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Le Château des Carpathes/5

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J. Hetzel et Compagnie (p. 53-68).

V

Le lendemain, Nic Deck et le docteur Patak se préparaient à partir sur les neuf heures du matin. L’intention du forestier était de remonter le col de Vulkan en se dirigeant par le plus court vers le burg suspect.

Après le phénomène de la fumée du donjon, après le phénomène de la voix entendue dans la salle du Roi Mathias, on ne s’étonnera pas que toute la population fût comme affolée. Quelques Tsiganes parlaient déjà d’abandonner le pays. Dans les familles, on ne causait plus que de cela — et à voix basse encore. Allez donc contester qu’il y eût du diable, « du Chort » dans cette phrase si menaçante pour le jeune forestier. Ils étaient là, à l’auberge de Jonas, une quinzaine, et des plus dignes d’être crus, qui avaient entendu ces étranges paroles. Prétendre qu’ils avaient été dupes de quelque illusion des sens, cela était insoutenable. Pas de doute à cet égard ; Nic Deck avait été nominativement prévenu qu’il lui arriverait malheur, s’il s’entêtait à son projet d’explorer le château des Carpathes.

Et, pourtant, le jeune forestier se disposait à quitter Werst, et sans y être forcé. En effet, quelque profit que maître Koltz eût à éclaircir le mystère du burg, quelque intérêt que le village eût à savoir ce qui s’y passait, de pressantes démarches avaient été faites pour obtenir de Nic Deck qu’il revînt sur sa parole. Éplorée, désespérée, ses beaux yeux noyés de larmes, Miriota l’avait supplié de ne point s’obstiner à cette aventure. Avant l’avertissement donné par la voix, c’était déjà grave. Après l’avertissement, c’était insensé. Et, à la veille de son mariage, voilà que Nic Deck voulait risquer sa vie dans une pareille tentative, et sa fiancée qui se traînait à ses genoux ne parvenait pas à le retenir…

Ni les objurgations de ses amis, ni les pleurs de Miriota, n’avaient pu influencer le forestier. D’ailleurs, cela ne surprit personne. On connaissait son caractère indomptable, sa ténacité, disons son entêtement. Il avait dit qu’il irait au château des Carpathes, et rien ne saurait l’en empêcher — pas même cette menace qui lui avait été adressée directement. Oui ! il irait au burg, dût-il n’en jamais revenir !

Lorsque l’heure de partir fut arrivée, Nic Deck pressa une dernière fois Miriota sur son cœur, tandis que la pauvre fille se signait du pouce, de l’index et du médius, suivant cette coutume roumaine, qui est un hommage à la Sainte-Trinité.

Et le docteur Patak ?… Eh bien, le docteur Patak, mis en demeure d’accompagner le forestier, avait essayé de se dégager, mais sans succès. Tout ce qu’on pouvait dire, il l’avait dit !… Toutes les objections imaginables, il les avait faites !… Il s’était retranché derrière cette injonction si formelle de ne point aller au château qui avait été distinctement entendue…

« Cette menace ne concerne que moi, s’était borné à lui répondre Nic Deck.

— Et s’il t’arrivait malheur, forestier, avait répondu le docteur Patak, est-ce que je m’en tirerais sans dommage ?

— Dommage ou non, vous avez promis de venir avec moi au château, et vous y viendrez, puisque j’y vais ! »

Comprenant que rien ne l’empêcherait de tenir sa promesse, les gens de Werst avaient donné raison au forestier sur ce point. Mieux valait que Nic Deck ne se hasardât pas seul en cette aventure. Aussi le très dépité docteur, sentant qu’il ne pouvait plus reculer, que c’eût été compromettre sa situation dans le village, qu’il se serait fait honnir après ses forfanteries accoutumées, se résigna, l’âme pleine d’épouvante. Il était bien décidé d’ailleurs à profiter du moindre obstacle de route qui se présenterait pour obliger son compagnon à revenir sur ses pas.

Nic Deck et le docteur Patak partirent donc, et maître Koltz, le magister Hermod, Frik, Jonas, leur firent la conduite jusqu’au tournant de la grande route, où ils s’arrêtèrent.

De cet endroit, maître Koltz braqua une dernière fois sa lunette — elle ne le quittait plus — dans la direction du burg. Aucune fumée ne se montrait à la cheminée du donjon, et il eût été facile de l’apercevoir sur un horizon très pur, par une belle matinée de printemps. Devait-on en conclure que les hôtes naturels ou surnaturels du château avaient déguerpi, en voyant que le forestier ne tenait pas compte de leurs menaces ? Quelques-uns le pensèrent, et c’était là une raison décisive pour mener l’affaire jusqu’à complète satisfaction.

On se serra la main, et Nic Deck, entraînant le docteur, disparut à l’angle du col.

Le jeune forestier était en tenue de tournée, casquette galonnée à large visière, veste à ceinturon avec le coutelas engaîné, culotte bouffante, bottes ferrées, cartouchière aux reins, le long fusil sur l’épaule. Il avait la réputation justifiée d’être un très habile tireur, et, comme, à défaut de revenants, on pouvait rencontrer de ces rôdeurs qui battent les frontières, ou, à défaut de rôdeurs, quelque ours mal intentionné, il n’était que prudent d’être en mesure de se défendre.

Quant au docteur, il avait cru devoir s’armer d’un vieux pistolet à pierre, qui ratait trois coups sur cinq. Il portait aussi une hachette que son compagnon lui avait remise pour le cas probable où il serait nécessaire de se frayer passage à travers les épais taillis du Plesa. Coiffé du large chapeau des campagnards, boutonné sous son épaisse cape de voyage, il était chaussé de bottes à grosse ferrure, et ce n’est pas toutefois ce lourd attirail qui l’empêcherait de décamper, si l’occasion s’en présentait.

Nic Deck et lui s’étaient également munis de quelques provisions contenues dans leur bissac, afin de pouvoir au besoin prolonger l’exploration.

Il s’efforçait de ne point se laisser distancer.

Après avoir dépassé le tournant de la route, Nic Deck et le docteur Patak marchèrent plusieurs centaines de pas le long du Nyad, en remontant sa rive droite. De suivre le chemin qui circule à travers les ravins du massif, cela les eût trop écartés vers l’ouest. Il eût été plus avantageux de pouvoir continuer à côtoyer le lit du torrent, ce qui eût réduit la distance d’un tiers, car le Nyad prend sa source entre les replis du plateau d’Orgall. Mais, d’abord praticable, la berge, profondément ravinée et barrée de hautes roches, n’aurait plus livré passage, même à des piétons. Il y avait dès lors nécessité de couper obliquement vers la gauche, quitte à revenir sur le château, lorsqu’ils auraient franchi la zone inférieure des forêts du Plesa.

C’était, d’ailleurs, le seul côté par lequel le burg fût abordable. Au temps où il était habité par le comte Rodolphe de Gortz, la communication entre le village de Werst, le col de Vulkan et la vallée de la Sil valaque se faisait par une étroite percée qui avait été ouverte en suivant cette direction. Mais, livrée depuis vingt ans aux envahissements de la végétation, obstruée par l’inextricable fouillis des broussailles, c’est en vain qu’on y eût cherché la trace d’une sente ou d’une tortillère.

Que pouvait-on désirer de plus ?

Au moment d’abandonner le lit profondément encaissé du Nyad, que remplissait une eau mugissante, Nic Deck s’arrêta afin de s’orienter. Le château n’était déjà plus visible. Il ne le redeviendrait qu’au delà du rideau des forêts qui s’étageaient sur les basses pentes de la montagne, — disposition commune à tout le système orographique des Carpathes. L’orientation devait donc être difficile à déterminer, faute de repères. On ne pouvait l’établir que par la position du soleil, dont les rayons affleuraient alors les lointaines crêtes vers le sud-est.

« Tu le vois, forestier, dit le docteur, tu le vois !… il n’y a pas même de chemin… ou plutôt, il n’y en a plus !

— Il y en aura, répondit Nic Deck.

— C’est facile à dire, Nic…

— Et facile à faire, Patak.

— Ainsi, tu es toujours décidé ?… »

Le forestier se contenta de répondre par un signe affirmatif et prit route à travers les arbres.

À ce moment, le docteur éprouva une fière envie de rebrousser chemin ; mais son compagnon, qui venait de se retourner, lui jeta un regard si résolu que le poltron ne jugea pas à propos de rester en arrière.

Le docteur Patak avait encore un dernier espoir : c’est que Nic Deck ne tarderait pas à s’égarer au milieu du labyrinthe de ces bois, où son service ne l’avait jamais amené. Mais il comptait sans ce flair merveilleux, cet instinct professionnel, cette aptitude « animale » pour ainsi dire, qui permet de se guider sur les moindres indices, projection des branches en telle ou telle direction, dénivellation du sol, teinte des écorces, nuance variée des mousses selon qu’elles sont exposées aux vents du sud ou du nord. Nic Deck était trop habile en son métier, il l’exerçait avec une sagacité trop supérieure, pour se jamais perdre, même en des localités inconnues de lui. Il eût été le digne rival d’un Bas-de-Cuir ou d’un Chingachgook au pays de Cooper.

Et, pourtant, la traversée de cette zone d’arbres allait offrir de réelles difficultés. Des ormes, des hêtres, quelques-uns de ces érables qu’on nomme « faux platanes », de superbes chênes, en occupaient les premiers plans jusqu’à l’étage des bouleaux, des pins et des sapins, massés sur les croupes supérieures à la gauche du col. Magnifiques, ces arbres, avec leurs troncs puissants, leurs branches chaudes de sève nouvelle, leur feuillage épais, s’entremêlant de l’un à l’autre pour former une cime de verdure que les rayons du soleil ne parvenaient pas à percer.

Cependant le passage eût été relativement facile en se courbant sous les basses branches. Mais quels obstacles à la surface du sol, et quel travail il aurait fallu pour l’essarter, pour le dégager des orties et des ronces, pour se garantir contre ces milliers d’échardes que le plus léger attouchement leur arrache ! Nic Deck n’était pas homme à s’en inquiéter, d’ailleurs, et, pourvu qu’il pût gagner à travers le bois, il ne se préoccupait pas autrement de quelques égratignures. La marche, il est vrai, ne pouvait être que très lente dans ces conditions, — fâcheuse aggravation, car Nic Deck et le docteur Patak avaient intérêt à atteindre le burg dans l’après-midi. Il ferait encore assez jour pour qu’ils pussent le visiter, — ce qui leur permettrait d’être rentrés à Werst avant la nuit.

Aussi, la hachette à la main, le forestier travaillait-il à se frayer un passage au milieu de ces profondes épinaies, hérissées de baïonnettes végétales, où le pied rencontrait un terrain inégal, raboteux, bossué de racines ou de souches, contre lesquelles il buttait, quand il ne s’enfonçait pas dans une humide couche de feuilles mortes que le vent n’avait jamais balayées. Des myriades de cosses éclataient comme des pois fulminants, au grand effroi du docteur, qui sursautait à cette pétarade, regardant à droite et à gauche, se retournant avec épouvante, lorsque quelque sarment s’accrochait à sa veste, comme une griffe qui eût voulu le retenir. Non ! il n’était point rassuré, le pauvre homme. Mais, maintenant, il n’eût as osé revenir seul en arrière, et il s’efforçait de ne point se laisser distancer par son intraitable compagnon.

Parfois dans la forêt apparaissaient de capricieuses éclaircies. Une averse de lumière y pénétrait. Des couples de cigognes noires, troublées dans leur solitude, s’échappaient des hautes ramures et filaient à grands coups d’aile. La traversée de ces clairières rendait la marche plus fatigante encore. Là, en effet, s’étaient entassés, énorme jeu de jonchets, les arbres abattus par l’orage ou tombés de vieillesse, comme si la hache du bûcheron leur eût donné le coup de mort. Là gisaient d’énormes troncs, rongés de pourriture, que jamais outil ne devait débiter en billes, que jamais charroi ne devait entraîner jusqu’au lit de la Sil valaque. Devant ces obstacles, rudes à franchir, parfois impossibles à tourner, Nic Deck et son compagnon avaient fort à faire. Si le jeune forestier, agile, souple, vigoureux, parvenait à s’en tirer, le docteur Patak, avec ses jambes courtes, son ventre bedonnant, essoufflé, époumoné, ne pouvait éviter des chutes, qui obligeaient à lui venir en aide.

« Tu verras, Nic, que je finirai par me casser quelque membre ! répétait-il.

— Vous le raccommoderez.

— Allons, forestier, sois raisonnable… Il ne faut pas s’acharner contre l’impossible ! »

Bah ! Nic Deck était déjà en avant, et le docteur, n’obtenant rien, se hâtait de le rejoindre.

La direction suivie jusqu’alors, était-ce bien celle qui convenait pour arriver en face du burg ? Il eût été malaisé de s’en rendre compte. Cependant, puisque le sol ne cessait de monter, il y avait lieu de s’élever vers la lisière de la forêt, qui fut atteinte à trois heures de l’après-midi.

Au delà, jusqu’au plateau d’Orgall, s’étendait le rideau des arbres verts, plus clairsemés à mesure que le versant du massif gagnait en altitude.

En cet endroit, le Nyad reparaissait au milieu des roches, soit qu’il se fût infléchi au nord-ouest, soit que Nic Deck eût obliqué vers lui. Cela donna au jeune forestier la certitude qu’il avait fait bonne route, puisque le ruisseau semblait sourdre des entrailles du plateau d’Orgall.

Nic Deck ne put refuser au docteur une heure de halte au bord du torrent. D’ailleurs, l’estomac réclamait son dû aussi impérieusement que les jambes. Les bissacs étaient bien garnis, le rakiou emplissait la gourde du docteur et celle de Nic Deck. En outre, une eau limpide et fraîche, filtrée aux cailloux du fond, coulait à quelques pas. Que pouvait-on désirer de plus ? On avait beaucoup dépensé, il fallait réparer la dépense.

Depuis leur départ, le docteur n’avait guère eu le loisir de causer avec Nic Deck, qui le précédait toujours. Mais il se dédommagea, dès qu’ils furent assis tous les deux sur la berge du Nyad. Si l’un était peu loquace, l’autre était volontiers bavard. D’après cela, on ne s’étonnera pas que les questions fussent très prolixes, et les réponses très brèves.

« Parlons un peu, forestier, et parlons sérieusement, dit le docteur.

— Je vous écoute, répondit Nic Deck.

— Je pense que si nous avons fait halte en cet endroit, c’est pour reprendre des forces…

— Rien de plus juste.

— Avant de revenir à Werst…

— Non… avant d’aller au burg.

— Voyons, Nic, voilà six heures que nous marchons, et c’est à peine si nous sommes à mi-route…

— Ce qui prouve que nous n’avons pas de temps à perdre.

— Mais il fera nuit, lorsque nous arriverons devant le château, et comme j’imagine, forestier, que tu ne seras pas assez fou pour te risquer sans voir clair, il faudra attendre le jour…

— Nous l’attendrons.

— Ainsi tu ne veux pas renoncer à ce projet, qui n’a pas le sens commun ?…

— Non.

— Comment ! Nous voici exténués, ayant besoin d’une bonne table dans une bonne salle, et d’un bon lit dans une bonne chambre, et tu songes à passer la nuit en plein air ?…

— Oui, si quelque obstacle nous empêche de franchir l’enceinte du château.

— Et s’il n’y a pas d’obstacle ?…

— Nous irons coucher dans les appartements du donjon.

— Les appartements du donjon ! s’écria le docteur Patak. Tu crois, forestier, que je consentirai à rester toute une nuit à l’intérieur de ce maudit burg…

— Sans doute, à moins que vous ne préfériez demeurer seul au-dehors.

— Seul, forestier !… Ce n’est point ce qui est convenu, et si nous devons nous séparer, j’aime encore mieux que ce soit en cet endroit pour retourner au village !

— Ce qui est convenu, docteur Patak, c’est que vous me suivrez jusqu’où j’irai…

— Le jour, oui !… La nuit, non !

— Eh bien, libre à vous de partir, et tâchez de ne point vous égarer sous les futaies. »

S’égarer, c’est bien ce qui inquiétait le docteur. Abandonné à lui-même, n’ayant pas l’habitude de ces interminables détours à travers les forêts du Plesa, il se sentait incapable de reprendre la route de Werst. D’ailleurs, d’être seul, lorsque la nuit serait venue, — une nuit très noire peut-être, — de descendre les pentes du col au risque de choir au fond d’un ravin, ce n’était pas pour lui agréer. Quitte à ne point escalader la courtine, quand le soleil serait couché, si le forestier s’y obstinait, mieux valait le suivre jusqu’au pied de l’enceinte. Mais le docteur voulut tenter un dernier effort pour arrêter son compagnon.

« Tu sais bien, mon cher Nic, reprit-il, que je ne consentirai jamais à me séparer de toi… Puisque tu persistes à te rendre au château, je ne te laisserai pas y aller seul.

— Bien parlé, docteur Patak, et je pense que vous devriez vous en tenir là.

— Non… encore un mot, Nic. S’il fait nuit, lorsque nous arriverons, promets-moi de ne pas chercher à pénétrer dans le burg…

— Ce que je vous promets, docteur, c’est de faire l’impossible pour y pénétrer, c’est de ne pas reculer d’une semelle, tant que je n’aurai pas découvert ce qui s’y passe.

— Ce qui s’y passe, forestier ! s’écria le docteur Patak en haussant les épaules. Mais que veux-tu qu’il s’y passe ?…

— Je n’en sais rien, et comme je suis décidé à le savoir, je le saurai…

— Encore faut-il pouvoir y arriver, à ce château du diable ! répliqua le docteur, qui était à bout d’arguments. Or, si j’en juge par les difficultés que nous avons éprouvées jusqu’ici, et par le temps que nous a coûté la traversée des forêts du Plesa, la journée s’achèvera avant que nous soyons en vue…

— Je ne le pense pas, répondit Nic Deck. Sur les hauteurs du massif, les sapinières sont moins embroussaillées que ces futaies d’ormes, d’érables et de hêtres.

— Mais le sol sera rude à monter !

— Qu’importe, s’il n’est pas impraticable.

— Mais je me suis laissé dire que l’on rencontrait des ours aux environs du plateau d’Orgall !

— J’ai mon fusil, et vous avez votre pistolet pour vous défendre, docteur.

— Mais si la nuit vient, nous risquons de nous perdre dans l’obscurité !

— Non, car nous avons maintenant un guide, qui, je l’espère, ne nous abandonnera plus.

L’aidant à se hisser…

— Un guide ? » s’écria le docteur.

Et il se releva brusquement pour jeter un regard inquiet autour de lui.

« Oui, répondit Nic Deck, et ce guide, c’est le torrent du Nyad. Il suffira de remonter sa rive droite pour atteindre la crête même du plateau où il prend sa source. Je pense donc qu’avant deux heures, nous serons à la porte du burg, si nous nous remettons sans tarder en route.

— Dans deux heures, à moins que ce ne soit dans six !

— Allons, êtes-vous prêt ?…

— Déjà, Nic, déjà !… Mais c’est à peine si notre halte a duré quelques minutes !

— Quelques minutes qui font une bonne demi-heure. — Pour la dernière fois, êtes-vous prêt ?

— Prêt… lorsque les jambes me pèsent comme des masses de plomb… Tu sais bien que je n’ai pas tes jarrets de forestier, Nic Deck !… Mes pieds sont gonflés, et c’est cruel de me contraindre à te suivre…

— À la fin, vous m’ennuyez, Patak ! je vous laisse libre de me quitter ! Bon voyage ! »

Et Nic Deck se releva.

« Pour l’amour de Dieu, forestier, s’écria le docteur Patak, écoute encore !

— Écouter vos sottises !

Il vit des formes étranges.

— Voyons, puisqu’il est déjà tard, pourquoi ne pas rester en cet endroit, pourquoi ne pas camper sous l’abri de ces arbres ?… Nous repartirions demain dès l’aube, et nous aurions toute la matinée pour atteindre le plateau…

— Docteur, répondit Nic Deck, je vous répète que mon intention est de passer la nuit dans le burg.

— Non ! s’écria le docteur, non… tu ne le feras pas, Nic !… Je saurai bien t’en empêcher…

— Vous !

— Je m’accrocherai à toi… Je t’entraînerai !… Je te battrai, s’il le faut… »

Il ne savait plus ce qu’il disait, l’infortuné Patak.

Quant à Nic Deck, il ne lui avait même pas répondu, et, après avoir remis son fusil en bandoulière, il fit quelques pas en se dirigeant vers la berge du Nyad.

« Attends… attends ! s’écria piteusement le docteur. Quel diable d’homme !… Un instant encore !… J’ai les jambes raides… mes articulations ne fonctionnent plus… »

Elles ne tardèrent pourtant pas à fonctionner, car il fallut que l’ex-infirmier fît trotter ses petites jambes pour rejoindre le forestier, qui ne se retournait même pas.

Il était quatre heures. Les rayons solaires, effleurant la crête du Plesa, qui ne tarderait pas à les intercepter, éclairaient d’un jet oblique les hautes branches de la sapinière. Nic Deck avait grandement raison de se hâter, car ces dessous de bois s’assombrissent en peu d’instants au déclin du jour.

Curieux et étrange aspect que celui de ces forêts où se groupent les rustiques essences alpestres. Au lieu d’arbres contournés, déjetés, grimaçants, se dressent des fûts droits, espacés, dénudés jusqu’à cinquante et soixante pieds au-dessus de leurs racines, des troncs sans nodosités, qui étendent comme un plafond leur verdure persistante. Peu de broussailles ou d’herbes enchevêtrées à leur base. De longues racines, rampant à fleur de terre, semblables à des serpents engourdis par le froid. Un sol tapissé d’une mousse jaunâtre et rase, faufilée de brindilles sèches et semée de pommes qui crépitent sous le pied. Un talus raide et sillonné de roches cristallines, dont les arêtes vives entament le cuir le plus épais. Aussi le passage fut-il rude au milieu de cette sapinière sur un quart de mille. Pour escalader ces blocs, il fallait une souplesse de reins, une vigueur de jarrets, une sûreté de membres, qui ne se retrouvaient plus chez le docteur Patak. Nic Deck n’eût mis qu’une heure, s’il eût été seul, et il lui en coûta trois avec l’impedimentum de son compagnon, s’arrêtant pour l’attendre, l’aidant à se hisser sur quelque roche trop haute pour ses petites jambes. Le docteur n’avait plus qu’une crainte, — crainte effroyable : c’était de se trouver seul au milieu de ces mornes solitudes.

Cependant, si les pentes devenaient plus pénibles à remonter, les arbres commençaient à se raréfier sur la haute croupe du Plesa. Ils ne formaient plus que des bouquets isolés, de dimension médiocre. Entre ces bouquets, on apercevait la ligne des montagnes, qui se dessinaient à l’arrière-plan et dont les linéaments émergeaient encore des vapeurs du soir.

Le torrent du Nyad, que le forestier n’avait cessé de côtoyer jusqu’alors, réduit à ne plus être qu’un ruisseau, devait sourdre à peu de distance. À quelques centaines de pieds au-dessus des derniers plis du terrain s’arrondissait le plateau d’Orgall, couronné par les constructions du burg.

Nic Deck atteignit enfin ce plateau, après un dernier coup de collier qui réduisit le docteur à l’état de masse inerte. Le pauvre homme n’aurait pas eu la force de se traîner vingt pas de plus, et il tomba comme le bœuf qui s’abat sous la masse du boucher.

Nic Deck se ressentait à peine de la fatigue de cette rude ascension. Debout, immobile, il dévorait du regard ce château des Carpathes, dont il ne s’était jamais approché.

Devant ses yeux se développait une enceinte crénelée, défendue par un fossé profond, et dont l’unique pont-levis était redressé contre une poterne, qu’encadrait un cordon de pierres.

Autour de l’enceinte, à la surface du plateau d’Orgall, tout était abandon et silence.

Un reste de jour permettait d’embrasser l’ensemble du burg qui s’estompait confusément au milieu des ombres du soir. Personne ne se montrait au-dessus du parapet de la courtine, personne sur la plate-forme supérieure du donjon, ni sur la terrasse circulaire du premier étage. Pas un filet de fumée ne s’enroulait autour de l’extravagante girouette, rongée d’une rouille séculaire.

« Eh bien, forestier, demanda le docteur Patak, conviendras-tu qu’il est impossible de franchir ce fossé, de baisser ce pont-levis, d’ouvrir cette poterne ? »

Nic Deck ne répondit pas. Il se rendait compte qu’il serait nécessaire de faire halte devant les murs du château. Au milieu de cette obscurité, comment aurait-il pu descendre au fond du fossé et s’élever le long de l’escarpe pour pénétrer dans l’enceinte ? Évidemment, le plus sage était d’attendre l’aube prochaine, afin d’agir en pleine lumière.

C’est ce qui fut résolu au grand ennui du forestier, mais à l’extrême satisfaction du docteur.