Le Château des cœurs/Neuvième Tableau

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Le Château des cœurs
ThéâtreLouis Conard (p. 320-331).

NEUVIÈME TABLEAU.

LE GRAND BANQUET.

Une salle à manger monumentale. Des lampes brillent, tenues à de très longues cordes, comme dans les églises. Sur les deux côtés, de distance en distance, il y a des colonnes de fer à chapiteau corinthien reliées entre elles par de grosses chaînes où sont suspendus des cœurs tout rouges. Au fond et occupant la largeur entière de la scène, un escalier à marches noires monte vers une galerie où se répète le même alignement de colonnes ; mais celles-là sans chaînes ni cœurs, avec des palmettes d’améthyste dans leurs chapiteaux et laissant voir la nuit par les intervalles de l’une à l’autre. Au milieu, à une table couverte de vaisselle d’or, et dont la nappe est de pourpre à franges d’or, siègent douze Gnomes de premier rang, six d’un côté, six de l’autre, tous portant au front des couronnes d’or. Le Roi, sur un trône plus élevé et faisant face au spectateur, est au haut bout de la table avec une couronne plus haute et ornée tout autour de petits cœurs en diamants. Sur le premier plan, à gauche, Paul, changé en statue de marbre blanc et dans le costume qu’il portait à l’avant-dernier tableau, garde son attitude immobile.

Chœur des gnomes célébrant leur victoire.

Pendant qu’ils chantent, les marmitons circulent dans la galerie du fond pour apporter les plats et descendent quelques marches de l’escalier où les valets servant les Gnomes viennent prendre les plats pour les poser sur la table. En passant devant la statue, chaque valet lui fait une salutation ironique.


Scène première.

LES GNOMES, LE ROI DES GNOMES, PAUL, en statue.
Premier gnome à la droite du Roi, regardant la statue.

Eh bien, héroïque nigaud, comment trouves-tu ta position ?

Deuxième gnome.

Te voilà maintenant au-dessus de nous.

Troisième gnome.

Et méprisant toujours les petits gnomes.

Tous, riant à la fois.

Ha ! ha ! ha ! ha !

Quatrième gnome.

Tu voulais changer le monde, toi !

Cinquième gnome.

Change donc d’attitude.

Tous, riant à la fois.

Ha ! ha ! ha ! ha !

Sixième gnome.

Insulte-nous pour te venger.

Septième gnome.

Pour nous faire rire.

Tous, riant à la fois.

Ha ! ha ! ha ! ha !

Le roi des gnomes.

Bien ! amusez-vous, Gnomes, mes sujets. Fêtons royalement notre victoire sur les hommes. Leurs cœurs à présent nous appartiennent, et il n’est pas besoin de ménager la marchandise. Les caveaux, les murailles, notre palais, tout en regorge. Contemplez ! Et chaque partie du monde nous en procure : il y en a de Tombouctou et il y en a de Paris. Des cœurs de nègres et des cœurs de duchesses ! les uns qui ont palpité pour de l’opium sous la grande muraille en Chine, et d’autres un peu rancis déjà par trop de séjour au fond d’un comptoir, dans Londres !

Une longue branche d’arbre paraît à droite
et s’étend contre la statue.
Les six gnomes, en face, à gauche.

Tiens ! regardez donc !

Le Roi.

Eh ! c’est cet imbécile changé en prunier contre le mur du château.

Une seconde branche paraît.
Un gnome.

Mais voilà deux branches ; elles l’entourent, elles vont l’embrasser.

Le Roi.

Du sentiment ! Ça m’ennuie. Coupez-les !

Un valet, avec un couteau, abat d’un seul coup deux branches d’arbre. On entend deux cris terribles. Les rameaux saignent contre le piédestal.

Un gnome.

Délicat comme une sensitive. Pour un prunier, c’est comique !

Tous les gnomes, riant.

Ha ! ha ! ha ! ha !

Premier gnome, regardant la statue.

Il ne s’en émeut pas, le misérable !

Deuxième gnome.

Défends-le donc ! Anime-toi !

Troisième gnome.

Veux-tu prendre, avec nous, ta petite portion de cœurs ?

Quatrième gnome.

Faut-il qu’on t’en serve ?

Cinquième gnome.

J’ai envie de t’en barbouiller le visage !

Sixième gnome.

Moi, de te les faire manger tous !

Le Roi.

Tiens, bois leur sang !

Il lui jette le contenu de la coupe. Le liquide rouge l’éclabousse,
et reste figé çà et là par plaques inégales sur sa face et ses vêtements.
Septième gnome.

Réponds-nous donc, lâche !

Huitième gnome.

Entends-tu, nous bafouons ta sottise, tes illusions, ton courage !

Neuvième gnome.

Et ce cœur immaculé, où est-il ?

Dixième gnome.

Tu en as rencontré de jolis cependant.

Onzième gnome.

Et qui t’aimaient.

Douzième gnome.

Depuis des reines jusqu’à des femmes de banquier.

Paul, toujours immobile, répète trois fois lentement.

Jeanne ! Jeanne ! Jeanne !

Tous les Gnomes épouvantés se lèvent sur leurs sièges.
Le Roi.

Ah ! malédiction !

À ce moment, Jeanne, en laitière, se trouve debout sur le piédestal,
dans les bras de Paul et l’étreignant étroitement.
Les gnomes.

Regardez ! regardez !

Le Roi.

À moi, mes valets, mes soldats, mes bourreaux ! tout le monde ! à moi, au secours !

Une foule de Gnomes apparaît de tous côtés, se précipitant dans la salle. La statue, peu à peu, a changé de couleur, et le piédestal s’est abaissé, si bien que le groupe est maintenant au niveau du plancher.

Paul, tenant Jeanne sur son bras gauche, tire son épée.

Vous êtes vaincus, misérables !

Un large éclair sillonne le ciel au fond ; et dans un éclat de tonnerre, avec un cri immense de la foule, la table et les Gnomes, tout s’abîme sous le sol et disparaît. Les lampes s’éteignent. Les cœurs suspendus se mettent à flamboyer, les colonnes du fond s’écroulent à demi, et l’escalier ne fait plus qu’un monceau de ruines.


Scène II.

PAUL, JEANNE.
Paul.

C’est toi ? c’est bien toi ? M’as-tu pardonné ?

Jeanne.

Monsieur Paul…

Paul.

Oh ! plus de ces mots-là ! Lève la tête ! toi qui as secouru ma détresse autrefois et qui maintenant me délivres, chère providence de ma vie, pauvre amour méconnu ! Et j’ai pu en chercher d’autres ! Ah ! comme j’étais ingrat pour le passé, aveugle pour l’avenir ! Je me suis laissé prendre, tout le long de ma route, par des illusions funestes, d’autant plus irrésistibles que je retrouvais dans chacun de ces monstres survenant pour me perdre quelque chose de toi, ton image. Et tu étais, au contraire, si loin !

Jeanne.

Oh ! pas si loin !

Paul.

Comment ?

Jeanne.

Moi aussi, j’étais aveugle !

Paul.

Que veux-tu dire ?

Jeanne.

Vous rappelez-vous cette coquette Parisienne qui vous étourdissait avec son embarras de bagages et de sottises ?

Paul, riant.

Oui ! oui !

Jeanne, naïvement.

C’était moi !

Paul.

Mais…

Jeanne.

Vous rappelez-vous cette lourde petite bourgeoise, dans cette contrée hideuse ?

Paul.

Ah ! ne me parle pas de cette imbécile !

Jeanne, piteusement.

C’était moi !

Paul.

Impossible !

Jeanne.

Et cette reine aux splendeurs infinies qui d’un geste faisait mourir les hommes…

Paul.

Assez ! N’achève pas !

Jeanne, se cachant la tête dans les mains.

C’était moi !

Paul, recule d’un pas.

Vous !

Jeanne, lui sautant au cou.

Oui, moi ! Pour te retrouver, pour te plaire, pour que tu m’aimes ! J’ose te le dire maintenant. Mon amour était si fort que j’ai traversé, afin de venir jusqu’à toi, toutes les démences et toutes les cruautés du monde. Et comme tu ne l’as pas compris, cet amour, comme tu ne l’as pas même aperçu, — il redoublait pourtant à chacun de tes dédains, — aujourd’hui, pour te sauver, je descends du ciel.

Paul.

Du ciel ?

Jeanne.

Ah ! tu ne sais pas, écoute ! J’étais morte ; les Gnomes me trompaient. Les Fées m’ont rendue a la vie ! Tu vas me suivre ! l’heure a sonné. Viens ! viens !

Paul.

Oh ! oui, oui, je te crois ! Je savais bien quelle destinée m’était promise. Malgré tous les obstacles, je n’en ai jamais douté… Et tout à l’heure sous le marbre qui m’enfermait, j’en avais l’espoir, l’impatience et l’angoisse ! Partons ! Emmène-moi ! Les Gnomes sont vaincus, laissons la terre !

Jeanne.

Je vais te conduire dans un pays tout bleu, où les fleurs, comme les amours, sont éternelles et démesurées. Là, mon bien-aimé, les orages ne soufflent pas ; l’immensité tiendra dans nos cœurs, et nos yeux, toujours se contemplant, auront la lumière et la durée des étoiles !

Paul, étreignant Jeanne.

Ah ! délices de mon âme, elle commence déjà l’éternité de notre ivresse !


Scène III.

PAUL, JEANNE, LA REINE DES FÉES.
La Reine des fées, qui depuis le milieu de la scène précédente
est descendue lentement du fond, survenant entre eux deux.

Non ! pas encore !

Paul, indigné.

Toi, la Reine des Fées ! Mais tu m’avais promis…

La Reine.

As-tu donc oublié notre convention ? Tu n’as accompli que la moitié de ton devoir. La seconde est plus difficile peut-être.

Montrant Jeanne.

Avant d’obtenir la félicité de votre union perpétuelle, il faut remettre aux hommes ces cœurs délivrés par ta bravoure !

Paul.

Comment pourrai-je, à moi seul… ?

La Reine, souriant.

Oh ! nous sommes là : les Fées t’aideront ! Tu n’as à t’occuper que de ceux exclusivement qui te sont connus ! Tâche de les convaincre ! qu’ils reprennent leur cœur ! Pour devenir immortel, exécute d’abord l’œuvre d’un dieu !

Paul baisse la tête dans ses mains. On entend au dehors
un chœur de voix joyeuses.
Paul, levant son visage baigné de larmes.

Ces voix ?…

La Reine.

Ce sont les arbres de la forêt, les hommes délivrés qui s’en retournent !


Scène IV.

Les Précédents ; DOMINIQUE entre par le côté droit, avec un nid sur la tête ; en guise de bras, il a deux rameaux chargés de fruits qu’il tient horizontalement.
Jeanne, émue.

Mon frère ! Comme le voilà !

Dominique, pleurant.

Mon pauvre maître ! Enfin je vous retrouve. Les larmes m’en coulent comme la pluie le long du tronc, du corps c’est-à-dire. Je ne peux vous serrer dans mes bras. On a beau me couper les rameaux, ça repousse. Je voudrais tant vous embrasser ! Maudite gourmandise, c’est elle qui a tout fait !

En baissant le menton, il mange une prune sur son épaule,
et se remet à pleurer.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu !

Paul et Jeanne, ensemble.

Grâce pour lui, bonne Fée !

La Reine, à Paul.

Puisque tu l’aimes, soit !

Aussitôt les deux branches disparaissent. Dominique a des bras. Dans le mouvement de sa chevelure qui frissonne, le nid tombe de sa tête, des œufs s’écrasent par terre et un oiseau s’envole.

La Reine des fées, à Dominique.

Mais tu iras…

Dominique.

Oh ! partout. Depuis que j’ai pris racine, je ne demande qu’à me dégourdir.

La Reine, montrant les colonnes.

Tu iras avec ton maître, pour donner ces cœurs à tous ceux qui en manquent.

Dominique.

Volontiers !

Il considère les cœurs suspendus et se gratte l’oreille.

Mais… vu la quantité, nous allons avoir une cargaison d’une lourdeur… !

La Reine.

Non ! regarde.

Les cœurs se rapetissent à la dimension d’une noix.
Une surface dorée les enveloppe.
Dominique.

Oh ! que c’est drôle ! comme c’est drôle ! Pas de paresse ! grimpons-y !

Il va pour monter à la colonne de gauche au premier plan.
La Reine.

Non ! baisse-toi !

Le chapiteau de la colonne à gauche et celui de la colonne à droite,
s’entr’ouvrant, laissent tomber une pluie de cœurs.
Dominique, les ramassant.

On dirait, vraiment, des bonbons de sucre !

La Reine.

Ils n’en seront que plus faciles à prendre.

À Paul, qui reste immobile au pied de la colonne de droite.

Que fais-tu donc ? Tu restes là !

Paul, à part, murmurant.

Et je la perds au moment de ma victoire, quand tout semblait fini et que je croyais enfin la tenir !

Jeanne, suppliant.

Oh ! ne sois pas désespéré… Va-t’en si tu m’aimes. Tu ne connais pas le destin. Fais ce qu’elle ordonne, tout de suite, tout de suite !

Dominique.

Allons ! mon pauvre maître, encore un petit voyage, le dernier !

Paul étend son manteau, et reçoit des cœurs pendant que Dominique
en bourre ses poches.
La Reine, montrant l’horizon.

Va ! maintenant.

Paul, se tournant vers Jeanne pour l’embrasser.

Jeanne !

La Reine, l’écartant d’un geste.

Non ! à ton devoir ! le sien est accompli sur la terre. Je la transporte dans des régions où elle attendra, pour vous retrouver, que ta vertu t’ait fait digne de son amour.

Paul et Dominique remontent vers le fond et gravissent l’escalier
en ruines en trébuchant parmi les pierres.
Jeanne.

Adieu !

Paul, de loin.

Adieu !

Dominique se retourne pour envoyer un baiser. Tous les chapiteaux de toutes les colonnes s’entr’ouvrent et laissent tomber un ruisseau de cœurs d’or. En même temps, des deux côtés, les Fées envahissent la scène en tourbillonnant et recueillent les cœurs dans le pan de leurs robes. — Au premier plan, Jeanne, émue, est restée avec la Reine qui lui tient la main. — On aperçoit Paul et Dominique à l’extrême horizon.