déserte.

— C’est bien cette masure, pensa-t-elle, que j’ai vue tout à l’heure, représentée sur la photographie.

Elle essaya d’ouvrir la porte qui résista.

Faisant alors le tour de la cabane, elle se rendit compte que la fenêtre de derrière, très basse, était entrebâillée.

Sans hésitation, elle l’escalada et se trouva dans une petite pièce dont le seul ameublement consistait en un grabat misérable et une table boiteuse sur laquelle une lampe était posée…

Il n’y avait personne dans cette pièce.

Elle franchit alors une petite porte qui communiquait avec une autre pièce étroite et sombre.

Comme elle y pénétrait, un homme se dressa devant elle. Elle le reconnut aussitôt.

— Monsieur Gordon, s’écria-t-elle avant même qu’il eût ouvert la bouche, la police vous cherche. Elle est à deux pas.

La figure de Gordon exprima un indicible effroi.

— Hâtez-vous de fuir ! Je viens vous donner ce conseil de la part de l’homme que vous avez sauvé cette nuit ! continua Florence très vite.

— Lui !

— Lui-même ! Mais ne perdez pas un instant. Sautez par la fenêtre. Sauvez-vous à travers les rochers. Pendant ce temps, je retiendrai les policiers ici jusqu’à ce que vous soyez en sûreté. Allez ! allez ! je vous en conjure !

Florence avait saisi Gordon par le bras et l’entraînait vers la fenêtre.

À ce moment, des coups violents ébranlèrent la porte.

— Au nom de la loi ! Ouvrez !

Gordon n’hésita plus. Il se pencha, baisa la main de miss Travis et, s’élançant par la fenêtre, s’enfuit comme une bête traquée à travers les rochers.

Les coups redoublèrent. On enfonçait la porte.

Florence prit une boîte d’allumettes qui traînait sur la table et alluma la petite lampe.

Au même moment, la porte sauta et les deux policiers s’élancèrent dans la première pièce. Là ils s’arrêtèrent surpris, l’espace d’une seconde.

Devant eux, la porte de la chambre était légèrement entr’ouverte et, dans l’entrebâillement, une main blanche de femme apparut.

Cette main tenait une lampe allumée, de laquelle s’échappait une fumée inquiétante.

Et une voix s’écria :

— Si vous faites un pas de plus, je mets le feu à la cabane.

La main s’allongeait, agitant vivement la lampe.

Et sur cette main effilée et très blanche, un cercle rouge, intensément rouge, se dessinait :

Jacob et Boyles poussèrent un cri :

— Le Cercle Rouge !

Leur hésitation fut courte. Ils s’avancèrent résolument.

Mais alors la main tendue projeta violemment sur le sol la lampe qui éclata, en dégageant un nuage de fumée infecte, épaisse et noire qui emplit les deux pièces. Jacob recula à demi asphyxié.

Une lueur s’éleva, des flammes crépitèrent et en quelques minutes la cabane fut la proie d’un incendie dévorant.

Pendant ce temps, mettant à profit le nuage opaque et suffocant qui s’épaississait dans la cabane, Florence prit la fuite.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Sur la plage, Max Lamar, toujours assis à côté de Mary, causait avec celle-ci de banalités, mais une sourde préoccupation les absorbait tous deux.

Une voix légère se fit entendre.

— Docteur !

Max se retourna. Il se trouvait en présence de Florence, qui s’avançait, souriante et calme.

— Eh bien ! ça y est, dit-elle en se penchant à l’oreille de Max. Je crois qu’il est sauvé. Mais sa cabane est en flammes. Voyez plutôt.

Et, du geste, elle montra le panache de fumée qui s’élevait dans les rochers.

Max se dressa :

— Allons-y. Il faut que je me rende compte de ce que sont devenus Jacob et Boyles.

Max et Florence coururent vers le lieu de l’incendie. Une foule de baigneurs s’y trouvaient déjà.

Au devant d’eux s’avançaient les deux détectives, Boyles soutenant Jacob, encore suffoqué par la fumée qu’il avait respirée.

Max Lamar s’informa aussitôt.

— Ah ! nous l’avons échappé belle, dit Boyles.

— Vous n’êtes pas allé dans cette fournaise rechercher votre homme ? dit Max en feignant l’étonnement.

— Ma foi, quand nous sommes entrés cela ne flambait pas encore. Nous avons enfoncé une première porte. Puis, comme nous allions en renverser une seconde, une main de femme apparut dans l’entrebâillement, une main qui jeta une lampe par terre. Vous voyez d’ici quelle explosion… et quelle fumée !…

— Une femme ?

— Sûrement, il n’y a qu’une femme pour avoir la main aussi blanche…

— Et sur cette main, interrompit Jacob qui reprenait ses sens, il y avait… il avait…

— Un cercle rouge, acheva Boyles.

Lamar fut bouleversé par ce que venait de dire l’agent Boyles.

— Un cercle rouge, sur une main de femme ? Entendez-vous cela, mademoiselle ? dit-il à Florence qui s’avançait.

Avec une indifférence admirablement jouée, Florence répondit :

— Ah ! tiens ! une main de femme, voilà qui est curieux… avec le Cercle Rouge ?…

Elle baissa les yeux, regarda sa main et, la voyant, parfaitement nette et blanche, elle la porta nonchalamment à son pendentif, pour bien la soumettre ainsi à l’examen de Max Lamar.

Mais un doute terrible avait envahi ce dernier, doute auquel, malgré tous ses efforts, il ne pouvait plus se soustraire.

N’osant reprendre la conversation, de peur de laisser malgré lui éclater ses soupçons, il eut recours à une séparation brusque.

— Il faut que je revienne immédiatement à la ville. J’ai besoin de conférer avec Randolph Allen au sujet de tous ces événements. Je vais chercher à attraper le train de midi. Au revoir, mademoiselle, acheva-t-il d’un ton un peu froid.

— Au revoir, dit Florence, avec une moue attristée qui simulait l’innocence à merveille, au revoir et à très bientôt. Donnez-nous des nouvelles.

Max Lamar ayant pris congé se dirigea vers la station tandis que Florence regagnait sa villa. Une inquiétude cruelle crispait son visage, et, à voix basse, elle murmura :

— Cette fois, cette fois… j’ai bien peur qu’il ne devine l’affreuse vérité.