Le Château d’Otrante/Chapitre IV

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Traduction par Marc-Antoine Eidous.
(Partie 2p. 53-95).



CHAPITRE IV

La troupe affligée arriva au Château ; où elle fut reçue par Hippolite & Mathilde, qu’Iſabelle avoit eu ſoin de faire avertir de leur arrivée. Les Princeſſes firent conduire Frédéric dans une chambre voiſine, & ſe retirèrent dans leur appartement, pendant que les Chirurgiens viſitoient ſes bleſſures. Mathilde rougit en voyant Théodore & Iſabelle enſemble ; elle diſſimula cependant ſa ſurpriſe, embraſſa la dernière, & lui fit un compliment de condoléance ſur le malheur qui venoit d’arriver à ſon père. Les Chirurgiens revinrent quelques momens après dire à Hippolite que les bleſſures du Marquis n’étoient point dangereuſes, & qu’il demandoit à voir ſa fille & les Princeſſes. Théodore, ſous prétexte de témoigner la joie qu’il avoit de la guériſon de Frédéric, s’offrit d’accompagner Mathilde. Le ſoin qu’avoit celle-ci d’éviter ſes regards, fit bientôt comprendre à Iſabelle qu’elle étoit l’objet pour lequel il lui avoit dit dans la caverne que ſon cœur étoit épris. Pendant que cette ſcène muette ſe paſſoit, Hippolite demanda à Frédéric la raiſon pour laquelle il avoit pris cette voie myſtérieuſe pour réclamer ſa fille, & s’efforça de juſtifier le Prince ſon époux ſur l’article du mariage qu’il avoit contracté avec ſon fils. Frédéric, quoiqu’irrité contre Manfred, parut être ſenſible aux procédés obligeans d’Hippolite ; mais il fut encore plus touché de la beauté de Mathilde. Dans la réſolution où il étoit de l’épouſer, il prit le parti de raconter ſon hiſtoire à Hippolite. Pendant que j’étois priſonnier chez les Infidèles, lui dit-il, je ſongeai que ma fille, dont je n’avois reçu aucune nouvelle depuis ma captivité, étoit détenue dans un Château, où elle étoit en danger d’éprouver les plus grands malheurs : & que ſi j’obtenois ma liberté, & que je me retiraſſe dans un bois qui eſt près de Joppé, j’en apprendrois davantage. Allarmé de ce ſonge, & ne pouvant lui obéir, mes chaînes s’appeſantirent plus que jamais. Mais pendant que je m’occupois des moyens d’obtenir ma liberté, j’appris que les Princes confédérés, qui faiſoient la guerre dans la Paleſtine, avoient payé ma rançon. Je me rendis à l’inſtant dans le bois que le ſonge m’avoit indiqué ; j’errai pendant trois jours avec ma ſuite ſans rencontrer aucun homme. Le troiſième au ſoir j’arrivai dans une cellule, dans laquelle je trouvai un vénérable Hermite à l’agonie. Je le fis revenir avec des cordiaux, il reprit la parole, & me parla en ces termes : Mon fils, me dit-il, je vous ſuis obligé de votre charité...

mais elle m’eſt inutile... Je vais jouir du repos eternel... Mais je meurs avec la ſatisfaction d’avoir exécuté la volonté du CieL La première fois que j’arrivai dans cette ſolitude, après avoir vu mon pays devenir la proie des Infidèles... Hélas ! il y a plus de cinquante ans que j’ai été témoin de cette affreuſe ſcène. Saint Nicolas m’apparut, & me révéla un ſecret, m’enjoignant de n’en faire part à perſonne, excepté à ma mort. Cette heure formidable eſt enfin arrivée, & vous êtes vraiſemblablement les Guerriers choiſis auxquels je dois le révéler. Auſſitôt après que vous m’aurez rendu les derniers devoirs, creuſez au pied du ſeptième arbre qui eſt à la gauche de cette pauvre cellule, & vos peines ſeront... Ah ? juſte Dieu ? recevez mon ame. L’Hermite expira en proférant ces mots. Dès le point du jour, continua Frédéric, après avoir mis ſon corps en terre, nous creusâmes dans l’endroit qu’il nous avoit dit... Mais quelle fut notre ſurpriſe, lorſqu’après avoir creuſé ſix ou ſept pieds, nous découvrîmes une épée monſtrueuſe... C’eſt la même qui eſt dans votre cour. La lame étoit à moitié tirée du foureau, & nous trouvâmes écrit deſſus les paroles ſuivantes... Non, excuſez-moi, Madame, ajouta le Marquis, en ſe tournant vers Hippolite, ſi je ne les répété point : je reſpecte votre ſexe & votre rang, & je ſerois marri de rien dire qui pût offenſer une perſonne qui vous eſt chère... Il ſe tut. Hippolite trembla. Elle ne douta point que Frédéric ne fût deſtiné par le Ciel pour accomplir la deſtinée qui ſembloit menacer ſa maiſon. Elle jetta un coup d’œil ïanguiſſant ſur Mathilde, & laiſſat échapper quelques larmes : mais après s’être un peu remiſe, continuez, dit-elle au Marquis. Le Ciel ne fait rien en vain ; c’eſt aux hommes à recevoir ſesordres avec ſoumiſſion. C’eſt à nous à fléchir ſa colère, & à détourner ſes décrets. Faites-moi la grace, Seigneur, de me dire ce que portoient ces paroles, nous ſommes réſolues à y obéir. Frédéric fut fâché de s’être engagé ſi avant : la dignité, la fermeté, & la patience d’Hippolite le pénétrèrent du plus profond reſpect : l’air tendre & affectueux avec lequel les Princeſſes ſe regardoient l’une l’autre, penſa lui faire verſer un torrent de larmes. Mais dans la crainte qu’il eut que ſon ſilence ne les allarmât encore davantage, il récita d’une voix foible & tremblante les vers ſuivans :

          Lorſqu’on trouvera une Épée
          À ce Caſque proportionnée,
   Tremble pour les malheurs qui menacent ton ſang :
   Celui d’Alphonſe ſeul pourra ſauver ta fille,
   Et rendre à ce Héros le repos qu’il attend.

Qu’y a-t-il dans ces vers, s’écria Théodore d’un ton d’impatience, qui doive allarmer les Princeſſes ? Pourquoi ſeroient-elles choquées d’une prédiction auſſi mal fondée ? Jeune homme, lui dit le Marquis, votre diſcours eſt très-impoli, & quoique la fortune vous ait favoriſé une fois… Monſeigneur, lui dit Iſabelle, qui s’aperçut que la colère de Théodore étoit dictée par ſes ſentimens pour Mathilde, ne vous offenſez point des paroles d’un payſan : il ignore le reſpect qui vous est dû ; mais il n’eſt pas accoutumé… Hippolite blâma Théodore de ſon imprudence, mais d’un œil qui marquoit ſa reconnoiſſance : elle changea de converſation, & demanda au Marquis où il avoit laiſſé le Prince ? Il alloit lui répondre, lorſque Manfred, Jérôme & une partie de ceux qui les avoient accompagnés, & qui avoient appris ce qui s’étoit paſſé, entrèrent dans l’appartement. Manfred s’approcha du lit de Frédéric pour lui témoigner la part qu’il prenoit à ſon malheur, & pour s’informer des circonſtances du combat, lorſqu’il s’écria tout à coup : Ah ! qui es-tu, Spectre épouvantable ? Mon heure eſt-elle venue ? Mon cher époux, lui dit Hippolite en l’embraſſant, qu’eſt-ce que vous voyez ? D’où vient ce regard effaré ? Quoi ! reprit Manfred tout hors d’haleine… ne voyez-vous rien, Hippolite ? Ce fantôme ne vient-il que pour moi… pour moi qui n’ai pas voulu ?… Raſſurez-vous, Monſeigneur, lui dit Hippolite, faites uſage de votre raiſon. Il n’y a perſonne ici que nous & vos amis… N’eſt-ce pas là Alphonſe ? s’écria Manfred : ne le voyez-vous pas ? Mon eſprit s’égare-t-il ? Eſt-ce un ſonge ? Celui que vous voyez, reprit Hippolite, eſt Théodore, ce jeune homme dont vous connoiſſez les malheurs… Théodore ! s’écria Manfred d’un ton de voix douloureux & en ſe frappant le front. Soit que ce ſoit Théodore ou un fantôme, ſa vue me met hors de moi-même... Mais comment eſt-il venu ici, & d’où vient eſt-il armé ? Je crois, lui dit Hippolite, qu’il vient chercher Iſabelle. Iſabelle ! s’écria Manfred, la rage peinte ſur le viſage ; oui, je n’en doute point. Mais comment a-t-il pu s’échapper de l’endroit où je l’avois enfermé ? Eſt-ce Iſabelle ou ce Moine hypocrite qui l’ont fait ſauver ? Quoi donc, Monſeigneur, reprit Théodore, eſt-ce un crime à un père de procurer la liberté de ſon fils ? Jérôme ſurpris de ſe voir en quelque ſorte acculé par ſon propre fils, ne ſut que s’imaginer. Il ne put concevoir comment il s’étoit ſauvé, ni où il avoit privées armes pour ſe battre contre Frédéric. Il n’oſa cependant lui faire aucune queſtion, de peur de l’irriter encore davantage contre ſon fils. Le ſilence de Jérôme perſuada à Manfred qu’il étoit complice de la fuite de ſon fils. Eſt-ce ainſi, homme ingrat, lui dit le Prince, que tu reconnois mes bontés & celles d’Hippolite ? Non content de t’oppoſer à mes déſirs, tu oſes fournir des armes à ton bâtard, & tu l’amène dans mon Château pour m’inſulter. Monſeigneur, lui dit Théodore, c’eſt à tort que vous accuſez mon Père : ni lui ni moi n’avons point deſſein de troubler votre repos. Eſt-ce une inſolence à moi de me ſoumettre à votre volonté ? ajouta-t-il en jettant ſon épée, & ſe jettant à ſes genoux. Voilà mon ſein, frappez, Monſeigneur, au cas que vous me ſoupçonniez de quelque trahiſon. Tous mes ſentimens ne tendent qu’à vous honorer. La manière dont il prononça ces mots, intéreſſa tout le monde en ſa faveur. Manfred lui-même ſe ſentit ému... Mais toujours préoccupé de ſa reſſemblance avec Alphonſe, il ſentit en lui-même une ſecrette horreur. Lève-toi, lui dit-il, peu m’importe maintenant que tu perdes la vie... Raconte-moi ton hiſtoire, & apprends-moi comment tu es le fils du vieux traître que voilà. Monſeigneur, lui dit Jérôme...Paix, impoſteur, reprit Manfred, pourquoi l’interrompez-vous ? Monſeigneur, continua Théodore, je n’ai pas beſoin de ſecours. Mon hiſtoire n’eſt pas longue. Je fus conduit à l’age de cinq ans à Alger avec ma mère, qui avoit été priſe par des Corſaires ſur la côte de Sicile. Elle mourut de chagrin en moins d’un an... A ces mots, Jérôme répandit quelques larmes, & l’on apperçut ſur ſon viſage divers mouvemens dont on ne put deviner la cauſe. Avant que de mourir, reprit Théodore, elle m’attacha au bras un billet, qui portoit que j’étois le fils du Comte de Falconara... Cela eſt vrai, dit Jérôme... C’eſt moi qui ſuis ſon malheureux père. Je t’ordonne encore une fois de te taire, lui dit Manfred. Continuez. J’étois encore eſclave il y a deux ans, lorſqu’ayant ſuivi mon Maître dans ſes courſes, je fus délivré par un vaiſſeau Chrétien, qui prit celui ſur lequel j’étois. Je me fis connoître au Capitaine, & il eut la généroſité de me conduire en Sicile... Mais hélas ! au lieu d’y trouver mon père, j’appris que le Château qu’il avoit ſur la côte, avoit été détruit pendant ſon abſence par le même Pirate qui avoit enlevé ma mère. Que mon père à ſon retour avoit vendu le peu de bien qui lui reſtoit, & s’étoit fait Religieux dans le Royaume-de Naples ; mais on ne ſut me dire où c’étoit. Me trouvant ſeul & ſans-reſſources, & déſeſpérant même de le revoir, je profitai de la première occaſion pour me rendre à Naples, où j’ai vécu pendant ſix jours du travail de mes mains. J’ai douté juſques à hier matin, que le Ciel me réſervât autre choſe que la paix & la tranquillité que je goûtois dans ma pauvreté. Voilà, Monſeigneur, l’hiſtoire de Théodore. Je ſuis heureux au-delà de mes eſpérances d’avoir retrouvé mon père, & malheureux au-delà de ce que je mérite d’avoir encouru l’inimitié de Votre Alteſſe. Toute l’aſſemblée applaudit à ſon diſcours. Ce n’eſt pas tout, reprit Frédéric, l’honneur m’oblige de publier ce qu’il s’efforce de taire. Sa modestie ne doit pas être un obſtacle à ma générosité. C’eſt un jeune homme pieux, brave & véridique. Si ce qu’il rapporte étoit faux, il ne le diroit point... Quant à moi, jeune homme , je te ſai gré d’une franchiſe qui convient ſi bien à ta naiſſance. Tu m’as offenſé , il eſt vrai, mais je te pardonne en faveur de ton courage. Monſeigneur, dit-il à Manfred, puiſque je lui pardonne, vous pouvez bien lui pardonner auſſi : ce n’eſt pas ſa faute ſi vous l’avez pris pour un Spectre. Cette raillerie piqua Manfred au vif. Suis-je à l’abri de pareilles craintes ? reprit-il bruſquement... Monſeigneur, lui dit Hippolite, votre Hôte a beſoin de repos ; & en diſant ces mots, elle prit Manfred par la main, elle ſouhaita le bon ſoir à Frédéric, & renvoya la compagnie... Le Prince ſe retira dans ſon appartement, & permit à Théodore d’accompagner ſon père au Couvent, à condition qu’il reviendroit le lendemain. Mathilde & Iſabelle étoient trop occupées de leurs réflexions, & trop mécontentes l’une de l’autre, pour prolonger la conversation. Elles ſe retirèrent chacune dans leur chambre, beaucoup moins unies qu’elles ne l’avoient été depuis leur enfance.

Si elles ſe ſéparèrent avec peu de cordialité, on peut dire qu’elles n’eurent pas plus d’impatience de ſe rejoindre. La ſituation où étoit leur eſprit, ne leur permit pas de fermer l’œil de toute la nuit. Elles ſe rappelèrent mille queſtions qu’elles auroient ſouhaité s’être faîtes l’une à l’autre. Mathilde fit réflexion qu’Iſabelle avoit été ſecourue deux fois par Théodore dans des occaſions critiques, qu’elle ne put ſe réſoudre à regarder comme accidentelles. Il eſt vrai qu’il avoit tenu les yeux fixés ſur elle dans la chambre de Frédéric, mais peut-être étoit-ce à dſſein d’empêcher que leurs pères ne s’apperçuſſent de ſa paſſion pour Iſabelle. Elle ſe ſut mauvais gré de ne s’en être point éclaircie. Elle déſiroit de ſavoir la vérité, de peur d’offenſer ſon amie en s’attachant à ſon amant. C’eſt ainſi que la jalouſie & l’amitié lui fourniſſoient un prétexte pour juſtifier ſa curioſité.

Les ſoupçons d’Iſabelle étoient mieux fondés. La langue & les yeux de Théodore lui avoient dit que ſon cœur étoit engagé.... Il eſt vrai.... mais peut-être que Mathilde ne répondoit point à ſa paſſion... Elle avoit toujours paru inſenſible à l’amour : elle ne ſoupiroit qu’après le Ciel.... Pourquoi la diſſuader, ſe diſoit Iſabelle : je ſuis punie de ma généroſité.... Mais quand ſe ſont-ils vus ? où ?.... Cela ne peut être : je m’abuſe,... ils ne ſe connoiſſent que depuis la nuit paſſée… Peut-être ſon cœur eſt-il épris pour un autre.... Si cela eſt, je ne ſuis point auſſi malheureuſe que je le penſe ; mais ſi Mathilde n’eſt pas mon amie… Quoi ! pourquoi m’attacher à un homme qui a été aſſez impoli pour m’inſtruire de ſon indifférence, dans un temps où la ſimple politeſſe exigeoit qu’il tînt une conduite contraire ? Je veux aller trouver ma chère Mathilde, ne fût-ce que pour me confirmer dans un orgueil auſſi bien fondé.... Le jeune homme eſt en sûreté..... je veux lui conſeiller de prendre le voile : elle ſera ravie de me voir dans cette diſpoſition ; je lui dirai que je ne m’oppoſe plus à ſon inclination pour le Cloître. Dans cette diſpoſition d’eſprit, & fermement réſoluc d’ouvrir ſon cœur à Mathilde, elle ſe rendit chez la Princeſſe, qu’elle trouva habillée, & toute rêveuſe, le Coude appuyé ſur une table. Cette attitude, qui convenoit ſi parfaitement à ce qu’elle éprouvoit elle-même, réveilla les ſoupçons d’Iſabelle, & détruiſit la confidence qu’elle avoit deſſein de lui faire. Elles rougirent en ſe voyant,étant encore trop novices pour ſavoir déguiſer leurs ſentimens. Après quelques questions aſſez indifférentes de part & d’autre, Mathilde demanda à Iſabelle la raiſon pour laquelle elle s’étoit enfuie ? Celle-ci, qui avoit preſque oublié la paſſion de Manfred, & qui n’étoit occupée que de la ſienne, s’imaginant qu’elle vouloit lui parler de ſa fuite du Couvent, laquelle avoit occaſionné les incidens de la veille, lui répondit : Martelli eſt venu dire au Couvent que votre mère étoit morte..

Oh ! s’écria Mathilde en l’interrompant ? Blanche m’a inſtruite de cette mépriſe ; m’ayant vue tomber en défaillance, elle s’écria : la Princeſſe ſe meurt ; & Martelli, qui étoit venu au Château... Et quelle étoit la cauſe de votre pamoiſon ? lui demanda Iſabelle, d’ailleurs indifférente pour tout le reſte. Mathilde rougit, & répondit en balbutiant... Mon père... jugeoit un criminel... Quel criminel ? lui demanda Iſabelle avec précipitation... Un jeune homme, répondit Mathilde... Je crois... je crois que c’étoit ce jeune homme qui... Théodore ? reprit Iſabelle. Oui, répondit-elle. Je ne le connoiſſois point ; j’ignorois en quoi il avoit offenſé mon père... Mais comme il vous a rendu fervice, je ſuis ravie qu’il lui ai pardonné... Il m’a rendu ſervice ? reprit Iſabelle. Appelez-vous me rendre ſervice que d’avoir bleſſé mon père, & de l’avoir preſque tué ? Quoique je ne le connoiſſe que depuis hier, je penſe que Mathilde ne me croit pas aſſez inſenſible pour ne pas être offenſée de l’audace de ce jeune homme, & pour s’imaginer que je puiſſe jamais aimer une perſonne qui a oſé lever la main contre l’auteur de mon être. Non, Mathilde, mon cœur l’abhorre ; & ſi vous avez encore pour moi quelques reſtes de cette amitié que vous m’avez vouée depuis notre enfance, vous déteſterez un homme qui a été ſur le point de me rendre malheureuſe pour jamais. Je me flatte, ma chere Iſabelle, reprit Mathilde en baiſſant la tête, que vous ne doutez point de mon amitié pour vous. Je ne connois ce jeune homme que depuis hier, il m’eſt tout-à-fait étranger : mais puiſque les Chirurgiens aſſurent que votre père eſt hors de danger, pourquoi conſerver de la rancune contre un homme qui, je ſuis sûre, ignoroit que le Marquis vous appartînt ? Je ſuis ſurpriſe ? lui dit Iſabelle, que vous preniez avec tant d’ardeur la defenſe d’un étranger. Vous le payez de retour, ou je ſuis bien trompée. Que voulez-vous dire ? reprit Mathilde. Rien, lui dit Iſabelle, qui étoit fâchée d’avoir donné à connoître à Mathilde l’inclination que Théodore avoit pour elle. Changeant enſuite de diſcours, elle demanda à Mathilde la raiſon pour laquelle Manfred avoit pris Théodore pour un ſpectre ? Quoi ! répondit-elle, n’avez-vous pas remarqué la reſſemblance qu’il a avec le portrait d’Alphonſe qui eſt dans la galerie ? Je l’ai fait obſerver à Blanche avant qu’il eût pris ſon armure ; mais depuis qu’il a le caſque en tête, il lui reſſemble trait pour trait. Je ne m’amuſe guères à conſiderer les tableaux, reprit Iſabelle ; je n’ai point examiné ce jeune homme auſſi attentivement que vous me paroiſſez l’avoir fait.... Mais permettez que je vous donne un avis.... Il m’a avoué qu’il étoit amoureux...

ce ne peut être de vous, puiſqu’il ne vous connoît que depuis hier... n’eſt-e pas ? Sûrement, lui dit Mathilde ; mais que concluez-vous de-là ? J’ai dit que... Elle ſe tut... & reprenant enſuite le fil de ſon diſcours : qu’il vous a vue pour la première fois, & je n’ai pas aſſez de vanité pour croire que mes charmes ſoient capables d’engager un cœur qui vous eſt dévoué... Soyez heureuſe, Iſabelle, quel que puiſſe être le ſort de Mathilde. Ma chère amie, reprit Iſabelle, c’eſt vous que Théodore admire ; je l’ai vu, j’en ſuis perſuadée, & à Dieu ne plaiſe que je veuille faire mon bonheur aux dépens du vôtre. Cette franchiſe arracha des larmes à Mathilde ; & la jaloufie qui avoit d’abord cauſé de la froideur entre ces aimables Princeſſes, fit place à la candeur & à la ſincérité naturelle de leurs âmes. Elles avouèrent l’une & l’autre l’impreffion que Théodore avoit faite ſur elles, & cette confidence fut ſuivie d’un combat de généroſité à qui céderoit les droits à ſon amie. Iſabelle ſe ſouvenant de la préférence que Théodore avoit donnée à ſa rivale, eut aſſez de généroſité pour ſurmonter ſa paſſion, & pour le céder à Mathilde.

Dans ces entrefaites, Hippolite entra dans la chambre de ſa fille. Madame, dit-elle à Iſabelle, vous avez tant de tendreſſe pour Mathilde, & vous vous intereſſez ſi fort à ma maiſon, que je n’ai aucun ſecret pour ma fille que je ne doive vous révéler. Ces paroles attirèrent l’attention des Princeſſes, & leur causèrent les plus vives inquiétudes. Sachez donc, Madame, continua Hippolite, & vous ma chère Mathilde, que dans la perſuaſion où je ſuis que c’eſt la volonté du Ciel que le ſceptre d’Otrante paſſe des mains de Manfred dans celles du Marquis Frédéric, il m’a inſpiré le deſſein de prévenir notre deſtruction totale par l’union des deux maiſons. Dans cette vue, j’ai propoſé à mon époux de marier cette chère fille à Frédéric votre père... A Frédéric ! s’écria Mathilde... Ciel ! ma chère mère .... vous avez oſé le nommer à mon père ? Oui, reprit Hippolite, je l’ai fait ; il a goûté ma propoſition, & a été en faire part au Marquis. Ah ! malheureuſe Princeſſe, lui dit Iſabelle, qu’avez-vous fait ! quel malheur votre bonté imprudente ne va-t-elle pas cauſer à vous, à moi & à Mathilde ! A moi, à vous & à ma fille, reprit Hippolite ; que voulez-vous dire ? Hélas ! lui dit Iſabelle, les perſonnes qui ont le cœur bon, jugent des autres par eux-mêmes. Manfred votre époux, cet homme impie... Arrêtez, lui dit Hippolite, il ne vous convient point de manquer de reſpect à Manfred en ma prétence : il eſt mon Seigneur & mon époux. Et il ne le ſera pas long-temps, reprit Iſabelle, s’il peut venir à bout d’exécuter ſes infames deſſeins. Ce diſcours me ſurprend, lui dit Hippolite. Vous êtes vive, Iſabelle, mais je n’aurois jamais cru que vous fuſſiez indiſcrette. Quelle raiſon avez-vous de traiter Manfred de meurtrier & d’aſſaſſin ? Ah ! Princeſſe vertueuſe & crédule, s’écria Iſabelle ; ce n’eſt point à votre vie qu’il en veut, il ne veut que ſe ſéparer de vous & vous renvoyer. Vous renvoyer ! me renvoyer ! s’écrièrent Hippolite & Mathilde. Oui, dit Iſabelle, & exécuter le crime qu’il médite.... Je ne puis parler ! Que peut-il faire de plus que ce que vous venez de dire ? lui demanda Mathilde. Hippolite ſe tut. Le chagrin lui coupa la parole, & les propos ambigus que Manfred lui avoit tenus, lui confirmèrent ce qu’elle venoit d’entendre. Ma chère mère, s’écria Iſabelle en ſe jettant à ſes pieds ; ma chère Princeſſe, croyez-moi, croyez que je mourrai plutôt mille fois que de vous offenſer, que de conſentir à...... Oh ! c’en eſt trop, dit Hippolite : à combien de crimes un autre ne conduit-il pas ? Levez-vous, ma chère Iſabelle. Je ne doute point de votre vertu. Ah ! Mathilde, ce coup eſt trop rude pour vous ! Ne pleurez pas, mon enfant, ne murmurez point. Je te le recommande, il eſt ton père... Mais vous êtes auſſi ma mère, lui dit Mathilde ; vous êtes vertueuſe, vous êtes innocente…. Quoi ! ne me ſera-t-il pas permis de me plaindre ! Vous ne devez pas, lui dit Hippolite... Venez, & tout ira bien. Manfred, dans l’affliction que lui cauſe la mort de votre frère, ignore ce qu’il dit. Iſabelle a peut-être mal entendu. Il a le cœur bon... Eh ! mon enfant, vous ne ſavez pas tout. Nous ſommes ſoumis aux ordres de la deſtinée..... La main de la Providence s’appeſantit Hélas ! que ne puis-je vous ſauver !.... Oui, continua-t-elle d’un ton de fermeté, peut-être appaiſerai-je le Ciel par le ſacrifice de ma perſonne... Je veux conſentir à ce divorce... ne vous mettez pas en peine de moi. Je me retirerai dans le Couvent voiſin, & paſſerai le reſte de mes jours à prier & à verſer des larmes pour ma fille &... le Prince. Vous êtes auſſi vertueuſe, lui dit Iſabelle, que Manfred eſt exécrable ; mais ne croyez pas, Madame , que je ſois auſſi foible que vous. Je jure, Anges qui veillez ſur moi, daignez m’écouter... Arrêtez, je vous en conjure, s’écria Hippolite : ſouvenez-vous que vous n’êtes pas votre maîtreſſe ; vous avez un père.... Mon père eſt trop noble & trop vertueux pour exiger que je commette un crime. Je veux qu’il me le commande : un père eſt-il en droit d’exiger pareille choſe de moi ? J’ai été mariée au fils... puis-je épouſer le père ? Non, Madame, rien ne m’obligera à le faire. Je le hais, je l’abhorre : les loix divines & humaines s’y oppofent... & mon amie, ma chère Mathilde ! voudrois-je lui manquer & offenſer une mère qu’elle adore ? ma propre mère... je n’en ai jamais connu d’autre.... Oui, elle eſt notre mère, s’écria Mathilde : pouvons-nous la trop aimer ? Mes chers enfans, leur dit Hîppolite, je ſuis extrêmement ſenſible à votre tendreſſe, mais je ne dois pas y céder. Nous ne ſommes pas maîtreſſes de notre choix : c’eſt au Ciel, à nos parens & à nos maris à diſpoſer de nous. Patientez, je vous prie, juſqu’à ce que nous ſâchions la réſolution de Manfred & de Frédéric, Si le Marquis accepte la main de Mathilde , je ſai qu’elle ne ſera pas difficulté d’obéir. Le Ciel veuille nous ſecourir & empêcher le reſte, dit-elle, en voyant Mathilde à ſes pieds, baignée dans les larmes.... Mais non…. ne me répondez point, ma fille : que je n’entende pas un mot qui puiſſe déplaire à votre père. Ne doutez point de mon obéiſſance, lui dit Mathilde. Mais puis-je, ô la plus reſpectable de toutes les femmes, puis-je voir la tendreſſe & les bontés que vous me témoignez, & vous cacher une idée qui me vient dans l’eſprit ? Qu’alliez-vous dire ? reprit Iſabelle en tremblant. Raſſurez-vous, Mathilde. Non, Iſabelle, reprit la Princeſſe, je ſerois indigne d’une pareille mère, ſi j’oſois lui cacher la moindre de mes penſées.... Oui, je l’ai offenſée ; j’ai livré mon cœur à une paſſion ſans ſa permiſſion, mais j’y renonce. Je prends le Ciel & elle à témoin…. Ma fille, ma fille, lui dit Hippolite , que dites-vous ? Le Ciel nous réſerve-t-il d’autres malheurs ? Vous ! une paſſion, au moment que nous ſommes à la veille de périr !... Hélas ! reprit Mathilde, je connois toute l’énormité de mon crime. Que je périſſe plutôt que de lui cauſer le moindre chagrin. Elle eſt ce que j’ai de plus cher ſur la terre ; je n’oſerai plus la regarder de ma vie. Iſabelle, reprit Hippolite, vous ſavez ſans doute ſon ſecret ; quel qu’il puiſſe être, révélez-Ie-moi. Parlez... Quoi ! s’écria Mathilde, ai-je ſi fort déplu à ma mère, qu’elle ne veuille pas même me permettre de m’avouer coupable ! Ah infortunée Mathilde ! Vous êtes trop cruelle, dit Iſabelle à Hippolite. Pouvez-vous voir l’angoiſſe de votre fille, & ne pas la plaindre ? Ne pas la plaindre ! s’écria Hippolite en embraſſant la jeune Princeſſe. Je connois ſa bonté, ſa vertu, ſa tendreſſe. Je te pardonne : ah mon unique eſpérance ! Les Princeſſes révélèrent alors à Hippolite l’inclination qu’elles avoient pour Théodore, & le deſſein qu’avoit pris Iſabelle de le céder à Mathilde. Elle blâma leur imprudence, & leur fit ſentir l’impoſſibilité qu’il y avoit que leurs pères conſentiſſent à les marier avec un homme auſſi pauvre, quelle que fut ſa naiſſance. Ce qui la conſola, fut que leur paſſion étoit encore récente, & que Théodore n’en avoit aucune connoiſſance. Elle leur défendit expreſſément d’avoir aucune correſpondance avec lui. Mathilde promit de lui obéir; mais Iſabelle ſe flattant qu’elle n’avoit d’autre intention que de le marier avec ſon amie, ne put ſe déterminer à ſuivre ſon exemple, & ne lui répondit rien. Je m’en vais au Couvent, dit Hippolite, & faire dire des Meſſes pour que Dieu nous délivre de ces malheurs.... Ah ! ma mère, lui dit Mathilde, vous voulez nous quitter & vous retirer dans un aſyle pour donner à mon père la facilité d’exécuter ſon funeſte deſſein. N’en faites rien, je vous en conjure. Voulez-vous m’abandonner à Frédéric ? Je veux vous accompagner au Couvent... Raſſurez-vous, ma chère fille, lui dit Hippolite : je vais revenir dans l’inſtant. Je ne vous abandonnerai point, à moins que le Ciel ne me l’ordonne, & que ce ne ſoit pour votre bien. Ne me trompez point, lui dit Mathilde, je n’épouſerai Frédéric que lorſque vous m’ordonnerez de le faire.... Hélas ! que vais-je devenir ! D’où vient cette exclamation ? lui dit Hippolite. Je vous ai promis de venir vous rejoindre. Ah ! ma mère, reprit Mathilde, reſtez & ſauvez-moi. Un clin d’œil de votre part fera plus que toute la ſévérité de mon père. J’ai donné mon cœur, & vous ſeule pouvez me le rendre. Briſons là deſſus, lui dit Hippolite, & n’y retournez plus. Je puis quitter Théodore, reprit-elle ; mais faut-il que je me marie à un autre ? Laiſſez-moi vous ſuivre à l’Autel, & renoncer au monde pour jamais. Votre ſort dépend de votre père, continua Hippolite, & je ne vous aurois pas aimée, ſi je vous avois appris à lui déſobéir. Adieu, mon enfant, je vais prier Dieu pour vous.

Le deſſein d’Hippolite étoit de demander à Jérôme ſi elle pouvoit en confidence conſentir à ce divorce. Elle avoit ſouvent preſſé Manfred de ſe démettre de ſa Principauté, ſachant qu’il ne pouvoit la garder légitimement. Ces ſcrupules lui firent enviſager ſon divorce d’un autre œil qu’elle ne l’auroit fait ſans cela.

Jérôme, au ſortir du Château, tança Théodore de ce qu’il avoit dit à Manfred qu’il avoit favoriſé ſon évaſion. Jérôme lui avoua qu’il l’avoit fait dans le deſſein d’empêcher qu’il ne ſoupçonnât Mathilde. Votre caractère, ajoutat-il, & la ſainteté de votre vie vous mettent à couvert de la colère du Tyran. Jérôme fut fâché de l’inclination que ſon fils avoit conçue pour la Princeſſe. Il l’envoya coucher, & lui promit de l’inſtruire le lendemain matin des raiſons qu’il avoit de s’oppoſer à ſa paſſion. Théodore, de même qu’Iſabelle, ne connoiſſoit pas aſſez l’autorité paternelle pour s’y ſoumettre aux dépens de ſon cœur. Il étoit très-peu curieux de ſavoir ſes raiſons, & encore moins diſpoſé à s’y rendre. L’impreſſion que l’aimable Mathilde avoit faite ſur ſon cœur, l’emportoit ſur l’affection filiale. Il s’occupa toute la nuit de l’objet de ſon amour, & ce ne fut qu’après Matines qu’il ſe rappela l’ordre que le Moine lui avoit donné d’aller le joindre ſur le tombeau d’Alphonſe.

Jeune homme, lui dit Jérôme, lorſqu’il le vit paroître, votre négligence me déplaît. Eſt-ce ainſi que vous obéiſſez aux ordres de votre père ? Théodore s’excuſa du mieux qu’iL lui fut poſſible, & lui dit qu’il avoit dormi plus longtemps qu’il ne croyoit. De quelle nature ont été vos ſonges ? lui demanda-t-il. A ces mots, le jeune homme rougit. Venez, venez imprudent que vous êtes, cela ne ſauroit être. Chaſſez cette paſſion criminelle de votre coeur.... Criminelle ! s’écria Théodore : le crime peut-il être compatible avec la beauté innocente, & la modeſtie vertueuſe ? C’eſt un crime, reprit le Moine, d’aimer ceux dont le Ciel a réſolu la perte. La race d’un Tyran doit s’éteindre juſqu’à la troiſième & la quatrième génération. Le Ciel peut-il châtier les innocens des crimes des coupables ? reprit Théodore. La belle Mathilde a aſſez de vertus…. Pour te perdre, lui dît Jérôme. As-tu déjà oublié que le barbare Manfred t’a déjà condamné deux fois à la mort ? Je n’ai pas non plus oublié, Monſieur, reprit Théodore, que la charité de ſa fille m’a tiré de ſes mains. Je puis oublier les injures qu’on m’a faites, mais je n’oublie jamais les ſervices qu’on m’a rendus. Les injures que tu as reçues de la maiſon de Manfred, lui dit le Frère, ſont plus grandes que tu ne penſes. Ici repoſent les cendres du bon Alphonſe, Prince orné de toutes ſortes de vertus, le père de ſon Peuple, les délices du genre humain. Mets-toi à genoux, fils opiniâtre, & écoute : ton père va t’apprendre des horreurs qui banniront de ton cœur tout ſentiment, excepté celui de la vengeance…. Alphonſe ! Prince trop injuſtement offenſé ! réveille-toi, pendant que ces lèvres tremblantes.... Mais, qui eſt-ce qui vient ici ? La plus malheurenſe de toutes les femmes, lui répondit Hippolite , en entrant dans le chœur. Bon Père, auriez-vous le temps ?.... Mais pourquoi ce jeune homme eſt-il à genoux ? D’où vient l’horreur que je vois peinte ſur vos viſages ? Pourquoi ſur cette tombe vénérable ? Vous le voyez. Nous adreſſons des prières au Ciel, reprit le Moine tout confus, pour écarter les maux dont cette Province eſt affligée. Joignez, Madame, vos prières aux nôtres. Votre innocence ſeule peut éloigner les malheurs qui menacent votre maiſon, & dont vous n’avez déjà eu que trop de préſages ces jours paſſés. Je prie le Ciel de les détourner , lui dit la pieuſe Princeſſe. Vous ſavez que je n’ai eu d’autre occupation que celle de prier pour mon époux & mes pauvres enfans. J’en ai perdu un, hélas ! veuille le Ciel me conſerver ma chère Mathilde ! Père, intercédezje vous prie, pour elle…. Que tous les cœurs la béniſſent, s’écria Théodore avec tranſport.... Taiſez-vous, imprudent, lui dit Jérôme. Et vous ; Princeſſe, ne luttez

point contre le Ciel. Le Seigneur donne, & le Seigneur ôte : béniſſez ſon ſaint Nom, & ſoumettez-vous à ſes décrets. Je m’y ſoumets de tout mon cœur, lui dit Hippolite : mais n’épargnera-t-il pas ma ſeule conſolation ? Faut-il que Mathilde périſſe auſſi ?... Hélas ! Père, je viens…. Mais renvoyez votre fils. Nulle autre oreille que la vôtre ne peut entendre ce que j’ai à lui communiquer. Veuille le Ciel accomplir vos ſouhaits, Princeſſe vertueuſe, lui dit Théodore en ſe retirant. Jérôme fronça les ſourcils, & parut fâché de ce que ſon fils venoit de dire.

Hippolite fit part au Frère de la propoſition qu’elle avoit faite à Manfred ; elle lui dit qu’il l’avoit approuvée, & qu’il avoit conſenti à marier Mathilde avec Frédéric. Jérôme en parut fâché, & lui fit ſentir l’impoſſibilité qu’il y avoit que Frédéric, qui étoit le plus proche parent d’Alphonſe, & qui venoit pour réclamer ſa ſucceſſion, voulût s’allier avec l’Uſurpateur de ſes États. Mais rien n’égala ſa ſurpriſe, lorſqu’Hippolite lui avoua le penchant qu’elle avoit à conſentir à ſon divorce, & lui demanda ſi elle pouvoit le faire ſans bleſſer ſa conſcience. Le Frère profita de ce qu’elle venoit de lui dire, & ſans témoigner l’averſion qu’il avoit pour le mariage de Manfred & d’Iſabelle, il lui peignit avec les couleurs les plus vives le crime qu’elle commettoit en y consentant, la menaça des châtimens du Ciel, & lui enjoignit dans les termes les plus forts de rejetter cette propoſition.

Cependant Manfred avoit propoſé à Frédéric ce double mariage. Ce Prince foible, qui étoit déjà épris des charmes de Mathilde, fut ravi de ſon offre. Il publia ſon inimitié pour Manfred, d’autant plus qu’il ſe voyoit hors d’état de le chaſſer par force de ſes domaines. Il ſe flatta que le Tyran n’auroit point d’enfans de ſa fille, de que ſes États pourroient lui revenir par le moyen de ſon mariage avec Mathilde. Il feignit d’abord de s’y réfuſer, à moins qu’Hippolite ne conſentît à ſon divorce. Manfred ſe chargea de l’obtenir. Tranſporté de ſes ſuccès, & impatient de ſe voir en état d’avoir des enfans, il ſe rendit dans l’appartement de ſa femme, dans le deſſein de l’y faire conſentir. On lui dit qu’elle étoit au Couvent, & il en parut très-fâché, ne doutant point qu’Iſabelle ne l’eût prévenue de ſon deſſein. Il craignit qu’elle n’y reſtât, jufqu’à ce qu’elle eut trouvé moyen d’empêcher ſon divorce ; que le Moine dont il ſe mefioit déjà, ne traverſât ſes vues, & n’engageât Mathilde à ſe faire Religieuſe. Impatient de ſavoir ce qui en étoit, il s’en fut au Couvent , & arriva au moment que Jérôme exhortoit vive

ment !a Princeſſe à ne point conſentir à ſon divorce.

Madame, lui dit Manfred, quelles affaires vous ont amenée ici ? Pourquoi ne m’avez-vous pas attendu ? Je ſuis venue, reprit-elle, pour implorer la bénédiction du Ciel ſur vos conſeils. Mes conſeils lui dit Manfred, n’ont pas beſoin de l’entremiſe d’un Moine... Et je ſuis ſurpris que vous preniez tant de plaiſir à conférer avec ce vieux traître. Prince profane ! lui dit Jérôme, eſt-ce à l’Autel que tu viens inſulter les Miniſtres du Seigneur ? Mais je conçois tes infames deſſeins. Le Ciel & cette Princeſſe vertueuſe les ſavent auſſi... Oui, tu as beau me faire la grimace, l’Egliſe ſe rit de tes menaces. Sa foudre fera plus de bruit que ta colère. Perſiſte dans l’infame deſſein que tu as formé de répudier ton épouſe, juſqu’à ce qu’elle ait prononcé, & dès l’inſtant je lance l’anathême ſur ta tête.

Audacieux rebelle ! lui dit Manfred, faiſant effort ſur lui-même pour cacher la crainte que les paroles du Frère lui avoient inſpirée, il te convient bien de menacer ton Prince légitime ! Tu ne l’es point, reprit Jérôme ; tu n’es pas Prince…. Va diſcuter tes droits avec Frédéric, & après que tu l’auras fait... Tout eſt fait, lui dit Manfred : Frédéric accepte Mathilde, & renonce à ſes droits, excepté dans le cas où je n’aurai point d’enfant mâle... Comme il achevoit ces mots, la ſtatue d’Alphonſe rendit trois gouttes de ſang par le nez. Manfred pâlit, & la Princeſſe ſe proſterna. Regarde, lui dit le Frère, voilà la preuve que le ſang d’Alphonſe ne ſe mêlera jamais avec celui de Manfred. Monſeigneur, lui dit Hippolite, ſoumettez-vous aux ordres du Ciel, & ne croyez pas que je réſiſte jamais à vos volontés. Je n’en aurai jamais d’autres que celles de mon époux & de l’Egliſe.

Appelons-en à ſon Tribunal. Nous ne ſommes pas les maîtres de rompre les liens qui nous uniſſent. Si l’Égliſe approuve notre divorce, j’y conſentirai de tout mon cœur…. Je n’ai plus que quelques années à vivre ; où puis-je les paſſer plus gracieuſement qu’aux pieds des Autels, où je prierai Dieu pour votre conſervation & pour celle de Mathilde ? Mais vous n’y reſterez ſurement pas juſqu’alors, lui dit Manfred. Retournez avec moi au Château, j’aviſerai au moyen d’obtenir notre divorce : mais ce Moine intriguant peut ſe diſpenſer d’y venir. Ma maiſon n’eſt pas faite pour un traître…. Et quant au fils de votre Révérence, continua-t-il, je le bannis à perpétuité de mes États. Il n’eſt ni Religieux, ni ſous la protection de l’Égliſe. Au cas qu’Iſabelle ſe marie jamais, ce ne ſera point ni avec le fils d’un Moine, ni avec un Aventurier. J’en connois , reprit Jérôme, qui occupent la place des Princes légitimes ; mais ils ſe fanent comme l’herbe des champs, & leur nom tombe pour jamais dans l’oubli. Manfred emmena Hippolite, jettant un coup d’œil d’indignation ſur le Moine ; & lorſqu’il fut à la porte de l’Égliſe, il ordonna à un de ſes domeſtiques de ſe cacher près du Couvent, & de venir l’avertir à l’inſtant, au cas que quelqu’un du Château y vînt.