Le Château aventureux/Texte entier

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Plon (3p. 73-259).


LE CHÂTEAU AVENTUREUX


À Madame Lucie Delarue-Mardrus.


I


Le conte dit que, lorsqu’il eut fait justice de Méléagant, Lancelot demeura quelque temps à la cour, où il n’est joie et plaisir qu’il n’obtint de la reine sa mie. On lui apprit comment Bohor était arrivé et les prouesses qu’il avait faites contre cinq des meilleurs de la Table ronde ; puis comment le roi, la reine et tous les chevaliers étaient montés dans la charrette. Il en sourit de plaisir.

— Beau cousin, dit-il à Bohor, n’ayez pas si bien commencé pour laisser désormais toute chevalerie ; mais gardez, pour l’amour de moi, qu’aucune dame ou demoiselle requière jamais votre aide sans l’obtenir.

Personne n’avait osé lui annoncer la mort de Galehaut : aussi pensait-il que son ami était retourné dans sa terre.

— Dame, dit-il un jour à la reine, il me faut aller aux Iles lointaines : quand je saurai des nouvelles de mon compagnon, j’aurai le cœur plus joyeux.

Ah ! peu s’en fallut qu’elle ne lui avouât la vérité ! Mais elle songeait au chagrin qu’il aurait quand il apprendrait la mort de Galehaut, et son cœur se serra si fort qu’il s’en fallut de peu qu’elle ne pâmât.

— Beau doux ami, dit-elle seulement, que Notre Sire vous conduise !

Et, le lundi, Lancelot s’arma au sortir de la messe et partit si secrètement que personne ne le vit, hors sa dame qui avait monté sur la plus haute tour et le suivit longtemps des yeux.

Il chevaucha tant qu’il parvint dans une forêt haute, grande et agréable à y errer ; là, bien qu’il fît grand chaud, sous les arbres feuillus l’ombre était agréable. Il était fort en peine de son chemin, lorsqu’il découvrit des traces de chevaux : il les suivit à bonne allure et ne tarda pas à joindre une demoiselle qui chevauchait noblement sur un beau palefroi, suivie de ses gens ; elle était toute vieille et chenue, pourtant elle avait ses cheveux déliés sur les épaules à la façon des pucelles, et sur la tête une couronne de roses ; ainsi qu’il convient environ la Saint-Jean.

— Demoiselle, lui dit-il après l’avoir saluée, me sauriez-vous enseigner le chemin qui mène à la terre de Galehaut ?

— En nom Dieu, je puis bien vous l’enseigner, mais pourvu que vous m’accordiez un don : c’est que vous me suivrez dès que je vous en requerrai.

Lancelot octroya le don. Hélas ! il s’en repentit et chagrina assez quand le moment fut venu !



II


Suivant le chemin que la vieille lui avait montré, il arriva, au soir, devant une abbaye de moines blancs. Les frères, qui venaient de chanter complies, jouissaient du serein devant la porte, où ils lui souhaitèrent la bienvenue. Ils le désarmèrent, puis ils mirent sur la table une nappe et le pain et le vin. Mais il ne voulut pas manger avant que d’avoir fait oraison, car il n’était pas entré dans une église depuis le matin. Il fut donc s’agenouiller dans la chapelle, et, quand il eut prié, il remarqua une grille d’or et d’argent, ornée de fleurettes et de figures de bêtes et d’oiseaux. Elle entourait une tombe, la plus grande et la plus riche du monde, toute en or fin et pierres précieuses, et qui valait bien le prix d’un royaume. Des lettres y étaient gravées, qui disaient :

Ci-git Galehaut, le fils à la belle géante, sire des Îles lointaines, qui pour l’amour de Lancelot du Lac mourut.

D’abord qu’il eut lu cela, car il savait de lettres, Lancelot tomba pâmé ; puis, revenu à lui, il se mit à frapper ses poings l’un contre l’autre, à égratigner son visage au point d’en faire jaillir le sang, à s’arracher les cheveux, à se frapper la face à grands coups, et à pleurer amèrement, maudissant l’heure où il était né, puisqu’un si prud’homme était mort pour lui ; enfin il courut chercher son épée, décidé à s’occire.

Mais, comme il sortait de l’église, il vit une pucelle qui arrivait au galop d’une mule fauve qu’elle fouettait à grands coups.

— Qu’est-ce ? et où allez-vous ainsi ? cria-t-elle.

Et comme Lancelot ne répondit mot :

— Par ce que vous avez de plus cher au monde, arrêtez ! reprit-elle en écartant son voile. Ne voyez-vous pas qui je suis ? Écoutez ce que madame vous mande.

Alors Lancelot reconnut Saraide, la pucelle de la Dame du Lac.

— Madame a été huit jours malade, car elle avait trouvé dans ses sorts que, sitôt que vous auriez découvert la tombe de Galehaut, vous seriez en grand danger de vous tuer si vous n’en étiez détourné : aussi m’envoya-t-elle en grande hâte. Sachez que vous devez faire porter le corps au château de la Joyeuse Garde, pour qu’il soit mis dans le tombeau où vous avez vu votre nom écrit, et où vous serez vous-même enterré. De par madame, retournez dans l’église maintenant et dites aux moines votre volonté.

Lancelot revint à la grille, et d’abord il prit la tombe à deux mains et la leva d’un si grand effort que le corps lui sua, que le sang lui sortit du nez et que pour un peu plus il se fût tout rompu. Pourtant, la douleur qu’il avait eue à cela n’était rien auprès de celle qu’il sentit quand il aperçut le corps de son ami. En pleurant, il prit Galehaut dans ses bras et le coucha dans une bière qu’il recouvrit de la plus riche étoffe qu’on pût trouver dans l’abbaye ; puis il fit placer le cercueil sur une litière portée par deux palefrois. Et il demanda aux moines d’escorter le bon seigneur, à quoi ils y consentirent, bien qu’ils fussent très dolents de se voir enlever le corps.

Lorsqu’ils furent partis, Lancelot revint à Saraide.

— Demoiselle, lui dit-il, je vous demande de porter à Bohor cette épée qui fut à monseigneur Galehaut ; vous lui direz qu’il la ceigne de par moi, car elle est bonne et belle, et aussi qu’un chevalier n’accroît point sa gloire à demeurer trop longtemps en un lieu.

La pucelle répondit qu’elle ferait volontiers le message, et Lancelot, après l’avoir recommandée à Dieu, rejoignit le cortège qui accompagnait le corps de son ami. Et il le convoya, plaignant et pleurant sans cesse, jusqu’à la Joyeuse Garde.

Là, une très vieille dame lui dit qu’il y avait, enfouie dans la chapelle, la plus belle bière qu’on eût jamais connue ; elle avait contenu les restes d’un roi des païens et sarrasins qui tenaient le château avant que Joseph d’Arimathie y fût venu. Lancelot la fit déterrer et l’admira beaucoup quand il la vit : ce n’est pas étonnant, car elle n’était ni d’or ni d’argent, mais toute de pierreries. On y coucha le corps de Galehaut armé de toutes armes, comme était en ce temps la coutume. Et Lancelot baisa trois fois son ami mort sur la bouche, le cœur prêt à crever d’angoisse, puis il le couvrit d’une riche étoffe ouvrée d’or et de gemmes, et, après l’avoir fait placer dans son propre tombeau, menant le plus grand deuil dont on ait ouï parler, il se mit en devoir de regagner Camaaloth.

Mais le conte se tait maintenant de lui et devise de Bohor de Gannes.


III


Quand la pucelle de la Dame du Lac fut arrivée à Camaaloth, elle se mit en quête de son logis, et tous deux eurent grande joie à se retrouver. Ensuite Saraide fit le message de Lancelot. Et Bohor reçut l’épée volontiers, mais, lorsqu’il entendit les paroles, il devint tout honteux et morne.

— Vous dites vrai, fit-il : à trop demeurer céans, je ne conquerrai jamais ni prix, ni louange !

Et le lendemain, sitôt que l’alouette chanta et que le jour eut vie, il se fit armer ; puis il alla prendre congé du roi et de la reine, qui le recommandèrent à Dieu, et il s’éloigna par la forêt de la Sapinoie.

C’était en mai, quand la rose est fleurie et que sous les hauts arbres feuillus les oiselets font : « Oci ! oci ! » : alors les tourterelles se répondent. Bohor et son écuyer chevauchaient, chacun tenant une fleur à la main, sans se soucier de rien, tant qu’enfin, à la nuit tombée, ils s’égarèrent et qu’il leur fallut coucher sous un arbre. Et certes, s’ils manquèrent des viandes qui conviennent à des corps d’hommes, leurs chevaux purent paître à leur aise, ce soir-là. Mais le lendemain, quand le soleil abattit la rosée, ils se remirent en route, aussi enjoués que la veille. Et le valet chantait :

 
Une donzelle
Légère et belle,
Gente pucelle
Bouchette riant.
Qui me rappelle :
« Viens çà ! me dit-elle.

Dessus ta vielle
Ma joue en chantant
Tant mignotement ! »
J’allai la voir dans le bosquet
Avec la vielle, avec l’archet.
Et je lui chantai un muset
Par grand amour !

Et Bohor répondait :

L’on connaît à son regard
Femme qui sait de barat ;
Elle a tôt un fol trouvé
Et lorsqu’il est dans ses lacs,
Il n’en échappera pas ;
S’il a deniers apporté,
L’une sur ses reins le trousse,
L’autre lui vide la bourse.
N’est-ce là déloyauté ?
De par tous les saints du monde
On devrait leur faire honte
Et hors d’ici les jeter !

En nom Dieu, a dit Gobin,
La femme, plus que le vin.
Commet de déloyauté.
Pour un pâté de lapin
Ou pour l’aile d’un poussin
On en fait sa volonté.
Ce n’est marchandise vile :
Or, pour un pâté d’anguilles

On peut faire le marché.
Bien fou qui met là vingt livres !
Il faut le tenir pour ivre !
Il mérite d’en porter !

Car Bohor fut l’un des chevaliers du monde qui aimèrent le moins les femmes. Si parfois, en chevauchant par les rues d’une ville, un de ses compagnons lui disait :

— Regardez, sire, regardez ! Par sainte Marie, la belle dame !

— La belle bête que mon cheval ! répondait-il. Je ne connais point de destrier qu’on lui puisse comparer.

Ainsi fait, il demeura longtemps pur de cœur et vierge de corps, et s’il tomba une fois dans le péché, il s’en repentit tant par la suite que Notre Sire lui pardonna ; le conte parlera de cela quand le moment sera venu, mais il faut laisser venir chaque chose en son temps.


IV


Bohor et son écuyer chevauchaient ainsi, et ils allèrent tant qu’ils parvinrent dans une grande prairie auprès du château de la Marche, où le roi Brangore d’Estrangore donnait un tournoi pour fêter l’anniversaire de son couronnement ; de l’une et de l’autre part, il y avait bien là cent chevaliers.

Il faisait aussi chaud qu’à la Saint-Jean : aussi Bohor avait-il ôté son heaume et l’avait baillé à son écuyer. Or, il était tout jeune adolescent, et le rayon de sa beauté luisait comme celui du soleil au matin. En arrivant, il s’arrêta et descendit de son palefroi, afin de s’atourner mieux qu’il n’était ; puis il monta sur son destrier et se mit à regarder les joutes. Mais, durant qu’il était nu-tête, la fille du roi l’avait vu de la loge des dames où elle était assise.

— Regardez ce chevalier, dit-elle à l’une de ses pucelles, comme il est bel et avenant ! il se tient aussi droit sur son cheval que s’il y était planté ! Certes, Notre Sire fut très débonnaire qui lui fit ainsi largesse de beauté ; s’il a autant de valeur, il mérite d’être fort prisé. Allez, et invitez-le à jouter.

Aussitôt la pucelle vint à Bohor et lui dit de par la fille du roi :

— Sire chevalier, baillez-moi votre écu.

— Pourquoi ? fit-il.

— Parce qu’il me servirait assez : je l’attacherais à la queue de mon cheval pour l’amour des bons chevaliers qui regardent les tournois sans rien faire.

De ces mots, Bohor fut tout d’abord interdit ; puis il baissa la tête et, brochant des éperons, il s’élança, lance sur feutre. En le voyant approcher ainsi, plusieurs chevaliers lui vinrent à l’encontre ; mais il renversa le premier en même temps que le cheval, fit voler le second à terre par-dessus la croupe du destrier, brisa sa lance en abattant le troisième, tira son épée et plongea dans la presse où il fit tant d’armes, qu’au bout d’une heure nul, pour fier qu’il fût, n’osait plus l’attendre. Et la fille du roi dit à ses dames :

— Que vous semble de ce nouveau chevalier ?

— Demoiselle, il peut bien dire que Dieu lui a donné la prouesse avec la beauté.

— Dames, nous devons élire un chevalier pour qu’il s’asseye à grand honneur dans la chaire d’or, à la table des douze pairs, au milieu de cette prairie ; et auprès de lui doivent prendre place les douze meilleurs du tournoi. Choisissons ceux à qui nous accorderons cet honneur, car c’est pour cela que nous sommes ici.

Elles répondirent que le nouveau chevalier avait tout vaincu, puis elles se mirent d’accord pour désigner les douze champions qui avaient le mieux fait après lui ; après quoi, le roi Brangore arrêta le tournoi et appela Bohor en lui faisant tant de joie que l’enfant en avait honte. Les demoiselles le désarmèrent et lui lavèrent le corps et le visage ; enfin la fille du roi le revêtit presque de force, tant il s’en défendait, d’une riche robe de soie vermeille fourrée d’hermine.

Pendant ce temps, le roi faisait tendre un pavillon, car la chaleur était grande ; et l’on apportait la chaire d’or et la table des douze pairs. Or, quand Bohor fut assis dans la chaire, il devint tout rouge de confusion, ce qui le rendit encore plus beau. Les douze chevaliers élus lui servirent le premier mets à genoux ; puis ils se mirent à table. Le second mets fut présenté par les dames, le troisième par le roi et ses barons, et tous les autres par les demoiselles, mais la fille du roi apporta le dernier qui était d’épices.

Ensuite les caroles et les rondes commencèrent dans la prairie ; et les dames et les pucelles, qui étaient plus de cent, dansaient en chantant :


Prenez-y garde :
Si l’on regarde,
Si l’on regarde,
Dites-le-moi !
(Prenez-y garde,
Si l’on regarde)
La pastourette
Y gardait vaches.
« Belle brunette,
À vous m’octroie ! »
Prenez-y garde :
Si l’on regarde,
Si l’on regarde,
Dites-le-moi !

Et, certes, toutes étaient avenantes et atournées très richement, mais ceux qui regardaient la fille du roi pensaient que jamais plus belle créature n’était née, depuis la Vierge Marie. Et sachez qu’elle s’entendait merveilleusement à faire des aumônières, ouvrer des draps de soie et d’or, lire, écrire, parler latin, jouer de la harpe, chanter toutes les romances sarrasinoises et les chansons gasconnes, françaises, lorraines, et les lais bretons : c’était la fleur et l’émeraude des belles.

— Sire chevalier, dit le roi son père à Bohor, votre valeur vous a fait élire comme le meilleur de notre tournoi, et vous y gagnez de pouvoir prendre la plus avenante de ces demoiselles, à votre choix, avec tous ses honneurs et richesses. Et il vous faut aussi donner à ces douze champions les douze pucelles que vous voudrez.

— Sire, demanda Bohor, s’il arrivait que le chevalier que vous dites le meilleur ne voulût prendre femme, qu’en serait-il ?

— Par ma foi, à sa guise ! Néanmoins, il faut qu’il s’acquitte envers les douze autres.

— Et s’il ne marie pas les douze demoiselles, chacune selon son rang, la honte sera pour lui et le dommage pour celles qui ne lui ont méfait en rien.

— Vous pouvez prendre conseil des plus sages et plus prud’hommes de ma cour ; de cela vous ne serez point blâmé. Mais pour vous-même choisissez celle que vous voudrez.

— Beau sire, dit Bohor, j’ai entrepris une quête, et je ne me puis marier avant que de l’avoir achevée.

— Celle que vous choisirez attendra bien que votre quête soit menée à fin.

— Sire, pour Dieu, ne croyez pas que ce soit par dédain, mais je ne puis prendre femme, et je vous prie de ne point vous en chagriner.

Là-dessus, Bohor appela à parlement les prud’hommes du roi, puis, selon leurs conseils, il attribua une pucelle à chacun des douze champions, disant toutefois qu’il n’octroierait à personne celle qui lui avait donné sa robe. Et quand la fille du roi vit qu’elle n’avait point celui qu’elle espérait, elle fut toute dolente, dont, quoiqu’elle n’en fît pas semblant, toutes les autres s’aperçurent : si bien qu’elles surnommèrent Bohor le Beau mauvais.


V


La fille du roi cependant s’approchait de la table des douze pairs :

— Seigneurs, dit-elle, je vous ai servi du dernier mets : quel guerredon m’en rendrez-vous ?

— Demoiselle, dit le premier chevalier qui avait nom Callas le petit, pour vous je ferai tant que durant un an, je ne jouterai pas sans avoir ma jambe droite posée sur le cou de mon cheval, et je vous enverrai les armes de tous ceux que j’aurai ainsi conquis.

— Je ferai tendre mon pavillon à l’orée de la première forêt que je verrai, dit Talibor aux dures mains, et j’y demeurerai jusques à temps que j’aie pris dix chevaliers, dont je vous enverrai les destriers.

Alfarsar, le troisième, promit qu’il n’entrerait point dans un château qu’il n’eût outré dix champions. Et Sarduc le blanc dit qu’il ne coucherait jamais nu à nu avec une demoiselle avant d’avoir vaincu quatre chevaliers ou de l’avoir été lui-même. Le cinquième jura que, durant un an, il combattrait tous les chevaliers conduisant des pucelles, et que, s’il les amenait à merci, il enverrait leurs amies servir la fille du roi ; il avait nom Mélior de l’Épine.

— Je trancherai le chef à tous ceux que je combattrai cette année, déclara Angoire le félon, et, si je ne suis pas tué ou occis, je vous ferai parvenir leurs têtes.

— Je baiserai de force toutes les demoiselles que je trouverai en compagnie d’un chevalier, dit Patride au cercle d’or, ou bien je serai vaincu.

Meldon l’enjoué parla ensuite :

— Je chevaucherai durant un mois en chemise, le heaume en tête, l’écu au col, la lance au poing, l’épée au côté, et, ainsi fait, je jouterai contre tous.

— Demoiselle, promit Garaingant le fort, j’irai au gué du Bois, et nul chevalier n’y abreuvera son cheval que je ne le combatte, et je vous enverrai les écus de tous ceux que je vaincrai.

Malquin le Gallois jura qu’il ne cesserait d’errer jusqu’à ce qu’il eût découvert la plus belle du monde, et qu’il s’emparerait d’elle où qu’elle fût et l’enverrait servir la fille du roi. Mais Agricol le beau parleur s’exprima plus courtoisement.

— Demoiselle, je n’aurai d’autre robe que la chemise de ma mie et je porterai son voile autour de ma tête, et, sans plus d’armes que ma lance et mon écu, j’abattrai dix chevaliers, ou je serai outré.

— Demoiselle, dit le douzième, qu’on surnommait le Laid hardi, durant un an je chevaucherai sans frein ni bride et ma monture ira à sa guise ; et je combattrai à outrance ceux que je rencontrerai, et je vous enverrai les ceintures et les aumônières des vaincus.

— Et vous, sire, demanda la fille du roi à Bohor, quel guerredon puis-je attendre de vous ?

— Demoiselle, en quelque lieu que je sois, mais libre de tout serment, vous pourrez me prendre pour votre chevalier. Et mieux : pour l’amour de vous, je m’emparerai de la reine Guenièvre, fût-elle sous la conduite de quatre compagnons de la Table ronde, pourvu toutefois que messire Lancelot du Lac n’en soit pas.

— Seigneurs, grand merci !

Et la fille du roi retourna auprès de ses dames et demoiselles, et elles cardèrent ensemble jusqu’au soir.


VI


Lorsque tout le monde fut couché, elle appela sa nourrice qui était vieille dame et savait mille charmes et enchantements. Et, dès qu’elle la vit, elle se mit à pleurer et à crier qu’il ne lui restait qu’à mourir.

— Mourir ! fit la vieille. À Dieu ne plaise que vous mouriez tant que je serai en vie ! Dites-moi ce qui vous tourmente et j’y aviserai selon mon pouvoir.

— Las ! de tous les maux le mien diffère. J’en souffre et pourtant il me plaît : c’est qu’il me vient de ma seule volonté, mais j’ai tant d’aise en mon vouloir que ma douleur m’est douce. Et je n’ose le nommer.

— Belle fille, vous m’avez toujours trouvée dévouée à vos désirs. Parlez sûrement : si c’est peine d’amour, je vous puis aider plus que toutes les femmes.

— Oui, j’aime d’amour, et jamais pucelle n’aima si fort ! Il y paraîtra assez, car, si celui que j’aime me repousse, je me tuerai de ces deux mains. C’est le plus beau chevalier du monde, celui qui remporta le prix du tournoi : il est mon corps et mon cœur, ma joie et ma douleur, toute ma richesse et toute ma pauvreté, ma mort et ma vie. Fussé-je sur une tour haute de cent toises, je sauterais vers lui, s’il était au pied, car je sais bien qu’amour, qui est seigneur de tous les seigneurs, me protégerait et que je n’aurais aucun mal. Prenez pitié de moi, ou il ne me reste qu’à périr.

— Allez vous mettre au lit, dit la vieille ; je vous l’amènerai. Et je n’en sonnerai mot : croyez que le vent parlerait plutôt que moi.

Elle prit un manteau et s’en fut dans la chambre de Bohor. Quatre cierges y brûlaient, si bien qu’on y voyait très clair, et il ne dormait pas encore, tant il était las de sa journée.

— Beau sire, lui dit la nourrice après l’avoir salué, ma demoiselle m’envoie pour se plaindre de vous à vous-même : vous lui avez méfait de deux façons. Tout d’abord parce qu’il avait été convenu que le vainqueur du tournoi la prendrait pour femme : en ne le faisant pas, vous lui avez causé honte et tort. Puis, parce qu’elle est bien bonne à marier : si vous étiez courtois, vous ne l’eussiez pas oubliée quand vous avez désigné des époux aux autres. Aussi vous envoie-t-elle cet anneau, qu’elle vous requiert de porter en souvenir de votre méfait.

Bohor passa l’anneau à son doigt. Aussitôt son cœur changea : jusque-là il avait été chaste et de froide nature ; sur-le-champ il sentit ce qu’il n’avait jamais éprouvé : tel était le sortilège de cet anneau.

— Pour Dieu, dame, qu’elle prenne de moi une aussi haute vengeance qu’elle voudra ! Il n’est rien que je ne fasse pour être pardonné.

— Par ma foi, le mieux est que vous alliez lui crier merci !

Bohor passa un manteau sur sa chemise et ses braies, et la vieille le conduisit près du lit de la fille du roi, qui en le voyant se mit sur son séant.

— Sire chevalier, dit la nourrice, pour amende vous demeurerez en ce lit toute la nuit. Et vous, demoiselle, ne le refusez point comme vôtre.

Là-dessus, la vieille s’en alla et ferma la porte. Et ainsi furent unis un fils et une fille de roi, car Nature leur apprit ce dont ils n’avaient jamais rien vu ; et les fleurs de virginité furent cueillies. Mais Dieu ne voulut pas que leur pureté fût corrompue sans résultat ; et comme le tâcheron ne peut donner à sa vigne que la façon, eux, de même, ils ne purent fournir que cela : c’est Notre Sire qui mit le fruit, et rarement on en vit un plus haut sortir de deux si jeunes gens, car, par la grâce et la volonté divines, la fille du roi conçut cette nuit-là Hélain le Blanc, qui fut plus tard empereur de Constantinople et passa les bornes d’Alexandre, comme en témoigne l’histoire de sa vie. Mais le diable mena grande joie, qui pensait bien les avoir désormais en son pouvoir ; en quoi il fut déçu. Quant à la Dame du Lac, elle fut très dolente lorsqu’elle apprit la chose, car elle avait cru que Bohor demeurerait vierge durant tout son âge, comme il le lui avait promis, et qu’ainsi pourrait-il achever la haute quête et savoir la vérité du Saint Graal.

Lorsqu’au matin il fut revenu dans son lit, il commença de se frotter les mains par joie, tant que l’anneau, qui était trop grand, lui tomba du doigt. Et, son illusion l’ayant quitté avec la bague, il eut horreur de ce qu’il avait fait. Il se leva sur-le-champ et fut entendre la messe. Comme il sortait de l’église, sa mie, la fille du roi, l’appela.

— Sire, dit-elle, vous savez ce qu’il en a été de nous deux : en mémoire de notre nuit, je veux que vous preniez ce fermail, que je vous donne, et le portiez pour l’amour de moi. Et je vous prie de retourner dans une demi-année, car, s’il advenait par la volonté de Dieu que je fusse grosse, je voudrais que mon père apprît de vous ce qui est arrivé et que vous témoignassiez que cet enfant est vôtre.

Bohor mit le fermail à son col et promit de revenir au terme fixé, s’il pouvait. Puis, laissant la demoiselle très chagrine, il alla prendre congé du roi et s’en alla. Mais le conte, pour l’instant, ne parle plus de lui et devise du roi Artus.


VII


Aux octaves de la Pentecôte, le roi fut à la chasse dans la forêt de Camaaloth, qui était si haute et si belle qu’on disait que les déesses d’amour y habitaient et que c’était leur paradis. Il avait avec lui quatre rois couronnés et tant de ducs, de comtes et de barons que je n’en sais le nombre : car il n’avait pas encore donné congé aux gentilshommes qui s’étaient rendus à sa cour. Derrière les chasseurs suivaient à petit train la reine Guenièvre et une grande compagnie de dames et demoiselles, toutes en robes plissées, sans manteaux car l’été était bon, gantées de blanc et coiffées de chapeaux ornés de fleurettes et d’oiseaux : c’était merveille de les voir. Elles étaient gardées par quatre chevaliers seulement, dont l’un était Keu le sénéchal, l’autre Sagremor le desréé, le troisième Dodinel le sauvage et le quatrième Lancelot du Lac. À côté de la reine, un écuyer portait un petit chien braque, qu’elle aimait tendrement parce que c’était la Dame du Lac qui le lui avait donné. Et les pucelles chantaient des chansons joyeuses comme :


Je sens le doux mal sous ma ceinturette.
Maudit soit de Dieu qui me fit nonnette !

Ô Ciel ! qui m’a mise en cette abbaye ?
Qui nonne me fit, Jésus le maudie !
Ah ! j’en sortirai, par sainte Marie !
Je n’y vêtirai cotte ni gonnette.

Je sens le doux mal sous ma ceinturette.
Maudit soit de Dieu qui me fit nonnette !

Je dis malgré moi vêpres et complies.
J’aimerais bien mieux mener bonne vie
Avec celui-là dont je fus l’amie,
Car il est joli et je suis jeunette !

Je sens le doux mal sous ma ceinturette.
Maudit soit de Dieu qui me fit nonnette !


Et ainsi allait le cortège, menant grande joie à cause de la gaieté des cœurs et de la douceur de la saison.

Soudain un chevalier monté sur un destrier noir sortit d’un chemin de traverse. Il était armé de toutes armes, le heaume en tête, l’écu au col et la lance au poing. Il salua. La reine lui dit : « Dieu vous garde, sire chevalier ! » et voulut passer outre. Mais il saisit son palefroi par le frein et, ce faisant, se prit à pleurer amèrement.

— Dame, gémit-il, je vous fais prisonnière. Hélas ! Dieu sait que c’est malgré moi !

— Par ma foi, sire, dit Keu en tirant son épée, ôtez votre main ou je la couperai !

— Voire ! en sommes-nous déjà là ? En nom Dieu, Keu, vous vous en repentirez, car nous jouterons.

Ils prennent du champ et se jettent l’un sur l’autre : voilà Keu durement abattu. Sagremor veut le venger : il est renversé au premier coup de lance et l’inconnu lui passe à cheval sur le corps, au risque de lui rompre la tête et de lui crever le ventre. À son tour, Dodinel vole à terre, et si roidement qu’il pense se briser le dos. Lancelot, enfin, allait s’élancer, lorsque des appels retentirent sur le chemin, et en se retournant il vit une vieille pucelle qui accourait, pressant son palefroi tant qu’elle pouvait ; un cercle d’or serrait ses cheveux gris, déliés et épars sur ses épaules : elle semblait bien avoir soixante ou soixante-dix ans.

— Sire chevalier, cria-t-elle à Lancelot du plus loin qu’elle put, sire chevalier, acquittez votre foi !

— Quelle foi ? Avez-vous donc ma foi ?

— Oui, en nom Dieu ! Vous me la donnâtes quand vous cherchiez la terre de Galehaut.

— Dame, vous me feriez honnir à jamais si vous me forciez à m’éloigner maintenant de ce chevalier qui m’attend. Pour Dieu, accordez-moi répit jusqu’à ce que je l’aie abattu !

— Voire ! et s’il vous conquiert, vous serez son prisonnier ! Venez avec moi.

— Je vous suivrai donc, dit Lancelot ; mais sachez que nous n’aurons pas marché deux traits d’arc que vous me trouverez mort et tué de ma propre main.

— Si je vous laisse jouter, jurez-vous de me suivre ensuite ?

— Je le jure, sauf que mon corps ne le puisse.

Là-dessus, les deux chevaliers se heurtent de si grande force qu’ils se percent l’écu et le haubert et se mettent la chair à nu, qui était blanche et tendre. Lancelot traversa l’épaule de l’inconnu et le culbuta ; lui-même, il demeura en selle, mais le fer de l’autre lui resta au côté.

— Maintenant, sire chevalier, acquittez votre foi ! crie la vieille en lançant sa monture à toute bride.

Et, sans regarder à sa blessure, Lancelot s’éloigne au galop derrière elle, pendant que la reine s’écrie :

— Ha, il a dans le corps un tronçon de lance ! Il lui faudra mourir, s’il va longtemps ainsi !

Néanmoins, elle fit transporter les blessés au bord d’une source qui coulait non loin de là, et qu’on nommait la Fontaine aux Fées parce qu’on y avait vu souvent de très belles dames dont personne jamais n’avait rien su. Elle mit là pied à terre avec sa suite, et, d’abord qu’on eut ôté son heaume au chevalier inconnu, elle reconnut Bohor. Elle s’empressait à le panser, car il était durement navré, lorsqu’un chevalier parut à l’orée de la clairière, vêtu des armes de Lancelot, pour qui tout le monde le prit. Hélas ! il passa près de la reine et disparut sous les arbres sans sonner mot, de sorte qu’elle vit assez que ce n’était pas son ami. Et aussitôt l’idée lui vint que Lancelot avait été vaincu par trahison, peut-être tué par celui qu’elle venait de voir, si bien qu’elle tomba évanouie ; puis elle commença de gémir, disant que la fleur de toute chevalerie était morte, arrachant ses beaux cheveux, meurtrissant son tendre visage et menant le plus grand deuil du monde.

Cependant Bohor avait repris ses sens. Quelle douleur il sentit quand il apprit la perte de Lancelot ! Sa plaie se remit à saigner et il pâma de nouveau. Alors on l’étendit dans une litière bien tapissée d’herbe fraîche, et la reine le ramena tristement à Camaaloth.

Peu après, le roi rentra de la chasse avec ses hauts barons, jovial comme celui qui n’a trouvé de tout le jour chose qui lui ait déplu. Mais la reine conta le malheur qui était arrivé, dont toute la cour fut consternée. Messire Gauvain, Lionel et dix compagnons des plus vaillants de la Table ronde annoncèrent qu’ils partiraient le lendemain en quête du bon chevalier. Les saints furent apportés et ils firent serment de le chercher durant un an et un jour si auparavant il n’était trouvé : telle était la coutume.

Le lendemain, au sortir de la messe, ils montèrent à cheval et allèrent tant qu’ils arrivèrent à la Croix Noire. Pourquoi on la nommait ainsi, le conte le dira tout à l’heure.


VIII


Au temps où l’évêque Josephé vint au pays de Camaaloth, on n’y voyait que des païens. Mais, par la volonté de Notre Seigneur, les habitants se convertirent si rapidement que leur roi Agreste crut prudent de feindre qu’il se soumettait lui-même à la loi de Jésus-Christ, et reçut le baptême au grand détriment de son âme. Pourtant, à peine Josephé fut-il parti, il réunit tous ceux de ses barons qui n’étaient que des faux chrétiens comme lui, et ils firent périr les autres et tournèrent le menu peuple à sa première foi.

Or Josephé avait laissé dans le royaume douze de ses parents les plus sages, afin de défendre chaque jour la fragilité des nouveaux fidèles contre l’Ennemi. Le roi Agreste fit prendre les douze compagnons et, quand ils eurent refusé de renier Dieu, il commanda de les traîner par la ville à la queue des chevaux, puis de les mener devant une croix que Josephé avait élevée : l’un après l’autre, ils y furent attachés et ils eurent la tête écrasée à coups de maillets, de manière que, du sang et de la cervelle qui jaillit, la croix devint toute vermeille.

Ensuite, le roi ordonna de brûler une autre croix de bois qui se dressait à l’entrée d’un cimetière. Mais, à peine eut-il dit cela, il parut hors de lui-même et se mit à se dévorer les mains. Ayant rencontré l’un de ses enfants, il l’étrangla de ses poings à demi rongés. Enfin il courut comme un forcené par la maîtresse rue de la cité et se jeta dans un grand four qu’il vit ouvert, où il brûla tout entier.

Ceux du pays furent épouvantés de cette aventure, et tellement qu’ils rappelèrent Josephé. Il fit enterrer les corps des douze martyrs et laver la croix, qui était devenue toute noire, car le sang rouge s’obscurcit à la longue. Mais Notre Sire voulut que ce bois ne changeât plus de couleur. Et c’est en souvenir de ce miracle qu’on nomma cette croix la Croix Noire.


IX


Comme ils y arrivaient, les douze compagnons de la Table ronde rencontrèrent un chevalier qui portait deux épées, et cela les étonna.

— Beau sire, lui dit messire Gauvain, si je pensais que cela ne vous déplût point, je vous demanderais pourquoi vous avez deux épées.

— Par ma foi, je ne saurais vous répondre avant que de connaître votre nom.

— Je suis Gauvain, le neveu du roi Artus.

— Ha, messire Gauvain, je vous répondrai bien !

Ce disant, l’inconnu mit pied à terre et posa une de ses épées bien doucement sur le gazon, après en avoir baisé le pommeau. Puis il la tira du fourreau ; mais la lame était brisée par le milieu et, pour faire sortir l’autre moitié, il fallut secouer la gaine : quand ce fut fait, messire Gauvain et ses compagnons, émerveillés, purent voir que de la pointe suintaient des gouttes de sang.

— Seigneurs, il vous faut essayer de joindre ces deux morceaux, dit l’inconnu. Mais enveloppez-vous les mains de cette pièce de soie, car, si vous touchiez l’acier à nu et que vous ne réussissiez à réunir les fragments, il pourrait vous en venir grand mal.

Messire Gauvain se mit à genoux et le premier tenta l’aventure, mais sans succès ; et ni ses frères, ni messire Yvain, ni Lionel, ni Hector, ni Sagremor, ni Keu, ni Lucan le bouteiller, ni Giflet, aucun de ses compagnons ne put l’achever mieux que lui. Ce que voyant, le chevalier aux deux épées se mit à pleurer.

— Vous pouvez apercevoir, lui dit Hector des Mares, qu’ils ont bien tort ceux qui nous tiennent pour prud’hommes !

— Prud’hommes, répliqua l’étranger, vous l’êtes ; mais il paraît que vous ne vous êtes pas si bien gardés qu’il eût fallu du péché de la chair. Vous avez entendu conter que Joseph, le gentil chevalier d’Arimathie qui descendit Jésus-Christ de la Sainte Croix, vint jadis en ce pays. Un jour qu’il errait par la forêt de Brocéliande, il rencontra un Sarrasin nommé Matagran. Quand tous deux se furent salués, ils se demandèrent l’un à l’autre de quels pays ils étaient.

« — Je suis d’Arimathie, dit Joseph.

« — D’Arimathie ? et qui t’a conduit ici ?

« — Celui qui connaît la bonne route.

« — Quel est donc ton métier ?

« — Je suis médecin.

« — En ce cas, viens avec moi : tu guériras mon frère, qui est malade depuis plus de six mois.

« — Je le guérirai bien, avec l’aide de Dieu.

« Ils chevauchèrent jusqu’au château et le Sarrasin mena Joseph à son frère qui avait une blessure à la tête.

« — Sire, dit le blessé, si vous me guérissez, je vous ferai riche.

« Mais Joseph se mit à rire.

« — Comment le pourrais-tu, dit-il, toi qui ne possèdes que de l’or et de l’argent ? Ce ne sont pas là de grandes richesses : ne donnerais-tu pas tous les trésors pour avoir santé ? Je te guérirai, si tu veux croire en Dieu.

« — Ainsi fais-je, et non pas en un dieu, mais en quatre : Mahomet, Apollon, Tervagan et Jupiter.

« — Tu en es d’autant plus honni et déchu ! Crois-tu donc que de telles idoles, que des hommes ont faites de leurs propres mains, soient divines ? Je te ferai voir qu’elles ne valent rien.

« Or, un Sarrasin qui était là, entendant Joseph parler de la sorte, tira son épée et l’en frappa si rudement à la cuisse qu’il brisa la lame par le milieu et qu’une moitié en demeura dans la plaie. Joseph se reprit à rire.

« — Puisqu’il en est ainsi, dit-il, menez le frère de Matagran devant vos dieux : s’ils le guérissent, je croirai qu’ils sont puissants.

« Les païens portèrent le blessé dans leur mahomerie ; mais ils eurent beau prier Mahomet, il demeura navré comme devant. Alors Joseph se mit à genoux et fit oraison de très grand cœur ; puis il baisa la terre : et aussitôt les cieux parurent se fendre, les airs noircir, la terre trembler, et la foudre tomba sur les idoles et les détruisit ; il en sortit une fumée si puante que tous les Sarrasins churent en pâmoison. Et quand ils furent revenus à eux :

« — Voyez comme vos dieux sont puissants ! leur dit Joseph. Sachez que Celui qui les anéantit vous anéantira tout de même, si vous ne vous amendez !

« — Je vois bien, dit Matagran, que votre Dieu est plus fort que je ne croyais. S’il guérissait mon frère, je croirais en lui.

« Joseph pria de nouveau et bientôt le blessé se leva et dit qu’il était aussi sain que s’il n’eût jamais été navré. Alors les Sarrasins se prosternèrent et requirent chrétienté.

« Joseph les baptisa ; après quoi il retira de sa propre cuisse le tronçon de l’épée qui y était resté et, dès qu’il eut fait le signe de la croix sur la plaie, elle se trouva guérie. Quant à la lame, sachez qu’elle était aussi blanche et claire que si elle ne fût point entrée dans sa chair. Il la prit, demanda l’autre moitié au Sarrasin qui l’avait frappé et dit :

« — Épée, celui qui te ressoudra sera le meilleur chevalier du monde, celui qui mettra les aventures du Saint Graal à fin.

« J’avais pensé, continua le chevalier aux deux épées, que messire Gauvain serait celui-là, car il est de grand renom. Puisqu’il y a failli, qui devrai-je maintenant chercher ?

Ce disant, il replaça avec soin les deux tronçons dans le fourreau.

— Comment vous appelle-t-on ? lui demanda Hector des Mares.

— J’ai nom Héliézer, fils du roi Pellès.

Là-dessus, il se remit à cheval et s’éloigna, après avoir recommandé à Dieu monseigneur Gauvain et ses compagnons, lesquels résolurent de se séparer afin d’augmenter leurs chances de trouver celui qu’ils cherchaient. Ayant ôté leurs heaumes, ils s’entre-baisèrent ; puis chacun tira de son côté.


X


Durant vingt jours, dit le conte, messire Gauvain chevaucha seul et à vive allure, de manière qu’il parvint jusque dans la marche des Saines. Cependant il accomplit maintes prouesses ; mais il songeait toujours qu’il n’avait pu réunir les deux tronçons de l’épée, et vainement il demandait partout des nouvelles de Lancelot.

Un soir, il s’hébergea dans un château dont la dame lui fit grand accueil lorsqu’elle sut qui il était.

— La maison du roi Artus comprend tous les plus prud’hommes du monde, lui dit-elle ; il ne leur manquerait rien s’ils étaient de notre loi.

— Comment, dame, n’êtes-vous pas chrétienne, vous et votre gent ?

Elle répondit qu’elle était païenne, et messire Gauvain devint tout soucieux : dont elle se chagrina, car tant plus elle le regardait, tant plus elle l’admirait ; et elle était très avenante, mais il avait un si vigoureux cœur que cela ne lui était de rien. Quand l’heure du manger fut venue, elle le fit asseoir auprès d’elle et servir de toutes les choses qu’elle pensa qui lui seraient belles et bonnes ; puis, après avoir causé quelque temps, elle le fit conduire à un haut et riche lit.

Or, lorsque tout le monde fut endormi, elle vint s’appuyer à son chevet et, mettant sa joue contre la sienne, elle le pria de se souvenir d’elle. Messire Gauvain la prit dans ses bras et l’attira doucement, et, comme elle pleurait, il la baisa au visage, mais en se gardant de la bouche. La dame en fut toute courroucée : c’est que le feu d’amour, qui a fait faire maintes folies aux plus prud’hommes, l’avait saisie et l’embrasait si durement que messire Gauvain en sentait la chaleur à travers sa robe. Il s’efforça de la consoler :

— Ma douce dame, lui dit-il, ne vous déconfortez pas : il n’est rien au monde que je ne fisse pour vous.

À ces mots, elle voulut le baiser aux lèvres, mais il tourna la joue, si bien qu’elle n’y put réussir ; néanmoins elle en prit ce qu’elle pouvait, et enfin, n’y pouvant plus tenir, elle se glissa dans le lit toute nue. Mais messire Gauvain se recula un peu.

— Ha, sire, s’écria-t-elle, les gens disent que la fille du roi de Norgalles est grosse d’enfant et que le roi vous hait tant à cause de cela, que jamais il ne vous aimera !

— Belle amie, les gens disent ce qu’ils veulent, et le roi me haïra, à tort, tant qu’il lui plaira. Mais, Dieu m’aide ! je tiens cette demoiselle pour preuse, courtoise, sage et bien élevée, et c’est péché que de calomnier moi et autrui.

— Taisez-vous, sire ! Elle est enceinte de vif enfant ! Son père et sa mère le savent et disent ouvertement que c’est de vous.

— Laissez cela. Si elle est grosse, elle aura un enfant, s’il plaît à Dieu. Mais je vous prie de ne point me faire manquer à Notre Seigneur : vous me honniriez.

— Sire, je meurs, et je ne reverrai jamais le jour, si vous ne m’aimez. Et si vous me méprisez parce que je n’ai point votre croyance, je me ferai chrétienne. D’ailleurs, pour que vous en soyez mieux assuré, je vais me baptiser sur-le-champ.

Là-dessus, elle court chercher un plein hanap d’eau, fait le signe de la croix sur le vase, et le renverse par trois fois sur elle-même, en disant :

— Moi, Florie, je me baptise au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit et de la sainte foi en Jésus-Christ.

À voir cela, messire Gauvain se mit à rire aux éclats :

— Par mon chef, vous voilà dame bénite sans faute ! Mais il y faudrait encore le sel et le chrême.

— Ha, sire, ne me tuez pas ! J’ai en moi la foi et la ferme volonté de faire ce qu’il faudra dès que ce sera possible. La plus grande part de ma terre est en chrétienté ; l’autre partie se convertira aisément quand elle saura que je suis moi-même chrétienne.

— Dame, dit messire Gauvain, puisqu’il en est ainsi, me voilà maintenant tout à votre volonté. Faites comme il vous plaira.

Alors la dame le serra contre elle, en le baisant aux yeux et aux lèvres, et elle l’aima de si grand amour qu’elle ne s’en put refroidir et que plus il s’abandonnait à elle, plus elle le désirait. Ainsi menèrent-ils toute la nuit leur joie et leur déduit : tant qu’ils s’endormirent bras à bras et bouche à bouche ; et parce qu’ils étaient tous deux de grande beauté, belle aussi fut leur union. Quand vint le jour, ils s’éveillèrent et la dame retourna dans son lit. Certes il fut heureux pour son renom que personne, ni homme ni femme, ne couchât de ce côté de la maison !

Au matin, elle se rendit à un couvent de moines qui se trouvait non loin de là, où elle fut baptisée. Puis elle fit crier dans toute sa terre que ceux qui ne voudraient recevoir la sainte foi de Notre Seigneur Jésus-Christ eussent à déguerpir. Cela fait, messire Gauvain voulut partir pour continuer sa quête ; aussitôt elle fit seller ses palefrois et charger ses sommiers, car elle voulait l’accompagner. Ainsi vécurent-ils ensemble durant deux jours encore : elle ne pouvait se passer de lui à nulle heure. Enfin messire Gauvain prit congé, la laissant si dolente que jamais femme ne le fut autant.


XI


Le lendemain, comme il sortait d’une gorge étroite entre deux montagnes, il se trouva soudain dans une vallée où s’élevait un château très bien fortifié et tout entouré d’eau. Il franchit le pont et la porte, suivit la maîtresse rue et, au moment qu’il arrivait au pied du palais, il entendit des cris de femme. C’était une demoiselle plongée dans une cuve jusqu’à mi-corps, comme il s’en aperçut en approchant de la loge où elle était.

— Sainte Marie ! criait-elle, qui donc me jettera hors de ceci où j’endure toute la souffrance qu’une femme puisse supporter ?

Messire Gauvain la prit sous les aisselles et tenta par trois fois de la soulever ; mais il ne put.

— Demoiselle, dit-il, j’ai grand deuil de ne vous avoir point délivrée, mais j’ai fait tout mon pouvoir. Souffrez-vous si fort ?

— Vous le saurez si vous tâtez cette eau où je suis.

Messire Gauvain mit la main dans la cuve, mais il ne l’ôta point si tôt qu’il ne pensât la trouver réduite en charbon, tant l’eau était bouillante.

— Sire chevalier, fit la demoiselle, vous devinez maintenant ce que je sens ; si je pouvais mourir de douleur, j’aurais déjà trépassé ; mais Dieu ne le veut point, car il ne s’est pas encore assez vengé d’un péché que jadis je commis. Seul, le meilleur chevalier du monde me tirera de cette cuve. Mais vous, puisque vous n’avez point accompli cette aventure, vous ne partirez pas d’ici sans honte.

Messire Gauvain, pourtant, continua son chemin et s’en alla droit au palais où il fut très bien accueilli. Son cheval à l’étable et ses armes ôtées, on le revêtit d’une robe d’écarlate, richement fourrée de martres zibelines ; puis on le mena dans la salle, où des chevaliers, tous beaux et bien faits de corps, qui s’y trouvaient, se levèrent pour lui souhaiter la bienvenue ; et il se mit à causer et à s’enjouer avec eux.

À ce moment advint la plus grande merveille que jamais homme ait ouï raconter. Messire Gauvain les vit tout à coup s’agenouiller : un pigeon blanc volait par la salle, portant dans son bec un encensoir d’or qui emplit le palais entier d’une odeur plus douce que beaume. Puis, à peine l’oiseau se fut-il envolé par une fenêtre, les garçons dressèrent les tables et tous les chevaliers s’assirent sans sonner mot, priant à voix basse. Cependant, la plus belle, la plus gente, la plus plaisante demoiselle du monde entrait, qui élevait à deux mains au-dessus de sa tête un très riche vase en semblance de calice ; mais nul n’eût su dire de quoi ce vase était fait, car il n’était de bois, ni d’aucune sorte de métal, ni de pierre, ni de corne, ni d’os, et un très beau linge le voilait. Et quel était ce vase, le conte ne le dit pas à cet endroit ; il en sera devisé à loisir plus avant et, le moment venu, on n’en cèlera rien, car c’est une chose très digne d’être racontée ; mais il faut laisser courre cette histoire comme elle doit aller.

La belle pucelle fit le tour des tables, portant son vase très précieux, puis elle sortit ; et quand messire Gauvain, qui l’avait suivie de l’œil, se retourna ébahi de sa grande beauté, il vit que devant chacun des chevaliers se trouvaient les meilleures choses du monde à manger, qui semblaient être sorties de la table ; mais devant lui il n’y avait rien du tout. Dont il fut fort surpris et dolent ; pourtant il résolut d’attendre, pour en demander la raison, que le repas fût fini et les tables levées ; et il alla cependant s’appuyer à une fenêtre.

Il demeura là quelque temps, rêvant à ce qu’il avait vu, puis il se retourna : il n’y avait plus dans la salle qu’un nain très laid, armé d’un bâton, qui s’écria :

— Quel est ce mauvais chevalier de malheur, appuyé à notre fenêtre ! Allez vous cacher, qu’on ne vous voie ! Mais gardez de vous coucher, cette nuit : les lits qu’on trouve ici sont trop riches pour vous !

Ce disant, le nain haussait son bâton sur monseigneur Gauvain, mais celui-ci, étendant le bras, le lui ôta des mains ; après quoi, il se dirigea vers une chambre voisine où il apercevait un haut lit, et il se mettait en devoir de s’y étendre, lorsque l’affreux petit homme, qui l’avait suivi, reprit :

— Ha, vilain que tu es, tout souillé de péchés, si tu oses te coucher dans ce lit, tu ne risques rien de moins que ta tête !

— En nom Dieu, dit messire Gauvain, tu verras si je ne l’ose !

Là-dessus, il revient dans la salle, prend une épée qui s’y trouvait, la place sous le chevet du lit, puis il se déchausse et se glisse entre les draps, où il s’endort sans tarder, car il avait beaucoup chevauché tout le jour.

Or, environ la minuit, un cri le réveilla, plus hideux que la voix de l’Ennemi ; puis les fenêtres s’ouvrirent toutes seules, poussées par le vent qui souleva jusqu’au plafond les courtines du lit et fit tourbillonner l’herbe dont la chambre était jonchée ; enfin tout s’illumina d’une clarté si grande qu’on eût cru la maison embrasée ; et soudain une lance au fer violet et vermeil comme la flamme passa par la fenêtre et vola vers le lit, plus bruyante que la foudre. Messire Gauvain sauta sur ses pieds à temps, non si tôt, toutefois, qu’il ne fût durement blessé à l’épaule ; mais, saisissant l’épée sous son chevet, il coupa en deux l’arme qui, après avoir percé le lit d’outre en outre, s’était fichée en terre de plus d’un demi-pied. Après quoi il arracha le fer du sol, le lança au milieu de la chambre et, jetant un manteau sur ses épaules, il courut à la fenêtre ; mais il ne vit personne et vint se recoucher, en grommelant :

— Honni soit, comme couard, qui frappe sans oser se montrer !

La clarté s’était éteinte, mais, à la lueur de la lune qui s’épanchait maintenant par les fenêtres ouvertes, il vit entrer un homme aussi maigre et décoloré qu’un cadavre ; à son cou étaient entrelacées deux couleuvres qui le mordaient, et il portait une harpe tout incrustée d’or et de pierreries. Il prit son plectron et, après avoir accordé son instrument, il commença de chanter un lai en gémissant de douleur ; et messire Gauvain entendit que c’était un lai de pleurs, dont les paroles disaient la dispute de Joseph d’Arimathie et de l’enchanteur Orpheus, qui fonda dans la marche d’Écosse le château des Enchanteurs. Quand il eut fini, le harpeur s’écria :

— Ha, sire Dieu, ne viendra-t-il jamais, celui qui me doit ôter de cette peine où je suis ?

Plaignant de la sorte, il s’en fut, et messire Gauvain allait le suivre, lorsqu’il aperçut à ses pieds un serpent si grand et si épouvantable que nul ne l’aurait vu sans peur. Il n’était pas de couleur que la bête n’eût sur le dos ; ses yeux rouges luisaient comme des charbons ardents, et elle allait au petit pas, jetant feu et flamme et jouant de sa queue comme un enfant de son hochet, si bien que messire Gauvain put voir qu’elle portait sur le front, en lettres rouges, le nom du roi Artus. Tout à coup, le serpent se mit à gémir et à se tordre comme une bête qui va enfanter ; puis il ouvrit la bouche d’où sortirent des serpenteaux jusques à cent, qui sur-le-champ l’attaquèrent, mais il se défendit, et si bien qu’il les tua tous ; après quoi il mourut à son tour de ses blessures. Et messire Gauvain comprit que ce devait être là une prophétie, mais il ne sut de quoi.

Soudain, un coup de foudre retentit et les bêtes disparurent. Le palais se mit à trembler, les fenêtres à battre le mur, les éclairs à luire et l’orage le plus félon dont on ait jamais ouï parler éclata, sauf qu’il ne pleuvait point ; sachez que des roulements de tonnerre qu’il entendait messire Gauvain avait la cervelle retournée au point de ne plus savoir s’il était mort ou vif !

En cet état il vit venir douze pucelles, pauvrement vêtues, qui marchaient bellement l’une derrière l’autre, pleurant si fort qu’il n’était cœur au monde qui n’en dût avoir pitié ; il voulut se lever du lit pour les interroger, mais il ne le put, car il avait perdu toutes les forces de ses membres et de son corps. Elles passèrent dans la chambre voisine ; et voici tout aussitôt que l’orage cessa, qu’un vent merveilleusement doux traversa la pièce et qu’un concert commença, de voix suaves comme il n’en fut jamais en ce monde ; on ne comprenait pas bien ce qu’elles disaient, mais on sentait qu’elles chantaient la louange et la gloire de Dieu.

Et à ce moment reparut le pigeon blanc, portant au bec son encensoir d’or, et toutes les bonnes odeurs du monde se répandirent dans la chambre. Derrière l’oiseau venaient quatre petits enfants d’une beauté céleste, qui tenaient des cierges ardents, puis la belle demoiselle de la veille, élevant son vase précieux, voilé de soie vermeille ; et autour d’elle douze encensoirs se balançaient tenus par d’invisibles mains ; et cependant les voix chantaient toujours, plus doucement qu’un cœur d’homme ne le pourrait endurer, ni sa langue le dire.

Le cortège traversa la chambre et, dès qu’il en fut sorti, les chants cessèrent, les encensoirs disparurent, les parfums se dissipèrent, et messire Gauvain sentit que la plaie de son épaule était guérie. Des gens entrèrent, qui le prirent par les bras, les pieds et les épaules et le portèrent dans la cour. Une rosse dont on avait rogné la queue et les oreilles attendait là, si maigre et chétive qu’on n’en aurait pas donné quatre deniers. Messire Gauvain, plus faible qu’un enfant, fut hissé et attaché sur son échine, le visage tourné vers la croupe ; puis une vieille mégère, armée d’une verge, commença de chasser le cheval par les rues, où les artisans se mirent à huer le chevalier et à lui jeter de la fiente, de vieilles savates, de la boue et toutes les ordures qu’ils purent ramasser : il en fut bientôt si couvert qu’on ne lui voyait plus que les yeux et les dents. Enfin, au delà du pont-levis, la vieille le délia et lui montra ses armes et son bon destrier qui l’attendait, et qui hennit, gratta du pied et chauvit des oreilles en le voyant, car il connaissait son maître mieux qu’une femme son baron : si messire Gauvain n’en eût pleuré, le cœur lui en eût crevé !

— Te souvienne du Château aventureux ! lui disait cependant la vieille. Tu fus bien osé de tenter, le cœur aussi souillé de péchés que ton corps l’est à présent d’ordures, la plus haute des aventures, celle que le fils de la reine aux grandes douleurs lui-même n’accomplira pas, puisqu’il en a perdu l’honneur par la faiblesse de ses reins !

Là-dessus, elle s’éloigna, et, sitôt qu’elle eut disparu, messire Gauvain sentit ses forces revenir. Il revêtit ses armes, enfourcha son bon cheval et voulut retourner au Château aventureux pour prendre vengeance du traitement qu’on lui avait fait subir. Mais vainement il le chercha de tous côtés : la forteresse s’était évanouie comme une fumée, de sorte qu’il lui fut impossible d’en retrouver la moindre trace ; alors il partit, maudissant le jour de sa naissance et songeant qu’il était le plus vil chevalier du monde. Mais ici le conte cesse de parler de lui et devise de ses frères.


XII


Ils étaient quatre. L’aîné après monseigneur Gauvain fut Agravain, plus grand que lui de corps, carré de tous membres et blanc comme laine, assez bon chevalier avec cela, mais envieux, orgueilleux comme un Ennemi, sans amour ni pitié, et abondant en mauvaises paroles.

Le suivant s’appelait Guerrehès. C’était le plus gracieux, hardi d’ailleurs, et beau, et gent, bien qu’il eût le bras droit plus long que le gauche. Il fit d’assez hautes prouesses, mais n’en dit jamais rien que contraint. Des quatre frères, ce fut lui le plus mesuré ordinairement, mais le plus déchaîné quand il était en colère. Le conte parle moins de Guerrehès que des trois autres.

Gaheriet fut bon jouteur, preux et entreprenant, beau de tous ses membres, mais surtout de visage, si endurant qu’il supportait les plus longues fatigues, plus élégant que tous ses frères avec cela, et plein de largesse, en sorte qu’il fut fort aimé des dames. Les jours de chasse, quand le mari de sa mie était occupé à suivre les limiers au bois, lui, tout riant, il revenait par la vieille route ; et sa dame courait au-devant de lui, les bras tendus : alors ils ne pensaient point à leurs âmes, et ils n’avaient pas besoin de cloches ni d’église, ni d’autres chapelains que les oiseaux. Dieu ! que de beaux chants et de belles histoires il conta sur de riches lits avant l’heure de none ! Pourtant, il ne cessa jamais d’acquérir chevalerie en cherchant les aventures, et il vécut très bien toute sa vie. Ce fut lui que messire Gauvain préféra.

Le quatrième, et le pire de tous, avait nom Mordret. Il était grand, blond, les cheveux crêpelés, et il eût été agréable à voir s’il n’eût eu le regard traître. Envieux, félon, il n’aima jamais les bons chevaliers, depuis le jour qu’il prit les armes. Durant sa vie, il fit plus de mal que tous ses frères ensemble ne firent de bien durant les leurs. Il était fils du roi Artus qui l’avait engendré en sa sœur sans savoir qu’elle l’était, comme il est dit dans l’histoire de Merlin l’enchanteur. Et il sera plus tard parlé de Mordret ; mais il n’en est pas encore temps : à présent le conte devise de Gaheriet.


XIII


Lorsqu’il eut quitté ses compagnons après l’essai de l’épée brisée que portait Héliezer, il chevaucha jusqu’à none, qu’il rencontra un vilain menant un âne chargé de bûches. Il l’appela pour lui demander son chemin ; mais, en le voyant armé, l’homme s’enfuit aussi vite qu’il put, abandonnant son baudet. Gaheriet haussa les épaules et continua sa route.

Un peu plus loin, il parvint dans un beau pré où murmurait une fontaine. Le soleil avait été chaud tout le jour, si bien que, quand il vit l’eau belle, claire et froide, il lui prit grand désir d’en boire, et il poussa son cheval à toute allure. Mais, comme il arrivait à la source, il entendit une voix de femme lui crier, tout en riant :

— Mesure, sire chevalier, mesure ! Allez bellement ! Vous gâterez les ambles de votre cheval. Il ne fait pas que sage, celui qui pour un rien s’emploie.

Et il découvrit trois dames assises à l’abri des arbres, au bord de la source, dont l’aînée avait bien soixante ans, la plus jeune moins de vingt et la troisième, celle qui lui avait parlé, quarante. Elles avaient étendu une nappe sur l’herbe fraîche et faisaient collation d’un pâté de chevreuil, sans autre compagnie que d’un valet qui les servait dans une coupe d’argent. Elles se levèrent pour saluer Gaheriet et le prièrent de manger avec elles. À quoi il consentit volontiers.

Cependant, il ne pouvait s’empêcher de regarder la jeune dame qui lui semblait fort belle, et qui l’était, mais tellement dolente aussi, qu’il s’en étonna.

— Ha, dame, lui dit-il, à quoi pensez-vous tant ? Certes je ne vis jamais une belle personne moins enjouée. Êtes-vous courroucée de me voir manger avec vous ?

— Nenni, sire, mais je songe à une chose qui me pèse lourdement au cœur.

— Un étranger la pourrait-il changer ?

— Oui, s’il y voulait mettre sa peine. Il y a deux ans que mourut mon père, le sire de la Bretèche. Orpheline et faite comme je suis, ma mère pensa que, si elle ne me mariait tôt, on me prendrait de force, et elle demanda conseil à nôtre sénéchal. Celui-ci était né de vilains ; mon père l’avait armé chevalier pour sa grande richesse : hélas ! qui de son serf fait un seigneur, il a mauvais loyer ! Le sénéchal pria si fort ma mère qu’elle me donna à lui, malgré que j’en eusse. Or, quand il m’eut épousée, il me fit tout d’abord belle chère ; mais il commença bientôt de me chercher pouille. Si quelque chevalier venait en notre logis, il n’était de vilaines paroles qu’il ne me dît ; et il finit par se prendre d’une telle jalousie qu’il m’injuriait à tout propos.

« Il y a un an, messire Lancelot du Lac s’hébergea chez nous, et messire lui fit le plus bel accueil qu’il put, car il avait entendu parler de sa grande prouesse. Moi, je ne pus m’empécher de le regarder durant le souper, tant à cause de sa beauté que du bien qu’on m’avait appris de lui.

« — Dame, me dit mon mari quand il se fut retiré, vous avez beaucoup regardé monseigneur Lancelot ce soir. Qu’en pensez-vous ?

« — Sire, si je vous l’apprenais, vous m’en sauriez mauvais gré.

« Mais il jura que nul mal ne m’adviendrait quoi que je lui disse, et il insista tant, qu’à la fin je m’écriai, agacée :

« — Puisque vous voulez le savoir, il me semble qu’il y a autant de bien en ce seigneur, qu’en vous de mal. En lui, prouesse, hardiesse, hautesse, gentillesse, débonnaireté, courtoisie et largesse. En vous, justement les vices contraires à ces vertus, et vous devriez avoir autant de honte qu’il a d’honneur. Voilà pourquoi je le regardais si volontiers !

« À ces mots, mon mari entra dans un courroux tel qu’il faillit perdre le sens. Et sachez qu’il ne me fit rien cette nuit-là ; mais, sitôt que messire Lancelot s’en fut allé, il me dit qu’il ne me traiterait plus à l’avenir comme sa femme épousée, mais comme une serve et une chambrière. En effet, il m’a ôté tous mes beaux habits et ne me laisse rien qui vaille seulement un denier ; puis il me force à manger avec les garçons et les servantes de sa maison. C’est pourquoi j’étais songeuse en vous voyant souper avec moi. Hélas ! il y a grand temps qu’un chevalier ne mangea à mon écuelle !

— Dieu m’aide ! s’écria Gaheriet, votre sire vous a mal tenu son serment, puisqu’il vous avait juré sur sa foi de ne vous savoir mauvais gré de rien que vous lui diriez ! Il faudra qu’il s’en avoue déloyal et foi-mentie !

Comme il parlait ainsi, un enfant de dix ans arriva tout courant qui, du plus loin qu’il put, cria à la dame âgée :

— Dame, venez vite à la maison ! Un chevalier veut emmener mademoiselle !

À ces mots, la vieille dame commença de faire paraître le plus grand deuil du monde, disant qu’elle aimerait mieux voir sa fille tirée à deux chevaux qu’épousée par ce brutal, à qui elle l’avait promise avant que de savoir qu’il avait pendu sa première femme pour un très petit méfait. Gaheriet laçait déjà son heaume.

— Dame, j’irai avec vous et je ferai selon mon pouvoir. Et sachez bien, dit-il à la plus jeune, que je ne partirai point de ce pays sans être allé vous secourir.

— Venez, sire chevalier, reprit la vieille, car j’ai peur que ce truand n’emporte ma fille de force, avant que nous soyons arrivés. Hélas ! qui a mauvais voisin a mauvais matin !

Et tous deux montèrent sur leurs chevaux et parvinrent en peu de temps à un manoir qui se dressait au milieu d’un lac.


XIV


Dans la cour, ils virent un grand destrier qui attendait, attaché à un anneau.

— Ha, sire, voilà le cheval de ce déloyal ! Que ferai-je ?

— Acquittez votre promesse, dame. Mais il n’aura pas fait une demi-lieue qu’il me trouvera sur son chemin et, s’il ne veut rendre votre fille, je le combattrai jusqu’à ce que l’un de nous deux soit outré.

Ainsi en advint-il, et la bataille fut dure ; mais, quand ils en furent aux épées, ayant brisé leurs lances, Gaheriet jeta au chevalier un entre-deux qui lui coupa le poing ; puis, comme l’autre s’enfuyait, il le rattrapa et lui fendit la tête jusqu’au menton. Après quoi il ramassa les armes du vaincu et se mit en devoir de raccompagner la pucelle au manoir.

Or elle était gente, fine et très belle, si bien que, tout en cheminant, il la requit d’amour et la pria de devenir son amie.

— Mais qui êtes-vous ? demanda-t-elle.

Il répondit qu’il était compagnon de la Table ronde et qu’il avait nom Gaheriet, frère de monseigneur Gauvain.

— En nom Dieu, répondit-elle, j’ai assez ouï parler de vous ! Et je sais que vous avez une amie en ce pays : c’est la demoiselle de la Blanche Lande. Je vois bien que vous parlez comme vous faites pour m’éprouver.

— Demoiselle, je l’aimais ; je ne l’aime plus.

— Mais quelle sûreté aurai-je que vous ne m’abandonnerez pas à mon tour pour une autre, quand vous laissez ainsi votre amie qui est plus belle et gentille femme que moi ? Je ferais folie en vous donnant mon amour, car sitôt que vous m’auriez eue à votre plaisir, vous me quitteriez comme elle.

— Tout ce que vous dites ne sert de rien. Nous sommes loin de tous et seul à seule : il vous faut faire ce que je veux.

— Comment ? me voulez-vous prendre de force ?

— Nenni ; mais je vous prie de vous donner de bonne grâce.

— Ce sera donc à ma volonté ?

— Oui, sur ma foi !

— Dites-moi : y a-t-il pucelle au monde que vous aimeriez si vous pensiez qu’elle vous haït et déprisât ?

— Certes non !

— Par mon chef, vous ne m’aurez donc pas, car je vous déteste pour avoir faussé vos amours et trahi celle qui vous chérit plus qu’elle-même ! C’est moi que vous requérez aujourd’hui, mais demain ce sera quelque autre. Et il n’est de pire trahison que de séduire les femmes par de belles paroles, car on les vainc sans peine. M’est avis, sire, qu’à travailler ainsi, vous récolterez plus de honte que d’honneur !

— Demoiselle, j’étais plus enflammé pour vous que je ne fus jamais pour nulle autre. Mais vous avez la langue si bien pendue que jamais je ne vous demanderai plus rien qui vous doive contrarier.

À ces mots, la demoiselle de rire ; puis elle se mit à chanter la pastourelle de la belle Aielot, tout en regardant Gaheriet :


Quand l’automne s’achemine,
Quand l’hiver félon revient,
Quand fleurs et feuilles déclinent,
Quand l’oiseau ne dit plus rien,
Tout seul, je vais par le bois
Plus heureux qu’un fils de roi !


Lors, j’entends à grande joie
Chanter la belle Aielot :

— « Dorenlot, j’aim’bien Guyot,
Tout mon cœur à lui s’octroie. »

De plaisir rit la méchine,
Quand de Guyot lui souvient.
Je lui dis : « Pucelle fine,
Dieu vous sauve, qui tout tient !
Votre amour, donnez-le-moi ;
Si voulez que vôtre sois,
Vous aurez ceinture en soie.
Or, laissez ce vilain sot,

— Dorenlot, le sot Guyot
Qui ne sait vous faire joie ! »

« Sire, m’avez attaquée,
Mais vous avez peu conquis.
Mainte en avez-vous priée :
Vous n’y avez guère appris.
Passez, sire chevalier !
Le cœur n’est pas si léger
Qu’on le perde à la parole.
Tel baise femme et accole
Qui ne l’aime tant ni quand.

— Dorenlot, allez-vous-en,
Jà ne me trouverez folle ! »

Ils atteignirent de la sorte le manoir, où la dame se mit à pleurer de bonheur et de pitié en voyant sa fille et la baisa plus de cent fois.

— Dame, c’est à ce franc chevalier qu’il faut faire bel accueil, dit la pucelle, car il a mis pour moi sa vie en danger, bien qu’il ne m’eût jamais vue avant ce jourd’hui.

Et, se laissant glisser de son palefroi, elle courut tenir l’étrier à Gaheriet. Il l’assura qu’il ne pouvait demeurer ; mais elle prit en riant son cheval par le frein, menaçant de le retenir de force, bref elle fit tant qu’il consentit à manger avec elles. Et il ne manqua pas de conter à la vieille dame comme sa fille lui avait bien répondu.

— Étant sage, elle ne trahit pas son lignage ! dit la mère tout heureuse. Son père était le plus prud’homme de tout le pays.

Longtemps Gaheriet causa ainsi avec la mère et la fille ; puis il demanda son cheval et, après les avoir recommandées à Dieu, il partit pour le château de la plus jeune des trois dames, dont il s’était fait enseigner le chemin.


XV


Au soir tombant, il arriva dans une petite vallée, où s’élevait un castel très fort et clos de bons murs bastillés. La jeune dame, qui l’attendait sur le pont, courut à sa rencontre et lui dit gaiement, en arrêtant son cheval par la bride :

— Sire, vous êtes pris ! Il vous faut demeurer aujourd’hui en ma prison.

Elle appela deux valets dont l’un débarrassa Gaheriet de son écu et l’autre conduisit son cheval à l’étable. Cependant elle le menait par la main au logis, où elle le fit désarmer ; après quoi elle le baigna, puis lui passa une robe légère, car il faisait chaud, et tous deux s’assirent sur la jonchée pour se rafraîchir. Mais, sur ces entrefaites, le sire du château entra dans la salle, revenant de la chasse où il avait été tout le jour, et il fut très courroucé de trouver là ce bel étranger : il l’eût bien mis à la porte, mais, faute de prétexte, il n’osa. Sa femme se leva et lui souhaita timidement la bienvenue. Il lui rendit son salut lourdement et passa dans sa chambre.

Là-dessus, un valet vint dire qu’un second chevalier errant était à la porte, qui demandait d’être hébergé.

— Amène-le, dit la dame, mais garde que messire ne le sache, car il ne voudrait recevoir deux étrangers.

Et bientôt l’inconnu, qu’on avait désarmé, entra dans la salle : c’était Sagremor le desréé. Comme Gaheriet et lui se faisaient amitié, le sire bourru sortit de sa chambre. Il fronça les sourcils en les voyant.

— Quand le deuxième est-il venu ? demanda-t-il à un garçon.

— Sire, un peu après que vous vous fûtes retiré dans votre chambre. J’ai entendu qu’ils sont tous deux de la maison du roi Artus.

Alors, le bourru douta que sa femme ne les eût mandés pour l’occire durant son sommeil. Il quitta la salle et appela dix sergents bien armés, qu’il fit cacher dans un réduit voisin.

— Ces deux chevaliers sont venus céans pour m’outrager, leur dit-il. S’ils bougent, jetez-vous sur eux et tuez-les : désarmés comme ils sont, ils ne pourront durer contre vous.

— Sire, soyez tranquille : nous leur ferons passer le goût du pain.

Mais un valet, qui aimait fort la dame, courut l’avertir.

— Savez-vous ce que nous ferons ? dit Gaheriet à Sagremor. Il y a peu de temps que j’ai mangé : je ne souperai pas ce soir. Je vais feindre d’être malade et j’irai me coucher dans la chambre où sont nos armes : sitôt que vous serez assis à table, je revêtirai les miennes. Au premier bruit, j’accours et je tiendrai bien tout seul jusqu’à ce que vous ayez pris les vôtres.

Ainsi fut fait. Quand le sire demanda où était Gaheriet, on lui répondit qu’il était un peu souffrant. Peu lui souciait, à ce discourtois, que son hôte soupât ou non ! Pourtant, les tables mises, comme il ne voulait pas être tenu pour un vilain, il ne permit point que sa femme mangeât avec les garçons et lui ordonna de s’asseoir auprès de Sagremor.

Or, au moment qu’on apportait le troisième service, une pucelle entra, tenant deux couronnes de roses qu’elle avait faites au jardin, et elle les offrit à la dame qui posa l’une sur son chef et donna l’autre à son voisin. Aussitôt le sire bourru leva la main et la frappa d’un tel soufflet qu’elle en tomba à la renverse, et que son sang clair lui coula du nez.

— Pute ! s’écria-t-il, voilà le paiement de la honte que vous me faites en mon hôtel. Vous êtes bien osée de vous livrer à vos courtisaneries devant mes yeux !

— Sire, dit Sagremor, vous avez trop mépris de moi, de frapper ainsi cette dame en ma présence ! Et je serais bien mauvais, si je ne la vengeais du soufflet qu’elle a reçu à cause de moi.

À ces mots, haussant le poing qu’il avait gros et carré, il heurte si rudement le seigneur du château au visage, qu’il l’abat près de la table. Les dix sergents, au bruit, se précipitent dans la salle ; mais Gaheriet déjà leur faisait front, tout armé, la hache à la main. Bientôt Sagremor, ayant revêtu en hâte son haubert et son heaume, accourut à la rescousse, et du premier coup il fit voler la tête du seigneur bourru qui se relevait, tout étourdi. Alors les sergents s’enfuirent déconcertés, la plupart blessés, et le château demeura à la dame, que tous les valets chérissaient, au reste, pour sa débonnaireté et sa courtoisie.

Ainsi fut-elle vengée des injures que son baron lui avait faites. Le corps fut couché dans un coffre, sous une riche étoffe, au milieu de la salle, et le cercueil veillé toute la nuit par elle et par ses gens. Mais elle ne voulut souffrir que Gaheriet et Sagremor veillassent avec elle et elle les envoya coucher, pensant qu’ils devaient être bien las.

Au matin, ils prirent congé et se remirent en chemin. Mais le conte se tait d’eux à présent et en vient à parler de Lancelot du Lac dont il n’a rien dit depuis fort longtemps.


XVI


Quand il partit au galop derrière la vieille au cercle d’or qui l’avait requis de tenir sa promesse, il souffrait beaucoup du tronçon de lance qui lui était demeuré dans le flanc ; pourtant il ne laissait pas de chevaucher. Il advint toutefois que la douleur se trouva si forte qu’il fut au point de se pâmer. La vieille, qui s’en aperçut, arrêta, le fit descendre de son cheval et lui ôta son heaume et son haubert pour le panser ; alors elle vit qu’il était tout sanglant devant et derrière, et elle se mit en devoir d’ôter le tronçon aussi doucement qu’elle put ; néanmoins il s’évanouit.

Durant qu’elle était occupée à étancher la plaie, un chevalier larron vint à passer, qui avait nom Griffon de Maupas. Les armes de Lancelot étaient appuyées contre un arbre : il s’en empara et s’éloigna sans être remarqué. C’est lui que la reine vit peu après traverser la clairière, à la fontaine aux Fées, et qu’elle prit d’abord pour Lancelot dont il portait les armes, puis pour le meurtrier de Lancelot, comme le conte en a devisé plus haut.

Hélas ! lorsque Lancelot revint à lui et qu’il apprit par la vieille demoiselle que sa lance, son écu, son heaume et son haubert avaient été volés tandis qu’elle le pansait, pour un peu il se fût pâmé de nouveau. Pourtant il remonta sur son cheval et reprit sa route, sans autre défense que son épée qui lui était restée. Le soir, ils arrivèrent chez un forestier que sa compagne connaissait, où il fut soigné durant six semaines par de bons mires. Au bout de ce temps, il se sentit sain et fort, et il se remit en chemin en compagnie de la vieille au cercle d’or, bien muni de belles et bonnes armes et d’un écu tout neuf qu’elle lui avait apprêtés.


XVII


Vers midi, ils parvinrent dans une prairie. Là, au bord d’une belle fontaine, à l’ombre d’un bouquet d’arbres, un chevalier et deux pucelles assis autour d’une blanche nappe mangeaient en tenant de gais propos. Ils se levèrent et invitèrent la vieille et son compagnon à se rafraîchir, qui tous deux acceptèrent volontiers.

Il faisait grand chaud et Lancelot était tout rouge sous son heaume : aussi, quand il l’eut ôté, se trouva-t-il plus beau que jamais. L’une des demoiselles, qui était sœur du chevalier, et si avenante elle-même qu’elle n’avait pas sa rivale dans tout le pays, se mit à le considérer durant qu’il mangeait, et, à voir sa bouche vermeille comme une cerise, elle en eut soudain une telle envie qu’elle ne savait que faire. Elle regardait ses yeux qui lui semblaient deux claires émeraudes ; son front lisse, sa chevelure blonde et ondulée qui paraissait d’or foncé ; et cependant amour la blessait si rudement qu’elle frémissait de tout son corps. Le chevalier son frère, la voyant tout à coup pâle et morne, lui demanda ce qu’elle avait. Elle lui répondit qu’elle se sentait malade, mais qu’elle guérirait bientôt, s’il plaisait à Dieu.

Cependant, Lancelot, qui avait grand soif, trouvant l’eau de la source bonne et froide, en puisait dans une coupe d’or et il en buvait tout son content. Et voilà que, tout à coup, les yeux lui tournèrent dans la tête et qu’il sentit une grande douleur au cœur : il tomba gisant comme mort.

— Sainte Marie ! s’écria la vieille en pleurant, laisserez-vous trépasser ainsi monseigneur Lancelot du Lac, le meilleur chevalier du monde ?

Comme elle parlait, deux longues et hideuses couleuvres sortirent de l’eau, puis y rentrèrent.

— Douce amie, dit le chevalier à sa sœur, la fontaine est envenimée ! Vous qui savez les vertus des herbes mieux que personne au monde, ne secourrez-vous pas monseigneur Lancelot ?

Déjà, les jambes du malade étaient aussi grosses que le corps d’un homme. Mais la pucelle cueillait de bonnes herbes. Elle les pila avec le pommeau de l’épée de Lancelot dans la coupe même où il avait bu, et, joignant de la thériaque, elle lui ouvrit la bouche et lui fit avaler du mélange ce qu’elle put. Aussitôt le corps enfla comme un tonneau. Ce que voyant, la demoiselle craignit que le venin ne montât sur le cœur : elle fit couvrir Lancelot de toutes les couvertures, de toutes les robes qu’on put trouver et qu’elle envoya chercher dans une maison voisine. Et ainsi demeura-t-il jusqu’au lendemain, souffrant plus encore de la chaleur que du venin, suant à force, incapable de remuer et de parler, et pensant à sa dame et au chagrin qu’elle aurait de sa mort, plus qu’à lui-même.

On avait dressé un pavillon pour l’abriter, et la vieille, les demoiselles, le chevalier et ses gens le veillèrent toute la nuit. Le lendemain, environ midi, on l’entendit enfin murmurer :

— Dieu ! cette chaleur me tue !

— Béni soit Notre Sire qui vous donne le pouvoir de vous en plaindre, répondit la sœur du chevalier, car, par mon chef ! il y a peu de temps, je craignais encore de ne plus jamais ouïr parole de votre bouche !

Elle ôta plusieurs des courtepointes grises, et l’on vit que le corps et le visage étaient désenflés ; mais Lancelot ne pouvait remuer un doigt et tous ses cheveux étaient tombés. Il recommanda qu’on les conservât dans une boîte d’ivoire : c’est qu’il voulait les envoyer à la reine. Puis la demoiselle le fit un peu manger ; et cependant elle se disait : « Hélas ! chétive que je suis, que devrait m’importer sa beauté, puisqu’il ne m’appartient pas ! Mais si fait ! elle m’apporte au cœur une grande douceur et tant d’espérance que j’en serais riche si je ne craignais que mon espoir ne fût trompé : car nous ne sommes que trop déçus dans nos désirs ! »

Ainsi songeait-elle en regardant Lancelot manger. Et quand il eut fini, elle commanda qu’on le couchât dans un lit qu’on avait dressé là, et dont elle fit écarter tout le monde pour qu’il pût sommeiller en paix.

Alors elle s’assit à ses pieds à le regarder dormir, et cependant elle se disait encore : « Sire, je vous ai guéri ; mais quelles herbes, quelles gemmes me guériront moi-même de votre beauté dont je languis ? Jamais encore je n’avais aimé d’amour. À présent, j’aime tant et tant qu’il m’en faudra mourir si vous ne me secourez… Je l’ai si bien servi que je ne crois pas qu’il puisse me refuser son cœur… Mais non, il ne saurait aimer une pauvre demoiselle comme je suis ! »

Or, tandis qu’elle disputait de la sorte en elle-même, faisant selon ses pensées tantôt triste figure, tantôt gaie, Lancelot s’éveilla et la vit qui pleurait amèrement : il en fut tout dolent.

— Qui est si hardi, demoiselle, que de vous donner quelque chagrin devant moi ?

— Sire, personne, hors mon cœur qui n’a point tout ce qu’il voudrait.

Là-dessus, elle essuya ses yeux et s’efforça de montrer plus joyeuse mine, mais sans y réussir trop bien.


XVIII


Le conte dit qu’amour la tourmenta si fort qu’elle tomba malade à son tour, et qu’il lui fallut prendre le lit, de manière qu’elle ne put continuer de soigner Lancelot. Celui-ci, d’ailleurs, fut si peiné de la maladie de celle qui l’avait sauvé, que son propre état empira. Et ainsi durant trois jours.

Le troisième, sur l’heure de tierce, le frère de la pucelle entra dans le pavillon et annonça qu’un chevalier de la maison du roi Artus, nommé Lionel, demandait l’hospitalité.

— Bel ami, dit Lancelot, faites-le entrer céans : c’est l’homme au monde que j’aime le mieux.

Grande fut la joie de Lionel, quand il trouva celui qu’il allait querant et qu’il aimait plus que rien au monde ; mais il fut très soucieux de voir son seigneur malade, et il se signa en entendant l’aventure des couleuvres, car il n’avait jamais ouï la semblable. À son tour, il conta comment la reine avait cru à la mort de Lancelot et comment lui-même et messire Gauvain et dix compagnons de la Table ronde s’étaient mis en quête. Que Lancelot fut dolent en apprenant l’angoisse de sa dame !

— Beau doux cousin, dit-il, il conviendra que vous alliez à la cour pour rassurer madame la reine et lui donner des nouvelles. Et afin qu’elle soit plus certaine de ce qui m’est advenu, vous lui porterez les cheveux de ma tête qui sont dans cette boîte.

Puis il lui apprit la maladie de la pucelle. Lionel fut la voir dans le pavillon qu’on avait dressé pour elle ; mais, d’abord qu’elle l’aperçut, blond et beau comme Lancelot à qui il ressemblait, elle se mit à pleurer de toutes ses forces.

— Comment allez-vous, demoiselle ?

— Sire, je me meurs, et j’en ai plus de regret pour un autre que pour moi : car je ne pourrai achever la guérison du meilleur chevalier du monde.

— Mais, demoiselle, comment vous vint cette maladie ?

— Ha ! dites à votre seigneur qu’il tue autrui et lui-même par sa beauté ! C’est malheur qu’il soit si beau…

Et plus bas, elle ajouta :

— Hélas ! c’est par malheur que je vis sa beauté !

Lionel fit semblant de n’avoir pas entendu ; mais quand il fut revenu auprès de Lancelot :

— Sire, lui dit-il, m’est avis que la sœur du chevalier vous aime et que c’est à cause de vous qu’elle est malade. Sauvez-la, et vous-même, de la mort.

— Il n’est rien, selon mon pouvoir, que je n’accomplisse afin de la sauver, car elle est bonne et sage, et elle a fait plus pour moi que jamais femme pour homme. Mais pour mal qui puisse advenir à mon corps je ne fausserais l’amour que j’ai promis à madame. Et jamais je ne lui mentirai, s’il plaît à Dieu.

— Mais dites-moi : il n’est rien que vous ne fissiez pour garantir de la mort madame la reine ?

— Certes !

— Si vous mourez, que pensez-vous donc qu’il adviendra d’elle ? Elle expirera de douleur. Et, de la sorte, cette pucelle qui seule peut vous guérir, en lui refusant votre amour vous la tuerez, et vous-même, et madame la reine. Et certes l’on pourra bien parler de votre déloyauté, car, à celle qui vous conserva la vie, en récompense vous lui aurez rendu la mort.

Ainsi Lionel semonçait son seigneur par droit et par raison, et Lancelot ne savait que penser.

— Beau doux ami, dit-il les larmes aux yeux, conseillez-moi.

— Le conseil est tout pris : il vous faut faire la volonté de cette demoiselle.

Lancelot ne répondit mot ; il pleurait amèrement, maudissant l’heure et le jour de sa naissance.

— Beau doux ami, dit-il enfin, ni pour mort ni pour vie, je ne ferai rien sans le congé de ma dame. Allez à la cour ; portez-lui cette boîte où sont mes cheveux ; dites-lui que, s’il lui plaît, je mourrai ; que je vivrai s’il lui plaît

— Par ma foi ! il convient de vous décider tôt, car je ne sais si vous seriez en vie à mon retour !

Là-dessus, Lionel retourna auprès de la pucelle et lui déclara que, si elle guérissait Lancelot, sans doute il deviendrait son chevalier et son ami. Dont la pauvrette fut aussi contente que si on lui eût mis Dieu dans les mains ; elle se mit à trembler comme la petite feuille sur le haut arbre.

Sur-le-champ, elle se leva et s’habilla. Déjà Lionel était parti à toute allure sur son cheval, sans autre arme que son épée pour être moins lourd. Elle vint au lit de Lancelot, qui lui fit aussi belle chère qu’il put, et elle lui prépara un électuaire très bon, dont elle lui oignit les tempes et les bras : grâce à cela il sommeilla toute la nuit et se trouva, au matin, plus léger que le jour précédent. Alors elle le fit un peu manger, car il avait la tête vide ; après quoi il se rendormit et ne se réveilla que le lendemain soir, pour voir Lionel arriver au grand galop, qui avait tant éperonné qu’il était couvert de sang jusqu’au mollet.

— Sire, madame vous mande cent mille saluts et elle vous ordonne de faire la volonté de la pucelle pour vous délivrer de la mort et pour l’en délivrer avec vous. Sinon, elle ne vous aimera plus de sa vie.

Puis il conta qu’il avait trouvé le roi et tous les barons menant grand deuil, et la cour si chagrine qu’on n’y entendait plus rire ; et comment la reine se lamentait tout le jour, ne dormait point, mangeait et buvait si peu qu’elle en était malade ; et la joie que tout le monde avait eue en apprenant que Lancelot vivait encore ; et le bonheur de la reine en trouvant les cheveux de son ami dans la boîte d’ivoire.

— Voici son anneau qu’elle m’a baillé pour vous après l’avoir baisé comme une chose sainte, ajouta-t-il.

Lancelot reconnut un anneau que lui avait jadis donné la Dame du Lac, et dont il avait fait cadeau à la reine. Alors il éprouva un si grand bonheur qu’il fut presque guéri. Et comme la sœur du chevalier entrait à ce moment, il fit sortir Lionel et lui dit :

— Ha, demoiselle, vous avez tant fait pour moi, qu’il n’y a pucelle au monde que je chérisse autant que vous !

— Sire, je vous aime de bon amour depuis le jour que je vous vis, et plus que pucelle jamais n’aima chevalier. Jurez-moi que vous serez mon loyal ami à toujours et que vous n’en aimerez nulle autre, tant que vous trouverez en moi loyauté.

— Demoiselle, je vous dirai ce que jamais je n’ai dit à personne : j’aime en un haut lieu, et jamais je ne fausserai mes amours. Le voudrais-je que je ne le pourrais : car mon cœur et mon penser sont à ma dame, que je veille ou dorme ; et mon esprit ne rêve que d’elle, mes yeux ne regardent que de son côté, mes oreilles n’entendent que ses paroles ; et mon âme, mon corps, ma vue, mon ouïe, mon mouvement, ma voix, mon rire, tout de moi lui appartient comme le serf à son seigneur.

— Sire, dit la pucelle en pleurant, vous parlez en loyal chevalier et prud’homme. Vous aimez en haut et vaillant lieu, je le sais bien, et vous feriez mal si vous donniez votre amour à une autre dame ; mais vous pouvez le donner à une pucelle sans en fausser la droiture. Je vous aime d’une manière qui le permet, car par nous la chasteté ne sera jamais corrompue. Jurez-moi qu’en quelque lieu que vous vous trouviez désormais vous me tiendrez pour votre amie, sauf l’honneur de votre dame, et moi je vous jurerai que jamais je n’aurai d’autre ami que vous, et que pour l’amour de vous je garderai ma virginité à tous les jours de ma vie : ainsi pourrez-vous m’aimer comme pucelle, et elle comme dame… Las ! je ne sais quand je vous reverrai : octroyez-moi l’un de vos joyaux que je puisse garder en souvenir de vous.

— Belle douce amie, volontiers !

Et lui offrant une ceinture d’or que la reine lui avait donnée :

— Il n’est dame ni demoiselle, dit-il, à qui j’en ferais présent, hors vous.

Joyeuse, la pucelle lui remit, à son tour, un fermail d’or qu’il lui promit de porter à son cou pour l’amour d’elle.

Et, le lendemain, il prit congé de la demoiselle et du chevalier son frère, en les remerciant fort de ce qu’ils avaient fait pour lui ; puis il s’éloigna, en compagnie de Lionel et de la vieille au cercle d’or.


XIX


Ils allèrent tant qu’ils arrivèrent au bord d’une vallée perdue, au fond de laquelle ils aperçurent un fort château, bien entouré de fossés profonds et de bons murs hauts et épais. La vieille s’arrêta là.

— Sire chevalier, dit-elle, il vous faut entrer dans ce château pour y tenter la plus grande aventure du monde.

— Demoiselle, m’acquitterai-je ainsi envers vous ?

— Oui, sire.

— Je m’y essayerai donc.

Elle s’en fut, après l’avoir recommandé à Dieu. Et Lancelot embrassa Lionel et prit tendrement congé de lui ; puis il se dirigea vers la forteresse.

Dès qu’il en eut passé la porte, il entendit les gens murmurer autour de lui :

— Sire chevalier, la honte vous attend.

Il continua son chemin sans répondre, et parvint au pied de la maîtresse tour. Là, des cris de femme l’arrêtèrent : c’était cette même demoiselle que messire Gauvain n’avait pu tirer hors de sa cuve, qui le suppliait de la secourir. Il s’approche, la prend sous les aisselles et l’en ôte aussi aisément que si elle n’eût pesé plus qu’un fétu. Aussitôt elle tombe à ses pieds, lui baisant la jambe et le soulier ; et ceux de la ville commencent de s’assembler.

On le conduit à un cimetière, on lui montre une tombe sur laquelle des lettres disaient :


Cette tombe ne sera pas levée avant la venue du léopard dont le grand lion naîtra.


Lancelot y met la main et la soulève sans effort. Un serpent hideux, qui était mussé là-dessous et dont l’haleine flamboyait comme un feu ardent, se lance hors de la fosse et rampe par le cimetière, dont bientôt les arbrisseaux sont en flammes. Mais Lancelot lui court sus, et, quoique le dragon lui ait brûlé de son souffle tout le bois de son écu, il lui fait voler la tête en un instant.

Alors des chevaliers beaux et hauts à merveille vinrent le chercher à grand honneur et le menèrent au palais, où de très avenantes pucelles le désarmèrent, le baignèrent et lui passèrent un manteau digne d’un roi. Puis il fut conduit dans la salle où des seigneurs lui firent grand accueil, et, tandis qu’il causait et s’enjouait avec eux, un prud’homme entra, en si noble arroi que nul ne saurait décrire ses habits, tant ils étaient riches. Il portait au doigt un bel anneau et sur la tête une couronne d’or dont les pierres valaient un bon royaume ; son fermail et sa ceinture étaient non pareils ; mais pourquoi le ferais-je plus long ? En un mot, on n’eût su voir un plus gentil homme, ni qui parût plus haut prince.

— Sire, le roi ! dirent à Lancelot les chevaliers en se levant.

Lancelot se mit debout et souhaita la bienvenue au roi qui vint l’accoler et lui dit :

— Doux sire, nous vous avons longuement attendu ! Enfin nous vous avons. Voulez-vous m’apprendre qui vous êtes ?

— Je suis de la maison du roi Artus, compagnon de la Table ronde, et j’ai nom Lancelot du Lac.

— Dieu m’aide ! N’êtes-vous pas le fils du roi Ban qui mourut de deuil et de la reine aux grandes douleurs ?

Mais, à ce moment, la grande merveille advint : le pigeon blanc que messire Gauvain avait vu vola par la salle, portant au bec son encensoir d’or, et toutes les bonnes odeurs du monde se répandirent dans le château ; puis, les tables mises, chacun prit place sans mot dire, faisant prière et oraison : alors la plus gente des demoiselles entra, élevant son vase précieux, voilé d’un linge ; chacun s’agenouilla, et Lancelot comme les autres ; et quand elle fut sortie, vous eussiez vu les tables couvertes de tous les beaux mangers que l’on puisse imaginer ; toutefois, non plus que naguère devant monseigneur Gauvain, il n’y eut rien devant Lancelot. Mais le roi, qui s’en aperçut, lui fit porter de très bonnes viandes.


XX


Lorsque tout le monde eut mangé à loisir, on leva les tables et les chevaliers se mirent à jouer aux tables et aux échecs, et à se divertir.

— Que vous semble de ce riche vase que portait la demoiselle ? demanda le roi à Lancelot.

— Assurément, sire, c’est une merveilleuse chose. Et jamais je n’avais vu encore une demoiselle aussi belle… Je dis demoiselle, non dame.

Entendant cela, le roi pensa à ce qu’il avait ouï dire de Lancelot et de la reine Guenièvre : « Certes, il aime tant la reine qu’il n’en voudrait nulle autre, songea-t-il. Comment ferons-nous pour qu’il accepte ma fille ? Il conviendra d’agir si sagement qu’il ne s’aperçoive de rien, afin que le commandement soit exécuté. »

Il alla trouver une très vieille et prudente dame, nommée Brisane, qui était la gouvernante de la pucelle au précieux vase, et à qui il raconta les paroles de Lancelot. Mais la vieille lui recommanda de la laisser faire sans s’entremettre, et lui assura qu’elle saurait bien mener la chose à bonne fin.

Elle vint trouver Lancelot et le mit en paroles, en lui demandant des nouvelles du roi Artus et de la cour ; puis elle l’entretint longuement de la reine Guenièvre, et quand elle le vit rêveur, elle lui dit :

— Maintenant, sire, il est temps d’aller vous coucher, car vous avez beaucoup fatigué aujourd’hui.

Et Lancelot, qui était tout pensif, la suivit en une chambre où se trouvait un beau lit. Là, elle annonça qu’elle allait chercher le vin du coucher, et, peu après, elle lui apporta un boire qu’elle avait préparé, qui était plus clair que fontaine et couleur de vin. La coupe n’était pas grande, de manière que Lancelot la vida tout entière, et, trouvant la boisson bonne et douce, il en redemanda, que la vieille lui versa et qu’il but jusqu’à la dernière goutte.

Or, dès qu’il eut avalé ce philtre, il se trouva tout enivré et affolé, et Brisane s’aperçut qu’il ne savait plus où il était ni comment il était venu là : car il croyait être en la cité de Camaaloth, et il la prenait elle-même pour la dame de Malehaut depuis longtemps morte. Alors elle lui dit :

— Sire, madame la reine pourrait bien être endormie. Qu’attendez-vous pour aller à elle ?

— Si je savais qu’elle me mandât, j’irais volontiers, fit-il.

La vieille feignit d’aller voir, et, au bout d’un moment, elle revint lui dire que la reine l’attendait. Aussitôt Lancelot se déchaussa, et, en chemise et braies, il suivit Brisane, qui le mena dans la chambre de la fille du roi, auprès de laquelle il se coucha, cuidant que ce fût la reine, sa dame. Et la pucelle, qui ne désirait rien plus que celui qu’elle savait être l’émeraude de toute chevalerie terrienne, le reçut, heureuse et joyeuse.

Ainsi furent unis le meilleur et le plus loyal des chevaliers de ce temps et la fille du roi Pellès, le riche Pécheur. Et celle-ci, la plus belle pucelle qui fût alors, ne l’accueillit point à cause de sa beauté ni par échauffement de chair, mais pour recevoir le fruit par lequel les aventures de Bretagne devaient être achevées, ainsi que Merlin l’enchanteur l’avait prédit. Et Lancelot, qui la prenait pour sa dame, la connut comme Adam fit sa femme, toutefois non pas aussi loyalement, car il la connut en péché. Mais celui en qui toute pitié habite ne juge pas les pécheurs selon leurs seuls méfaits, et il tient compte de leurs intentions : aussi ne voulut-il regarder dans cette union que le profit de ceux de Bretagne, et il voulut qu’en place de la fleur de chasteté qui fut corrompue cette nuit-là, fût restaurée une autre fleur dont grand bien vînt au pays. Car la terre fut tout emplie par la douceur de cette fleur qui de là sortit, comme l’histoire du Saint Graal en devisera : ce fut Galaad, le chevalier vierge, qui mit à fin les aventures et s’assit au siège périlleux de la Table ronde. Tout ainsi que le nom de Galaad avait été perdu en Lancelot par échauffement de luxure, il fut retrouvé en Galaad par abstinence de chair. Et en lui le méfait de sa naissance fut amendé par la virginité qu’il garda et rendit saine et entière à son Sauveur en trépassant du siècle. Mais le conte laisse pour le moment de parler de cela dont il devisera tout à loisir quand le temps en sera venu, et retourne à monseigneur Lancelot du Lac.


XXI


Au matin, il s’éveilla et regarda autour de lui ; mais les fenêtres étaient si bien closes que le jour ne pouvait entrer. La force du poison s’était évaporée : il tâta autour de lui et sentit la demoiselle.

— Sire, lui dit-elle, je suis la fille de Pellès, le riche roi Pêcheur.

Lancelot sauta du lit, passa sa chemise et ses braies, courut ouvrir toutes grandes les fenêtres de la chambre où il avait couché et, voyant celle par qui il avait été déçu, il saisit son épée, plus dolent et irrité qu’on ne saurait dire. Mais elle s’agenouilla devant lui en sa pure chemise, les mains jointes, et lui cria merci au nom de la pitié qu’eut Jésus-Christ de Marie-Madeleine. Alors Lancelot s’arrêta ; il tremblait si fort de colère et de deuil qu’à peine pouvait-il tenir son arme.

— Demoiselle, dit-il enfin, je serais trop cruel et déloyal si je détruisais tant de beauté. Pardonnez-moi d’avoir haussé l’épée sur une femme, car c’est la fureur et le chagrin qui m’y ont poussé.

— Sire, je vous le pardonne pourvu qu’à votre tour vous me pardonniez d’avoir causé votre courroux.

Ce qu’il fit ; après quoi il s’habilla, revêtit ses armes qu’on lui avait préparées sur une table, et courut aux chambres où il avait passé la veille, pensant qu’il y trouverait quelqu’un ; mais elles étaient fermées à double tour : il eut beau heurter, et si rudement qu’un sourd endormi l’eût entendu, il ne sut tant faire qu’il obtînt aucune réponse. La salle était ouverte, mais vide : il la traversa, descendit les degrés, arriva dans la cour, vint à l’étable : son cheval y était tout sellé, bien nourri, les flancs remplis, si soigneusement étrillé et pansé que pas un poil ne dépassait l’autre ; alors il saisit son écu et sa lance qu’il vit appuyés au mur, tira le destrier dehors, l’enfourcha, s’approcha du pont-levis et, le trouvant baissé, se mit en devoir de le franchir. Il n’en était pas sorti qu’il sentit qu’on commençait de le relever : aussitôt, brochant son bon cheval, il lui fit faire un tel saut que l’animal atteignit le bord du fossé ; mais certes il s’en fallut de peu qu’il ne plongeât dans l’eau. Lancelot le poussa en avant et, quand il se retourna, il ne découvrit plus la moindre trace du Château aventureux d’où il sortait. Alors il s’éloigna, si dolent d’avoir faussé ses amours et si pensif, qu’il ne voyait pas seulement où son destrier le menait.


XXII


À vêpres, il s’engagea ainsi sur une très longue et étroite chaussée qui courait à travers des marécages jusqu’à la porte d’un fort château. Un chevalier sortit en le voyant et lui cria qu’il ne passerait pas sans jouter. Mais Lancelot rêvait si fort qu’il n’entendit rien, et l’autre, d’un seul coup de lance, le fit voler dans le marais.

— Sire chevalier, baignez-vous tout à votre aise ! lui crièrent en s’éloignant les écuyers du vainqueur.

Cependant Lancelot sortait de l’eau à grand’peine et remontait, tout mortifié, sur son cheval que le chevalier n’avait pas daigné emmener. Il arriva ainsi devant la porte du château et héla. Le sire parut sur la muraille et, en riant, lui demanda qui il était. Lancelot répondit qu’il était compagnon de la Table ronde.

— En nom Dieu, s’écria l’autre, vous en avez menti ! Vous n’êtes qu’un ribaud, un failli de cœur, un abat-quatre, qui allez en guise de champion. Mais vous êtes trop osé de vous dire chevalier de la Table ronde, et je vous le ferai voir !

Là-dessus, il sortit à nouveau tout armé et piqua des deux vers Lancelot. Mais, du premier coup, celui-ci l’envoya rouler dans l’eau à son tour ; après quoi il attendit tranquillement qu’il en fût sorti et lui demanda s’il voulait continuer.

— Sire, pour Dieu, merci ! répondit le chevalier. Voici mon épée ; je me rends à vous.

Et il le conduisit à grand honneur au palais, où sa sœur, qui était prude femme, fit bel accueil à Lancelot. Quand elle l’eut désarmé et rafraîchi, elle s’assit auprès de lui dans la salle, sur la jonchée, et elle lui demanda s’il connaissait un chevalier nommé Hector qui, lui aussi, était compagnon de la Table ronde.

— Par la Sainte Croix, répondit Lancelot, je ne sais pas un homme au monde que je redouterais autant, s’il nous fallait combattre à outrance, tant il est vite, preux, adroit et endurant ! Je le crois meilleur chevalier que monseigneur Gauvain.

— Ainsi doit-il être, car son père, le roi Ban de Benoïc, fut des preux de ce monde : bon chien chasse de race.

— Demoiselle, vous vous trompez : je suis Lancelot du Lac et le roi Ban de Benoïc n’a d’autre fils que moi.

À ces mots, la demoiselle se mit à pleurer de joie et de pitié et, après avoir tendrement baisé Lancelot sur la bouche, elle lui apprit comment elle avait connu le roi Ban en ce même château des Mares où ils étaient présentement, et comment elle avait mis Hector au monde, et tout ainsi que l’a rapporté l’histoire de Merlin. Puis elle courut chercher un écrin, d’où elle tira un anneau d’or, orné d’un saphir entre deux petits serpents, celui-là même dont le roi Ban lui avait fait présent.

C’est de la sorte que Lancelot apprit qu’Hector des Mares était son frère. Il en conta tout en soupant les prouesses à la demoiselle qui n’avait pas vu son fils depuis plusieurs années. Et lorsque vint l’heure du coucher, elle le mena au plus riche et magnifique lit qui ait jamais été. Puis le lendemain, quand il partit, elle voulut le convoyer quelque temps ; enfin il prit congé d’elle, et elle s’en revint, toute chagrine de le quitter.


XXIII


Il alla longtemps, rêvant à sa dame ; mais à midi la chaleur devint accablante et ses armes étaient si échauffées par le soleil, qu’il résolut de descendre et de s’arrêter à l’ombre d’un pommier. Il ôta la selle et la bride de son cheval qu’il laissa paître en liberté, posa son heaume, abattit sa ventaille pour avoir un peu d’air, et, à peine fut-il étendu sur l’herbe fraîche, il s’endormit dans la douceur du vent.

Trois dames vinrent à passer, escortées de six chevaliers. Elles chevauchaient sous un dais que soutenaient des valets ; et l’une d’elles était la reine de Sorestan, l’autre la reine Sybille l’enchanteresse et la troisième Morgane la fée. En apercevant Lancelot, elles s’arrêtèrent et la reine de Sorestan s’écria :

— Par Dieu, vit-on jamais un si bel homme ? Elle se pourrait bien priser, la dame qui l’aurait en sa seigneurie ! S’il m’aimait, je me croirais plus riche que si j’avais le monde en ma baillie.

— Dame, dit Morgane qui ne reconnaissait pas Lancelot dont les cheveux étaient tombés comme l’histoire l’a conté, dame, encore que vous soyez reine, je suis de plus haut lignage et plus belle que vous, et certes il m’aimerait davantage.

— En nom Dieu, fit la reine Sybille, c’est moi la plus jeune, la plus gaie et la plus charmante : je saurais sans doute mieux lui plaire.

— Eh bien, reprit Morgane, faisons faire une litière et emportons-le dans mon manoir qui est proche. Là, nous nous offrirons à son service : on verra celle qu’il choisira.

Elles s’accordèrent à cela : Lancelot, enchanté, fut transporté dans une chambre du château, claire et grande, mais dont les fenêtres étaient grillées. Et là, quand le charme fut dissipé, il s’éveilla, et voyant autour de lui tant de chandelles, car la nuit était tombée, il se signa d’abord. « Sainte Marie Dame, où suis-je ? se demanda-t-il. Je m’étais couché à l’ombre d’un pommier et maintenant me voilà dans je ne sais quel château ! Suis-je devenu fantôme, ou si les Ennemis m’ont ravi ? » À ce moment la porte s’ouvrit et les trois dames entrèrent, vêtues et atournées aussi richement qu’elles avaient pu.

— Sire chevalier, dit la reine de Sorestan, vous voilà en notre prison ; mais la rançon sera légère.

— Dame, si je puis, je me rachèterai.

— Pour rançon, prenez celle de nous que vous préférez.

— Il me faudra donc faire amie nouvelle, ou rester en cette prison ?

— Oui vraiment.

— Dieu ne m’aide, reprit Lancelot courroucé, si je n’aimerais mieux demeurer dans cette chambre jusqu’à ma mort, que de faire ma mie de l’une de vous ! J’en serais trop rabaissé !

À ces mots, les trois dames se mirent en colère ; mais il pensait qu’il lui serait moins cruel de mourir que de laisser la reine sa dame, fontaine de toute beauté, pour prendre une de ces étrangères ; et elles sortirent en le menaçant.


XXIV


Le soir, Morgane ordonna à la pucelle qui lui apportait à manger de lui faire boire à souper un philtre qu’elle avait préparé, et, quand il en eut pris, il s’endormit profondément. Alors on le transporta dans son lit ; puis Morgane vint, tenant une boîte pleine d’une poudre dont elle lui souffla, par un tuyau d’argent qu’elle lui enfonça dans le nez, une bonne partie dans la cervelle. Si bien qu’au matin, en s’éveillant, il se sentit très malade ; et ainsi demeura-t-il depuis le mois de septembre jusqu’à la Noël.

Après ce temps, il commença de se rétablir, et, quand l’hiver fut passé, il advint un jour qu’il aperçut par la fenêtre un homme qui peignait une ancienne histoire sur les murs d’une chambre, dans le corps de logis qui faisait face à sa prison. Dessous chaque image, il y avait des lettres qui en disaient le sens : et il reconnut ainsi que c’était l’histoire d’Enéas, comment il partit de Troie et s’en fut en exil. Alors Lancelot songea que, si sa chambre était ainsi enluminée de ses propres faits et dits et des belles actions de sa dame, ses maux seraient allégés. Il pria l’homme de lui donner des couleurs et des pinceaux, et il commença de tracer son arrivée à Camaaloth : comment il s’était trouvé ébahi en voyant la reine, puis comment il était allé secourir la dame de Nohant. Et tout était si bien et subtilement représenté qu’on aurait cru qu’il eût fait toute sa vie ce métier.

Or, chaque nuit, Morgane venait le voir dormir, car elle l’aimait autant que femme peut aimer homme à cause de sa grande beauté. Ce soir-là, elle comprit bien ce que signifiaient les images qu’il avait tracées sur les murs. « Amour rendrait subtil et ingénieux le plus sot homme du monde ! se dit-elle. Laissons-le : quand il aura tout peint, je ferai tant que le roi Artus viendra céans, et je lui montrerai la vérité de Lancelot et de la reine. » Là-dessus, elle sortit sans bruit et ordonna qu’on fournît à son prisonnier tous les pinceaux et couleurs qu’il demanderait.

Le lendemain, dès qu’il fut levé, Lancelot courut ouvrir les fenêtres et se remit à l’ouvrage. Peu à peu, il représenta comment il avait conquis la Douloureuse Garde, puis ce qu’il avait fait à l’assemblée de Galore, et ce qui s’était passé dans la prairie aux arbrisseaux, et tout ce qui lui était arrivé ensuite, comme le conte l’a récité. Et à cela il employa deux hivers et un été.

Cependant, il se tourmentait fort de sa longue prison, et il s’en fût tourmenté davantage, n’eussent été ses peintures. Car tous les matins il venait saluer l’une après l’autre les images qu’il avait tracées de la reine, puis il les baisait sur la bouche plus tendrement qu’il n’avait jamais baisé nulle autre que sa dame, et il pleurait devant chacune d’elles et lamentait de tout son cœur ; après quoi il regardait ses propres chevaleries qu’il avait toutes figurées, et il se réconfortait un peu.


XXV


Pour qu’il fût plus aise, Morgane avait fait planter sous ses fenêtres un beau verger. Lorsque Pâques furent passées pour la seconde fois, les arbres se couvrirent de feuilles et se chargèrent de fleurs, et à voir la rose qui chaque jour fleurissait, fraîche et nouvelle, Lancelot sentait son cœur se réjouir, car il pensait au visage de sa dame, qu’elle avait si clair et vermeil qu’il ne savait lequel l’était davantage, de la rose ou de lui.

Un dimanche qu’il s’était levé au chant des oisillons, il s’assit au bord de sa fenêtre grillée et demeura là jusqu’à ce que le soleil fût répandu sur le jardin. Au rosier s’épanouissait une fleur cent fois plus belle que les autres, et il lui ressouvint plus que jamais de la reine qui, de même, l’était cent fois plus que toutes les femmes.

— Puisque je ne puis avoir ma dame, s’écria-t-il, au moins me faut-il cette rose !

Ce disant, il allongeait le bras, mais sans pouvoir atteindre la fleur. À la fin, courroucé, il secoua les barreaux avec tant de rage, qu’il les arracha et les jeta au milieu de sa chambre, non sans se blesser les mains, certes, et si profondément que son sang coulait jusqu’à terre ; mais peu lui souciait. Il saute dans le verger, cueille la rose vermeille, la baise pour l’amour de sa dame, en touche ses yeux et sa bouche, la place dans son sein, sur sa propre chair ; puis, voyant une porte ouverte, il entre dans le logis, revêt des armes qu’il trouve dans un coffre et, ne craignant plus rien, il gagne l’écurie, selle et bride le meilleur destrier, et l’enfourche sans être vu, car il était encore si matin que nul n’était levé, hormis le portier qui gardait l’entrée. Et certes celui-ci s’étonna bien quand il vit venir un chevalier qu’il ne connaissait point. Mais, par crainte d’être occis, il ouvrit, et Lancelot s’éloigna, non sans avoir hésité à retourner au logis pour tuer Morgane la déloyale ; mais il se résolut à la laisser pour l’amour du roi Artus dont elle était la sœur, et aussi parce qu’elle était femme.


XXVI


Vers l’heure de tierce, il arriva dans une forêt épaisse et ancienne qui avait nom la forêt Perdue, et il se vit bientôt au bord d’une clairière où s’élevait un petit château. Au milieu de la prairie, sous quatre pins, se trouvait un trône d’ivoire recouvert d’une soie vermeille, qui portait une lourde couronne de fin or ; et, tout autour, des dames et des chevaliers, les uns armés, les autres en cottes et manteaux, dansaient en se tenant par les mains, de si gaie façon que c’était plaisir de les regarder.

Or, à peine Lancelot eut-il mis le pied dans cette prairie, il sentit son cœur changer, et oubliant tout, sa dame, ses compagnons et lui-même, il ne souhaita plus que de caroler : il descendit de son cheval, laissa tomber sa lance et son écu, courut se joindre à la ronde, tout armé, heaume en tête, et, prenant la main de la première demoiselle qu’il rencontra, le voilà qui chante, frappe ses pieds l’un contre l’autre et s’enjoue plus qu’il n’avait fait de sa vie. Les danseurs chantaient une chanson sur la reine Guenièvre, mais en écossais, de manière qu’on ne comprenait guère leurs paroles, si ce n’est qu’ils disaient : « Vraiment, nous avons la plus belle de toutes les reines », et : « Vraiment il fait bon maintenir amours », ou quelque chose d’approchant.

Ainsi dura la fête jusqu’au soir. Quand vint l’heure du souper, une demoiselle s’approcha de Lancelot et l’invita à s’asseoir sur le trône d’ivoire et à essayer la couronne d’or. Il répondit d’abord qu’il préférait danser. Mais elle le prit par le doigt et il se laissa mener par elle : tout riant, il prit place sur la chaire et posa la couronne sur sa tête. Aussitôt les chevaliers, les dames et les demoiselles furent délivrés de leur folie, tandis que lui-même, revenant à son droit sens, s’empressait d’ôter l’insigne royal et de se lever du trône par modestie. Mais tous vinrent l’accoler et le remercier, et un vieil homme lui dit, après lui avoir demandé son nom :

— Lancelot, beau fils, j’avais bien prédit que l’enchantement de céans ne tomberait que par vous ! Sachez qu’un jour où le roi Ban chevauchait par cette forêt avec ses chevaliers, il aperçut six pucelles qui carolaient ici en chantant une chanson qu’on avait faite de la reine Guenièvre nouvellement mariée, et sur cette chaire d’ivoire était assise une belle demoiselle qui les écoutait. Bien qu’il fût de grand âge, le roi Ban était très gai.

« — Il serait mieux séant que chacune de ces demoiselles eût un chevalier ! s’écria-t-il.

« Et il fit mettre pied à terre à six de ses compagnons et les envoya danser.

« Or Guinebaut, son frère, qui était bien fait de corps, gentil d’esprit et l’homme qui sût le plus d’enchantements et de nigromance après Merlin, ne pouvait s’empêcher d’admirer la demoiselle et de songer qu’heureux serait celui qui pourrait l’avoir. Aussi, comme il l’entendit soupirer qu’elle souhaiterait bien de voir toujours de telles caroles, il s’empressa de lui dire :

« — Certes, demoiselle, vous les auriez, et plus belles encore, et à jamais, si vous me vouliez donner votre amour et me jurer devant mon frère, le roi Ban, qui est ici, que de mon vivant vous ne ferez jamais d’autre ami que moi. Jurez, et je vous retiendrai tous les amoureux qui passeront par ce pré, de telle façon qu’ils n’aient d’autre désir que de caroler et festoyer à toutes les heures de beau temps, soit l’été ou l’hiver. Ils n’entreront au château que pour manger, se reposer la nuit ou s’abriter de la pluie. Et cela durera jusqu’à ce que vienne le plus beau chevalier du monde : ainsi la fête finira par beauté après avoir commencé de même, puisque vous êtes la plus belle qui soit.

« La demoiselle fit le serment. Alors le roi Ban posa sa couronne sur la chaire d’ivoire et dit qu’il la laissait pour le plus beau chevalier du monde ; puis il partit, et son frère demeura en compagnie de la pucelle.

« Durant quatorze ans, elle se plut à regarder les caroles, et plus de cent cinquante chevaliers amoureux et un peu moins de dames furent retenus ici. Mais (tant femme varie), au bout de ce temps, elle pria Guinebaut d’inventer quelque autre jeu pour la divertir. Alors il fit un échiquier d’ivoire et de pierres précieuses, et des échecs d’or et d’argent, et un jour, après dîner, il lui apporta le tout, en la priant de s’asseoir et de jouer.

« — Mais avec qui ? demanda-t-elle. Vous n’êtes pas de force contre moi.

« — Jouez de votre mieux, répondit-il.

« Elle poussa un pion : un autre aussitôt s’avança de lui-même ; et, malgré qu’elle en eût, elle se vit bientôt battue par l’échiquier merveilleux. Longtemps elle s’en amusa, jusqu’à ce qu’enfin elle et Guinebaut mourussent.

— Puisque j’ai mis fin à l’aventure de la carole, dit Lancelot, il faut maintenant que j’essaye celle de l’échiquier.

On le lui apporte ; il range les pions d’argent en face des pions d’or, et le voilà qui manœuvre si habilement ses paonnets, son chevalier, son roc, qu’il mate en l’angle le roi adverse ; certes, ceux qui virent cela s’en ébahirent ! Il appela un chevalier, qui était du royaume de Logres, et le pria d’aller à Camaaloth saluer de sa part le roi Artus et remettre à la reine l’échiquier magique. Mais maintenant le conte se tait de lui pour un temps et devise d’Hector des Mares, son propre frère.


XXVII


Lorsqu’il eut quitté monseigneur Gauvain et ses compagnons, Hector chevaucha longtemps, fort chagrin de n’avoir pu joindre les tronçons de l’épée brisée et demandant partout des nouvelles de Lancelot. Un lundi matin, il rencontra une vieille demoiselle montée sur un maigre roussin, qui tenait un nain par ses longs cheveux et le forçait à courir à côté de son cheval. Et chaque fois que le petit homme criait à l’aide, la vieille le frappait cruellement.

— Dame, s’écria Hector, laissez-le !

— J’y consens pourvu que vous me donniez un baiser.

Mais il la vit si laide et si ridée que le cœur lui manqua.

— Ha, dame, demandez-moi autre chose !

— Certes, dit-elle, il faut que vous soyez un larron de grand chemin, car jamais un chevalier ne me refusa un tel don !

Et elle reprit son chemin, battant son nain de plus belle. Alors Hector se dit qu’il valait mieux lui accorder ce qu’elle voulait que de laisser souffrir le petit homme. Il la rappela : elle revint aussitôt, feignant d’être joyeuse ; mais, comme il se penchait vers elle, elle lui dit d’attendre un peu, ce qu’il fit très volontiers.

— Je vois bien que vous ne désirez guère ce baiser, reprit-elle. Eh bien, allez chercher l’écu pendu là-bas, à cet arbre, et je délivrerai mon nain.

Aussitôt dit, aussitôt fait : Hector court s’emparer de l’écu qui était d’argent goutté de sable ; mais, comme il l’emportait, voici sortir dix demoiselles d’un pavillon voisin, pleurant, frappant leurs visages de leurs mains, arrachant leurs cheveux et criant :

— Ha, sire chevalier, vous avez pris l’écu ! Vous nous avez toutes honnies et déshéritées ! Allez à votre malheur !

Or, en revenant au lieu où il avait laissé la vieille et le nain, Hector ne les y trouva plus. En revanche, deux pucelles qui passaient furent si effrayées en voyant l’écu pendu à son cou, que l’une d’elles laissa tomber un petit chien braque qu’elle portait : toutes deux s’enfuirent aussi vite que leurs palefrois purent aller. Un peu plus loin, il rencontra un chevalier suivi de ses écuyers lequel, à peine eut-il aperçu l’écu blanc à gouttes noires, s’empressa de lacer son heaume et de monter sur son destrier.

— Ah ! larron, cria-t-il, vous avez donc délivré le diable qui nous laissait en paix ! Il n’est que temps que vous en soyez châtié.

Et il courut sus à Hector ; mais du premier coup de lance il fut abattu si rudement qu’il demeura toul étourdi, et, quand il reprit ses sens, il n’eut plus qu’à crier merci. Alors Hector le requit de lui dire comment il avait méfait en prenant l’écu du pavillon.

— Sire, sachez qu’au temps d’Uter Perdragon, toute cette contrée était peuplée de géants qui vivaient dans les forêts et les montagnes et tuaient tous ceux qu’ils attrapaient. Le roi Artus, ayant ouï parler de ces grands diables, vint avec son armée et les détruisit. Un soir, il découvrit une géante qui dormait sous un arbre, tenant dans ses bras deux petits enfants. Il allait la tuer, quand l’un de ses chevaliers, la voyant jeune et belle, bien que grande, la lui demanda en récompense de ses services. Le roi la lui accorda et lui remit en outre tout le pays.

« Lorsque les deux enfants de la géante eurent quinze ou seize ans, ils étaient plus hauts et plus forts que tous les hommes. Leur beau-père les arma chevaliers ; mais bientôt ils le tuèrent, et, comme leur mère pleurait, ils lui coupèrent la tête. Après quoi ils se séparèrent : l’un d’eux, Karadoc, s’en fut conquérir la Tour Douloureuse ; on dit qu’il a été occis naguère par Lancelot du Lac. Mais le second, Mauduit, demeura dans ce pays où il réduisit tous les chevaliers en servage et viola toutes les demoiselles, qu’il emportait dans son château du Tertre.

« Il y a un an, pourtant, il s’éprit de l’une d’elles et la requit d’amour courtoisement ; mais elle lui répondit qu’il était trop cruel.

« — Je vous aimerai, dit-elle, si vous me jurez que jamais vous ne sortirez de ce château, sinon pour venger votre honneur.

« Mauduit fit le serment ; mais il eut soin d’envoyer pendre son écu à cet arbre où vous l’avez trouvé, pensant que si cet écu était abattu ou pris, il pourrait bien sortir sans se parjurer. Hélas ! nous avions chargé dix demoiselles d’avertir les chevaliers errants qu’ils n’y devaient pas toucher… Mais, par votre faute, voilà ce diable déchaîné. Voyez quel mal vous avez fait au pays !

— Eh bien, je te dirai ce que je veux que tu fasses. Tu iras au château du Tertre, et tu avertiras Mauduit que c’est Hector des Mares qui a emporté son écu et qu’il agirait comme un vilain en s’en vengeant sur les gens de cette contrée.

— Je n’irais pas au Tertre pour toute la terre du roi Artus !

— Par ma foi, tu iras ou je te tuerai !

Et Hector feignit de vouloir lui couper la tête ; ce que voyant, le vaincu, qui avait nom Triadan du Plessis, promit et se mit en chemin sur son destrier.

Il marcha au petit pas, car il était fort blessé, en sorte qu’il ne parvint au château du Tertre qu’à vêpres. Personne n’avait encore osé apprendre au géant l’insulte faite à son écu. Triadan lui répéta les paroles d’Hector et Mauduit demeura longtemps muet de courroux ; enfin, lorsqu’il put parler :

— Triadan, dit-il, où as-tu laissé celui qui m’a tant outragé ?

— À la Basse Fontaine.

— Je ne te tuerai point ; mais tu vivras désormais de telle manière que celui qui t’envoie en aura reproche : choisis de perdre le poing ou le pied.

Vainement, Triadan pria, et supplia : son bourreau répondit qu’à défaut d’un membre, il lui trancherait la tête. Alors le chevalier posa son poing sur un tronc d’arbre et Mauduit le lui coupa sans pitié ; après quoi il demanda ses armes, sauta sur un grand destrier, plus noir que mûre, et dévala le coteau dans la nuit comme un diable.

Apercevant une tente sur le bord du chemin, il s’y rua en tempête, découvrit en l’abattant un chevalier et une demoiselle qui y étaient couchés dans un lit, les décapita d’un seul coup tous les deux, et, après avoir attaché par les cheveux les deux têtes à l’arçon de sa selle, il reprit sa route et ne tarda pas à arriver devant l’arbre où son écu était naguère pendu. Ah ! si vous l’eussiez vu alors rouler des yeux, grincer des dents et hocher la tête, il vous eût fallu grand cœur pour ne pas trembler ! Il se jeta sur le pavillon voisin, trancha, cogna, abattit, piétina tout ; mais les demoiselles s’étaient sauvées, et il n’y trouva personne à occire, de sorte qu’il s’arrêta après avoir tout détruit, comme un lion qui, ayant tué les biches, ne sait plus quoi égorger. Puis il recommença sa chevauchée, assommant comme des chiens tous ceux qu’il rencontrait, jusqu’à ce qu’il aperçût deux jeunes chevaliers qui soupaient sur l’herbe fraîche avec leurs amies, auprès d’un grand feu.

Quand ils virent arriver Mauduit le géant, galopant comme la chasse au diable, ils crurent leur dernière heure venue. Pourtant le cruel descendit, débrida son destrier et se mit à manger, sans mot dire. Mais, lorsqu’il fut rassasié, il se jeta sur ses hôtes, les occit à coups d’épée ainsi que les demoiselles, et se mit à rire du mal qu’il avait fait. Après quoi il se coucha auprès de leurs corps et s’endormit jusqu’au matin.


XXVIII


Cependant Hector avait erré tout le jour. Vers le soir, son cheval recru de fatigue allait au petit pas, tendant le cou, la tête basse ; il arriva ainsi devant un petit château. Il héla le portier, et le pont, qui était levé, s’abaissa : mais un chevalier sortit tout armé, criant :

— Ha, déloyal, vous voulez être hébergé ? Vous le serez sous terre, à jamais, en récompense du mal que vous avez fait en décrochant l’écu !

Le destrier d’Hector était si fatigué qu’on l’eût écorché plutôt que de lui faire prendre le trot : il ne valait pas mieux qu’un ânon ; aussi fut-il abattu à la rencontre. Mais Hector se releva aussitôt, et, comme le chevalier du château revenait à lui au galop, il l’évita et plongea son épée dans le ventre du cheval, si bien que l’autre tomba lourdement et demeura étourdi. Et Hector s’éloigna sans plus s’occuper de lui, tout las et dolent, tirant sa monture par la bride. Il parvint de la sorte au bord d’une fontaine : là, il dessella et débrida son destrier, lui coupa de l’herbe avec son épée, le pansa en le frottant de sa cotte d’armes, le fit boire lorsqu’il l’eut fait manger ; après quoi il ôta son haubert et ses armes et s’endormit au pied d’un petit cerisier.

Au matin, il fut réveillé par un grand fracas dans les halliers : c’était Mauduit qui avançait, au pas de son grand cheval pour ne pas faire de bruit (mais sachez qu’il en faisait plus que dix chevaliers armés), maugréant et jurant parce qu’il ne trouvait point celui qui lui avait pris son écu. Hector le reconnut bien à sa grandeur. Il sauta sur ses armes et s’élança derrière lui.

— Sire chevalier géant, arrêtez-vous, je suis celui que vous cherchez !

Mauduit se retourna, et, lorsqu’il vit l’écu que portait Hector, il poussa une clameur si haute qu’on l’entendit à trois lieues écossaises ; il baissa sa lance et lui courut sus. Or, Hector était, après Lancelot du Lac et Bohor de Gannes, l’homme du siècle le plus roide à la joute : il fit voler le géant à terre, mais dans le même temps son cheval, qui était encore las, cédait au choc et s’abattait ; et Mauduit relevé le saisit par les épaules, le jeta si rudement sur son cou qu’il faillit lui briser les reins, l’emporta jusqu’à sa monture troussé comme un chevreuil, et, l’ayant lancé, tout pâmé, en travers de l’arçon, tête de-ci, jambes de-là, se remit en selle et piqua des deux. Mais le conte se tait à présent d’Hector des Mares et de Mauduit le géant ; quand il sera temps, il saura bien en reparler ; pour l’instant, il raconte ce qui se passait à la cour du roi Artus, d’où toute bonne gaieté s’était enfuie depuis la disparition de monseigneur Lancelot.


XXIX


Lionel parti, la reine demeura plus triste que jamais, car elle craignait que Lancelot ne succombât au venin des couleuvres ; et sachez qu’il n’y avait pas une âme à la cour à qui elle osât dire ses pensées. Elle menait sa vie accoutumée, usant ses jours à broder d’or et de soie, à écouter des contes, à jouer aux échecs et aux tables, à faire manger son faucon au poing ; mais, chaque fois qu’elle était seule, elle ouvrait la boîte d’ivoire que Lionel lui avait apportée, et elle regardait les cheveux de son ami, puis les baisait aussi pieusement qu’une relique. Parfois aussi elle se faisait chanter par ses pucelles les chansons et les complaintes les plus tristes qu’elles connussent, comme celle de la dame du Faiel dont le sire partit pour la croisade et ne revint jamais.


Je chante pour mon courage
Que je veux réconforter,
Car j’ai eu si grand dommage
Que je crains de m’affoler.
Las ! de la terre sauvage
Mon seigneur n’est pas rentré !
Mais je sens mon cœur plus sage
Quand de lui je peux parler.

Quand ils crieront : « Outrée ! »
Dieu, aidez au pèlerin
Pour qui suis épouvantée :
Car félons sont Sarrasins !

Je souffrirai mon dommage
Et les ans pourront passer.


Il est en pèlerinage :
Dieu l’en laisse retourner !
Ah ! malgré tout mon lignage
Je ne veux chance trouver
De faire autre mariage.
Fol, qui m’en ose parler !

Quand ils crieront : « Outrée ! »
Dieu, aidez au pèlerin
Pour qui suis épouvantée :
Car félons sont Sarrasins !

J’ai l’âme toute dolente
Qu’il ne soit en ce pays,
Celui qui mon cœur tourmente
Je n’ai plus ni jeux ni ris.
Il est bel et je suis gente…
Dieu, dis pourquoi tu le fis ?
Si bonne était notre entente !
Pourquoi nous as départis ?

Quand ils crieront : « Outrée ! »
Dieu, aidez au pèlerin
Pour qui suis épouvantée :
Car félons sont Sarrasins !

Je veux rester en attente
Car j’ai son hommage pris.
Quand la douce brise vente,
Qui vient du lointain pays


Où est celui qui me hante,
J’y tourne aussitôt mon vis.
Lors, me semble que le sente
Par-dessous mon manteau gris.

Quand ils crieront : « Outrée ! »
Dieu, aidez au pèlerin
Pour qui suis épouvantée :
Car félons sont Sarrasins !

Hélas ! que je fus déçue
De ne point l’accompagner !
Sa chemise dévêtue
M’envoya pour l’embrasser.
La nuit, quand l’amour me tue,
La mets contre moi coucher,
La serrant sur ma chair nue
Pour mes durs maux apaiser.

Quand ils crieront : « Outrée ! »
Dieu, aidez au pèlerin
Pour qui suis épouvantée :
Car félons sont Sarrasins !

Cependant la reine mangeait, buvait, dormait si peu que c’était merveille qu’elle ne rendît l’âme et que ce ne l’est point si, à la fin, elle tomba malade : dont le roi se tourmenta beaucoup, car il ne soupçonnait pas que ce fût à cause de Lancelot du Lac, tant elle s’était toujours prudemment conduite. Et tous, pauvres et riches, s’inquiétaient de la maladie de leur dame, comme de l’absence de Lancelot et des chevaliers qui étaient partis en quête de lui, de manière que la cour était toute troublée.

Un soir que la reine s’était endormie, affaiblie de pleurer et jeûner comme elle faisait, elle rêva qu’elle entrait dans une chambre et qu’elle y trouvait Lancelot couché à côté de la plus belle demoiselle du monde. La douleur qu’elle eut de ce songe l’éveilla : elle sortit de son lit et, après avoir fait le signe de la croix, elle se mit à sangloter aussi fort que si elle eût vu finir le monde entier :

— Ha, disait-elle, beau doux ami, plût à Dieu que je vous visse couché avec une demoiselle, pourvu que vous fussiez sain et sauf !

À l’entendre gémir ainsi, une pucelle qui dormait dans la chambre eut grand’peur qu’elle ne tombât en frénésie, et elle lui aspergea le visage d’eau bénite en criant :

— Dame, voici le roi : sauvez-vous dans votre lit !

À ces mots, la reine, qui avait toujours beaucoup redouté son seigneur, se recoucha, et elle s’endormit de fatigue jusqu’au matin.

À son réveil, elle se trouva mieux et appela la pucelle :

— Belle cousine, lui dit-elle, me feriez-vous bien un message ? Mais, si vous n’étiez sage et discrète, j’en mourrais de chagrin.

— Dame, je suis de votre lignage et votre plus proche parente : si vous me manquiez, tout me manquerait, car je n’attends nul bien en ce monde que de vous.

— Il vous faut donc aller en Gaule et chercher là le château de Trèbe. Tout auprès s’élève une abbaye jadis bâtie en mémoire du roi Ban : on la nomme le Moutier royal ; elle se dresse sur une colline, auprès d’un lac. Pénétrez hardiment dans cette eau, car ce n’est qu’enchantement ; ou, si vous n’avez le cœur de le faire, attendez d’y voir entrer quelqu’un et suivez-le. Vous y trouverez de belles maisons et de sages et courtoises gens à qui vous demanderez de vous conduire à la Dame du Lac, qui a nom Viviane. Et, quand vous serez devant elle, vous la supplierez de venir à moi et vous lui remettrez ce message.

Comme elle achevait ces mots, le roi entra dans la chambre, qui fut tout joyeux de la voir assise sur son lit.

— Dame, demanda-t-il, comment vous sentez-vous ?

— Sire, non plus si malade qu’hier, Dieu merci.

— Avez-vous mangé ? fit-il.

— Sire, oui, un peu.

— Je voudrais bien que vous pussiez vous lever et venir causer avec mes chevaliers : peut-être en apprendriez-vous des nouvelles qui vous réconfortassent.

— Sire, je suis encore trop faible.

— Je m’en vais donc, car il est temps de dîner. Là-dessus, il sortit et annonça à tout le monde qu’elle se trouvait mieux. Aussitôt les dames et demoiselles accoururent dans la chambre de la reine, et elles s’efforcèrent de l’égayer ; mais comment aurait-elle eu quelque joie au cœur, quand elle avait perdu celui dont toute joie lui venait ?

Le lendemain, elle remit à sa cousine une robe de soie, avec la cotte et le manteau pareils, pour chevaucher, et un autre manteau, très beau, à vêtir dans les hautes cours. Puis elle fit amener le meilleur de ses palefrois qui fut garni aussi richement que possible. Enfin elle donna à la demoiselle un nain bien emparlé, qui connaissait une foule de langages, et un écuyer preux et hardi pour l’escorter. Et, les coffres chargés sur les sommiers, la demoiselle s’en fut droit vers la Gaule, avec ses gens.

La reine avait monté sur la plus haute tour pour la voir s’éloigner. Quand sa cousine eut disparu dans la forêt, le cœur lui manqua. Mais, en baissant les yeux, elle vit à son doigt un anneau que Lancelot lui avait donné, et cela la réconforta un peu. Puis elle descendit dans sa chambre et pria Notre Seigneur de lui envoyer des nouvelles de celui qu’elle désirait, telles qu’elle pût être joyeuse.

Et ce fut peu après que Lionel revint à Camaaloth : il conta comment il avait quitté Lancelot sain et sauf devant le château où l’avait conduit la vieille, et la reine s’en réjouit fort, et le roi Artus et toute la cour comme elle. Mais le conte dit maintenant ce qu’il advint de sa cousine, qui chevauchait vers la Dame du Lac.


XXX


La demoiselle allait aussi vite qu’elle pouvait, mais il faisait si chaud qu’elle tomba malade et qu’elle dut rester quinze jours alitée dans un couvent de nonnains. Enfin elle passa la mer et parvint, la veille de la Saint-Rémy, à la cité de Gannes, où le roi Claudas de la Terre Déserte tenait sa cour. Il était alors le plus puissant des rois après Artus, et si avisé que l’empereur de Rome prenait son conseil en toutes choses et qu’il avait la confiance de ceux de l’Aquitaine et du Berry.

Lorsqu’il apprit qu’une demoiselle traversait la ville en très riche équipage, il pensa qu’elle pourrait avoir des nouvelles des pays étrangers, et il commanda à deux de ses chevaliers de la lui amener. Elle était déjà sortie de la cité, lorsque les envoyés la joignirent et lui firent leur message.

— Seigneurs, dit-elle, bonne aventure ait le roi Claudas ! Je retournerais volontiers sur mes pas, mais j’ai tant à faire que je ne le puis. Je vous prie de ne pas vous en chagriner.

— Demoiselle, répondit l’un des messagers, vous n’irez pas plus loin, car le roi veut vous voir.

— Je reviendrai donc, mais ce n’est pas courtoisie, que de me contraindre de la sorte !

Lorsqu’elle entra dans la salle, suivie de son écuyer et de son nain, le roi Claudas se leva pour lui souhaiter la bienvenue ; puis il la fit asseoir à côté de lui et lui demanda qui elle était.

— Sire, dit-elle, je suis du royaume de Logres, pucelle de madame la reine Guenièvre, la femme du roi Artus.

— Alors, vous pourrez sans doute me donner des nouvelles d’un compagnon de la Table ronde, qui a nom Lancelot du Lac ?

— En nom Dieu, je le connais bien ! C’est le meilleur chevalier du monde.

— Son père fut l’un des prud’hommes de son temps ; ce serait merveille s’il n’était preux. Et ses deux cousins lui ressemblent-ils ?

— Sire, Lionel est un des plus vaillants hommes et nul ne passe Bohor en chevalerie, sauf Lancelot. Malheureusement, ils sont tous trois en quête, et l’on ne sait où ils se trouvent à présent.

Le roi Claudas fut fort troublé d’apprendre que la pucelle appartenait à la reine Guenièvre. Il lui vint à l’esprit qu’elle avait été envoyée par les enfants des rois Ban et Bohor, par lui déshérités, pour connaître ses forces, et qu’elle apportait des lettres d’eux aux peuples du royaume de Gannes. Après l’avoir priée d’attendre un moment, il sortit de la pièce et manda son sénéchal.

— Faites-la fouiller ainsi que ses gens, lui dit-il, puis tenez-les tous en prison, de manière que ceux qui les envoient en perdent à jamais voies et vents.

Mais la demoiselle connaissait par ouï-dire la traîtrise de Claudas : aussi avait-elle remis à son nain le message dont la reine l’avait chargée, en lui recommandant de le faire disparaître à son premier signe. Et quand il vit le sénéchal entrer avec deux sergents et arrêter sa dame, le nain, qui était allé s’appuyer à une fenêtre, précipita les lettres dans la rivière, où elles s’enfoncèrent, car elles étaient dans une boîte de buis qui par nature coule tout droit.

— Larron ! lui dit le sénéchal qui l’avait vu, je vous ferai mourir !

Et il le mit en prison, ainsi que la demoiselle et ses gens.


XXXI


Or le conte dit que le roi Claudas fut encore plus inquiet quand il eut appris comment le nain avait détruit le message. Il manda deux valets, et les envoya à la cour du roi Artus pour voir quels étaient sa puissance et son gouvernement.

— Demeurez-y tout l’hiver et l’été, leur dit-il ; puis vous reviendrez m’apprendre ce qui s’y passe.

Ainsi partirent les deux espions, mais ils durent attendre quelque temps au port avant que de franchir la mer, car le mauvais temps arrêtait les nefs, et ils n’arrivèrent qu’à la Noël à Carduel en Galles, où le roi tenait sa cour, belle et plénière à l’ordinaire.

— Le roi a-t-il jamais tenu une si riche cour ? demanda l’un d’eux à un bourgeois qui passait.

— Riche, bel ami ? Certes, non pas tant que de coutume ! On est trop dolent de l’absence de monseigneur Lancelot et de ceux qui sont en quête de lui.

De cela les deux valets restèrent tout ébahis, et l’un d’eux, nommé Tarquin, dit à l’autre :

— Par mon chef, on trouve ici toute prouesse terrienne et toute bonne chevalerie : qui veut voir le fils de Largesse, qu’il regarde le roi Artus ! Va-t’en si tu veux : je demeure en sa maison.

Ce qu’il fit ; et il servit si bien parmi les écuyers de la reine, durant un an, qu’elle s’intéressa à lui et lui demanda d’où il était. Alors il lui conta tout : comment le roi Claudas avait emprisonné sa cousine, et comment il avait été lui-même envoyé pour épier. La reine, courroucée, se fit apporter sur-le-champ de l’encre et du parchemin, et elle écrivit de sa main des lettres, qu’elle fit sceller de son scel ; après quoi elle chargea l’un de ses valets, qui était de confiance, de les porter au roi Claudas. Et monté sur un bon roussin, l’homme se mit en route pour Gannes le jour même.

— Sire, dit-il au roi, madame la reine, la femme du roi Artus, vous mande de lui rendre par amour et courtoisie sa pucelle que vous détenez. Si vous ne voulez le faire, sachez que de tels maux vous en adviendront, qu’il vaudrait mieux pour vous que madame ne fût jamais née. Et vous trouverez cela écrit sur ces lettres.

Le roi les prit sans mot dire et les fit lire par un de ses clercs ; mais, quand il connut les menaces que la reine lui faisait, il fut si irrité, que pour un peu le cœur lui eût crevé au ventre. Il saisit les lettres, les foula aux pieds.

— Va dire à ta dame, s’écria-t-il, que je ferai à sa pucelle plus de honte que jamais ! Dis-lui que je ne l’aime ni ne la crains, et que je la prise, elle et son bouffon, autant qu’un éperon de fer ! Elle mériterait d’étre brûlée, pour coucher comme elle fait avec celui que je sais, qui est si preux et si vaillant qu’il ne possède pas seulement un pied de terre ! Certes, il sait moins bien jouter contre un chevalier que contre un mouton quand il en a fait cuire l’échine ; après qu’il en a mangé la moitié et qu’il s’est bien lesté de trois hanaps de vin, alors il a outré ses ennemis et il s’entend à blâmer les prud’hommes ! Va-t’en dire à la reine Guenièvre ce que je lui mande.

Le valet retourna à Londres aussi vite qu’il put et, quand la reine connut les paroles de Claudas, elle se dit dans son cœur : « Ha, beau doux ami Lancelot, si Claudas croyait que vous fussiez vivant, il ne serait pas si hardi que de nous faire un tel outrage, à moi et à vous ! Mais, s’il plaît à Dieu, je vous reverrai sain et sauf. » Et, songeant ainsi, elle baisait l’anneau qu’elle tenait de lui.

Après souper et les tables levées, elle dit au roi :

— Sire, il y a très longtemps que vous n’avez donné de tournoi en ce pays : annoncez-en un pour les octaves de la Madeleine, qui ait lieu dans les prairies de Camaaloth. Si Lancelot en entend parler, il y viendra peut-être, ainsi que tous ceux qui sont encore en quête de lui. Le roi consentit et fit crier par tout le pays le lieu et la date du tournoi. Mais le conte laisse à présent le roi Artus et la reine Guenièvre et retourne à Lancelot, qui chevauche vers la cour à travers la forêt Perdue, après avoir délivré les chevaliers et les demoiselles enchantés.


XXXII


Comme il traversait une clairière, il rencontra un chevalier très grand et très fort, qui portait sur le cou de son destrier le corps d’un homme tout armé, tête de-ci, jambes de-là. Et dès qu’il aperçut Lancelot, le géant posa sur le sol sa charge humaine, baissa sa lance et piqua des deux sans sonner mot. À son tour, Lancelot laissa courre, et tous deux se frappèrent si rudement que leurs lances volèrent en pièces, qu’ils s’entre-heurtèrent de leurs chevaux et de leurs corps et qu’ils s’abattirent l’un l’autre à terre : et sachez qu’on eût bien fait une lieue à pied avant que sens et mémoire leur fussent revenus. Lancelot pourtant se leva le premier, car il avait été moins froissé de sa chute, étant moins lourd ; l’épée à la main, il courut au géant qui se redressait, encore tout chancelant : d’un premier coup sur la tête, il le jeta à genoux ; d’un second, il le précipita sur les mains ; puis il lui arracha son heaume et le lança au loin.

Mais, quand il sentit son chef découvert, le géant eut grand’peur de la mort : il fit un tel effort qu’il se remit debout et riposta d’un si rude coup d’épée que sa lame entra de deux doigts dans le heaume de Lancelot. Heureusement, dans le même temps, celui-ci lui assénait un entre-deux à découvert qui lui fendait le visage et la tête. Et le géant tomba, gigotant, tricotant des jambes comme une grenouille, jusqu’à ce qu’enfin son corps reposât en paix. Ainsi mourut Mauduit, le plus méchant diable que la terre ait jamais porté.

Après avoir essuyé son épée, Lancelot alla au chevalier qui gisait inanimé, et, dès qu’il lui eut ôté son heaume, il reconnut Hector des Mares, son frère ; alors il le plaça à grande pitié sur son propre cheval et le soutint jusqu’à une abbaye de moines blancs qu’on voyait non loin de là. Hector y fut couché dans un bon lit, où les religieux l’oignirent d’un jus d’herbes salutaires, si bien qu’il ne tarda pas à reprendre ses sens. Et, quand il se sentit mieux, Lancelot lui dit en l’accolant joyeusement :

— En nom Dieu, Hector, j’ai bien lieu de me plaindre de vous comme d’un mauvais frère, qui avez si longtemps caché notre parenté !

— Beau sire, répondit Hector en rougissant, vous êtes un haut et gentil homme, extrait de rois et de comtes ; et moi je ne suis qu’un pauvre chevalier en comparaison de vous, car ma mère est de petit lignage.

— Par mon chef, ce n’est point cela ! reprit Lancelot en riant : si vous ne vouliez point me reconnaître, c’est que je ne possède pas seulement un pied de terre ! Mais, s’il plaît à Dieu, le roi Claudas qui tient mon héritage s’en repentira.

Ainsi les deux frères se faisaient joie. Et Lancelot demeura deux jours avec Hector ; mais, la seconde nuit, il crut voir au chevet de son lit un vieil homme qui lui disait :

— Beau neveu, avant de gagner Camaaloth, va-t’en dans la forêt Périlleuse, où tu trouveras une grande aventure. Je suis ton aïeul, le roi Lancelot.

Aussi, le lendemain, dès que la messe eut été chantée, il demanda ses armes et s’en fut par la forêt, non sans avoir recommandé son frère aux moines, qui lui promirent qu’Hector serait guéri en peu de temps.


XXXIII


À peine eut-il cheminé quelque temps, il entendit un cri hideux à ouïr, et si épouvantable que nul homme ni femme n’en aurait su pousser de tel. Il éperonna son cheval et parvint bientôt dans un vallon profond : là, sous un chêne dont les branches et les feuilles la couvraient, se trouvait une maison basse et ancienne, et, non loin, une source coulait par un tuyau d’argent dans un bassin, au pied d’une tombe de marbre vermeil que gardaient deux lions couchés ; c’était l’un d’eux qui avait si horriblement crié.

Dès qu’elles virent Lancelot, les bêtes se levèrent, battant leurs flancs de leur queue pour se mettre en colère : car c’est l’usage des lions de n’attaquer ni homme ni femme avant que d’être courroucés. Mais Lancelot sauta vivement de son destrier, craignant qu’il ne fût occis, puis il courut au premier lion et lui trancha la tête. Le second, cependant, lui arrachait son écu : dont le chevalier eut si grande honte qu’il lui fendit le chef jusqu’aux épaules. Après quoi il s’approcha de la tombe.

Elle était dégouttante de sang, et au fond de la fontaine, dont l’eau bouillait comme si tout le feu du monde l’eût échauffée, on apercevait une tête coupée, toute blanche et chenue. Lancelot y plongea la main et, non sans se brûler au point qu’il pensa trouver sa chair et ses os en cendres, il en tira la tête. Puis il leva la tombe et découvrit ainsi un corps sans chef. Et comme il le regardait, tout ébahi, un ermite sortit de la maison et lui dit, après lui avoir demandé son nom :

— Sire, sur la terre de votre aïeul le roi Lancelot, il était un château nommé la Belle Garde, dont le sire avait une femme de qui la beauté ne se pouvait cacher plus que la clarté du cierge sur le chandelier. Le roi Lancelot et elle s’aimèrent, mais d’amour pur, comme ceux qui veulent conquérir le ciel. Toutefois de mauvaises gens racontèrent que le roi aimait la dame de fol amour, et tant que le sire de Belle Garde finit par l’entendre dire : il fit serment de s’en venger.

« C’était le temps du carême. Le jour de l’Adoration de la Croix, le roi entra dans la forêt Périlleuse, nu-pieds et en chemise, suivi de deux écuyers seulement, et se rendit à cet ermitage-ci pour se confesser au prud’homme qui y demeurait. Après avoir entendu le service du jour, il eut soif et vint à cette source ; mais, comme il se baissait pour y boire, le sire de Belle Garde, qui l’avait suivi, s’approcha sans être vu et d’un coup d’épée lui fit voler la tête dans la fontaine. Aussitôt l’eau, qui était froide comme glace, se mit à bouillir à grandes ondes. Par quoi le sire comprit qu’il avait mal agi : il fit ensevelir le corps du roi ; mais la tombe se mit à saigner comme vous voyez. Et au moment qu’il rentrait dans son château, il fut lui-même écrasé par une grosse pierre qui tomba d’un créneau.

« Un jour, un lion tua un cerf devant la fontaine. Mais, durant qu’il dévorait sa proie, un autre lion survint, qui voulut la lui ravir. Les deux bêtes se battirent et blessèrent jusqu’à ce que, n’en pouvant mais, elles dussent se coucher. Or, l’une d’elles, qui gisait près de la tombe, s’était mise à lécher le sang qui en dégouttait : grâce à quoi elle redevint aussi saine et vigoureuse qu’avant le combat. Ce que voyant, l’autre vint lécher le sang à son tour et ne s’en trouva pas moins bien. Alors, les deux lions firent ensemble une paix si bonne que jamais il n’y eut plus aucune noise entre eux, et ils se couchèrent, l’un au pied, l’autre au chef du tombeau, et le gardèrent si bien que nul chevalier n’en a jamais pu approcher avant vous.

« Vous les avez tués et vous avez retiré la tête et le corps du roi, que j’ensevelirai auprès de celui de sa femme dans la chapelle. Mais sachez que vous n’êtes pas le bon chevalier qui achèvera toutes les aventures, puisque, sans doute à cause du feu de luxure qui flambe en votre corps, vous n’avez pu éteindre le bouillonnement de l’eau.

À ces mots, Lancelot rougit de honte. Il se recommanda aux prières du prud’homme et partit sans tarder.


XXXIV


Or, le conte dit que cette forêt, qu’il devait traverser pour gagner Camaaloth, était nommée Périlleuse en raison des bêtes sauvages dont elle était peuplée, et elle était aussi très épaisse et feuillue, de façon que Lancelot ne tarda pas à s’égarer. Il marchait au hasard, lorsqu’il vit accourir un valet poursuivi par un ours qui mugissait comme un diable.

— Sainte Marie ! À l’aide ! criait le valet.

Lancelot piqua des deux, la lance allongée, courut sus à l’ours qui venait à sa rencontre, la gueule bée, pour le manger, frappa la bête au côté et lui fit passer son froid acier à travers le cœur, de manière qu’elle s’abattit au milieu du chemin. Après quoi, appelant le valet, il lui demanda s’il y avait quelque lieu aux environs où l’on pût s’héberger. L’autre lui offrit de le guider vers un ermitage où il se rendait lui-même, et tous deux se mirent en route.

La lune s’était levée, luisante et belle. Et comme ils traversaient une vallée profonde, voici qu’ils virent venir, non plus un ours, mais un cerf plus blanc que fleur naissante en un pré, qui portait au cou une chaîne d’or et marchait entre quatre lions, deux devant, deux derrière, lesquels le gardaient aussi attentivement qu’une mère son enfant. Les cinq bêtes passèrent devant Lancelot et son compagnon sans leur faire aucun mal ; puis elles entrèrent au plus épais de la forêt. Et quand Lancelot fut arrivé à l’ermitage, il ne manqua pas de demander si c’était par enchantement ou par le commandement de Dieu que les lions protégeaient ainsi le cerf.

— Vous avez donc vu le cerf blanc ? dit l’ermite. Sachez, sire, que c’est une des plus grandes merveilles du monde et que ce n’est pas un enchantement ni l’œuvre du diable, mais un miracle qui advint par la volonté de Notre Seigneur. D’ailleurs, le bon chevalier célestiel, qui passera tous les chevaliers terriens, pourra seul achever cette aventure, et fera connaître au monde comment les lions prirent en garde le cerf.

— Sire, dit Lancelot, puisque nous ne pouvons savoir quel est ce chevalier, ce serait peine perdue de vous le demander. Mais n’avez-vous point quelques nouvelles ?

Le prud’homme lui apprit qu’un enfant était né de la fille du roi Pellès le riche Pêcheur, et Lancelot pensa que ce fils devait être de lui. Ainsi causèrent-ils longtemps en mangeant du pain et buvant de l’eau, qui était tout ce que l’ermite possédait ; après quoi le chevalier et le valet se couchèrent sur l’herbe verte que leur hôte leur avait cueillie. Mais le conte laisse maintenant ce propos et retourne à Camaaloth où se trouvaient le roi Artus et la reine Guenièvre en grande attente.


XXXV


Un jour, un chevalier étranger mit pied à terre dans la cour du palais, et, après avoir donné son cheval à tenir à un garçon, il se rendit dans la salle. Le roi y était, causant avec ses barons, et auprès de lui la reine assise, si noblement vêtue que nulle n’aurait su l’être mieux. Le chevalier s’agenouilla devant eux et les salua de par Lancelot du Lac. Aussitôt le roi courut l’accoler, plein de joie ; quant à la reine, si grand fut son bonheur que pour un peu le cœur lui eût tourné. Mais le chevalier vint se mettre à genoux devant elle et lui présenta l’échiquier magique dans un fourreau de soie.

— Dame, dit-il, messire Lancelot vous mande qu’il reviendra bientôt et vous envoie ces échecs. Peut-être en avez-vous déjà vu d’aussi riches, mais jamais d’aussi merveilleux.

Et après avoir rangé les pions ainsi qu’ils doivent l’être, il pria le roi de désigner le plus habile de ses barons pour faire la partie.

— Je jouerai moi-même, dit Artus.

Toutefois, ses prud’hommes lui conseillèrent de laisser ce soin à la reine, qui était plus experte que lui. Et certes elle s’appliqua autant qu’elle put, car maint haut homme regardait le jeu ; pourtant elle fut bientôt matée en l’angle, et chacun de rire. Mais, lorsqu’on sut que Lancelot avait gagné la partie, tout le monde pensa que nul ne l’égalait en chevalerie ; quant à la reine, elle sentit qu’elle ne pourrait plus longtemps encore se passer de lui. Désormais, chaque jour, elle monta sur sa tour, d’où l’on découvrait à la ronde plus de dix lieues de pays, pour guetter sa venue.

Un matin, elle vit un chevalier sortir de la forêt, tout seul, sans écuyers ni sergents ; il avançait au petit pas sur un cheval recru de fatigue et qui ne semblait plus bon qu’à livrer aux mâtins, mais si fièrement qu’on sentait bien qu’il était homme de grande défense, et elle crut reconnaître Lancelot ; mais c’était messire Gauvain. Bientôt, Agravain, Guerrehès, Gaheriet et Mordret arrivèrent à leur tour. Et le lendemain revint messire Yvain le grand ; puis ce fut Sagremor, puis Keu le sénéchal, Lucan le bouteiller, Giflet fils de Do. Leurs chevaux étaient étiques et las, leurs heaumes décerclés, bossués, leurs écus dépecés et décolorés, leurs cottes d’armes en loques, leurs hauberts tout rouillés et recoquillés, parce qu’ils n’avaient pas été fourbis et roulés depuis longtemps ; plusieurs avaient des lances faites d’une grosse branche non écorcée et des étrivières de corde, tant ils avaient erré en quête de Lancelot. Et leur première question à tous, dès qu’ils mettaient pied à terre dans la cour, était pour s’informer de lui ; mais le roi leur répondait tristement qu’il ne l’avait pas encore vu.

Il fit apporter de riches robes qu’il voulait leur donner, et, parce qu’il y en avait de plus belles les unes que les autres, il les pria de désigner les meilleurs d’entre eux. Tous s’accordèrent à reconnaître qu’après Lancelot le plus vaillant était Bohor, et après lui Hector, puis Lionel, puis monseigneur Gauvain, puis Gaheriet, puis Sagremor. Le roi mit à part les robes de Lancelot et de ceux de son lignage, qui étaient absents ; après quoi les autres en reçurent d’assez magnifiques pour honorer des empereurs, car nul n’égala jamais le roi Artus en largesse.

Cependant, il s’inquiétait hautement, craignant que, le jour du tournoi, ses chevaliers ne fussent déconfits, faute du secours de Lancelot.

— Que dites-vous, sire ! s’écria Agravain. Par Dieu ! il y a céans assez de bons jouteurs pour que la Table ronde ne soit pas vaincue, dût Lancelot lui-même se ranger contre elle.

— Agravain, Agravain, dit la reine, ne comparez pas Lancelot aux autres chevaliers : s’il était du parti contraire au vôtre, vous seriez tous défaits.

— Dame, je sais bien qu’il est le meilleur du monde. Mais nous sommes ici cent trente au moins, et contre trois ou quatre seulement d’entre nous, que pourrait-il faire, lui tout seul ?

Or, en écoutant les propos de la reine, les compagnons de la Table ronde, hormis messire Gauvain, avaient tous pensé avec amertume : « Si même nous vainquions tout sans que Lancelot eût frappé un seul coup, on dirait encore que c’est lui qui a le mieux fait et on lui donnerait le prix, comme toujours ! » C’est pourquoi plus de cent d’entre eux convinrent que, si Lancelot arrivait à temps pour le tournoi, ils prendraient des armes déguisées et passeraient dans l’autre camp. Mais la reine, qui connut leur cabale le soir même, résolut d’en avertir son ami. Elle lui écrivit de sa main un bref qu’elle confia à son écuyer Tarquin, dont elle était sûre ; et le messager battit les routes à franc étrier devers la forêt Périlleuse, tant qu’enfin il joignit Lancelot près du château de Montiguet, sur le chemin de la Croix au Géant.

— Allez, répondit celui-ci après avoir baisé secrètement la lettre, et dites à madame que je ferai ce qu’elle m’a mandé.

Puis il fut trouver le roi Baudemagu de Gorre qui était venu pour le tournoi, et il lui demanda de combattre dans les rangs de ses chevaliers les gens du roi Artus. Ce que le roi Baudemagu lui octroya très volontiers.


XXXVI


Le jour venu, de grand matin, la reine se rendit aux prairies de Camaaloth sur un petit palefroi pie ; elle était vêtue d’une robe de soie pourpre, brodée d’or et fourrée d’hermine, et ainsi faite, elle semblait bien la fleur de toutes les femmes. Or, en arrivant dans la loge des dames, elle vit qu’une demoiselle portait la ceinture qu’elle avait jadis donnée par grand amour à Lancelot : dont elle fut d’abord courroucée à perdre le sens ; puis elle pensa que c’était là sans doute cette pucelle qui avait guéri Lancelot du venin des couleuvres à la fontaine. Elle la fit appeler, et quand l’autre, toute tremblante, fut venue s’agenouiller devant elle, elle lui dit, après avoir éloigné tout le monde :

— Demoiselle, une haute dame qui est fort de mes amies s’est venue plaindre aujourd’hui de vous à moi. Savez-vous pourquoi ? Elle a longuement aimé un chevalier et, bien qu’elle soit cent fois plus prisée que vous pour sa naissance, sa beauté et sa richesse, vous le lui avez pris, comme en témoigne cette ceinture qu’elle-même donna jadis à son ami, m’a-t-elle dit. Et c’est pourquoi vous serez tuée avant que de quitter ce pays.

À ces mots, la pucelle eut grand’peur de la mort : elle se mit à sangloter, et si fort que la reine en eut pitié.

— Si vous jurez que vous m’avouerez la vérité, dit-elle, je ferai votre paix avec la dame qui se plaint de vous.

La demoiselle s’empressa de jurer ; puis elle conta tout ce qui s’était passé entre elle et Lancelot.

— Sachez bien, dame, ajouta-t-elle, que pour l’amour de lui je garderai mon pucelage jusqu’à la mort.

— En nom Dieu, dit la reine, jamais demoiselle n’aima si loyalement que vous faites et si mon amie vous haïssait, elle commettrait une grande vilenie. Je ferai votre paix avec elle.

— Dame, grand merci.


XXXVII


Dans le champ, cependant, les rois, les ducs, les comtes, les chevaliers se pressaient en si grand nombre, qu’il semblait que tous les prud’hommes de l’univers y fussent assemblés. Les hérauts avaient déjà crié : « À vos heaumes ! » lorsque arrivèrent ceux de la Table ronde, qui portaient tous une rouelle de cordouan sur l’épaule en guise d’enseigne. D’abord qu’ils chargèrent, ils abattirent bien cent chevaliers et les gens de l’empereur d’Allemagne durent reculer de deux traits d’arc ; beaucoup d’entre eux apprirent ce jour-là comment prison fait bourse plate, car ils durent se racheter comme est la coutume en tournoi. Messire Gauvain, pour sa part, faisait de telles prouesses, qu’en reconnaissant ses armes, on criait : « Le voici ! Fuyez, fuyez ! » Et les dames et les demoiselles parlaient déjà de lui donner le prix, qui était un cerf à bois et sabots dorés.

Lancelot se tenait à l’écart avec le roi Baudemagu et ceux de Gorre. Quand il vit cela, il dit :

— Sire, maintenant, allons aider !

Et il s’élança, bruyant comme la foudre, suivi du roi et de ses gens.

Du premier coup, il perce l’écu et le haubert d’Agravain qu’il jette entre les pieds des chevaux ; du tronçon de sa lance brisée, il renverse Calogrenant, un des compagnons de la Table ronde ; puis il dégaine, et son épée de voler plus vite qu’un faucon sur sa proie, démaillant, coupant, tranchant chevaliers et chevaux, têtes, bras, hampes, écus. Quel fut le premier, quel fut le dernier qu’il navra ? Tel un loup à jeun dans le parc aux moutons, qui tue à droite, à gauche, devant, derrière, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien, il abattit comme brebis monseigneur Gauvain, et Sagremor, et le roi Ydier, et Blioberis, et Lucan, et Agloval, et Mordret, et Keu, et Ganor d’Ecosse, et Giflet, et le Laid Hardi, et les autres. Partout il présentait son écu, offrait son heaume, jetait son épée, et ceux de Gorre ne voyaient que lui en tous lieux, comme un étendard : sa seule vue relevait les gisants ! À la fin, les compagnons de la Table ronde s’enfuirent devant celui qui les détruisait ainsi que la flamme un taillis : et, monté sur le meilleur destrier du roi Baudemagu, il les pourchassa, suivi des siens, bien au delà de leur camp, jusque dans les rues de Camaaloth.

Le roi cependant doutait que celui qui faisait de telles merveilles et finissait le tournoi en si peu de temps, ne fût Lancelot lui-même.

— Sire chevalier, cria-t-il quand le vainqueur revint de la poursuite, vous êtes l’homme au monde que je souhaite le plus de connaître. Par amour, je vous prie de m’apprendre votre nom.

Sans mot dire, Lancelot délaça son heaume et le roi, en le voyant, poussa un cri de joie. Il descendit en toute hâte et courut l’accoler, tout armé comme il était.

À ce moment, on apportait monseigneur Gauvain sur une litière : le roi s’empressa de mander son meilleur mire qui pansa la blessure de l’épaule et y mit tel emplâtre qu’il jugea bon. Et quand messire Gauvain fut couché au palais et qu’il aperçut Lancelot à son chevet, il lui dit :

— Sire, soyez le bienvenu. Vous êtes le plus preux chevalier du monde et vous l’avez fait paraître aujourd’hui d’une manière telle qu’il m’en faudra souvenir à tous les jours de ma vie. Mais vous avez bien abattu l’orgueil de ceux de la Table ronde.

Or, quand ils connurent cette parole de monseigneur Gauvain, les compagnons s’en irritèrent, et plusieurs en conçurent contre Lancelot une haine mortelle ; mais le conte parlera de cela quand il sera temps.


XXXVIII


Comme on mettait les nappes pour le dîner, Bohor arriva, puis Lionel, puis Hector, qui tous trois se chagrinèrent fort d’avoir manqué le tournoi.

Le repas achevé, le roi manda les clercs chargés de mettre en écrit les aventures des chevaliers errants, et il invita Lancelot à dire ce qui lui était advenu depuis qu’il était parti en compagnie de la vieille au cercle d’or. Lancelot conta tout ; pourtant il ne rapporta point comment il avait été trompé par la fille du roi Pellès, non qu’il en eût honte, mais parce qu’il craignait de perdre l’amour de sa dame. Quand il eut fini, messire Gauvain narra à son tour ce qui lui était arrivé au Château aventureux avant Lancelot ; et comment la vieille lui avait dit en le laissant que le fils de la reine aux grandes douleurs avait perdu par la faiblesse de ses reins l’honneur de mener à bien la plus belle des aventures et de connaître la vérité du Saint Graal ; et comment en se retournant il n’avait plus trouvé traces du château. Tous les chevaliers qui étaient partis en quête de Lancelot firent ainsi le récit de leurs aventures. Après quoi chacun s’en fut dormir en son hôtel.

Le roi Artus était un peu souffrant : il coucha seul dans une chambre du côté de l’eau ; grâce à quoi la reine put faire dresser son lit dans une pièce qui donnait sur le jardin ; puis, ayant écarté ses pucelles afin d’éviter le bruit, dit-elle, et de mieux reposer, elle reçut Lancelot. Mais, lorsque tous deux se furent fait joie comme ceux qui s’aimaient plus que tout au monde, elle se prit à pleurer.

— Ha ! beau doux ami, vous avez entendu ce qu’a dit mon neveu Gauvain : que le fils de la reine aux grandes douleurs a perdu par son péché l’honneur de découvrir la vérité du Saint Graal. C’est vous. Il vaudrait mieux que je ne fusse jamais née !

— Dame, vous dites mal. Sachez que je ne serais jamais parvenu sans vous à la hautesse où je suis, car je savais bien que je ne vous gagnerais qu’à force de prouesse. C’est votre amour qui mit toute force en mon cœur.

Mais la reine hocha la tête en soupirant. Puis elle dit encore :

— Beau doux ami, bien des gens vous ont cru mort, et quelqu’un m’a fait outrage, qui ne l’eût osé s’il eût pensé que vous fussiez en vie. C’est le roi Claudas de la Terre Déserte, qui déshérita votre père et força votre mère à se faire nonne voilée pour lui échapper.

Et elle lui conta comment Claudas détenait sa cousine en prison et les insultes qu’il lui avait mandées.

— Dame, dit Lancelot, sachez que vous serez vengée et je ne serai jamais en paix tant qu’il lui restera un pied de terre.

Dès le lendemain, il appela à parlement son frère Hector, Lionel et Bohor, avec soixante compagnons de la Table ronde, ceux qui l’aimaient le plus ; et quand ils surent qu’il voulait reprendre son héritage, ceux-ci lui offrirent leurs corps, leurs biens et leurs hommes pour soutenir cette guerre. De même, le roi Artus lui promit de l’aider de tout son pouvoir. À son tour, le roi Baudemagu de Gorre dit qu’il viendrait avec ceux de son royaume. Tous prirent rendez-vous pour le jour de la Madeleine à Londres, où de grandes nefs bien munies devaient les attendre afin de passer la mer lorsque Dieu leur donnerait un temps favorable. Et bientôt on ne parla dans toute la ville que de la guerre entreprise par monseigneur Lancelot du Lac.


XXXIX


C’est ainsi, dit le conte, que le jour de la Madeleine l’armée du roi Artus monta sur les nefs et, comme elle eut bon vent, elle parvint en Flandre assez aisément. Pendant qu’on débarquait leurs harnais et leurs chevaux, les chevaliers campèrent sur la plage ; puis ils se mirent en marche derrière ceux du royaume de Gorre qui faisaient l’avant-garde, en bel arroi, lance sur feutre et tout couverts de fer.

Le comte de Flandre voulut s’opposer à eux, mais il fut défait et tué par le neveu du roi Baudemagu, Patride, à qui l’on donna la couronne de lauriers qui était le signe de la victoire en ce temps-là, et toute la comté de Flandre.

Ensuite, l’armée entra en Gaule et, comme le roi de cette terre venait de mourir, les peuples dirent qu’ils ne feraient point d’opposition : de sorte que le roi Artus manda à ses chevaliers de se désarmer, hormis l’avant-garde, et passa sans commettre aucun dégât ni dommage.

Il apprit, cependant, que les barons du pays ne pouvaient s’accorder pour élire leur seigneur, et qu’un comte d’Allemagne, nommé Matabron, les menaçait de s’emparer par force de la terre de Gaule s’ils ne la lui octroyaient par amour, car il avait grande abondance de biens et d’amis. Cela fit songer au roi qu’il avait de meilleurs droits que tout autre sur ce royaume, pour ce que Faramond avait jadis dû rendre hommage à son père Uter Pendragon. Il résolut de les faire valoir ; néanmoins il envoya son armée contre le roi Claudas, jugeant qu’il lui suffisait d’un petit nombre de gens, du moment qu’il gardait Lancelot avec lui.

Les barons de Gaule, qui étaient alors assemblés dans la ville de Paris, eussent volontiers reconnu Artus pour leur seigneur, mais Matabron s’écria :

— Ce roi est fou, qui veut avoir la terre à moi donnée. S’il en fait tant que je pende mon écu à mon cou, il n’échappera pas sans avoir la tête coupée !

Et lorsqu’il sut que le roi approchait de Paris, il lui envoya un messager pour lui dire que ce serait mal fait que leurs gens s’entretuassent, et qu’il le défiait seul à seul, corps à corps. Lancelot pria son seigneur de lui céder la bataille ; mais celui-ci n’en voulut rien faire.

Le lendemain donc, quand le soleil fut levé, le roi Artus entendit la messe, puis il s’arma richement et se fit passer dans l’île Roland, dessous Paris, qu’on avait choisie pour le combat. À le voir si petit au prix de lui, Matabron, qui était très fort et très haut, pensa qu’il l’outrerait aisément. Pourtant le combat dura de prime jusqu’à midi sans que l’un d’eux pût prendre à l’autre un plein pied de terre. Mais, à ce moment, Matabron commença de se lasser parce qu’il avait trop attaqué au début, pensant vaincre en peu de temps ; alors le roi se mit à le frapper sur le heaume de sa bonne épée Marmiadoise comme un bûcheron sur un chêne, et si rudement qu’à la fin l’Allemand tomba tout étourdi. Aussitôt le roi Artus lui coupa la tête.


XL


Pendant ce temps, l’armée de Logres arrivait sur la terre de Gannes, devant Pinegon, qui était un château assez fort et bien muni pour soutenir un siège de dix ans. Bohor l’assaillit en vain ; mais le roi Baudemagu s’avisa de grimper avec ses gens par un côté qui passait pour inexpugnable et qu’on avait laissé sans garnison. Et, lorsqu’ils entendirent crier derrière eux : « Trahison ! », ceux du château se fussent rendus volontiers ; néanmoins, les chevaliers de Gorre en firent un tel massacre, qu’il n’en échappa guère de vivants.

Le roi Claudas eut grand deuil de cette nouvelle. Sur le conseil de Xerxès, son sénéchal, il donna cinquante chevaliers à son fils Claudin, et, la nuit venue, celui-ci se mit en route par des chemins qu’il connaissait, menant sa compagnie renforcée d’une troupe de jeunes gens, nouveaux adoubés, légers bacheliers, qui avaient grand désir de combattre et qui partirent sans le congé de Claudas.

Or le roi Baudemagu avait fait coucher sa gent dedans le château ; mais tout le reste de l’armée avait dressé ses tentes et ses pavillons dans la plaine, et, si Keu avait été chargé de faire le guet du côté de l’ennemi, l’autre ligne n’était point gardée. Claudin, qui savait cela, divisa ses forces en deux parts. Avec la première, il laissa courre sur Keu, lequel tint si bien la mêlée avec les siens, que ceux de Logres n’eussent guère perdu ; mais, dans le même temps, l’autre corps des gens de Claudin chargeait à revers, coupant les cordes des tentes, criant : « Trahis ! trahis ! » et tuant tout.

Grâces à Dieu, messire Gauvain, sage et éprouvé comme il était, s’était couché tout armé et avait fait coucher de même ses frères et les siens. Mais Bohor, Lionel, Aguisant, le Laid Hardi, Brandelis, Breoberis et beaucoup d’autres jeunes hommes dormaient tout dévêtus, et ainsi un grand nombre furent pris. Toutefois, quand Claudin aperçut que le roi Baudemagu et ses chevaliers commençaient à sortir du château et que beaucoup de ceux de Bretagne étaient enfin armés, il se mit en retraite après avoir placé ses prisonniers en tête, faisant lui-même l’arrière-garde avec ceux de son lignage et revenant sur ses poursuivants comme le sanglier sur les chiens. Messire Gauvain, ses frères, le roi Ydier, Keu le sénéchal lui firent la chasse tant qu’ils purent ; mais, lorsque la lune se fut couchée et le ciel tant obscurci qu’ils ne se reconnaissaient plus les uns les autres, il leur fallut bien s’arrêter. Et comme ils revenaient, ils entendirent les grands cris et les pleurs que faisaient ceux des tentes à cause de leurs parents qui gisaient : car il y avait bien quarante tués, davantage de blessés, et quinze chevaliers prisonniers, dont Brandelis, et trente sergents.

Au matin, les barons résolurent de rester à Pinegon un jour et une nuit pour faire droit aux morts, et pour panser et soigner leurs blessés le mieux possible. Mais, le jour suivant, l’armée se mit en marche, divisée en dix échelles de cent hommes, tant chevaliers que sergents.


XLI


Claudas les attendait devant le château du Cor.

Dès qu’ils aperçurent les enseignes de la Déserte, le roi Baudemagu et les siens, qui faisaient l’avant-garde, mirent lance sur feutre et laissèrent courre, en si bel arroi que c’était plaisir de les voir. Et la première échelle du roi Claudas s’élança à leur rencontre. Alors les lances peintes aux fers tranchants percèrent les écus et les blancs hauberts ; d’autres se brisèrent en éclats au ras des poings ; les chevaliers se heurtèrent des chevaux et des corps et beaucoup volèrent par-dessus les croupes de leurs montures ; les heaumes retentirent ; les destriers sans cavaliers galopèrent effrayés, la tête haute ; la terre ruissela de sang et il s’éleva un bruit tel qu’on n’eût pas entendu Dieu tonner. Et bientôt la première ligne de Claudas céda, de sorte que la seconde dut venir à la rescousse.

Xerxès la conduisait : comme il vit que le roi Baudemagu faisait grand dommage, tuant tout ce qu’il atteignait, il lui courut sus et lui asséna un tel coup sur le heaume qu’il le fit choir de son destrier, non pas blessé, mais tout étourdi ; puis il continua sa course, frappant à dextre et à senestre, tranchant les lances et les bras, et faisant tant d’armes que nul n’osait l’attendre. Patride galopa vers lui, l’épée haute ; mais Xerxès leva son écu, dont le coup sépara un grand morceau, et il riposta si rudement que Patride dut s’incliner sur le cou de son destrier. Alors le roi Baudemagu, qu’on avait remonté, vint aider à Patride : il haussa son arme et, l’abattant sur Xerxès, fendit le heaume, la coiffe de mailles et l’os du crâne, en sorte que le sénéchal tomba mort. Et, ses gens lâchèrent pied.

Les chevaliers de Gorre les poursuivirent ; mais ils se heurtèrent à la troisième échelle : aussitôt le corps du roi Brangore accourut pour les soutenir, et la troisième ligne des ennemis fut déconfite à son tour. Ce que voyant, le roi Claudas envoya en grande hâte deux de ses chevaliers à Gannes et les chargea d’en ramener tout ce qui pouvait porter les armes, hors une petite garnison qui devait rester dans la cité.

À midi, cependant, son armée tout entière se trouvait engagée contre les huit premiers corps de ceux de Logres. Messire Gauvain et Hector combattaient de compagnie et leurs épées frappaient si vite et si fort, qu’elles brillaient comme la foudre et faisaient plier les reins. Voyant cela, Claudin prend une lance courte et roide, s’adresse à monseigneur Gauvain, l’atteint par le travers et culbute ensemble l’homme et le cheval. Aussitôt ses gens d’accourir pour s’emparer du chevalier démonté. Hector protège son compagnon, mais son destrier aussi est bientôt tué. Il jette son écu sur sa téte, et, dos à dos, messire Gauvain et lui font belle défense. Hélas ! ils sont bien aventurés, tout seuls, au milieu des ennemis !

Au loin, messire Yvain les aperçut.

— Francs chevaliers, cria-t-il à ses hommes, ores paraîtra qui aime le roi Artus et moi ! Pensons de secourir monseigneur Gauvain et Hector des Mares qui sont entourés par la gent de Claudas. Ha ! je crains fort qu’il ne leur advienne mal avant notre arrivée !

Ce disant, il s’élance le premier, droit comme carreau d’arbalète, écrasant les cadavres et les armes, et s’adresse à Chanart, le cousin de Claudin, qu’il fait voler à terre. Mais Claudin, prenant son épée à deux mains, frappe monseigneur Yvain d’un tel coup qu’il le jette à bas de son destrier. Et, saisissant le cheval par la bride, il l’amène à son cousin qui s’empresse de l’enfourcher.

Dans le même moment, Hector arrêtait le destrier de Chanart, mettait le pied à l’étrier, malgré ceux qui l’entouraient, et sautait en selle, puis courait sus au roi Claudas. Celui-ci ne l’évita pas, car il avait été de grande prouesse durant sa jeunesse : même, il lui déchargea un si pesant coup d’épée, qu’il abattit un morceau de l’écu. Mais Hector riposta et le roi fit du jour la nuit : il chut pâmé sur le sol où ses armes sonnèrent. Et Hector s’empara de son destrier : il le conduisit à monseigneur Gauvain, qui était encore à pied.

Ainsi dura la mêlée, et vous eussiez vu le champ jonché de chevaux morts, éventrés, renversés sur le dos et agitant les jambes, d’hommes tués ou navrés, la bouche bée, gisant comme brebis égorgées, criant :

— Pour Dieu, à boire !

La cervelle et le sang tombaient en pluie : certes, de cette bataille mainte dame demeura sans mari ! Enfin, sur l’heure de none, comme l’armée du roi Claudas commençait de plier, parurent au loin les chevaliers de Gannes, qui venaient au pas afin que leurs destriers ne fussent pas trop las au moment où ils en auraient besoin.

— Beaux seigneurs, voici le secours ! se hâta de crier Claudas. Ores paraîtra qui preux sera ! Que chacun pense à se venger du mal qu’on lui a fait !

Sitôt qu’ils débuchèrent dans la plaine, les gens de Gannes brochèrent des éperons à qui mieux mieux. Toutefois ceux de Bretagne les reçurent en prud’hommes, et de telle sorte qu’ils les ramenèrent. Dont Claudin étonné dit à Esclamor :


— Par Dieu, ces gens sont aussi assurés que s’ils n’avaient rien fait aujourd’hui !

Néanmoins, les Bretons durent bientôt reculer, qu’ils le voulussent ou non. Ce que voyant, messire Gauvain songea aux deux derniers corps qui n’avaient pas encore donné.

— Va derrière ce bois, fit-il à son écuyer, et dis à mon frère Gaheriet qu’il nous soutienne avec la neuvième échelle, car la réserve de Claudas nous est tombée sur le cou. Et que Bohor attende avec les siens que je l’envoie quérir.

Gaheriet et sa gent fondirent comme une tempête sur la multitude ennemie et la mêlée devint grande et merveilleuse, au point que nul n’eût pu prévoir à qui Dieu donnerait l’honneur et la victoire de cette journée. Claudin prit des mains de son écuyer une lance courte, épaisse et roide, et, s’adressant à Hector, il lui perça la cuisse, puis la selle et le corps de son destrier. Ah ! messire Gauvain pleura tendrement quand il vit son compagnon à terre, qui ne pouvait se relever : il le fit transporter à l’arrière et ordonna de le garder aussi chèrement que le roi Artus lui-même. Puis il manda Bohor et les siens à la rescousse. Et d’abord Bohor courut sus à Marien : de sa lance au fer tranchant il lui cloua l’écu au bras, et le bras au corps, et le renversa mort. Puis il tira son épée, et il abattit Esclamor, et Chanart, et Nabin, et fit en peu de temps un si furieux ravage qu’à le voir, la gent du roi Claudas hésita.

— Par mon chef, dit messire Gauvain, il est fou celui qui a pris la terre d’un tel homme !

La nuit descendait : les gens de la Déserte furent heureux de la voir venir. Ils tournèrent bride assez vilainement vers la cité de Gannes, rudement pourchassés par les Bretons, qui tuaient tous ceux qui restaient en arrière.


XLII


À Gannes, le roi Claudas fit bien garnir les murs, tourelles et bretèches de sergents et d’arbalétriers ; puis il s’enquit des hommes qu’il avait perdus et en trouva plus de quatre cents. Alors, par le conseil de ses barons, il résolut d’attendre, abrité dans la ville, le secours de l’empereur de Rome, son seigneur, qui n’était plus qu’à deux lieues.

Au matin, en effet, l’armée romaine sortit tout soudain de la forêt, les enseignes dressées. Heureusement, messire Gauvain avait fait veiller toute la nuit quarante fer-vêtus, et non pas à cheval pour ne point fatiguer les destriers, mais la bride en main, cependant que dans toute l’armée les écuyers et les valets raccommodaient à la hâte les hauberts et les chausses. Grâce à cela, l’avant-garde des ennemis, qui était conduite par un de leurs sénateurs, jeune bachelier et de grande chevalerie, fut rudement reçue. Néanmoins, les chevaliers de Rome étaient nombreux et très preux, et quand fut engagée leur dernière échelle, où se trouvaient tous les consuls et les hauts hommes, avec les étendards qui pesaient bien la charge de quatre chevaux, étant en forme d’une aigle d’or et d’un dragon fièrement fichés sur des barres de fer, messire Gauvain n’avait plus que le seul corps de Bohor en réserve. À ce moment, les gens de Gannes firent une sortie et se jetèrent dans la bataille. Mais ils étaient las ; puis Bohor accourut avec les siens, dévorant comme le feu dans les brandes, si bien que la victoire balança.

La bataille dura de la sorte jusqu’à la nuit, périlleuse et confuse ; et le lendemain elle reprit, puis le surlendemain : en sorte que la puanteur des morts que leurs amis n’avaient pu enterrer devint affreuse. Alors messire Gauvain et le maître consul de Rome, qui avait nom Pantelion, conclurent une trêve de quinze jours pour ensevelir les cadavres : tous ceux que l’on put reconnaître furent mis en un cimetière bénit, et les autres brûlés.

Durant la trêve, les gens de Gannes et les Romains visitèrent souvent l’armée du roi Artus, tandis que les chevaliers de Logres allaient à leur guise dans la cité dont ils admirèrent les grandes richesses. Or, la veille de la Saint-Michel, un des hommes de Claudas s’étonna de voir qu’on menait grande joie dans les tentes des Bretons ; et, ayant appris d’un valet que c’était à cause de l’arrivée prochaine du roi Artus et de Lancelot, il s’empressa d’en instruire son seigneur. Dont Claudas, certes, fut très mal à l’aise. Il appela un écuyer qu’il avait élevé et nourri.

— Me puis-je fier à toi ?

— Ha, sire, que dites-vous ? Je vous servirai loyalement à toujours.

— J’ai à parler à un ermite qui habite loin d’ici. Prépare secrètement trois sommiers pour porter les bagages, et deux forts chevaux, l’un pour toi, l’autre pour moi. Nous partirons cette nuit.

Ainsi fut fait. Et lorsqu’il fut à douze lieues de la ville, Claudas envoya un valet avertir ceux de Gannes qu’il s’en allait à Rome, auprès de l’empereur, et leur conseiller de faire la meilleure fin qu’ils pourraient. C’est pourquoi, à peine le roi Artus et Lancelot furent-ils arrivés au camp, Claudin, Chanart, Esclamor, Pantelion et une foule de chevaliers, vêtus le plus richement qu’ils avaient pu en cette saison et montés sur de grands et beaux chevaux, sortirent de la cité et vinrent en apporter les clés au roi, qui y fit son entrée le jour même.

Dès le lendemain, il commença d’y recevoir les clés des châteaux et forteresses des deux royaumes de Gannes et de Benoïc, que lui envoyaient ceux qui les tenaient ; et, quatre jours plus tard, il se mit en devoir de visiter ses nouveaux vassaux. À Trèbe, où il fut d’abord, on vit arriver la reine Hélène, mère de Lancelot, suivie de ses nonnes, qui courut à son fils les bras tendus et pleurant de joie. Elle demeura quatre jours auprès de lui ; puis elle retourna dans son abbaye où elle mourut la semaine suivante. Son fils la fit enterrer auprès du roi Ban. Dieu ait son âme au paradis, parmi ses saintes fleurs !

Ainsi Lancelot, Lionel et Bohor recouvrèrent leurs héritages. À Pâques, le roi tint encore à Gannes une grande et merveilleuse cour, telle que les gens du pays n’en avaient jamais vu de semblable. Puis il reprit la mer avec ses gens et, les vents étant favorables, il débarqua peu après en Grande Bretagne. Mais le conte laisse maintenant de parler du roi Artus, de Lancelot du Lac et de leurs compagnons pour narrer les enfances de Perceval le Gallois.


XLIII


Le conte dit qu’il y eut jadis dans la terre de Galles un roi qui valait beaucoup, prud’homme à merveille et de très haute lignée, fils de Pellehan, le roi Pêcheur, et frère cadet du roi Pellès, enfin si riche d’amis, de châteaux, de fertés, de prés, de bois et de rivières, qu’il n’avait presque son égal dans la Grande Bretagne. Or ses onze fils aînés furent tués dans les joutes et sa femme le supplia de renoncer pour toujours aux tournois. Mais il lui répondit en haussant les épaules :

— Maudit le chevalier qui demande conseil aux dames quand il s’agit de tournoyer ! Allez vous reposer à l’ombre dans vos chambres peintes et dorées ; pensez de boire et de manger, de teindre de la soie, de faire de la tapisserie : c’est votre métier. Le mien est de frapper de mon épée d’acier.

Et il s’en fut à de nouvelles joutes, où il ne manqua pas de se faire tuer comme ses onze fils. De sa mort, sa femme épousée eut tant de chagrin que nul homme, pour dur que fût son cœur, n’eût pu la voir sans pleurer. Ah ! quelle douleur ! Elle fit dire plus de cent messes à l’église et elle se promit que son dernier-né, qui avait nom Perceval, n’irait jamais à un tournoi, et même qu’il n’entendrait jamais parler de chevalerie.

Elle annonça à ses vassaux qu’elle voulait mener l’enfant en pèlerinage à Saint-Brandan d’Écosse et leur fit jurer d’obéir à son sénéchal, à qui elle remit sa terre en baillie. Puis elle prit son trésor et tout ce qu’elle put de son avoir ; elle fit charger dix charrettes de blé, froment, avoine et deniers, et elle s’éloigna avec son fils, emmenant bœufs, vaches, chevaux, moutons, brebis, accompagnée par une douzaine de vilains qui lui étaient dévoués et de grand service.

Elle alla tant dans cet équipage, qu’elle parvint dans la forêt Gâtée, la plus déserte du monde, où elle chemina bien deux semaines sans voir ni homme ni maison. Un jour enfin, elle débucha avec ses gens dans une belle et avenante vallée, arrosée par un cours d’eau assez vif pour faire ailer un moulin, et elle résolut de s’arrêter là. Les douze vilains travaillèrent si bien qu’ils firent en quinze jours une maison close d’une bonne palissade ; puis ils labourèrent la terre et Perceval fut élevé dans ce vallon jusqu’à ce qu’il eût quinze ans.

À cet âge, il savait très bien monter à cheval et lancer le javelot. Il avait les cheveux noirs comme la mûre au mûrier, mais le cou blanc comme la fleur d’églantine ; les yeux pers, la bouche riante, les jambes fortes et longues pour bien seoir sur un destrier ; large d’épaules, étroit de ceinture, c’était un des plus beaux valets qui se soient jamais vus. Chaque matin, vêtu à la mode de Galles d’une chemise et de braies de chanvre d’un seul tenant, couvert de sa cotte en cuir de cerf, il enfourchait son petit cheval de chasse et, ses trois javelots à la main, il s’en allait au bois.

— Beau fils, lui dit un jour sa mère, chassez tant qu’il vous plaira les chevreuils et les cerfs ; mais il y a une chose que je vous défends : si vous rencontrez dans la forêt des gens qui chevauchent à grand fracas, paraissant tout couverts de fer, ne restez pas auprès d’eux, car ce sont diables qui vous dévoreraient tôt. Éloignez-vous aussi vite que vous pourrez, signez-vous et dites votre Credo : de la sorte, vous ne risquerez rien.

— Dame, ainsi ferai-je, répondit Perceval.


XLIV


C’était au joli temps que les arbres fleurissent et que les prés verdissent, que les oiseaux chantent doucement en leur latin, et que toute chose flambe de joie. Ce matin-là, en entrant dans la forêt, Perceval sentait son cœur tellement réjoui du soleil et du chant des oiselets qu’il ne savait que devenir : il ôta la bride de son cheval et le laissa paître à sa guise, puis, pour se divertir, il se mit à lancer ses javelots, tantôt haut, tantôt bas, l’un en arrière, l’autre en avant.

Or, durant qu’il s’amusait ainsi, voici venir cinq fer-vêtus chevauchant à grand bruit, car leurs armes heurtaient les branches, leurs hauberts frémissaient, leurs lances frappaient leurs écus. Le valet, qui entendait ce fracas sans rien voir, songea tout d’abord à ce que sa mère lui avait dit des diables qui courent en ce monde, enclins à faire un bruit furieux et des mouvements tempétueux. « Elle m’a enseigné qu’il se faut munir en pareil cas du signe de la croix, se dit-il. Je le ferai et dirai mon Credo ; mais je lancerai ensuite un javelot au plus fort de ces démons et je le blesserai si rudement que les autres n’oseront approcher. »

Pourtant, quand les cinq chevaliers débuchèrent et lui apparurent, l’écu au col et la lance au poing, leurs hauberts blancs, verts ou vermeils luisant au soleil, tout brillants d’or, d’azur et d’argent, il s’écria, émerveillé :

— Certes, ce ne sont pas là des diables, mais des anges ! Et ma mère ne m’a point menti quand elle m’a dit que les anges sont les plus belles créatures qui soient après Dieu. Le plus reluisant et resplendissant d’entre eux, il faut que ce soit Notre Sauveur en personne. Je vais l’adorer, et honorer ses serviteurs.

Là-dessus, il se prosterne et commence de réciter tout ce que sa mère lui avait enseigné de prières et d’oraisons, tant que le maître chevalier, le voyant ainsi, dit à ses compagnons de s’arrêter pour ne pas l’effrayer à mort et s’avança seul auprès de lui.

— N’aie pas peur, valet.

— Je n’ai point peur, par le Sauveur ! Mais n’êtes-vous point Dieu ?

— Non, par ma foi ! Je ne suis qu’un chevalier. Mais dis-moi : n’as-tu pas vu passer par ici cinq hommes et trois pucelles ?

— Un chevalier ? Je n’ai jamais entendu parler de chevalier. Mais vous êtes plus beau que Dieu, luisant de la sorte… Qu’est-ce que vous tenez à la main ?

— C’est une lance, valet.

— Voulez-vous dire que vous lancez cela comme je fais mes javelots ?

— Non, certes ! On en frappe de près ceux contre qui l’on bataille.

— Mes javelots valent donc mieux, car j’en atteins bêtes et oiseaux d’aussi loin qu’on pourrait tirer une flèche.

— Je n’ai que faire de tout cela. Réponds à ma question.

Mais le jouvenceau touchait le bas de l’écu.

— À quoi vous sert ceci ?

— Voilà merveille ! Beau doux ami, je pensais apprendre quelque chose de toi, et c’est moi qui t’enseigne. Ce que je porte se nomme écu : quand on veut me blesser, l’écu me protège.

Cependant les quatre chevaliers, voyant leur seigneur parler si longuement, s’étaient approchés au pas.

— Sire, dirent-ils, les Gallois sont par nature plus sots que des bêtes. C’est muser à la muse et perdre le temps à des folies, que d’interroger celui-ci.

Mais Perceval tirait le chevalier par le pan de son haubert.

— Qu’est ceci, beau sire ? reprit-il.

— Valet, c’est mon haubert d’acier qui est aussi pesant que fer. Grâce à lui, si tu me jetais tous tes javelots, ils ne pourraient me faire aucun mal.

— En ce cas, Dieu garde les cerfs et les biches d’avoir des hauberts ! Mais êtes-vous né ainsi fait ?

— Nenni, valet. Tu es trop sot.

— Et qui vous donna donc ces beaux habits ?

— Il n’y a pas quinze jours entiers que je reçus tout ce harnais du roi Artus, quand il me revêtit de l’ordre de chevalerie, qui est le plus noble et le plus triomphant que Dieu ait créé. Mais apprends-moi, si tu le sais, ce que sont devenus les cinq hommes et les trois pucelles que je poursuis. Vont-ils au pas, ou s’ils s’enfuient ?

— Sire, au delà des grands bois qui environnent cette colline, il y a une vallée où les métayers et les laboureurs de ma mère sèment et hersent. Ils vous diront si ceux que vous suivez ont passé là.

À ces mots, les chevaliers piquèrent des deux et s’en furent au galop, laissant Perceval tout rêveur.


XLV


Il retourna lentement au manoir où sa mère, qui avait le cœur dolent et noir à cause de son retard, le serra contre elle en l’appelant « beau fils, beau fils » plus de cent fois.

— Dame, lui dit-il, j’ai eu une grande joie aujourd’hui. Ne m’avez-vous pas dit bien souvent que les anges de Notre Seigneur Dieu sont si beaux que la nature jamais ne fit de plus avenantes créatures ? J’en ai rencontré dans la forêt Gâtée. Ils m’ont dit qu’on les nomme chevaliers et que l’ordre de chevalerie est le plus noble que Dieu ait institué en ce monde.

— Hélas ! dit la mère en pleurant, je suis maudite ! Voilà donc advenu ce que je craignais le plus ! Beau doux fils, ces mauvais anges que vous avez rencontrés tuent tout ce qu’ils atteignent. Dieu vous garde de leur chevalerie !

Et elle lui conta ce qui était arrivé à ses frères et à son père, comme le conte en a devisé. Mais Perceval lui répondit seulement :

— Ma mère, je vous prie de me donner à manger, car j’ai grand’faim. Je n’entends guère ce que vous m’expliquez. Mais j’irai volontiers vers celui qui fait les chevaliers.

Alors la dame comprit bien qu’elle ne pourrait le retenir : si elle en fut dolente, il est inutile de le dire ! Perceval, en effet, pensait nuit et jour aux anges qu’il avait rencontrés, et cependant il dépérissait de telle sorte que, peu avant la Pentecôte, sa mère lui dit en soupirant :

— Beau fils, puisque vous le désirez tant, il faut donc vous laisser partir ! Allez à la cour du roi Artus et demandez-lui de vous faire chevalier : il ne le refusera point quand il connaîtra votre lignage. Hélas ! comment vous aiderez-vous des armes qu’il vous octroiera sans avoir jamais appris à vous en servir ?… Au moins, retenez les enseignements que je vais vous donner. Premièrement, quand vous trouverez quelque dame ou pucelle qui ait besoin d’aide et qui vous requière de lui donner la vôtre, accordez-la-lui : car celui qui ne porte honneur aux dames, il perd le sien. Mais, sur toutes choses, demeurez chaste et gardez-vous de luxure : si une pucelle vous donne l’anneau de son doigt ou l’aumônière de sa ceinture, acceptez-les en remerciant ; même, si elle ne vous refuse le baiser, vous pouvez le prendre ; mais, quant au reste, je vous le défends. Beau fils, fréquentez les prud’hommes et recherchez-les où qu’ils soient ; mais avant tout, pensez à Celui qui mourut en croix, et ne manquez pas d’entrer pour y prier dans toutes les églises ou abbayes que vous rencontrerez, car ce sont les maisons de Notre Seigneur.

Perceval promit ; puis il sella son petit bidet de chasse et saisit ses trois javelots ; mais sa mère lui en fit laisser deux, afin qu’il n’eût pas trop l’air d’un Gallois, et elle lui dit de porter un fouet dans sa main droite. Ainsi fait, il prit congé d’elle et se mit en selle. Hélas ! quand il se fut éloigné d’un jet de pierre, il se retourna et vit qu’elle gisait pâmée sur le sol. Pourtant, il fouetta sa monture et s’en fut à grande allure par la haute forêt.


XLVI


La première nuit, il coucha dans les bois. Mais le lendemain, éveillé au chant des oisillons, il reprit sa route et ne tarda point à parvenir dans une clairière où s’élevait une très belle tente, mi-partie de vert et de rouge, et rayée de bandes d’orfroi sur lesquelles des aigles d’or brodées luisaient de manière à égayer toute la prairie.

— Dieu éternel, s’écria le damoisel émerveillé, m’est avis que voici l’une de vos maisons ! Ma mère m’a dit de ne jamais passer devant une église sans y adorer Notre Seigneur. Je le prierai de me donner à manger, car j’ai grand’faim.

Ce disant, il attache son cheval à un poteau et entre dans le pavillon qui était ouvert. Il ne s’y trouvait qu’une pucelle endormie sur un lit, toute seule, car ses demoiselles, la voyant sommeiller, étaient allées cueillir des fleurettes nouvelles pour la jonchée. Et au bruit que fit le valet elle s’éveilla en sursaut.

— Pucelle, lui dit Perceval, je vous salue comme ma mère me l’a enseigné, car elle m’a dit de ne jamais manquer de saluer les pucelles.

— Valet, fit-elle en riant de sa naïveté, sauve-toi, que mon ami ne te voie !

— Par ma foi, je ne partirai point sans avoir eu un baiser de vous, comme ma mère me l’a appris !

Ici la demoiselle cessa de rire ; mais, quoiqu’elle se défendît du mieux qu’elle pût, il la serra dans ses bras qui étaient très forts, et l’embrassa plus de vingt fois, dit le conte, malgré qu’elle en eût. Puis, avisant l’anneau qu’elle avait au doigt, orné d’une claire émeraude :

— Pucelle, dit-il encore, ma mère m’a enseigné que je devais recevoir l’anneau, mais que je ne devais rien faire de plus. Or çà, donnez-le-moi !

Et, comme elle résistait, il lui étendit la main de force et lui ôta l’annelet qu’il passa à son doigt.

— Pucelle, grand merci ! Je m’en irai bien payé, car votre baiser est beaucoup meilleur que celui des chambrières de ma mère. Vous n’avez pas la bouche amère !

Cependant la demoiselle s’était mise à pleurer.

— Ha ! valet, disait-elle, n’emporte pas mon anneau ! J’en serai trop blâmée !

Mais Perceval ne mettait rien en son cœur de tout cela. Il mourait de faim et venait d’aviser un bocal plein d’un vin, qui n’était pas laid, puis, sous une serviette blanche, trois pâtés froids de chevreuil frais. Il en prit un en main, dont il mangea de bon appétit, non sans se verser de bonnes rasades dans une coupe d’argent.

— Pucelle, disait-il la bouche pleine, ces pâtés, je ne les userai pas tous trois aujourd’hui. Venez donc y goûter : ils sont très bons ; il y en aura un pour chacun de nous, et il en demeurera un tout entier pour ceux qui surviendront.

Enfin, quand il eut assez mangé et bu, il recouvrit soigneusement de la serviette ce qui restait, et s’en fut après avoir recommandé la demoiselle à Dieu.


XLVII


Or, lorsque revint le chevalier du pavillon, qui avait nom l’Orgueilleux de la Lande, il aperçut les traces du cheval de Perceval, puis il trouva sa mie pleurant.

— Demoiselle, demanda-t-il, un chevalier est venu ici. Quel est-il ? Dites-le-moi, sans rien cacher.

— Un chevalier ? Non, sire, sur ma foi ! mais un valet gallois, lourd, malgracieux et sot, qui a bu de votre vin et mangé de vos pâtés ce qui lui a plu.

— Et c’est pour cela, belle, que vous menez si grand deuil ? Eût-il tout bu et tout mangé, il n’y aurait point là de quoi pleurer !

— Il a fait pis ! Il m’a pris mon anneau et l’a emporté. J’aimerais tout autant qu’il m’eût tuée !

— Ha ! je crains bien qu’il n’ait fait pis encore ! Dites la vérité.

— Sire, il est vrai qu’il me prit un baiser.

— Un baiser ?

— Oui, je dis bien, mais ce fut de force et contre mon gré.

Là-dessus, l’Orgueilleux se mit en colère.

— Croyez-vous que l’on ne vous connaît pas ? Je ne suis pas si borgne que je n’aperçoive votre fausseté. Sachez que votre cheval ne mangera pas d’avoine, et qu’il n’aura pas de fer nouveau tant que je ne me serai pas vengé ; s’il meurt, vous suivrez à pied ! Et jamais ne seront renouvelés les habits dont vous êtes vêtue avant que j’aie coupé la tête de ce larron.

Ayant dit, tandis que la demoiselle pleurait plus fort, il s’assit et mangea ce que Perceval avait laissé ; puis il partit sur les traces du valet, avec son amie. Mais le conte cesse maintenant de parler d’eux et de Perceval pour deviser du roi Artus.


XLVIII


Quand il débarqua en Grande Bretagne, après avoir vaincu Claudas de la Déserte, le roi manda par toutes ses terres qu’il voulait tenir à la Pentecôte, la semaine suivante, la cour la plus grande et la plus plénière qu’on eût jamais vue. Et la nouvelle courut tant par l’Écosse, l’Irlande et les îles de la mer qu’elle vint au Château aventureux où la fille du roi Pellès demanda à son père la permission de se rendre à cette cour, car elle aimait Lancelot, dont elle avait eu son fils Galaad, autant que femme peut aimer homme. Il la lui accorda volontiers, et elle se mit en route en compagnie de sa gouvernante Brisane et de quarante chevaliers.

Le roi et la reine Guenièvre lui firent aussi grand accueil qu’ils purent, tant à cause de sa beauté que de la hautesse et de la noblesse de son lignage ; et tous, pauvres et riches, mais plus que les autres les trois cousins, Hector, Lionel et Bohor, se mirent en peine de la servir et honorer. Elle, cependant, n’avait d’yeux que pour Lancelot. Et lui, il songeait qu’il eût commis naguère un trop grand crime, s’il eût occis une femme si belle ; néanmoins, il n’osait pas seulement la regarder, tant il se repentait de ce qu’il avait fait avec elle.

Or, le mardi soir après la Pentecôte, la reine lui manda secrètement qu’elle l’enverrait chercher, la nuit, lorsque tout le monde serait endormi. Mais Brisane, la plus avisée vieille qui ait jamais été, faisait bonne garde autour de Lancelot, de manière qu’elle surprit ce message. Et, sitôt que chacun fut couché, elle se hâta de lui envoyer une pucelle qui lui dit :

— Sire, madame vous mande que vous veniez sur-le-champ.

— J’y vais ! répondit Lancelot qui pensait que ce fût la reine.

Ce disant, il sauta hors de ses draps et suivit la pucelle. Elle le conduisit au lit de la fille du roi, auprès de laquelle il se coucha sans mot dire, par prudence ; et là tous deux firent l’un de l’autre leur joie et leur plaisir, après quoi ils s’endormirent, heureux, l’un d’avoir tenu sa dame (croyait-il), l’autre d’avoir eu celui qu’elle aimait le plus au monde.

La reine, cependant, avait envoyé quérir Lancelot par sa cousine, l’ancienne prisonnière du roi Claudas, à qui elle se fiait autant qu’à elle-même. Mais la pucelle revint dire qu’il n’était pas dans son lit. Après avoir attendu quelque temps, la reine envoya la demoiselle à nouveau ; mais celle-ci eut beau tâter le lit et chercher, elle ne trouva pas Lancelot davantage. Et la reine alors fut si inquiète et dolente qu’à la minuit, n’y pouvant plus tenir, elle se rendit elle-même chez son ami. Elle n’y vit personne, mais elle entendit quelqu’un se plaindre dans la chambre voisine, comme il arrive qu’on fasse en dormant. Elle écouta, reconnut Lancelot, et, sans réfléchir, elle ouvrit la porte, vint au lit, le saisit par le poing :

— Ha ! larron, traître, déloyal, qui devant moi faites votre ribaudie ! Fuyez d’ici et ne reparaissez jamais à mes yeux !

Ce qu’entendant, Lancelot, éperdu de douleur, quitte la chambre sans oser souffler mot, nu-pieds, en chemise et en braies comme il était, gagne la cour, puis le jardin, sort de la ville par une poterne et s’enfuit dans la campagne.

— Ha ! dame, disait cependant la fille du roi Pellès, vous avez mal agi en chassant si vilainement le plus prud’homme du monde ! Vous vous en repentirez.

— Demoiselle, répondit la reine, c’est à vous que je dois cela ! Sachez que, si j’en trouve l’occasion, je vous en récompenserai comme il faut !

Mais, quand la fille du roi Pellès lui eut expliqué toute l’affaire, elle commença de pleurer et de faire paraître le plus grand chagrin du monde.


XLIX


Au matin, la fille du roi, bien dolente, fit préparer ses gens, prit congé du roi Artus qui le lui donna à grand regret, et, après avoir conté à Lionel tout ce qui s’était passé, elle repartit pour son pays.

— Dame, disait cependant Lionel à la reine, pourquoi nous avez-vous trahi en chassant si vilainement monseigneur Lancelot ? Il adviendra encore grand mal de cela, et vous verrez commencer une quête où maints prud’hommes mourront, qui ne l’auront pas mérité. Certes, votre lignage est plus rabaissé par vous, en un jour, qu’il ne sera jamais élevé durant toute votre vie !

— Ha ! Lionel, je sais bien que je me suis méprise, et je vous en crie grâce, à vous, comme je ferais à Lancelot s’il était ici ! J’étais si hors de sens quand je le trouvai avec la demoiselle, que je ne savais ce que je faisais… Je m’en repens durement !

— Le repentir vaut peu quand le mal est sans remède !

Là-dessus, Lionel fut dire à son frère Bohor et à son cousin Hector comment Lancelot avait disparu, et tous trois battirent la forêt tout le jour ; mais ils ne trouvèrent rien. Alors ils se mirent en quête chacun de son côté.

Bientôt l’absence de Lancelot et la leur furent remarquées à la cour, de façon que messire Gauvain, Sagremor, messire Yvain, Agloval, Gaheriet, Guerrehès et plus de trente autres compagnons partirent à leur recherche. Et vainement ils cherchèrent Lancelot durant trois ans et plus. Mais le conte ne parle de nul d’entre eux, et retourne maintenant à Perceval le Gallois.


L


Lorsqu’il eut quitté la demoiselle dont il avait ravi l’anneau, il chevaucha aussi vite que son bidet put le porter, jusqu’à ce qu’il rencontrât un charbonnier menant son âne.

— Or çà, vilain, lui dit-il, enseigne-moi par où l’on va au roi qui fait les chevaliers.

Le charbonnier, qui avait entendu parler de la grande cour que tenait le roi Artus, le mit dans la bonne voie. Et, à force de demander son chemin de la sorte, Perceval parvint à Carduel, au palais, peu après le départ des trente compagnons.

Le roi était à son haut manger, tout pensif, lorsque le valet entra dans la salle, vêtu de ses habits de chanvre et de sa cotte de cuir de cerf, sans bottes ni éperons, car il ne savait même pas ce que c’était, son fouet et son javelot à la main. Il fut droit à un sergent qui tranchait la viande.

— Valet qui tiens le couteau, montre-moi lequel de ceux-là est le roi Artus.

— Ami, le voici.

Aussitôt Perceval s’approche et salue lourdement, à sa façon ; mais le roi songeait si profondément à Lancelot et à ceux qui le cherchaient, dont il n’avait point de nouvelles, qu’il ne le vit même pas.

— Par ma foi, s’écria le valet en tournant le dos, ce roi n’a jamais su faire les chevaliers ! On n’en peut tirer ni un geste, ni un mot !

En l’entendant, Artus avait relevé la tête et, le voyant si bel et si gent, il lui dit :

— Beau frère, je ne vous avais point aperçu. Soyez le bienvenu et dites-moi ce que vous souhaitez.

— Faites-moi chevalier, sire roi, donnez-moi des armes, et que je m’en aille !

Là-dessus, les barons se mirent à rire.

— Ami, dit Keu en plaisantant, prenez celles du premier chevalier que vous rencontrerez. Le roi vous les donne.

— Keu, tenez votre langue ! s’écria le roi. Ce valet est simple, mais il est sans doute bon gentilhomme. C’est vilenie que de railler autrui, et ce n’est pas d’un prud’homme que de donner ce qu’on ne possède point.

Mais Perceval était sorti de la salle et, remonté sur son bidet, il quittait la ville tout joyeux.

Or, comme il venait de passer la porte, il aperçut une pucelle chevauchant un palefroi maigre, rendu, les oreilles pendantes, qui n’avait plus que le cuir sur les os : à le voir, on l’eût bien pris pour un cheval prêté ! Il n’avait d’autre frein qu’un licol et, en guise de selle, un peu de paille cousue dans une vieille toile ; et là-dessus se tenait une pucelle qui n’était pas en meilleur point que sa monture, pâle, chétive, décharnée comme si elle sortait de maladie, couverte d’un bliaut en lambeaux, si déchiqueté que ses seins sortaient par les déchirures, la peau toute hâlée et crevassée par le chaud et le froid, les cheveux épars, la tête couverte d’un mauvais linge et le visage tracé par les larmes qui sans cesse lui coulaient des yeux. En voyant Perceval, elle serra ses loques autour d’elle, mais les fentes ailleurs s’en élargissaient, de manière qu’elle ne cachait rien qu’en laissant paraître autre chose.

— Pucelle, dit Perceval, vous voilà en bien mauvais point. Ne puis-je rien pour vous ? Ma mère m’a dit que je devais en tous lieux secourir les dames.

— Ha ! valet qui ravis mon anneau, répondit-elle, fuis-t’en d’ici ! Je te dois assez d’infortune !

À ces mots, un chevalier, vêtu d’armes vermeilles comme braise, qui chevauchait à quelque distance de la demoiselle, se retourna.

— Malheur à toi, cria-t-il à Perceval, si tu es ce valet gallois qui lui donna un baiser ! Elle dit que ce fut malgré elle et que tu n’en fis pas davantage. Mais une femme qui abandonne sa bouche cède aisément le surplus. On sait bien qu’elles veulent triompher toujours, sauf en cette mêlée où, quoiqu’elles égratignent, ruent et mordent, il leur tarde d’être vaincues. Si tu étais chevalier, tu serais promptement châtié !

Ce disant, l’Orgueilleux de la Lande lève sa lance à deux mains et en assène à Perceval un tel coup par le travers des épaules qu’il le couche sur son cheval. Furieux, le valet se redresse sans mot dire, saisit son javelot et, visant l’œil, il le lance. Et l’arme pénètre sous le heaume, fait jaillir la cervelle et le sang, en sorte que le chevalier tombe mort. Ce que voyant, Perceval saute joyeusement de son roussin gallois, et, sans s’occuper de la pucelle, il s’empare de la lance du mort, lui ôte l’écu ; toutefois, il ne sait comment lui délacer son heaume, encore moins lui enlever son haubert. Pensant réussir, il prend l’épée par le fourreau, tire tant qu’il peut…

Mais le conte devise maintenant de la demoiselle en guenilles.


LI


En voyant tomber son ami, elle s’était enfuie vers la cité et le palais aussi vite que son palefroi minable pouvait aller. Et lorsqu’ils la virent entrer dans la salle, couverte de ses loques, le roi et ses barons furent tout ébahis. Mais elle leur conta ce qui lui était advenu : comment le Gallois lui avait pris un baiser et ravi son anneau, puis comment il avait occis son ami ; et tous, à entendre la demoiselle, admirèrent qu’il fût si vaillant ; et Keu le sénéchal dit qu’il voulait aller voir ce qu’il advenait du valet sauvage.

Quand il arriva, Perceval venait d’allumer un grand feu où il se préparait à jeter le corps de l’Orgueilleux.

— Que faites-vous, bel ami ? demanda le sénéchal surpris.

— Je voudrais prendre les armes que le roi m’a données. Mais elles tiennent si bien au corps qu’elles en font partie, ce me semble. Aussi veux-je brûler la chair pour avoir la carapace.

— Je les détacherai bien, si vous voulez.

— Faites donc vite.

Keu dévêtit le mort sans lui laisser rien. Mais le valet ne voulut prendre ni la cotte de soie que l’Orgueilleux portait sous son haubert, ni les bottes qu’il avait aux pieds, pour prière que le sénéchal lui en fit.

— Croyez-vous que je changerai ma bonne chemise de chanvre que ma mère me fit l’autre jour pour cette soie, comme vous l’appelez, toute molle, toute fragile, et que je laisserai pour celle-ci ma cotte de cuir que l’eau ne peut traverser ? Honni soit qui échange ses bons draps contre de mauvais !

Le sénéchal lui laça donc les chausses de fer et les éperons, puis il lui passa le haubert, le coiffa du heaume, lui ceignit l’épée, et, après l’avoir fait monter sur le grand destrier, il lui bailla la lance et l’écu. Et Perceval s’émerveilla des étriers, lui qui n’en avait jamais vu, et des éperons, n’ayant jamais usé que d’un fouet.

— Beau sire, dit-il à Keu, prenez mon petit bidet de Galles si vous voulez. Il est très bon et je n’en ai plus besoin.

— Grand merci ! fit le sénéchal en riant.

Là-dessus, il le recommanda à Dieu et retourna à la cour conter ce qu’il avait vu.

— Ha ! Keu, dit le roi, votre envieuse langue m’a fait perdre aujourd’hui un chevalier qui certes eût été bon ! Il se fera tuer par quelque vavasseur qui voudra lui prendre ses armes. Comment se défendrait-il ? Sans doute ne sait-il pas seulement tirer l’épée !

Mais le conte, à présent, revient à Perceval.


LII


Il alla tant sur son destrier qu’il arriva dans une vallée où coulait un fleuve plus courant que la Loire ; et là, sur un rocher, au bord de l’eau, s’élevait un fort château. Un prud’homme, vêtu d’une robe d’hermine, s’ébattait sur le pont-levis avec deux damoiseaux, tenant par contenance un bâtonnet à la main. Perceval vint à lui et le salua de son mieux.

— Sire, dit-il ensuite, ainsi m’enseigna ma mère.

— Dieu te bénisse, beau frère ! répondit le prud’homme qui vit bien sa simplicité. D’où viens-tu ?

— De la cour du roi Artus, qui m’a fait nouveau chevalier.

— Chevalier ? Mais ces armes, qui t’en fit don ?

— Le roi.

Et Perceval conta comment il les avait eues.

— Ha ! Et que sais-tu faire de ton destrier ? continua le prud’homme.

— Tout ! Je sais le faire courir aussi bien que mon petit cheval de chasse, que ma mère m’avait donné à la maison.

— Et vos armes, bel ami, savez-vous vous en servir ?

— Certes ! Je sais les mettre et les ôter ; et je les porte si aisément qu’elles ne me gênent pas du tout.

— Mais quel soin vous amène par ici ?

— Sire, ma mère m’a enseigné d’aller vers les prud’hommes où qu’ils fussent, et de croire tout ce qu’ils me diraient : quand je vous ai vu, je suis venu.

— Eh bien, bel ami, descendez !

L’un des deux valets prit le destrier, et l’autre désarma Perceval, de manière qu’il demeura vêtu de ses grossiers habits à la mode de Galles. Alors le prud’homme se fit chausser les éperons tranchants, monta sur le cheval, empoigna la lance. Puis il montra au damoisel comment on doit tenir l’écu par les poignées et s’en couvrir jusqu’au cou du destrier, déployer l’enseigne, mettre la lance sur le feutre, et, brochant des éperons, il fit un galop d’essai, puis revint l’arme basse. Et Perceval émerveillé s’écria qu’il ne désirait pas tant de vivre un jour de plus ou d’avoir tous les trésors du monde, que de savoir faire cela.

— Ce qu’on ignore, on peut s’en instruire, beau doux ami, dit le prud’homme. Et vous n’êtes pas à blâmer, car à tout métier il faut apprentissage. Je vous enseignerai, si vous voulez.

Le valet consentit avec joie, et chaque jour, durant six mois, le prud’homme lui fit porter l’écu, pointer la lance, frapper de l’épée : et comme tout cela lui venait de Nature, Perceval en sut bientôt autant que s’il eût passé sa vie à tournoyer et guerroyer. En même temps, son maître lui montra beaucoup des belles manières de cour. Mais, après ce temps, Perceval demanda son congé. Et voyant qu’il ne pouvait le retenir, le prud’homme lui fit cadeau d’une chemise, de braies, de chausses très riches et d’une cotte dont le drap venait de l’Inde ; puis il lui dit :

— Beau frère, il convient maintenant que vous alliez à la cour du roi Artus et que vous le priiez de vous armer chevalier. Et souvenez-vous de ce que je vais vous dire. Quand vous aurez vaincu un chevalier, s’il s’avoue outré, accordez-lui toujours merci. Et ne soyez pas trop bavard, car celui qui parle beaucoup, il lâche souvent des mots qu’on lui tourne à vilenie : qui jacasse commet péché, dit le sage ; mieux vaut bon silence que folle parole. Secourez toujours les dames et les demoiselles, mais, sur toutes choses, gardez de corrompre votre chasteté. Enfin, allez souvent dans les églises pour prier Dieu qu’il vous garde en ce siècle et vous protège.

— Soyez béni, beau sire ; vous me répétez ce que ma mère m’a enseigné.

— Beau doux frère, ne dites plus jamais : « Ma mère m’a appris ceci ou enseigné cela. » Vous n’êtes pas à blâmer de l’avoir dit jusqu’à présent ; mais, désormais, gardez-vous-en. Maintenant, allez à Dieu ! Qu’il vous conduise !

Et Perceval se mit en chemin, suivi d’un écuyer qui portait ses armes et menait en main son destrier.


LIII


Lorsqu’il arriva, chevauchant un palefroi amblant si bien taillé qu’on ne vit jamais une plus belle bête, monté sur une selle dorée, vêtu magnifiquement, muni de bottes si justes qu’il semblait qu’il en fût né chaussé, le roi s’émerveilla de le voir si beau et bien appris, et consentit volontiers à le faire chevalier, disant que le neveu du roi Pellès était prud’homme par héritage.

— Sire, dès demain, je vous prie, s’écria Perceval. C’est dimanche !

L’enfant veilla donc, cette nuit-là, à l’église, et, le lendemain, il retourna au service de Dieu habillé d’une très riche robe de chevalier, en soie, que la reine lui avait donnée, marchant devant tous ceux que le roi, pour l’honorer, comptait adouber en même temps que lui. Néanmoins, quand il eut reçu ses armes et que vint l’heure du manger, il voulut s’asseoir aux plus basses tables où étaient les chevaliers pauvres et peu renommés. À ce moment une des pucelles de la reine s’approcha de lui : c’était la plus habile ouvrière en soie qui fût au monde, mais elle était muette et n’avait jamais parlé : aussi l’appelait-on la demoiselle qui jamais ne mentit. Elle regarda longuement Perceval en pleurant de tendresse, et ce qui advint alors, on le tint à bon droit pour un miracle : car, soudain, la muette s’écria à si haute voix que chacun put l’ouïr dans la salle :

— Chevalier de Jésus-Christ, viens t’asseoir à la Table ronde !

Et prenant Perceval par le doigt, elle le conduisit au siège périlleux.

— Ce siège sera celui du meilleur des meilleurs, dit-elle encore, assieds-toi à sa droite ; Bohor aura place à sa gauche. Et te souvienne de moi quand tu seras devant le Saint Graal ! Cependant prie pour moi, bel ami, car je trépasserai tristement.

Elle le fit asseoir ; puis elle retourna dans les chambres de la reine, et ce fut la dernière fois qu’on entendit sa voix à la cour. Et tous restèrent émerveillés de cette aventure, que le roi fit mettre en écrit par ses clercs.


LIV


Ainsi Perceval fut admis à la Table ronde. Or, il demeura longtemps à l’hôtel du roi pour diverses raisons que le conte ne dit pas ; et sans doute y fût-il resté davantage, sans une parole malheureuse qu’il entendit.

Un jour, à l’entrée de l’hiver, au château de Cardigan, comme le roi était assis à son haut manger, Mordret dit à Keu :

— Que vous semble de notre nouveau chevalier ? On croirait qu’il aime mieux paix que guerre.

— Cela paraît assez à son écu ! Il n’a jamais coup féru, depuis son adoubement.

Un fou de la cour, qui entendit cela, vint le répéter à Perceval en se moquant de lui. Et celui-ci, qui en eut grand’honte, résolut de se mettre sur-le-champ en quête de Lancelot, et de ne point revenir avant d’en avoir eu des nouvelles. Le soir, quand tout le monde fut couché, il prit ses armes, sella son cheval et partit.

Il chemina durant quelques jours sans rien faire qui mérite d’être conté. Enfin il aperçut une grosse pierre, à laquelle un chevalier sans heaume, ni écu, ni lance, se trouvait attaché par une chaîne qui lui entourait le corps.

— Si tu es chevalier, dit le prisonnier, viens me délivrer, car je le suis comme toi. Mais sache qu’il te faut pour cela rompre cette chaîne d’un seul coup d’épée.

— Je couperai le dernier anneau au ras de votre haubert, répondit Perceval, afin que vous ne demeuriez point enchaîné.

Et, après avoir fait coucher le chevalier sur la borne, il hausse son épée et, d’un seul coup, il tranche la chaîne et les doubles mailles du haubert sans seulement toucher la chair, et aussi la borne comme une motte de terre.

— Sire, dit le chevalier délivré en se signant, il semble, à vous voir frapper de taille, que vous soyez moins homme que diable !

Mais Perceval était déjà parti. Et à présent le conte se tait de lui pour parler de Lancelot du Lac dont il n’a rien dit depuis longtemps.


LV


Quand il fut hors de Camaaloth, à demi nu, tel qu’il était sorti du lit de la fille au roi Pellès, il commença de s’arracher les cheveux et de s’égratigner le visage.

— Ha ! Camaaloth ! criait-il, bonne cité, si bien garnie de seigneurs, de dames, de toute belle chevalerie, par toi j’ai commencé à vivre quand j’ai connu ma dame, et par toi je commence à mourir ! Mort, hâte-toi !

Durant une semaine, il erra dans les lieux sauvages de la forêt, marchant au hasard, gémissant jour et nuit, et sans boire ni manger, de façon qu’à la fin sa tête se vida et qu’il perdit le sens. Il fut bientôt tout hérissé, le visage charbonneux, comme celui qui ne connaît d’autres bains que ceux de l’eau tombée du ciel, bref, si noir, si hâlé, si maigre, qu’au bout d’un mois personne n’eût su le reconnaître. Et il passa tout l’hiver nu-pieds, sans autres vêtements que sa chemise et ses braies.

Un jour de grand froid, il arriva devant un pavillon dressé dans une clairière ; à la porte, on avait planté un poteau où l’on avait accroché une lance, une épée et un écu. Aussitôt Lancelot de dégainer l’épée et de frapper à grands coups sur la lance qu’il tranche et sur l’écu qu’il dépèce, faisant autant de fracas que dix gens d’armes au combat.

Au bruit, un chevalier sortit, chaudement botté et vêtu d’une robe d’écarlate bien fourrée, qui, à le voir à demi nu et en si mauvais point, comprit qu’il était en frénésie. « Celui qui le recueillerait et le ramènerait en son droit sens ferait une grande aumône », pensa ce bon seigneur, qui avait nom Bliant, et il courut prendre ses armes pour désarmer le fou sans danger. Mais, quand il s’approcha :

— Sire, laissez-moi faire ma bataille ! lui cria Lancelot.

Et comme Bliant avançait toujours, il lui asséna un tel coup sur le heaume que la lame vola en pièces et que le chevalier s’écroula assommé. Là-dessus, Lancelot jette l’épée, entre dans le pavillon d’où une demoiselle s’échappe en pure chemise et criant d’effroi, saute dans le lit qu’il trouve tout chaud et s’y endort de bien-être aussitôt.

La demoiselle, cependant, délaçait le heaume de son ami.

— Par ma foi, s’écria Bliant en rouvrant les yeux, je ne croyais pas qu’un homme né de femme pût frapper si fort ! S’il plaît à Dieu, je nourrirai et garderai celui-ci jusqu’à ce qu’il revienne en son droit sens, car c’est assurément un bon chevalier.

Et, aidé de son écuyer, il lia Lancelot tout endormi dans le lit par des chaînes et des cordes, et le fit ainsi transporter dans son château.

Il le retint là le reste de l’hiver, puis tout l’été ; mais il ne put le guérir, quoi qu’il fît. Lancelot, bien nourri, vêtu de riches robes, avait retrouvé sa grande beauté, et il semblait maintenant si paisible qu’on finit par le laisser aller à sa guise sans autre entrave qu’une petite chaîne aux pieds pour qu’il ne s’éloignât point. Ainsi demeura-t-il chez son hôte près de deux ans.

Un jour qu’il était assis sur le mur du château, il vit passer un sanglier chassé par Bliant et ses veneurs, et il lui vint grand désir d’aller avec eux. Il voulut courir, mais, se trouvant gêné par sa chaîne, il s’en irrita et la tordit si rudement qu’il la rompit ; puis il descendit l’escalier, les chevilles sanglantes, sauta sur un cheval tout sellé qu’un sergent avait laissé à l’attache dans la cour, fit force d’éperons derrière la chasse qu’il rejoignit ; et le voilà qui crie à la meute et l’excite, comme celui qui s’entendait merveilleusement à cela, tant qu’enfin le porc s’arrête et commence de faire tête aux chiens dont il occit plusieurs en peu de temps. Tous les veneurs avaient été distancés, sauf Bliant. Celui-ci avança l’épieu à la main, mais manqua son coup ; et la bête furieuse fendit le ventre de son cheval qui s’abattit de telle façon que la tête du chevalier porta rudement sur le sol, où il demeura évanoui. À ce moment, Lancelot arrivait : sentant bien que Bliant dont il avait eu maints bons traitements était en grand danger, il saute à terre sans autre arme qu’une épée qu’il avait trouvée pendue à l’arçon de la selle, et, comme le sanglier fonçait sur lui, il lui abat son arme sur la tête d’une telle force qu’il lui fend le crâne jusqu’à la cervelle. Puis il jette l’épée et s’éloigne à pied sans plus savoir ce qu’il faisait, laissant son hôte pâmé auprès de la bête morte.


LVI


À nouveau il erra par les bois et, comme il ne trouvait plus guère à manger, il redevint maigre et noir, et en aussi mauvais point que devant. Un jour, Dieu voulut qu’il arrivât devant le Château aventureux. Il y entra ; mais les enfants, qui ne tardèrent point à s’apercevoir de sa folie, lui jetèrent de la boue et des torchons ; et, chassé par eux de rue en rue, il alla jusqu’au palais où il pénétra.

Là, on lui donna par pitié à manger et il se rassasia, ce qui lui fit grand bien au corps, car il y avait longtemps que cela ne lui était arrivé ; après quoi le pauvre fol fut se coucher dans une étable, sur un peu de foin, et s’endormit.

Il séjourna ainsi au château tout l’été, l’hiver et encore un été. Les chevaliers du roi Pellès, qui étaient très débonnaires, s’amusaient et riaient des folies qu’ils lui voyaient faire, et souvent, le trouvant si paisible, ils lui donnaient de vieilles robes de sergents et d’écuyers ; mais nul d’entre eux ne se le remît jamais, tant il était changé.

Une fois pourtant qu’il sommeillait dans le verger, la fille du roi, qui jouait avec ses demoiselles, vint se cacher justement au lieu où il était, et, voyant un homme endormi, elle eut peur tout d’abord ; mais elle se prit ensuite à le regarder, et de plus en plus attentivement, tant qu’enfin elle le reconnut. Aussitôt elle dit à ses pucelles qu’elle se sentait souffrante et courut trouver son père, plus dolente que femme ne le fut jamais.

— Sire, voulez-vous voir une merveille ?

— Laquelle, ma belle fille ?

— Messire Lancelot du Lac est ici.

— Ici ? Cela ne se peut : Lancelot est mort.

— Venez avec moi : je vous le montrerai.

Le roi considéra longtemps l’homme endormi.

— Dieu ! fit-il enfin, quel dommage ! Mais nous essayerons de le guérir.

Et, après avoir recommandé à sa fille de ne rien dire, il fit lier par des écuyers et transporter le fou au palais du Graal, où il le laissa seul. Et là, quand l’heure de la merveille fut venue et que la colombe eut volé, tenant au bec son encensoir d’or, et lorsque le saint vase passa comme il faisait chaque jour, soutenu par des mains invisibles (car la fille du roi avait perdu avec sa virginité le pouvoir de le porter), Lancelot se sentit soudain guéri : il retrouva sa mémoire, reprit son droit sens et reconnut le palais aventureux où il était déjà venu. Il rompit les cordes dont on l’avait attaché et courut ouvrir la fenêtre qui donnait sur un verger. Le roi Pellès était là, qui attendait.

— Sire, fit-il, Dieu vous donne bonjour !

— Sire, répondit Lancelot, que Notre Sire vous bénisse !

Il descendit et le roi lui conta la vérité de ce qui s’était passé.

— Sire, murmura Lancelot en baissant la tête, je vous prie pour Dieu de me dire si quelqu’un m’a reconnu.

— Certes non, hormis moi et ma fille.

— En ce cas, conseillez-moi au nom du Sauveur. Hélas ! j’ai tant forfait au royaume de Logres que je n’y pourrai jamais retourner sans commandement. Je voudrais demeurer en un lieu où nul ne me connût.

— J’ai près d’ici une île sans habitants.

— Sire, grand merci. J’irai sitôt qu’il fera nuit.

Ainsi Lancelot se retira dans l’île du roi Pellès le riche Pêcheur, accompagné de quelques écuyers pour le servir. Il s’était fait indiquer l’endroit du rivage qui était le plus proche du royaume de Logres, et chaque matin il venait s’y asseoir et regarder vers le pays où son cœur l’attirait. Certes, nul autre que lui n’eût pu souffrir tant de peine sans mourir ; mais lui, de cette douleur même, qu’il endurait par amour, son âme était si haute qu’elle tirait quelque douceur. Ici, le conte se tait de lui pour un moment et retourne à Perceval le Gallois.


LVII


Maint hiver et maint été il chevaucha sans trouver d’aventure qui vaille d’être contée en un livre ; et ainsi durant cinq ans. Cependant il vit beaucoup de gens et de pays et il fut à beaucoup de cours, de manière qu’il devint de plus en plus avisé et courtois ; néanmoins il resta toujours naïf et simple de cœur.

Un jour, sur l’heure de none, il se trouva au bord d’une rivière large et profonde ; au milieu de l’eau était une île très riante où s’élevait un pavillon. Il se demandait comment il y pourrait passer, lorsqu’il vit venir le long de la rive un très bel enfant de dix ans, en compagnie d’une dame d’une beauté merveilleuse et d’une troupe joyeuse de chevaliers et demoiselles qui tenaient tous, qui un épervier au poing, qui des lévriers en laisse, qui un petit braque dans ses bras ; et c’était la fille du roi Pellès : elle chassait souvent sur cette rivière, avec le fils qu’elle avait eu de Lancelot et qu’on nommait Galaad, parce qu’elle y pouvait parfois, de loin, apercevoir son ami.

Dès qu’elle fut proche, Perceval connut bien qu’elle était la dame de tous ceux qui étaient avec elle, et, après l’avoir saluée, il lui demanda si elle n’avait point ouï parler de monseigneur Lancelot du Lac. À ce nom, la fille du roi tressaillit, puis elle commença de pleurer amèrement, comme celle qui prévoyait bien que l’homme qu’elle aimait plus que rien au monde allait s’éloigner d’elle ; pourtant elle montra à Perceval une nacelle qui était cachée sous les roseaux et lui dit que Lancelot était dans l’île ; après quoi elle s’en fut tristement.

Lorsqu’il eut débarqué, Perceval s’approcha doucement du pavillon, et, arrivé devant la porte, il jeta son écu, ôta son heaume, déceignit son épée qu’il posa devant lui, se mit à genoux, et, comme Lancelot sortait tout étonné :

— Sire, lui dit-il, monseigneur le roi et madame la reine vous mandent ; il convient que vous retourniez à la cour.

— Ce ne peut être, fit Lancelot en baissant la tête : madame me l’a défendu.

— Je vous le dis loyalement : elle vous mande, reprit Perceval.

Et il lui apprit qui il était, et de quelle façon il était devenu compagnon de la Table ronde, puis comment il s’était mis en quête de lui après tous les autres qui voulaient lui porter le message du roi et de la reine, et comment il avait erré pendant cinq ans sans le trouver. Alors Lancelot dit, en pleurant, qu’il ferait la volonté de sa dame. Sur-le-champ, il fut prendre congé du roi Pellès et se mit en chemin avec Perceval.

Quelque temps après, ils arrivèrent à Kerléon, où la reine, qui avait failli plusieurs fois expirer de chagrin durant l’absence de Lancelot, fut si heureuse de revoir son ami qu’on n’eût point pensé qu’un cœur mortel pût contenir tant de joie qu’elle en fit paraître. Et le roi et toute la cour les festoyèrent à grand amour et contentement. Mais que vous dirais-je de plus ? Il n’y eut personne dans tout le royaume de Logres qui ne fût en liesse du retour de Lancelot et qui ne s’en réjouît hautement, tant il était preux et bien aimé.


LVIII


Quand Galaad eut dix ans accomplis, le roi Pellès résolut de l’envoyer dans un couvent de nonnains en la forêt de Camaaloth. Sa mère l’aimait si fort qu’elle pensa mourir de deuil lorsqu’elle le vit prêt à s’éloigner. Les bras levés, pleurant si tendrement qu’on ne pouvait l’entendre sans souffrir, elle fut baiser son enfant et chacun des chevaliers et des écuyers qu’on avait donnés à Galaad pour l’accompagner ; et sachez que pour rien au monde nul d’entre eux n’eût alors dit mot. Quant à elle, elle ne se fût jamais retenue de suivre son fils, si le roi Pellès ne le lui eût défendu.

L’enfant demeura dans l’abbaye jusqu’à ce qu’il fût devenu un bel et gent damoisel d’un peu plus de quinze ans. À cet âge, personne ne valut jamais autant que lui : il était non pareil pour nourrir le gerfaut, l’autour, l’épervier, le faucon gentil ou lanier, pour mener les chiens, pour monter les chevaux ; il savait tirer de l’arc et fabriquer avec son couteau tous les traits, flèches et carreaux ; il jouait aux tables mieux qu’homme au monde ; et quant à la chevalerie, nul ne s’entendit jamais mieux que lui à manier un destrier, s’escrimer de l’épée et s’aider de la lance et de l’écu. Mais il savait aussi lire, écrire, parler latin ; surtout il avait le plus franc cœur et le plus loyal du monde ; de tout cela le conte devisera quand il sera temps.

Or, cette année-là, qui fut la quatre cent cinquante-quatrième après la Passion de Notre Seigneur, la veille de la Pentecôte, il arriva que Lancelot et Bohor s’attardèrent si fort à poursuivre un cerf dans la forêt qu’ils furent surpris par la nuit et qu’ils vinrent justement s’héberger dans la maison de religion où était Galaad. Ils s’émerveillèrent de le trouver si beau valet, de sorte que Lancelot consentit volontiers à l’armer chevalier, quand l’abbesse le lui eut demandé. L’enfant passa la nuit dans la chapelle à prier son Créateur ; puis, le lendemain, à l’heure de prime, son père lui chaussa l’éperon droit, tandis que Bohor lui bouclait le gauche ; et Lancelot lui ceignit l’épée et lui donna la colée en disant :

— Que Dieu te fasse prud’homme !… Dame, ajouta-t-il en s’adressant à l’abbesse, souffrez maintenant que notre nouveau chevalier vienne avec moi à la cour du roi Artus, car il s’y perfectionnera mieux qu’ici.

— Beau sire, nous l’y enverrons dès qu’il sera temps.

Là-dessus, Lancelot prit congé, ainsi que Bohor, et tous deux retournèrent à Camaaloth. Mais ici finit ce conte, et prochainement vous aurez celui du Graal qui est de très grand sens et bien doux à écouter. Vous y verrez comment les compagnons de la Table ronde entreprirent la haute quête, et leurs épreuves, et comment Galaad s’assit au siège périlleux et acheva les temps aventureux : de tout cela le conte devisera selon la vérité, et il n’en célera rien, car ce sont choses bien dignes d’être racontées à d’honorables seigneurs et dames, assurément. Explicit.