Le Château des cœurs/Premier Tableau

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Le Château des cœurs
ThéâtreLouis Conard (p. 159-175).

PREMIER TABLEAU.

Une clairière dans les bois. Il fait nuit complète. À la lueur exagérée des vers luisants, on distingue ça et là de grandes masses de verdure et parmi elles des blancheurs qui circulent. Au fond, à droite, un petit lac. Le rideau se lève. Silence. On n’entend qu’un bruit de pas.


Scène première.

Du fond et des deux côtés de la scène débouchent des Fées, un doigt sur les lèvres. Elles sont coiffées de fleurs rustiques et de fleurs marines avec des roseaux, des épis de blé et des glaïeuls sur la tête, avec toutes les couleurs et tous les attributs des milieux où elles vivent : fées des Bois, des fleuves, des montagnes. Elles se détournent pour regarder derrière elles, comme si elles avaient peur de quelque chose, se cherchent et s’appellent à voix basse dans les ténèbres.

Première fée.

Psitt ! psitt !

Deuxième fée.

Par ici !

Troisième fée.

Attendez-moi : mon pied s’est pris dans un rayon de lumière. Un effort !

Elle bondit.

Et me voilà !

Quatrième fée.

Sommes-nous toutes réunies ?

Toutes en chœur.

Oui. Toutes, toutes !

Cinquième fée.

Il fait nuit, la terre dort ! C’est notre heure ! Allons, sautez, papillons !

D’énormes phalènes lumineuses, s’élançant des arbres, se mettent à voleter dans l’air en même temps que les Fées à danser, sur un rythme lent, avec un bourdonnement de flûte.

Chœur des fées.

Puisqu’on nous chasse de partout, dans le jour, chez les hommes, prenons nos ébats en liberté, pendant la nuit, dans les bois.

Les hommes sont méchants, mais la nature est bonne. Le pavé des villes est dur, mais l’herbe des prairies est douce.

Ne souillons plus nos pieds dans leur l’ange, ne brisons plus nos cœurs contre leur poitrine.

Le suc de l’euphorbe est moins perfide que leurs tendresses, la feuille desséchée qui roule au vent d’automne plus constante que leurs serments…

Assez de fatigue ! Tant pis pour eux ! Débarrassées de tout soin humain, nous n’en serons que plus heureuses.

Nous ne quitterons plus nos régions natales, la liberté de l’air, des eaux et des bois.

Balançons-nous, suspendues aux lianes des arbres avec la rosée des nuits d’été ; courons sur la surface des lacs bleus, cramponnées au dos des demoiselles ; remontons vers le soleil, dans les rayons poussiéreux qui passent par le soupirail des celliers ! Allons ! vive la joie ! en avant ! Pétales des roses, palpitez ! Ondes, murmurez ! Lune, lève-toi !

La lune peu à peu s’est levée pendant le chœur des Fées. Elle brille maintenant sur le lac, et les fées se livrent à une joie extravagante, quand tout à coup, au milieu d’elles, et du sein d’une grosse touffe de bruyères sauvages, occupant le milieu de la scène, apparaît la Reine des Fées. Stupeur générale. Toutes s’écrient : « La Reine ! » et s’arrêtent.


Scène II.

LA REINE, LES FÉES.
La reine, d’un ton courroucé.

Comment ! voilà le soin que vous prenez des hommes !

Les fées, se récriant.

Eh ! nous n’y pouvons riens. Nous avons tout essayé.

La reine, avec véhémence.

Mais quelques minutes encore, songez-y ! et nous retombons pendant mille ans sous la domination des Gnomes, puisque cette nuit est la dernière qui nous reste pour rendre aux hommes leurs cœurs volés.

Une fée.

Ils ne se plaignent pas d’en manquer, ô Reine ! Personne, jusqu’à présent, n’a redemandé le sien. Au contraire, il y a des parents qui enseignent à leurs petits…

La reine.

Qu’importe ! Ignorez-vous donc que les Gnomes ne peuvent vivre sans les cœurs des hommes, car c’est pour s’en nourrir qu’ils les dérobent en leur mettant à la place, là (elle désigne sa poitrine), je ne sais quel rouage de leur invention, lequel imite parfaitement bien les mouvements de la nature.

Une fée, riant.

En vérité, on s’y trompe !

La reine.

Et les pauvres humains se laissent faire sans répugnance. Quelques-uns même y trouvent du plaisir. Petit à petit, et par l’effet d’un accord mutuel, pendant que le cœur sort du dedans, les génies du mal le tirent du dehors ; et c’est ainsi que leur race entière, ou presque entière, est vide de bons sentiments et de pensées généreuses.

Une fée.

Et tu veux que nous vainquions les Gnomes ?

La reine.

Oui, recommencez la lutte. Un ordre supérieur a partagé entre eux et vous l’empire du monde. Nous les avons vaincus autrefois ; mais, depuis mille ans, ils triomphent. Les hommes, tyrannisés par eux, s’abandonnent aux exigences de la matière. L’esprit des Gnomes a passé dans la moelle de leurs os ; il les enveloppe, les empêche de nous reconnaître et leur cache comme un brouillard la splendeur de la vérité, le soleil de l’idéal.

Les fées.

Eh ! tant pis, les Gnomes ne peuvent rien contre nous.

La reine.

Mais à mesure qu’ils étendent leur pouvoir, le vôtre se rétrécit. On repousse vos consolations, on se moque de nos espoirs, on nie même notre existence, et quand ils auront conquis toute la terre, ils convoiteront des régions plus pures ; ils se jetteront sur vous avec mille forces accrues, et vos cœurs, comme ceux des autres, seront dévorés !

Les Fées poussent un cri d’épouvante.

Rassurez-vous, écoutez-moi !

Elles se rassemblent autour d’elle.

Pour sauver le genre humain d’abord, et vous ensuite, il faut attaquer la puissance de vos ennemis dans son repaire, c’est-à-dire dans l’endroit inaccessible où ils tiennent en réserve les cœurs des hommes.

Les fées, tumultueusement.

Allons-y !

La reine.

Restez ! L’entreprise ne peut réussir que par le complet accord de deux amants.

Les fées.

Oh ! ce n’est pas rare, cela ; et sur la quantité…

La reine.

Je veux dire deux amants d’une ardeur et d’une pureté plus qu’humaine, et dont l’un soit capable de mourir pour l’autre, sans avoir même l’espérance d’une larme sur sa tombe.

Les fées, se récriant.

Oh ! oh ! oh ! Et où les trouver ?

La reine.

Je l’ignore. Ils peuvent être là, tout près, comme à l’autre bout du monde, sous des haillons ou sur un trône. Fouillez partout, dans les villes, les déserts et les bois, et, du bord des plages au sommet des monts, ne négligez rien ; allez !

Bruit de pas dans la coulisse.

On vient, cachons-nous ! Des yeux mortels ne doivent pas nous voir.

Le soleil peu à peu s’est levé et, à travers le brouillard, il laisse voir à droite une cabane, au fond d’un massif d’arbres. Au bruit des pas qui se rapprochent, les Fées disparaissent, les unes dans les troncs des arbres voisins, d’autres plongent dans le lac, d’autres s’évanouissent dans le brouillard.



Scène III.

LE PÈRE THOMAS, LA MÈRE THOMAS, paysans des environs de Paris ; DOMINIQUE, leur fils, avec une vieille livrée ; M. PAUL, en costume de voyage fané, un crêpe à son chapeau ; il a l’air fort accablé.
Le père Thomas.

Du courage, mon bon monsieur Paul !

La mère Thomas.

Allons ! il faut vous mettre en route pour Paris et ne pas négliger vos affaires ; quelques lieues de marche, ce n’est pas le diable !

Paul.

Oui, je serai fort, je vais partir.

Le père Thomas.

Oh ! rien ne presse.

La mère Thomas, à part, désignant son mari.

Imbécile, va !

Paul.

Merci, mes braves gens ; mais quant à abuser plus longtemps de votre hospitalité…

Le père Thomas, à part.

Ah ! enfin, il comprend !

Dominique.

Elle n’était pas digne de vous, c’est vrai ! et je m’étonne que Monsieur ait consenti à la subir. Puisque l’ancien régisseur de Monsieur, ce misérable, n’a pas eu le cœur de vous offrir un appartement dans le château, c’était bien la peine de venir ici pour écouter la kyrielle de ces maudits comptes. En vérité, Monsieur n’est pas heureux depuis quelque temps.

Paul, rêvant.

Oui, ç’a été comme une conjuration… un acharnement du hasard ; la mort subite de mon père, des dettes anciennes qui se présentent, une ruine complète enfin, sans qu’on puisse en saisir la cause ni accuser personne.

Dominique.

Quel guignon ! Nous menions une si belle vie à voyager ensemble tous les deux !

Paul.

Calme-toi, bon Dominique, et ne parle plus du temps récent et déjà loin où nous vagabondions pour mon plaisir à travers les Indes et l’Orient. Plus de regrets ! Il va encore falloir se lancer dans le monde, mais pour y chercher fortune.

Il rêve.
Le père Thomas.

Le difficile, c’est de l’attraper.

Paul.

Bah ! avec du courage !

Se tournant vers Dominique.

Et puis, tu ne m’abandonnes pas.

Dominique.

Oh ! non, non ! J’ai confiance en Monsieur ; je l’ai vu à l’œuvre. N’importe ! ce serait le cas, si Monsieur veut le permettre, d’avoir à notre service quelques-uns de ces génies bienfaisants dont vous étiez si curieux là-bas ! En avez-vous consulté de ces magiciens de toutes les couleurs, en robe verte, en robe jaune, en robe bleue, en manteau bariolé, sans compter ceux qui n’avaient pas de chemise ! Et on aurait dit, vraiment, que vous croyiez à toutes leurs fariboles.

Paul.

Peut-être ! pourquoi pas ?… Mais je n’ai que trop tardé, adieu !…



Scène IV.

Les Précédents, JEANNE.
La mère Thomas.

Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi, fainéante ?

Paul, affligé.

Oh ! comme vous la traitez !

La mère Thomas.

N’allez-vous pas la défendre, monsieur Paul ? Aprés tout, vous avez raison, allez : elle a assez parlé de vous pendant votre voyage.

Paul.

Comment, ma mignonne, tu ne m’avais pas oublié ! Tu pensais à moi ?

La mère Thomas.

Si elle y pensait, bonté divine ! Figurez-vous que depuis cinq ans elle parlait de vous continuellement : « Où est-il ? Quand reviendra-t-il ? » Elle demandait de vos nouvelles à tous les rouliers qui passaient, et quand le vent soufflait sur le lac, elle avait peur pour votre navire.

Le père Thomas, voulant chasser Jeanne qui s’est rapprochée.

Ça ne te regarde pas. À l’ouvrage !…

Paul.

Comme tu as grandi ! Te voilà une belle fille, maintenant ! Veux-tu que je t’embrasse ?

Elle baisse la tête.
Dominique.

Avance donc, nigaude !

Jeanne, présentant son front timidement, et d’une voix émue.

Vous allez partir ?

Paul.

Oui, chère petite. Il le faut !

Il l’embrasse.
Jeanne, se tournant vers son frère.

Adieu aussi, toi !

Se tournant vers le père et la mère.

Car il suit Monsieur ! Il me l’a promis !

La mère Thomas, à part, à Dominique.

Tout ruiné qu’il est ?

Dominique, à part.

Nous attendons des héritages !… Et puis… et puis…

La mère Thomas, à part.

Défie-toi !

Dominique, à part.

D’ailleurs, il sera toujours temps de le planter là, s’il ne réussit pas. On parlera de moi comme d’un serviteur modèle. Ça pose !… Et avec une ou deux réclames dans les journaux… de sport… J’ai pour amis des auteurs !

Le père Thomas.

Au moins, envoie-nous de temps en temps…

Dominique.

Impossible ! Mes capitaux sont… seront engagés. Nous connaissons des gens de Bourse !

La mère Thomas, avec admiration.

Quel gaillard !

Dominique.

Mais dès que j’aurai une position sérieuse…

Le père Thomas, s’épanouissant.

Ah !

Dominique.

Je vous donnerai de mes nouvelles !

La mère Thomas.

Soigne-toi bien, au moins !

Dominique.

Moi avant tout ! C’est un principe !

Le père Thomas.

Et ne te ruine pas le tempérament avec des particulières en falbalas.

Dominique.

Allons donc ! On est revenu de ces folichonneries. Le positif ! Je ne sors pas de là !

La mère Thomas.

A-t-il de l’esprit !

Dominique.

Et maintenant, les anciens, bonsoir, bon appétit et bonne santé !

Il embrasse le père.

Et d’une !

Il embrasse la mère.

Et de deux ! C’est fini ! Embarqué !

Paul.

Malgré ma détresse, il veut me suivre : vous le voyez !

Dominique.

Oh ! tant qu’il y en aura pour vous, je me contente ! Vous ne pouvez pas vivre sans valet de chambre ! C’est indécent ! Je ferai retourner ma livrée, mettre un galon neuf à mon chapeau, et nous ferons encore belle figure, saperlotte ! Monsieur, à vos ordres !

Jeanne, sautant au cou de son frère.

Oh ! mon bon frère !

Le père Thomas, à Dominique.

Prends garde !

Dominique.

Oui ! oui !

La mère Thomas.

Écoute donc !

Dominique, s’éloignant.

N’ayez pas peur.

Le père Thomas.

Reviens !

Dominique.

On se reverra !

La mère Thomas.

Mon pauvre fils !

Dominique.

Je vous écrirai !

Il a disparu.
Paul, au père et à la mère.

Je ne puis le retenir. Adieu ! Adieu ! Rassurez-vous. Nous allons faire fortune.

Il sort.



Scène V.

LE PÈRE THOMAS, LA MÈRE THOMAS, JEANNE.
Le père Thomas, rêvant.

Faire fortune !… devenir un gros monsieur… avoir de bons morceaux de terre… des prés… des bois… un moulin… et marcher sur le ventre à tout le monde… c’est ça qui est beau !

La mère Thomas.

Je crois bien !

À Jeanne.

Aussi, tu entends, toi, tu vas piocher, je t’en réponds, au lieu de passer des heures entières à regarder comme tu fais dans le blanc des nuages.

Jeanne.

Cependant, dès le petit matin…

La mère Thomas.

Bref ! tout ça c’est de la paresse…

Le père Thomas.

Écoute, il me vient une idée.

La mère Thomas.

Ça rapportera-t-il ?

Le père Thomas.

Peut-étre. Si nous envoyions Jeannette a Paris ?

Jeanne.

Aller toute seule… là-bas… dans la grande ville…

La mère Thomas.

Dame ! il y en a plus d’une qui est partie en sabots de son village… et qu’on a vue revenir… Qui sait !

Regardant Jeanne.

Pas déjà si chiffonnée, la Jeannette !… Eh ! pourquoi pas ? C’est décidé. À partir de demain…

Jeanne.

Je vous en supplie…

La mère Thomas.

Oh ! nous n’épargnerons rien. Ton père et moi nous saurons faire des sacrifices. N’est-ce pas, Thomas ? Et pour commencer, je te donne ma capeline rouge… Avec mes vieilles coiffes nous trouverons bien moyen… Seras-tu assez gentille !… Ah ! vois-tu, Jeannette, il faut de la coquetterie… mais de la bonne, de la vraie… de celle qui fait pousser des gros sous… et assure l’existence des parents… des bons parents.

Jeanne.

Que devenir à Paris, toute seule ?… Je ne saurai seulement pas me retrouver dans les rues…

La mère Thomas.

Bah ! il y a des gens polis… qui vous enseignent…

Jeanne.

Je n’y connais personne.

La mère Thomas.

Eh bien ! et Dominique ? Il a de si belles connaissances ! Des banquiers, des militaires… tout le gouvernement, quoi !

Jeanne.

Non, je n’oserai jamais !

La mère Thomas.

Sans compter M. Paul qui se fera un plaisir…

Jeanne.

Lui !… Une pauvre fille comme moi !

Le père Thomas.

Mais saperlipopette !…

La mère Thomas, au père.

Tais-toi. Tu ne sais pas la prendre.

À Jeanne.

Paris et ma belle agrafe d’or… ou bien la maison et… »

Elle fait signe de lui donner des gifles.
Jeanne, avec résignation.

Eh bien ! j’irai.

La mère Thomas.

Enfin ! Mais d’ici là tu ne vas pas te croiser les bras. À l’ouvrage, et vivement !

Jeanne.

Tout de suite.

Le père Thomas.

Par ici.

La mère Thomas.

Par là.

Jeanne.

Je ne sais plus…

La mère Thomas, lui donnant un soufflet.

Voilà pour t’apprendre.

Le père Thomas.

Piaule, sanglote, file !

Ils sortent en poussant Jeanne devant eux.

Scène VI.

LES FÉES reparaissent.
Toutes les fées.

Ah ! les sales vieux ! Heureusement les jeunes sont meilleurs, ce qui nous fait déjà deux cœurs purs.

Une des fées.

Sans doute. Mais lui, comment pourra-t-il jamais s’éprendre d’une fillette aussi simple, aussi pauvre, aussi sale ?

La reine.

Ah ! il faudra bien que nous fassions naître cet amour, puisque notre succès en dépend. Mais comme nous ne pouvons avertir que l’un des deux, voyons, mes sœurs, décidez-vous, hâtez-vous !

Les fées, tumultueusement.

— Lui !

— Elle !

— Non ! non !

— Elle ! lui !

— Lui !

— Elle !

La reine.

Allons ! c’est le jeune homme, car Jeanne a pour sauvegarde son ignorance et l’humilité de sa condition. Paul, au contraire, est exposé chaque jour à toutes les embûches des Gnomes. Donc c’est lui que nous devons avertir quand il en sera temps, seulement, et protéger dans les limites permises.

Conseils et exhortations de la Reine aux Fées
pour protéger Paul.

Allons, mes sœurs, de la prudence
Et notre plan réussira.

On entend des voix souterraines répéter :

Ah ! ah ! ah !

Les fées s’arrêtent.

Qu’est-ce donc ? l’écho, sans doute.

Elles reprennent le chant.

Allons, mes sœurs, de la prudence
Et notre plan réussira.

Les voix souterraines vont crescendo de force et de gaieté, et l’on voit sortir de dessous terre des petits êtres avec des têtes énormes, les Gnomes ; ils crient plus fort et tournent autour des Fées, qui s’enfuient prises de terreur.