Le Château des cœurs/Texte entier

La bibliothèque libre.
Le Château des cœurs
ThéâtreLouis Conard.

LE
CHÂTEAU DES CŒURS

FÉERIE EN DIX TABLEAUX
en collaboration avec Louis BOUILHET et Charles d’OSMOY

PREMIER TABLEAU.

Une clairière dans les bois. Il fait nuit complète. À la lueur exagérée des vers luisants, on distingue ça et là de grandes masses de verdure et parmi elles des blancheurs qui circulent. Au fond, à droite, un petit lac. Le rideau se lève. Silence. On n’entend qu’un bruit de pas.


Scène première.

Du fond et des deux côtés de la scène débouchent des Fées, un doigt sur les lèvres. Elles sont coiffées de fleurs rustiques et de fleurs marines avec des roseaux, des épis de blé et des glaïeuls sur la tête, avec toutes les couleurs et tous les attributs des milieux où elles vivent : fées des Bois, des fleuves, des montagnes. Elles se détournent pour regarder derrière elles, comme si elles avaient peur de quelque chose, se cherchent et s’appellent à voix basse dans les ténèbres.

Première fée.

Psitt ! psitt !

Deuxième fée.

Par ici !

Troisième fée.

Attendez-moi : mon pied s’est pris dans un rayon de lumière. Un effort !

Elle bondit.

Et me voilà !

Quatrième fée.

Sommes-nous toutes réunies ?

Toutes en chœur.

Oui. Toutes, toutes !

Cinquième fée.

Il fait nuit, la terre dort ! C’est notre heure ! Allons, sautez, papillons !

D’énormes phalènes lumineuses, s’élançant des arbres, se mettent à voleter dans l’air en même temps que les Fées à danser, sur un rythme lent, avec un bourdonnement de flûte.

Chœur des fées.

Puisqu’on nous chasse de partout, dans le jour, chez les hommes, prenons nos ébats en liberté, pendant la nuit, dans les bois.

Les hommes sont méchants, mais la nature est bonne. Le pavé des villes est dur, mais l’herbe des prairies est douce.

Ne souillons plus nos pieds dans leur l’ange, ne brisons plus nos cœurs contre leur poitrine.

Le suc de l’euphorbe est moins perfide que leurs tendresses, la feuille desséchée qui roule au vent d’automne plus constante que leurs serments…

Assez de fatigue ! Tant pis pour eux ! Débarrassées de tout soin humain, nous n’en serons que plus heureuses.

Nous ne quitterons plus nos régions natales, la liberté de l’air, des eaux et des bois.

Balançons-nous, suspendues aux lianes des arbres avec la rosée des nuits d’été ; courons sur la surface des lacs bleus, cramponnées au dos des demoiselles ; remontons vers le soleil, dans les rayons poussiéreux qui passent par le soupirail des celliers ! Allons ! vive la joie ! en avant ! Pétales des roses, palpitez ! Ondes, murmurez ! Lune, lève-toi !

La lune peu à peu s’est levée pendant le chœur des Fées. Elle brille maintenant sur le lac, et les fées se livrent à une joie extravagante, quand tout à coup, au milieu d’elles, et du sein d’une grosse touffe de bruyères sauvages, occupant le milieu de la scène, apparaît la Reine des Fées. Stupeur générale. Toutes s’écrient : « La Reine ! » et s’arrêtent.


Scène II.

LA REINE, LES FÉES.
La reine, d’un ton courroucé.

Comment ! voilà le soin que vous prenez des hommes !

Les fées, se récriant.

Eh ! nous n’y pouvons riens. Nous avons tout essayé.

La reine, avec véhémence.

Mais quelques minutes encore, songez-y ! et nous retombons pendant mille ans sous la domination des Gnomes, puisque cette nuit est la dernière qui nous reste pour rendre aux hommes leurs cœurs volés.

Une fée.

Ils ne se plaignent pas d’en manquer, ô Reine ! Personne, jusqu’à présent, n’a redemandé le sien. Au contraire, il y a des parents qui enseignent à leurs petits…

La reine.

Qu’importe ! Ignorez-vous donc que les Gnomes ne peuvent vivre sans les cœurs des hommes, car c’est pour s’en nourrir qu’ils les dérobent en leur mettant à la place, là (elle désigne sa poitrine), je ne sais quel rouage de leur invention, lequel imite parfaitement bien les mouvements de la nature.

Une fée, riant.

En vérité, on s’y trompe !

La reine.

Et les pauvres humains se laissent faire sans répugnance. Quelques-uns même y trouvent du plaisir. Petit à petit, et par l’effet d’un accord mutuel, pendant que le cœur sort du dedans, les génies du mal le tirent du dehors ; et c’est ainsi que leur race entière, ou presque entière, est vide de bons sentiments et de pensées généreuses.

Une fée.

Et tu veux que nous vainquions les Gnomes ?

La reine.

Oui, recommencez la lutte. Un ordre supérieur a partagé entre eux et vous l’empire du monde. Nous les avons vaincus autrefois ; mais, depuis mille ans, ils triomphent. Les hommes, tyrannisés par eux, s’abandonnent aux exigences de la matière. L’esprit des Gnomes a passé dans la moelle de leurs os ; il les enveloppe, les empêche de nous reconnaître et leur cache comme un brouillard la splendeur de la vérité, le soleil de l’idéal.

Les fées.

Eh ! tant pis, les Gnomes ne peuvent rien contre nous.

La reine.

Mais à mesure qu’ils étendent leur pouvoir, le vôtre se rétrécit. On repousse vos consolations, on se moque de nos espoirs, on nie même notre existence, et quand ils auront conquis toute la terre, ils convoiteront des régions plus pures ; ils se jetteront sur vous avec mille forces accrues, et vos cœurs, comme ceux des autres, seront dévorés !

Les Fées poussent un cri d’épouvante.

Rassurez-vous, écoutez-moi !

Elles se rassemblent autour d’elle.

Pour sauver le genre humain d’abord, et vous ensuite, il faut attaquer la puissance de vos ennemis dans son repaire, c’est-à-dire dans l’endroit inaccessible où ils tiennent en réserve les cœurs des hommes.

Les fées, tumultueusement.

Allons-y !

La reine.

Restez ! L’entreprise ne peut réussir que par le complet accord de deux amants.

Les fées.

Oh ! ce n’est pas rare, cela ; et sur la quantité…

La reine.

Je veux dire deux amants d’une ardeur et d’une pureté plus qu’humaine, et dont l’un soit capable de mourir pour l’autre, sans avoir même l’espérance d’une larme sur sa tombe.

Les fées, se récriant.

Oh ! oh ! oh ! Et où les trouver ?

La reine.

Je l’ignore. Ils peuvent être là, tout près, comme à l’autre bout du monde, sous des haillons ou sur un trône. Fouillez partout, dans les villes, les déserts et les bois, et, du bord des plages au sommet des monts, ne négligez rien ; allez !

Bruit de pas dans la coulisse.

On vient, cachons-nous ! Des yeux mortels ne doivent pas nous voir.

Le soleil peu à peu s’est levé et, à travers le brouillard, il laisse voir à droite une cabane, au fond d’un massif d’arbres. Au bruit des pas qui se rapprochent, les Fées disparaissent, les unes dans les troncs des arbres voisins, d’autres plongent dans le lac, d’autres s’évanouissent dans le brouillard.



Scène III.

LE PÈRE THOMAS, LA MÈRE THOMAS, paysans des environs de Paris ; DOMINIQUE, leur fils, avec une vieille livrée ; M. PAUL, en costume de voyage fané, un crêpe à son chapeau ; il a l’air fort accablé.
Le père Thomas.

Du courage, mon bon monsieur Paul !

La mère Thomas.

Allons ! il faut vous mettre en route pour Paris et ne pas négliger vos affaires ; quelques lieues de marche, ce n’est pas le diable !

Paul.

Oui, je serai fort, je vais partir.

Le père Thomas.

Oh ! rien ne presse.

La mère Thomas, à part, désignant son mari.

Imbécile, va !

Paul.

Merci, mes braves gens ; mais quant à abuser plus longtemps de votre hospitalité…

Le père Thomas, à part.

Ah ! enfin, il comprend !

Dominique.

Elle n’était pas digne de vous, c’est vrai ! et je m’étonne que Monsieur ait consenti à la subir. Puisque l’ancien régisseur de Monsieur, ce misérable, n’a pas eu le cœur de vous offrir un appartement dans le château, c’était bien la peine de venir ici pour écouter la kyrielle de ces maudits comptes. En vérité, Monsieur n’est pas heureux depuis quelque temps.

Paul, rêvant.

Oui, ç’a été comme une conjuration… un acharnement du hasard ; la mort subite de mon père, des dettes anciennes qui se présentent, une ruine complète enfin, sans qu’on puisse en saisir la cause ni accuser personne.

Dominique.

Quel guignon ! Nous menions une si belle vie à voyager ensemble tous les deux !

Paul.

Calme-toi, bon Dominique, et ne parle plus du temps récent et déjà loin où nous vagabondions pour mon plaisir à travers les Indes et l’Orient. Plus de regrets ! Il va encore falloir se lancer dans le monde, mais pour y chercher fortune.

Il rêve.
Le père Thomas.

Le difficile, c’est de l’attraper.

Paul.

Bah ! avec du courage !

Se tournant vers Dominique.

Et puis, tu ne m’abandonnes pas.

Dominique.

Oh ! non, non ! J’ai confiance en Monsieur ; je l’ai vu à l’œuvre. N’importe ! ce serait le cas, si Monsieur veut le permettre, d’avoir à notre service quelques-uns de ces génies bienfaisants dont vous étiez si curieux là-bas ! En avez-vous consulté de ces magiciens de toutes les couleurs, en robe verte, en robe jaune, en robe bleue, en manteau bariolé, sans compter ceux qui n’avaient pas de chemise ! Et on aurait dit, vraiment, que vous croyiez à toutes leurs fariboles.

Paul.

Peut-être ! pourquoi pas ?… Mais je n’ai que trop tardé, adieu !…



Scène IV.

Les Précédents, JEANNE.
La mère Thomas.

Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi, fainéante ?

Paul, affligé.

Oh ! comme vous la traitez !

La mère Thomas.

N’allez-vous pas la défendre, monsieur Paul ? Aprés tout, vous avez raison, allez : elle a assez parlé de vous pendant votre voyage.

Paul.

Comment, ma mignonne, tu ne m’avais pas oublié ! Tu pensais à moi ?

La mère Thomas.

Si elle y pensait, bonté divine ! Figurez-vous que depuis cinq ans elle parlait de vous continuellement : « Où est-il ? Quand reviendra-t-il ? » Elle demandait de vos nouvelles à tous les rouliers qui passaient, et quand le vent soufflait sur le lac, elle avait peur pour votre navire.

Le père Thomas, voulant chasser Jeanne qui s’est rapprochée.

Ça ne te regarde pas. À l’ouvrage !…

Paul.

Comme tu as grandi ! Te voilà une belle fille, maintenant ! Veux-tu que je t’embrasse ?

Elle baisse la tête.
Dominique.

Avance donc, nigaude !

Jeanne, présentant son front timidement, et d’une voix émue.

Vous allez partir ?

Paul.

Oui, chère petite. Il le faut !

Il l’embrasse.
Jeanne, se tournant vers son frère.

Adieu aussi, toi !

Se tournant vers le père et la mère.

Car il suit Monsieur ! Il me l’a promis !

La mère Thomas, à part, à Dominique.

Tout ruiné qu’il est ?

Dominique, à part.

Nous attendons des héritages !… Et puis… et puis…

La mère Thomas, à part.

Défie-toi !

Dominique, à part.

D’ailleurs, il sera toujours temps de le planter là, s’il ne réussit pas. On parlera de moi comme d’un serviteur modèle. Ça pose !… Et avec une ou deux réclames dans les journaux… de sport… J’ai pour amis des auteurs !

Le père Thomas.

Au moins, envoie-nous de temps en temps…

Dominique.

Impossible ! Mes capitaux sont… seront engagés. Nous connaissons des gens de Bourse !

La mère Thomas, avec admiration.

Quel gaillard !

Dominique.

Mais dès que j’aurai une position sérieuse…

Le père Thomas, s’épanouissant.

Ah !

Dominique.

Je vous donnerai de mes nouvelles !

La mère Thomas.

Soigne-toi bien, au moins !

Dominique.

Moi avant tout ! C’est un principe !

Le père Thomas.

Et ne te ruine pas le tempérament avec des particulières en falbalas.

Dominique.

Allons donc ! On est revenu de ces folichonneries. Le positif ! Je ne sors pas de là !

La mère Thomas.

A-t-il de l’esprit !

Dominique.

Et maintenant, les anciens, bonsoir, bon appétit et bonne santé !

Il embrasse le père.

Et d’une !

Il embrasse la mère.

Et de deux ! C’est fini ! Embarqué !

Paul.

Malgré ma détresse, il veut me suivre : vous le voyez !

Dominique.

Oh ! tant qu’il y en aura pour vous, je me contente ! Vous ne pouvez pas vivre sans valet de chambre ! C’est indécent ! Je ferai retourner ma livrée, mettre un galon neuf à mon chapeau, et nous ferons encore belle figure, saperlotte ! Monsieur, à vos ordres !

Jeanne, sautant au cou de son frère.

Oh ! mon bon frère !

Le père Thomas, à Dominique.

Prends garde !

Dominique.

Oui ! oui !

La mère Thomas.

Écoute donc !

Dominique, s’éloignant.

N’ayez pas peur.

Le père Thomas.

Reviens !

Dominique.

On se reverra !

La mère Thomas.

Mon pauvre fils !

Dominique.

Je vous écrirai !

Il a disparu.
Paul, au père et à la mère.

Je ne puis le retenir. Adieu ! Adieu ! Rassurez-vous. Nous allons faire fortune.

Il sort.



Scène V.

LE PÈRE THOMAS, LA MÈRE THOMAS, JEANNE.
Le père Thomas, rêvant.

Faire fortune !… devenir un gros monsieur… avoir de bons morceaux de terre… des prés… des bois… un moulin… et marcher sur le ventre à tout le monde… c’est ça qui est beau !

La mère Thomas.

Je crois bien !

À Jeanne.

Aussi, tu entends, toi, tu vas piocher, je t’en réponds, au lieu de passer des heures entières à regarder comme tu fais dans le blanc des nuages.

Jeanne.

Cependant, dès le petit matin…

La mère Thomas.

Bref ! tout ça c’est de la paresse…

Le père Thomas.

Écoute, il me vient une idée.

La mère Thomas.

Ça rapportera-t-il ?

Le père Thomas.

Peut-étre. Si nous envoyions Jeannette a Paris ?

Jeanne.

Aller toute seule… là-bas… dans la grande ville…

La mère Thomas.

Dame ! il y en a plus d’une qui est partie en sabots de son village… et qu’on a vue revenir… Qui sait !

Regardant Jeanne.

Pas déjà si chiffonnée, la Jeannette !… Eh ! pourquoi pas ? C’est décidé. À partir de demain…

Jeanne.

Je vous en supplie…

La mère Thomas.

Oh ! nous n’épargnerons rien. Ton père et moi nous saurons faire des sacrifices. N’est-ce pas, Thomas ? Et pour commencer, je te donne ma capeline rouge… Avec mes vieilles coiffes nous trouverons bien moyen… Seras-tu assez gentille !… Ah ! vois-tu, Jeannette, il faut de la coquetterie… mais de la bonne, de la vraie… de celle qui fait pousser des gros sous… et assure l’existence des parents… des bons parents.

Jeanne.

Que devenir à Paris, toute seule ?… Je ne saurai seulement pas me retrouver dans les rues…

La mère Thomas.

Bah ! il y a des gens polis… qui vous enseignent…

Jeanne.

Je n’y connais personne.

La mère Thomas.

Eh bien ! et Dominique ? Il a de si belles connaissances ! Des banquiers, des militaires… tout le gouvernement, quoi !

Jeanne.

Non, je n’oserai jamais !

La mère Thomas.

Sans compter M. Paul qui se fera un plaisir…

Jeanne.

Lui !… Une pauvre fille comme moi !

Le père Thomas.

Mais saperlipopette !…

La mère Thomas, au père.

Tais-toi. Tu ne sais pas la prendre.

À Jeanne.

Paris et ma belle agrafe d’or… ou bien la maison et… »

Elle fait signe de lui donner des gifles.
Jeanne, avec résignation.

Eh bien ! j’irai.

La mère Thomas.

Enfin ! Mais d’ici là tu ne vas pas te croiser les bras. À l’ouvrage, et vivement !

Jeanne.

Tout de suite.

Le père Thomas.

Par ici.

La mère Thomas.

Par là.

Jeanne.

Je ne sais plus…

La mère Thomas, lui donnant un soufflet.

Voilà pour t’apprendre.

Le père Thomas.

Piaule, sanglote, file !

Ils sortent en poussant Jeanne devant eux.

Scène VI.

LES FÉES reparaissent.
Toutes les fées.

Ah ! les sales vieux ! Heureusement les jeunes sont meilleurs, ce qui nous fait déjà deux cœurs purs.

Une des fées.

Sans doute. Mais lui, comment pourra-t-il jamais s’éprendre d’une fillette aussi simple, aussi pauvre, aussi sale ?

La reine.

Ah ! il faudra bien que nous fassions naître cet amour, puisque notre succès en dépend. Mais comme nous ne pouvons avertir que l’un des deux, voyons, mes sœurs, décidez-vous, hâtez-vous !

Les fées, tumultueusement.

— Lui !

— Elle !

— Non ! non !

— Elle ! lui !

— Lui !

— Elle !

La reine.

Allons ! c’est le jeune homme, car Jeanne a pour sauvegarde son ignorance et l’humilité de sa condition. Paul, au contraire, est exposé chaque jour à toutes les embûches des Gnomes. Donc c’est lui que nous devons avertir quand il en sera temps, seulement, et protéger dans les limites permises.

Conseils et exhortations de la Reine aux Fées
pour protéger Paul.

Allons, mes sœurs, de la prudence
Et notre plan réussira.

On entend des voix souterraines répéter :

Ah ! ah ! ah !

Les fées s’arrêtent.

Qu’est-ce donc ? l’écho, sans doute.

Elles reprennent le chant.

Allons, mes sœurs, de la prudence
Et notre plan réussira.

Les voix souterraines vont crescendo de force et de gaieté, et l’on voit sortir de dessous terre des petits êtres avec des têtes énormes, les Gnomes ; ils crient plus fort et tournent autour des Fées, qui s’enfuient prises de terreur.

DEUXIÈME TABLEAU.

Un cabaret aux environs de Paris. Il fait petit jour.

Scène première.

LE CABARETIER ; PAUL, DOMINIQUE, couverts de poussière, fatigués et assis devant une table où sont une bouteille de vin, deux verres, un encrier et un paquet de lettres cachetées.
Des maraîchers, partant pour la balle.

Adieu, père Michel !

Le cabaretier.

Bonne chance, les enfants !

À Paul et à Dominique.

Et à présent que vous êtes servis, Messieurs, vous excuserez, mais comme il est encore grand matin et que je n’attends plus de monde, je reprends mon somme.

Il monte dans son comptoir, appuie sa tête sur ses deux mains et s’endort.

Paul, montrant à Dominique le paquet de lettres.

Ainsi, tu comprends : à peine arrivé, tu les distribueras !

Dominique, prenant les lettres.

Entendu !

Il lit au fur et à mesure.

À monsieur le vicomte Alfred de Cisy !… Bon ! en voilà un dont vous avez souvent payé les dettes ! Mais son adresse ?

Paul.

Tu la demanderas au Club !

Dominique, continuant.

À monsieur Onésime Dubois, peintre, rue de l’Abbaye ! Lui en avez-vous acheté de ces croûtes, à celui-là !… Au professeur Letourneux, membre de plusieurs sociétés religieuses et philanthropiques. Connu ! c’est votre père qui l’a présenté partout à Paris !… Au docteur… Colombel.

Paul.

Le médecin de la famille, tu sais !

Dominique.

À monsieur Bou… Bou… Bouvignard…

Paul.

Eh ! oui ! l’amateur de vieilles faïences !

Dominique.

Ah ! ce petit maigre qui venait toujours à l’heure du déjeuner, suffit !… À monsieur Macaret, en son usine ; il a été bien heureux de trouver certains écus, quand il s’est établi !

Il feuillette le paquet en marmottant.

Bien ! bien ! je connais les rues, je vois ça !… Ah ! comme vous en avez de ces amis, des pairs de France, des banquiers, des savants, des artistes, Paris entier !

Paul, soupirant.

Après cinq ans d’absence, ils m’auront oublié peut-être !… Heureusement qu’il y a des bons !… Aussi… (désignant les lettres) fais-en deux parts. Celles-là d’abord, les autres ensuite !

Le cabaretier, se réveillant en sursaut.

Voilà, Messieurs !

Dominique.

On ne vous demande rien.

Le cabaretier.

Ah !

Il bâille et reprend sa position.
Paul.

Et tu auras soin de lire les écriteaux des appartements à louer ; tu me prendras un cabinet qui ne soit pas cher !

Dominique.

L’étage est indifférent à Monsieur ?

Paul.

Oui, indifférent !

Le cabaretier, s’éveillant en sursaut.

Voilà !

Paul lui fait un signe de tête négatif.
Dominique, qui s’est levé d’effroi tout à coup.

Ah ! il a le sommeil occupé, décidément.

Il se rassoit.

Ouf ! on est bien !… J’ai les genoux rompus de fatigue, avec la tête d’un creux…

Paul, debout.

C’est d’avoir marché toute la nuit ! Pauvre garçon ! finis la bouteille, va !

Dominique boit.

Et à moi aussi, le cœur défaille ! Au moment de me jeter dans une existence nouvelle, je ne sais quel trouble m’envahit ; c’est comme le malaise qui nous survient quand on va partir pour les longs voyages ! Allons, lève-toi !


Scène II.

PAUL, DOMINIQUE ; UN BOURGEOIS, vêtu d’une longue redingote, chapeau à bords retroussés, favoris, canne à lanière de cuir, entre tout doucement, et s’assoit à une des tables, observant Paul et Dominique avec des yeux flamboyants. La pluie se met à tomber au dehors.
Dominique.

Bon ! la pluie ! Il nous faut attendre, puisqu’un équipage nous manque pour faire notre entrée a Paris.

Paul.

Quand nous en sommes sortis, la dernière fois, c’était dans une chaise de poste à quatre chevaux.

Dominique.

Moi, j’étais sur le siège ; je payais les postillons ! et aujourd’hui, nous voilà à guetter l’omnibus.

L’inconnu, se levant poliment.

Les omnibus de la banlieue, Monsieur, ne se mettent en marche qu’à huit heures et demie du matin.

Paul et Dominique se retournent et examinent l’inconnu.
L’inconnu.

Ces messieurs sont étrangers ?… Monsieur voyage pour son plaisir, sans doute ? Si Monsieur avait besoin de quelques renseignements dans la capitale, je pourrais… vu mes relations nombreuses…

Paul et Dominique ne répondent pas.

Brounn… brounn… il fait un froid !… Je prendrais volontiers quelque chose de chaud ! Hé ! garçon, un punch !

Le cabaretier se lève en sursaut et sort par la droite.

Du sucre, un citron, du cognac ! vivement !… et si ces messieurs veulent me faire l’honneur…

Une servante, arrivant par la gauche, apporte un bol.
Dominique.

Avec plaisir, Monsieur ; vous êtes trop bon !

La servante n’a eu que le temps de poser le bol sur la table ;
une flamme paraît dessus.

Mais il n’y avait rien là dedans tout à l’heure… voilà qui est drôle !

À l’inconnu.

Ah ! ça, dites donc, vous [’aviez dans votre poche, celui-là… vous êtes un physicien, un grec !… Ah ! elle est forte ! il vient au cabaret avec des punchs bizeautés !

L’inconnu.

Je ne comprends pas un mot, cher Monsieur, de ce que vous dites.

À la servante, en lui remettant de l’argent.

Faites-moi le plaisir d’aller me chercher des panatellas dans la boutique de la deuxième rue, a droite, le troisième casier en haut ; j’ai ma boîte, on me connaît !

Elle sort.

À nous deux, maintenant !


Scène III.

PAUL, DOMINIQUE, L’INCONNU.
Paul est resté accoudé, rêvant.
L’inconnu, montrant le punch.

Vraiment, Monsieur, est-ce que je n’aurai point l’avantage…

Dominique, d’un ton engageant.

Voyons, mon pauvre maître… pas de fierté !…

Paul se lève.

Il n’en faut plus avoir, c’est vrai !

Il s’assoit à la petite table près de l’inconnu et de Dominique.
L’inconnu.

Ainsi, vous venez chercher fortune dans la grande ville ?…

Paul.

Qui vous l’a dit ?

L’inconnu.

Vous-même !

Paul.

Comment cela ?

L’inconnu.

Tout à l’heure, quand vous causiez avec votre domestique !…

Paul.

Il me semblait cependant…

L’inconnu.

Pardonnez ! je sais tout !… et comme mon industrie, Monsieur, consiste à tenir un bureau de renseignements universels et à faire un vaste courtage dans les différentes classes de la société, il y va de mon intérêt de vous servir.

Dominique.

Voilà de la franchise au moins !

L’inconnu.

Monsieur se propose de chercher un emploi dans une administration quelconque ?

Paul, brutalement.

Non !

L’inconnu.

De prendre les finances, la diplomatie ou les chemins de fer ?

Paul.

Eh ! qu’en sais-je moi-même ?

L’inconnu.

Le commerce, peut-être ?

Dominique.

Ah ! bien oui ! un homme qui en deux heures de temps vous couvre de peinture une toile plus haute que ça !

L’inconnu, saluant ironiquement.

Ah ! Monsieur est artiste !… ah ! et il compte faire fortune ; respectons-le !

Paul, irrité.

Eh bien ! pourquoi pas ? Quand je vois tant de barbouilleurs que l’on applaudit, ce serait bien le diable… D’ailleurs j’ai de longues études derrière moi et en employant toutes mes forces, la gloire viendra… peut-être, la richesse ensuite.

L’inconnu.

Très bien, jeune homme ! Mais j’espère que vous allez, pour parvenir, ne rien négliger de tout ce qu’il vous faut : pillez-moi les anciens, dénigrez les modernes, exaltez les petits génies et conspuez les grands ; ça pose, premier pas ! Vous peindrez ensuite les boutiquiers en artilleurs et les lorettes en Vénus, avec les chevaux célèbres et les actions vertueuses, sans nul souci du dessin ni de la couleur ; on dirait que vous manquez d’idées, prenez garde ! Il faudra ensuite adopter le grec ou le gothique, le pompadour ou le chinois, l’obscénité ou la vertu, la chose à la mode, peu importe ! Mais agenouillez-vous devant le public, servilement, et ne lui donnez rien qui dépasse la force de son esprit, les facultés de sa bourse, la largeur de son mur ! Alors vos œuvres, reproduites à l’infini, couvriront |’Europe. Vous entrerez dans la cervelle de votre siècle. Vous serez un maître, une gloire, presque une religion. Le despotisme de votre médiocrité pourra abêtir toute une race ; il s’étendra même sur la Nature, car vous la ferez haïr, ô grand homme, car elle rappellera de loin vos barbouillages.

Paul, indigné.

Jamais !

L’inconnu.

Vous avez raison ! une place, des appointements fixes, c’est plus sûr. Je vous recommande avant tout l’exactitude, non pour travailler, mais pour surveiller vos confrères. D’abord une petite médisance çà et là, puis une dénonciation formelle — dans l’intérêt du service ; enfin une bonne calomnie, n’ayez pas peur ! De l’arrogance envers les humbles, de la bassesse devant les chefs, cravate empesée et souple échine, morbleu ! cervelle étroite et conscience large ; respectez les abus, promettez beaucoup, tenez rarement, courbez-vous sous l’orage et, dans les circonstances difficiles, faites le mort ! Mais tâchez de connaître le vice de votre supérieur ; s’il prise, achetez une tabatière, et s’il aime les jolies femmes, mariez-vous !

Paul.

Horreur !

L’inconnu.

De l’indépendance !… j’aime ça ! On ne la trouve plus, Monsieur, que dans une fortune acquise par le commerce. Nous avons le système des faillites honorables, les secrets des faux poids et du bon teint ; mais rappelez-vous que le moyen d’avancement le plus rapide pour un jeune homme, dans une grande maison, c’est de séduire la femme du bourgeois.

Paul.

Tais-toi donc, misérable !

L’inconnu.

Oui, la fille vaut mieux, parce qu’il est forcé de vous la donner en mariage !

Paul recule épouvanté.
Dominique.

Il y a au fond de bonnes idées dans ce qu’il dit.

L’inconnu, toujours impassible.

Et alors, quoi que vous soyez, les obstacles s’aplaniront, chacun vous sourira ; la santé sera bonne, vous dînerez bien, vous aurez la face rose comme une jeune fille.

Sa barbe disparaît ; surprise de Paul.

Peu à peu vous deviendrez riche, considéré, heureux, vous ferez craquer sur l’asphalte vos bottes vernies, en roulant dans vos gants blancs le pommeau d’or de votre bambou.

Ce qu’il dit s’exécute ; Paul pousse un cri.

On vous craindra, on vous aimera ; vous vous repasserez vos caprices : habits neufs tous les jours, bagues à tous les doigts, chaînes de montre, breloques et linge fin.

Il apparaît vêtu en dandy ; Paul et Dominique se rapprochent.

Vous achèterez une maison de campagne, des statues, des hôtels, des amis, et des chevaux de race, ce qui est plus cher. Pour duper les générations futures, vous pourrez même fonder un hôpital ; et vous vieillirez tout doucement, servi par un peuple de valets, entouré de famille, lourd d’honneurs, avec une grosse bedaine et l’aspect d’un honnête homme.

Il apparaît en vieux bourgeois cossu, lunettes d’or, gilet de velours, etc.
Paul, se passant les mains sur la figure.

Est-ce une illusion ? J’ai dans la tête comme des chars qui roulent, et des flammes qui voltigent.

Le punch, qui a continué de brûler, se multiplie sur les autres tables, et les flammes sautillent çà et là dans l’air comme des feux follets.
Dominique, tourne avec admiration autour de l’inconnu.

Quel particulier ! quelle expérience !

Paul, résolument.

Non ! je ne veux pas ! arrière ! C’est même une faiblesse de t’écouter. Va-t’en !

L’inconnu.

À votre aise ! Faites le vertueux, mon gaillard, et serrez-vous le ventre ! Toutes les portes de la fortune, on les refermera sur vous, en vous écrasant la face ! D’abord, cela va sans dire, Monsieur gardera les apparences. Vous irez jusqu’à neuf heures du soir avec deux sous de lait et un petit pain rond qu’on mange dans la poche de sa redingote, tout en trottinant sur le pavé ! Ah ! vous les connaîtrez, les mystères de la toilette, les faux cols en papier, l’encre que l’on repasse sur les coutures blanchies, les sous-pieds tendus pour retenir les semelles trop vieilles, et l’habit noir boutonné jusqu’au menton, pour cacher l’absence du linge.

Il apparaît dans le costume décrit.

Vous ne faiblirez pas ! vous lutterez ! Mais personne ne voudra de vous !… On ne va pas chercher ceux qui se cachent ! qui donc s’inquiète des pauvres ? et comme une première chute est la cause naturelle d’une seconde, peu à peu vous dégringolerez, mon bonhomme ; la misère augmentera, elle deviendra irrémédiable et constitutionnelle ! « Clic ! clac ! clac ! gare-toi de là, manant !… » et du fond de votre ruisseau, par un temps de verglas, en plein hiver, vous distinguerez à des hauteurs vertigineuses, derrière la mousseline des larges croisées, tournoyer sous des lustres, dans le flamboiement des festins, toutes les convoitises de votre cœur.

Le côté droit de la muraille s’entr’ouvre et laisse voir un bal splendide, puis se referme.

Alors commenceront pour vous, dans Paris, ces longues promenades du pauvre le long des quais et des boulevards. Plus vague et funeste que le Bédouin dans le désert, vous chercherez quelque bonne occasion, un parapluie perdu, une bourse tombée, en marchant jusqu’au milieu de la nuit, où vous irez dormir côte à côte avec des forçats, les pieds dans la paille, assis sur un banc, et les deux bras contre une corde !

Le côté gauche de la muraille s’entr’ouvre et laisse voir l’intérieur abject d’un logeur, rempli de monde, puis se referme.

Et l’habit râpé, depuis longtemps, sera parti.

Son habit disparaît.

À la place du chapeau, une casquette sans visière.

Même jeu.

Plus de gilet, une seule bretelle ! et pas même de souliers… des chaussons !

Avec une pose ignoble.

Faut-il un fiacre, mon bourgeois ?

Paul, se tordant les mains.

Horrible ! Horrible !

Dominique.

Mais ce n’est pas gai du tout, cet avenir-là !

Paul, découragé, tombe sur un tabouret, le coude sur la table.

Que faire ?

À la fin de la tirade de l’Inconnu, la servante est rentrée avec un paquet de cigares, qu’elle a déposé sur la table. L’Inconnu, qui est près de Paul, debout à droite, fait un pas à reculons avec un geste d’espoir ; mais aussitôt, en face de lui et derrière Dominique, la servante, se transmuant en fée, allonge le bras impérativement vers l’Inconnu qui se change en gnome.

Dominique, stupéfait, pousse un cri. Paul relève la tête et en pousse un autre, en apercevant la Fée, qui disparaît dans la muraille à droite en même temps que le Gnome disparaît à gauche.

TROISIÈME TABLEAU.

Chez le banquier Kloekher : un boudoir, portes des deux côtés et au fond. Pendant la première scène, des valets traversent le théâtre, portant des jardinières et des meubles, pour les derniers préparatifs d’un bal.


Scène première.

ALFRED, PAUL.
Paul.

Comment, mon cher Alfred, vous m’amenez chez M. Kloekher, le soir même d’un bal ?

Alfred.

Qu’importe ! n’êtes-vous pas en tenue ? Et puisque (emphatiquement) la fête n’est pas encore commencée, vous aurez bien le temps de dire un mot à notre illustre financier.

Paul.

C’est là un vrai service que vous me rendez ! Merci du fond de l’âme, car sans vous je ne savais que devenir. Partout où je me suis présenté, depuis un mois bientôt, porte close ! Ah ! les amis ! Et que de tentatives, d’efforts !

Il baisse la tête.
Alfred.

Allons, bien ! vous voilà retombé dans vos idées mélancoliques, romantiques et poétiques !

Lui tapant sur l’épaule.

Ce bon Paul ! il n’a pas changé : prompt à s’enflammer toujours pour toutes les femmes et à donner dans toutes les illusions. C’est comme votre histoire du cabaret.

Il rit.

Ah ! ah ! ah !

Paul.

Mais quand je vous dis que j’ai vu…

Alfred.

Bah ! vous aurez été la dupe de quelque hallucination ou d’un faiseur de tours ! Comme si l’on rencontrait dans les bouges de la banlieue des créatures célestes disparaissant à travers les murailles ! Vous avez beau soutenir qu’elle est belle comme une fée, et même qu’elle en portait le costume, les fées, mon cher, ne sortent plus de la Chaussée d’Antin ; et je compte, tout à l’heure, vous en faire voir une, qu’on appelle dans le monde madame Kloekher… et qui pour nous quelque indulgence.

Paul, saluant.

Ah !

Alfred.

Mais oui ! on est posé. Moi, je m’amuse énormément.

Paul.

Et le mari ?

Alfred.

Un ancien Auvergnat ! Il en a porté bien d’autres ! Un rustre, d’ailleurs, un avare.

Paul.

Comment !… Mon père, au contraire, m’avait dit…

Alfred.

Votre père le connaissait ?

Paul.

Beaucoup ! Et il m’avait vanté toujours son désintéressement. Moi, je ne l’ai jamais vu, car…

Alfred, vivement.

Mais si votre père le connaissait, qu’aviez-vous besoin de moi alors ? Vous pouviez vous recommander tout seul.

Paul, humblement.

Ah ! mon ami, on est timide quand on est pauvre !

Alfred, à part.

Pauvre ! pauvre ! Moi, je ne savais pas qu’il fût pauvre !… sans cela !…


Scène II.

KLOEKHER, PAUL, ALFRED.
Kloekher.

Salut, vicomte !

Alfred.

Bonjour, grand financier ! Permettez que je vous présente un de mes intimes, M. Paul de Damvilliers.

Kloekher, à part.

Son fils !

Alfred.

Il a besoin de je ne sais quoi ; il va vous expliquer son histoire. Oh ! bon garçon ! excellent ! Et j’ai une autre grâce à réclamer : puis-je présenter mes respects à Madame, si toutefois… ?

Kloekher.

Certes ; comment donc !


Scène III.

KLOEKHER, PAUL.
Kloekher.

J’ai beaucoup connu monsieur votre père, Monsieur, et, comme je l’estimais infiniment, la soudaineté de sa catastrophe m’a affligé plus qu’un autre. Et vous n’avez pas, jusqu’à présent, trouvé, de quelle manière elle a pu survenir ?

Paul.

Hélas ! non, Monsieur ! J’ai même renoncé à en chercher la cause.

Kloekher, après avoir soupiré largement.

C’est plus sage ! Ne perdez pas votre temps à cela, croyez-moi !

Avec hauteur.

Et vous demandez… ?

Paul.

Du travail, Monsieur ! Oh ! mes exigences seront modestes !

Kloekher.

Quel âge avez-vous, s’il vous plaît ?

Paul.

Vingt-cinq ans.

Kloekher.

Euh ! euh ! un peu jeune ! Et, en fait de comptabilité, de banque, que savez-vous ?

Paul.

Peu de choses, c’est vrai ; mais j’apprendrai vite !

Kloekher.

Ah ! vous croyez ?… Et qu’avez-vous fait jusqu’à présent ?

Paul.

J’ai voyagé.

Kloekher.

Où cela ?… Dans quel but ?

Paul.

Dans le nord de l’Afrique, et jusqu’en Chine, pour m’instruire.

Kloekher.

Ou vous amuser plus librement, avouez-le ! C’est une jolie manière de manger sa fortune ; on se donne par là le vernis d’un homme sérieux ; et l’on se fait regarder des badauds en rapportant de longues pipes pour les amis et des babouches pour les petites dames. Ah ! ces bons jeunes gens ! ils sont drôles, parole d’honneur !

Paul, irrité.

Monsieur !…

Kloekher.

Laissez donc ! je les connais, vos études ! Parions que vous ne sauriez pas seulement me dire le nom des principaux comptoirs de Macao, ni le taux de l’escompte à Calcutta.

Paul.

Et il y a d’autres choses !

Kloekher.

C’est possible ! Mais alors que venez-vous faire ici ? Que voulez-vous ?

Paul.

Une place, Monsieur, une place ! Je puis traduire vos correspondances, rédiger vos mémoires ! Un homme en vaut un autre, avec de la force et du courage. Je vous prie de considérer la situation… pénible où je me trouve ; et j’ose, pour appuyer ma requête, vous faire souvenir que mon père fut votre ami.

Kloekher.

Eh ! votre père, Monsieur, était un fort galant homme ; mais, s’il avait suivi mes conseils, il n’aurait pas fini d’une façon désastreuse ! Au lieu de singer le grand seigneur et de vouloir éblouir par une libéralité intempestive, il aurait dû surveiller ses capitaux, augmenter sa fortune, se rendre utile enfin.

D’un ton de fausse bonhomie.

Il m’a bien assez fait souffrir par l’affection que je lui portais, sans que vous veniez ici, vous, son fils, me donner la peine de vous désobliger ! Une place ! Est-ce que j’en ai, moi ? Tous mes emplois sont pris ; ce n’est pas ma faute. Mille excuses !

Paul est remonté au haut de la scène et va pour sortir par le fond.
Kloekher se lève.

Eh bien, non !… Revenez !…

Paul, fièrement.

Pourquoi, je vous prie ?

Kloekher.

Je peux, je veux vous faire du bien.

Le regardant en face.

Si je sais me connaître en hommes, je crois vous avoir deviné. Or, je me fie à votre intelligence pour me comprendre, et, en cas de refus, à votre discrétion, pour vous taire !

Paul.

Soyez convaincu…

Kloekher.

Jusqu’à présent, j’ai fait toutes mes affaires à la Bourse d’une façon officielle ; mais à partir d’aujourd’hui, des circonstances trop longues à vous expliquer, au-dessus de votre compétence, cher Monsieur, me forcent à opérer d’une façon détournée… par les mains d’un autre…

Silence.
Paul, cherchant à comprendre.

C’est-à-dire… ?

Kloekher.

Qu’il me faut un homme sûr… Je le conseillerai ; je serai là… Un garçon solide qui me représente complètement, surveille mes ordres, agisse pour moi !

Paul.

Bien !

Kloekher.

Et qui passe près du public pour n’agir que par lui-même, en son nom.

Paul.

Cependant… la responsabilité ?…

Kloekher.

Aucune chance de pertes, rassurez-vous ! Peu de choses à faire, et je vous donne dix pour cent. Or, comme les bénéfices de ce genre d’opérations doivent s’élever annuellement à un million, pour le moins, c’est cent mille francs que vous toucherez par an, cent mille francs de rente, jeune homme !

Paul.

Cent mille francs de rente.

Il tombe en rêverie. Bas.

Impossible ! il faut qu’il y ait là-dessous…

Kloekher, à part.

Il hésite ! Est-ce ignorance ou scrupule ?

Paul.

Mais comment êtes-vous sûr d’avance de ne jamais perdre ?

Kloekher.

Par une série de calculs… de combinaisons infaillibles. Je vous expliquerai…

Paul.

Et pourquoi alors avez-vous besoin de mon nom ?

Kloekher.

Pourquoi ?…

Silence. Ils se considèrent ; puis, brusquement.

Mais ça ne se dit pas ! Vous comprenez bien… C’est impatientant !

Paul.

Assez, Monsieur, assez ! Je vous épargne, par pudeur, le mot propre dont on appelle, dans le code pénal, vos combinaisons infaillibles. Vous prêter mon nom pour elles serait y participer ; et comme je ne veux pas être votre complice ni votre victime, je me retire.

Kloekher, détournant la tête, à part.

Imbécile, va !

Au moment ou Paul est sur le seuil de la porte, au fond,
entre M. Letourneux ; ils se trouvent face à face.

Scène IV.

PAUL, KLOEKHER, LETOURNEUX.
Letourneux, avec stupéfaction et joie.

Paul ! Ah ! quel bonheur !

Kloekher, à part.

Ils se connaissent !

Letourneux.

Que je l’embrasse, ce cher garçon ! Quand j’ai su que vous étiez à Paris, je suis vite accouru du fond de la Guyenne, où j’étais parti pour inspecter un peu l’agriculture et les bonnes mœurs ! Ah ! voilà une chance ! une chance !…

À part, montrant le poing à Kloekher, qui tourne le dos.

Je te tiens, vieux drôle !

Haut.

On vous avait cru mort, savez-vous ?… N’est-ce pas, Kloekher, vos ennemis, — car vous en avez, chacun en a, — vos ennemis se flattaient même qu’on ne vous reverrait plus !

Paul.

Qui donc peut m’en vouloir à moi ? Je ne gêne personne.

Letourneux.

Quel intéressant jeune homme, hein ? Tout le portrait de ce bon Damvilliers, que nous chérissions.

Paul.

Je ne sais comment reconnaître…

Letourneux.

Voilà ce qui s’appelle une bonne journée : d’abord, je retrouve le fils d’un vieil ami ; puis, je soulage bien des infortunes, cela, grâce a vous, Kloekher.

Kloekher.

Hein ?

Letourneux.

Mais oui, puisque je venais vous remercier des vingt-cinq mille francs que vous m’avez donnés pour les pauvres de ma paroisse.

Kloekher.

Ah ! par exemple !…

Letourneux.

Allons ! il cache ses bienfaits. Quel homme !

Contemplant Paul.

Cela fait plaisir de le revoir, n’est-ce pas ?… J’espére que vous me conterez vos voyages. Vous avez dû rencontrer, en courant le monde, des mœurs bizarres, des caractères vraiment particuliers ; et comme vos observations, sans doute, ainsi qu’il convient à un esprit sérieux, se sont dirigées sur la morale, que croyez-vous qui soit plus commun de la ruse ou de l’ingratitude, de la scélératesse ou de la sottise ?

Paul.

Ces questions… demanderaient…

Letourneux.

Et vous, Kloekher, votre opinion ?

Kloekher.

Je ne comprends pas…

Letourneux, se rapprochant de lui
et le regardant en face.

Ah ! vous ne comprenez pas ! Bien sûr ?… Nous en recauserons. J’ai oublié de vous dire que je désirais toucher immédiatement, pour la formation d’une ferme modèle, les cent soixante-douze Méditerranée que je vous ai vendus avant-hier.

Kloekher.

Quand donc aurez-vous fini cette plaisanterie ?

Letourneux.

Ce n’est pas une plaisanterie, mon cher, pas plus que l’histoire suivante…

À Paul.

Connaissez-vous la Cochinchine ?

Paul.

Un peu.

Letourneux.

Eh bien, il y avait là, une fois, — l’anecdote remonte à cinq ans, — deux amis : un bon Chinois et un mauvais Chinois. Or, le bon était si bon, qu’il confia au mauvais…

Kloekher, avec emportement.

Oh ! je ne me moque pas mal de vos histoires… !

Letourneux.

Elles sont vraies cependant ; j’en peux fournir les preuves.

Silence.
Kloekher, étonné.

Des preuves ?

Letourneux, bas, lui saisissant le bras, à l’oreille.

Dans mes mains, d’irrécusables, songez-y !…

Kloekher, bas.

Nous nous arrangerons… Taisez-vous !…

Il se tourne vers Paul, en éclatant de rire.

Eh bien, Letourneux, il y est tombé ! Il a cru que je n’avais pas de place pour lui !… Hé ! hé ! Imaginez-vous une histoire inventée à plaisir ! Ah ! ah ! Une chose un peu légère que je lui proposais ! Ah ! ah ! ce bon garçon !

Paul.

Comment ?

Kloekher.

Mais oui, pour vous éprouver, mon cher. Ah ! ah ! ah !…

D’un ton sérieux.

J’ai voulu voir, par là, le fond de votre nature. Maintenant je suis content de vous, jeune homme. C’est très bien ! très bien !… De la délicatesse, des principes.

Letourneux.

Il n’y a que ça, voyez-vous, les principes !… c’est une base ! Du moment qu’un homme a des principes, on peut compter dessus ! Or je vous réponds de celui-là, moi !

Kloekher.

Le fils de notre meilleur ami, je crois bien !

Madame Kloekher entre en toilette de bal.

Ma femme ! Il faut que je vous présente. Permettez !…

Il remonte la scène vivement jusqu’à elle.

Scène V.

PAUL, LETOURNEUX, M. et Mme KLOEKHER.
Kloekher, bas, à sa femme.

Écoutez bien, il y va de ma fortune ! de la vôtre : cet homme peut nous perdre. Soyez adroite ! il le faut !

Haut.

Madame Kloekher, monsieur Paul de Damvilliers.

Madame Kloekher.

Oh ! je vous connais de nom, depuis longtemps, Monsieur !

Paul, à part.

Qu’elle est belle !

Madame Kloekher.

Nous avons si souvent causé de votre père ensemble…

Letourneux.

Nous trois.

Paul, à part.

Quel regard !…

Kloekher.

Pauvre garçon ! Au retour, après cinq ans d’absence, plus de foyer ! Mais j’entends que le mien remplace le vôtre ! Ne vous gênez pas ! Usez de moi… De la franchise !…

Paul.

Oh ! merci !… Mais comme j’ai peur d’être indiscret…

Il va pour sortir.
Kloekher.

Restez donc, vous êtes des nôtres, parbleu ! On arrive a peine, continuez votre visite près de Madame. Allons, Letourneux, un petit tour dans le grand salon ; nous penserons ensuite aux choses sérieuses.


Scène VI.

PAUL, Mme KLOEKHER.
Madame Kloekher.

Soyez convaincu, Monsieur, que les intentions de mon mari n’avaient pas besoin d’être exprimées. Je partage trop tous ses sentiments pour ne pas désirer comme lui vous être agréable, et même, pardon du mot… utile, si nous le pouvons.

Paul.

Oh ! je suis confus, vraiment !…

Madame Kloekher.

Il nous sera bien doux de faire en sorte que vos chagrins soient sinon oubliés… du moins adoucis.

Paul.

Mais ils le sont déjà, Madame, par cette manière inattendue… !

Madame Kloekher.

Comme vous avez dû souffrir, n’est-ce pas ?

Paul.

Oui, oui !

Madame Kloekher.

Pourquoi n’êtes-vous pas venu à nous, d’abord ?

Paul.

Eh ! mon Dieu, Madame, mon excuse, quoique sincère, est mauvaise, mais…

Madame Kloekher.

Mais quoi ?

Paul.

Pardon ! je n’osais…

Madame Kloekher.

Enfant ! Allons, vous réparerez cela, je l’exige !… Nous recevons nos intimes tous les mercredis à sept heures, n’oubliez pas ! Je vous ferai connaître quelques-unes de mes amies, des femmes intelligentes qui vous plairont. J’espère que vous viendrez de temps a autre bavarder dans ma loge aux Italiens. Si vos après-midi vous pèsent trop, il y a une place en face de moi dans ma voiture pour faire le tour du lac, au Bois. C’est si ennuyeux d’être seule à revoir tous les jours cette éternelle pièce d’eau ! Mais ou aller ? Puisque vous dessinez, il faudra m’apporter, la prochaine fois, vos albums de voyage. Je vous montrerai les miens ; d’avance, je réclame un peu d’indulgence pour mes pauvres aquarelles. Enfin, nous lirons, nous causerons. Nous deviendrons de vrais amis. J’y compte, du moins.

Paul.

Oh ! merci. Vous êtes bonne comme un ange. Voilà les premières marques de sympathie que l’on m’adresse. Qu’ai-je donc fait pour en mériter une si gracieuse ?… À qui la dois-je ?

Madame Kloekher.

Mais à la mémoire de votre père, au désir de mon mari, à votre position, et un peu… à vous-même.

Elle lui tend la main ; Paul la saisit et la baise.
Madame Kloekher, la retirant vivement.

Monsieur !…

Paul.

Pardon ! c’est une faute, je conçois ! L’élan irréfléchi de ma gratitude vous semble une grossièreté.

Madame Kloekher.

N’en parlons plus. Entrons dans le bal. Sortons.

Paul.

Sans m’avoir pardonné ? Au nom du ciel, ne m’en voulez pas ! Excusez-moi ! il faut bien avoir un peu d’indulgence pour un homme abandonné de tous, fatigué par les déceptions, aigri par le malheur.

Madame Kloekher, à demi-voix.

C’est une sympathie de plus entre nous deux !

Geste de Paul.

Oui, j’ai mes souffrances, et aussi profondes que les vôtres, peut-être !

Paul.

Vous ! Comment ?

Madame Kloekher.

Ah ! monsieur de Damvilliers, un homme de votre condition peut-il avoir des préjugés du peuple et s’imaginer comme lui que le cœur soit content et qu’on n’ait plus rien à demander au ciel, du moment qu’on est riche ! Oh ! non, non !

Paul.

Expliquez-moi…

Madame Kloekher.

Plut tard, mon ami !…

Les panneaux qui fermaient le boudoir à droite, à gauche et au fond, s’enlèvent et laissent voir le bal.

Votre bras, s’il vous plaît ?

Paul, à part.

Son ami… son ami !…

De chaque côté de la scène, il y a des cariatides dorées contre des piliers qui montent jusqu’au plafond ; entre les cariatides, des jardinières remplies de fleurs, espacées par des candélabres. Au fond, trois arcades ouvertes laissent voir d’autres salons, avec de buffets chargés d’argenteries et de flacons.


Scène VII.

PAUL, Mme KLOEKHER, Onésime DUBOIS, MACARET, BOUVIGNARD, Alfred de CISY, Le Docteur COLOMBEL, Invités, Messieurs et Dames, Domestiques.
Madame Kloekher remonte la scène au bras de Paul,
en même temps qu’on s’avance vers elle.
Les invités, saluant.

Une fête splendide, éblouissante, délicieuse !

Une dame, à une autre.

Quel est donc ce jeune homme ? Il est fort bien.

Paul.

Je le trouverais même trop bien, si j’étais le vicomte Alfred de Cisy.

Un employé de la maison, à son voisin.

Regardez donc comme elle minaude ! Que de grimaces ! Mais pour nous, pauvres commis, il n’y a pas de danger qu’elle nous honore seulement d’un coup d’œil.

Madame Kloekher, à une jeune femme,
lui désignant sa robe.

Oh ! ravissant ! Où donc vous habillez-vous, ma chérie ?

À une autre.

Comment, on ne danse pas ?…

À un vieux monsieur.

Bonjour, général.

Au docteur Colombel.

Ah ! c’est fort aimable à vous, docteur Colombel, d’avoir abandonné vos malades.

Le docteur Colombel.

Ils recouvreraient la santé en vous voyant, belle dame : l’aspect de tant de fraîcheur, de grâces…

Un domestique vient parler bas à Mme Kloekher.
Madame Kloekher.

J’y vais !

Alfred, depuis le commencement de la scène, s’est rapproché d`elle.
Quand elle est arrivée au bas, à droite, elle salue Paul.

Je vous remercie. À tout à l’heure !

Alfred, à part.

J’ai fait une jolie affaire en l’introduisant ici. Soyons prudent et vif !

Il sort précipitamment derrière elle.

Scène VIII.

Les Précédents, moins Mme KLOEKHER et ALFRED.
Onésime, s’avance vers Paul en lui secouant les deux mains fortement.

Ah ! Quel plaisir !… on va donc se revoir ! Où loges-tu ? Je ne te quitte pas !

Paul.

Merci, vieux camarade… Et cette peinture, toujours enthousiaste d’elle, j’espère, et portant haut l’amour du grand art avec la haine du bourgeois ?

Onésime.

Sans doute. Cependant je fais à présent de petits tableaux, des sujets domestiques ; c’est d’un débit plus facile. Mais reçois mes félicitations, te voilà en joli chemin, diable !

Tous s’empressent autour de Paul.
Macaret.

Eh ! cher monsieur de Damvilliers, j’étais bien sûr de vous rencontrer ici ; sans cela…

Le docteur Colombel, lui coupant la parole.

Grâce à la bêtise inconcevable de mon valet de chambre, vos deux cartes de visite ont été égarées, et hier au soir seulement…

Bouvignard, l’interrompant.

Comment se fait-il, je vous le demande, que tous les matins je veux aller vous voir ? Mais on vient chez moi pour un tas de choses, pour ceci, pour cela ; je suis harcelé, tiraillé…

Macaret.

Tout à vos ordres, vous savez !…

Bas.

On a l’oreille du ministre !

Le docteur Colombel.

Il faut que vous preniez un jour par semaine pour venir dîner chez moi régulièrement.

Bouvignard.

Dites donc, cher Monsieur, de quelle façon je puis vous être utile !

Tous lui donnent des poignées de mains énergiques.
Paul.

Ah ! mes amis ! je suis vraiment attendri…

À part.

Quels cœurs excellents, et comme on calomnie les hommes !


Scène IX.

Les Précédents, LETOURNEUX.
Letourneux marche droit à Onésime,
qui est le plus près de Paul.

Je ne suis pas content de vous !

Onésime.

Pourquoi ?

Letourneux.

Parbleu, entre intimes on ne se gêne pas. Or chacun ici, excepté Paul, connaît votre prochain mariage. C’est moi qui vous procure cette affaire, une famille excellente, pieuse, considérée, riche, et vous vous exposez au scandale d’être rencontré en plein jour, donnant le bras à une créature !

Onésime.

Moi ?

Letourneux.

Je vous ai vu, et pourtant vous m’aviez juré que tout était fini !

Onésime.

Ah ! monsieur Letourneux, un moment ! Si je me trouvais avec cette fillette, c’est que je lui préparais un petit tour.

Le docteur Colombel.

Voyons, voyons, j’adore ce genre d’anecdotes.

Tous se rapprochent.
Onésime.

Je lui ai fait écrire de Marseille, son pays, une lettre qui l’appelle pour les affaires les plus pressées. Elle est partie ; j’ai donc tout le temps de me marier, et ça me débarrasse d’autant mieux, que Clémence a la bourse légère, et que pour revenir…

Hilarité générale et approbation.
Letourneux.

Très bien ! voilà ce que j’appelle un acte à la fois d’adresse et de haute moralité.

Paul.

Comment, Clémence, ta vieille passion, celle que tu avais prise toute jeune à sa famille, et qui, disais-tu toi-même, te faisait travailler d’une façon ?…

Onésime.

C’est comme ça ! Autre temps, autres femmes !

À Letourneux.

Où donc m’avez-vous rencontré, vous ?

Letourneux.

Dans le Luxembourg, comme je le traversais pour aller secourir une famille bien intéressante : trois fils sans ouvrage, le père et la mère presque à l’agonie. Vous devriez même, docteur, faire quelque chose pour eux.

Le docteur Colombel.

Que j’aille les voir, peut-être !

Letourneux.

Vous êtes assez riche pour vous passer ce luxe !

Le docteur Colombel.

Et vous donc, le millionnaire, que faites-vous pour eux ?

Letourneux.

Oh ! peu de choses, je les console et les moralise, rien que cela ! et partout, comme maintenant, je fais de la propagande à leur profit, jusqu’auprès de monsieur Macaret.

S’adressant à M. Macaret.

Voyons, vous êtes un de nos grands industriels, et trois ouvriers de plus ne vous importent guère.

Macaret.

Impossible ! je n’ai pas d’ouvrage à leur donner. Vous n’exigerez pas que je me ruine…

Colombel sourit ; Letourneux joint les mains d’un air béat.
Mouvement de Paul indigné.
Bouvignard, avec un petit rire aigrelet.

Hé ! hé ! il a raison. Les discours, les secours et les utopies ne servent à rien. La machine est ainsi réglée. Tant pis pour ceux qu’elle écrase ! résignons-nous ! Il n’y a de sérieux au monde que les choses de l’intelligence, les beaux-arts !

Onésime.

Vous êtes dans le vrai, monsieur Bouvignard.

Bouvignard.

Ainsi moi, je ne m’occupe que des vieilles faïences.

Le docteur Colombel.

Un joli goût ! Et toutes nos dames ?

Bouvignard.

Entendons-nous ! Permettez ! je ne prise que les vieux Nevers, et, pour en posséder un authentique, je n’épargne ni temps, ni soins, ni argent.

Onésime, à part.

II ferait mieux de doter sa fille.

Bouvignard.

Ah ! j’économise, je me prive, je me sangle ! Et combien d’inquiétudes ! Songer qu’une maladresse peut tout réduire en mille morceaux. Aussi ma collection est-elle unique. C’est ma fortune entière, et, afin qu’elle demeure éternellement intacte, je la lègue par testament à ma ville natale.

Paul, à part, mélancoliquement.

Quel triste monde !


Scène X.

Les précédents, KLOEKHER.
Kloekher, à Letourneux.

Venez-vous ? Allons, les hommes sérieux, il y a là des tapis verts qui vous réclament ! Un whist ?

Tous disparaissent par le fond.

Scène XI.

PAUL, seul.

Dès que Paul est resté seul, du côté droit, entre les cariatides, débouche le Roi des Gnomes, dans le costume du bourgeois cossu du cabaret. Avec un geste emphatique, il lui montre le bal et toutes les splendeurs qui l’entourent. Mme Kloekher passe au fond, sous l’arcade du milieu ; il la désigne de son bras allongé, fait ensuite le geste de quelqu’un qui applaudit des deux mains, remonte la scène, et s’en va lentement.

Paul, remontant la scène vers lui.

L’homme du cabaret !

La Reine des Fées débouche par le côté gauche en costume de fée et fixe sur le Roi des Gnomes un long regard.

L’autre ! l’autre !

Tous les deux disparaissent.

Suis-je donc fou ?… Ces illusions de l’autre jour qui me reprennent, c’est étrange !… Cela vient sans doute… du trouble, de l’enchantement où elle me plonge. Quels yeux !… quel sourire !… Se jouerait-elle de moi ? Mais tout à l’heure sa main frémissait sur mon bras, ses regards m’enveloppaient de leurs caresses, son cœur battait. Elle m’aime !

Le candélabre près duquel il se trouve s’est éteint.

Qu’est-ce donc ? la nuit ! Eh ! non, rien que cela !

Il se met à marcher.

Et c’est moi ! moi qu’elle a distingué parmi tous ces hommes, entre les illustres, les riches et les beaux ! Je suis donc plus fort qu’eux tous, je les domine, et me voilà presque le roi de ce monde où hier encore je luttais, perdu dans la foule des derniers. Ah ! quelle félicité ! comme ces fleurs embaument !

Il se penche sur une des jardinières, les fleurs se fanent.

Mortes !

Deux candélabres s’éteignent.

Et l’obscurité redouble !

Au lieu d’un bruit de clochette qui accentuait la mesure dans la contredanse, on entend une cloche funèbre.

Ces sons ! le glas d’un enterrement. J’ai peur !

Il regarde au fond.

Cependant les flambeaux resplendissent, les danses tourbillonnent. Eh ! c’est la clochette qui tinte dans les quadrilles. Qu’avais-je donc ? Elle va revenir !… oui !… là !… et, fendant pas à pas les flots du bal, j’écouterai d’un air indifférent ses paroles charmantes murmurées à mon oreille. Toutes ces choses qui lui appartiennent ont l’air de sourire, c’est comme si son âme flottait autour de moi. Où est-elle ? Je veux la retrouver, la revoir.

Il remonte la scène.

Scène XII.

PAUL, Mme KLOEKHER, ALFRED.
Madame Kloekher entre par le côté droit au bras d’Alfred.
Paul, à part.

Encore lui !

Il s’arrête et l’observe.
Madame Kloekher, à demi-voix.

Est-ce une menace ?

Alfred.

Comme il vous plaira de le comprendre, ma chère !

Madame Kloekher, dédaigneusement.

Faites donc ! faites donc !

Alfred.

Ainsi, vous êtes bien décidée ?… Tout est rompu. Mais si je me brûlais la cervelle au milieu de votre bal ?

Madame Kloekher, éclatant de rire.

Ah ! ah !

Alfred, à part, remettant son chapeau sur sa tête.

Allons, tournons-nous d’un autre côté.

Les danses ont fini ; on sert le souper au fond,
sur des petites tables rondes.

Scène XIII.

PAUL, Mme KLOEKHER.
Paul.

Cet homme vous aime ?

Madame Kloekher.

Lui, jamais !

Paul.

Cependant !…

Madame Kloekher.

Des reproches, déjà ?

Paul.

Oh ! j’ai tort, je le sais, pardonnez-moi ! Ce n’est pas ma faute si…

Madame Kloekher.

Plus bas !… on peut nous entendre !

Paul, regardant au fond.

Non, jusqu’à la fin du souper, personne ici ne viendra ! Nous sommes libres ! Écoutez-moi : au nom du ciel, restez !

Madame Kloekher.

Mais je reste ! Que voulez-vous ?

Paul.

Ah ! je ne me rappelle plus ! ma tête s’égare ! Je suis si heureux de vous contempler ainsi, face à face ! Tout à l’heure, quand nous étions avec les autres et que l’on s’empressait autour de vous, je me délectais à saisir ces regards, ces hommages, cette rumeur d’admiration et d’envie ; et puis, voilà qu’à présent la même foule me déplaît ! je la hais ! Vous lui donnez en passant un coup d’œil, des sourires, des paroles, presque une partie de votre personne, de votre cœur. Il me semble que la dorure de ces murailles, les argenteries, les valets, la musique, vos diamants même, sont autant de choses qui vous déguisent, vous reculent plus loin, vous séparent de moi.

Madame Kloekher.

Enfant que vous êtes ! Vous savez bien pourtant…

Silence.
Paul.

Quoi ?… Parlez !… parlez !…

Madame Kloekher.

Mais… que l’on vous préfère !

Paul, se rapprochant et lui prenant la main.

Est-ce vrai ? Dites-le donc, ce mot que j’attends. Ah ! je ne suis pas accoutumé au bonheur, moi ! Et comment voulez-vous que je croie à celui-là, si je ne le vois moi-même tomber de vos lèvres ? Ou plutôt non… ne parlez pas… et pour savoir si vous m’aimez, si les cieux vont s’ouvrir… rien qu’un signe… un regard…

Elle le regarde, et lui répond oui par un signe de tête très lent et très doux. Il lui prend la main et la porte à ses lèvres en pliant le genou.

Madame Kloekher.

Prenez garde ! on peut nous voir !

À part.

Du feu… de la passion…

Paul se relève.
Paul.

Ah ! quel supplice ! Vous ne comprenez donc pas que je vous aime éperdument ! Je voudrais que tout ce qui nous écarte l’un de l’autre disparût ! Qu’est-ce que cela vous coûterait de m’accorder où il vous plaira, quelquefois, pour me faire illusion, pour m’imaginer que nous sommes seuls sur la terre ? Est-ce que cela vous chagrine, dites, de me donner ?…

Madame Kloekher.

On vient ! Retirez-vous !

Paul disparaît à droite.

Scène XIV.

Mme KLOEKHER, LEOURNEUX.
Letourneux, entrant rapidement.

Ah ! votre mari est un fier drôle !

Madame Kloekher.

Qu’y a-t-il ?

Letourneux.

Je suis indigné !

Madame Kloekher.

Là ! là ! calmez-vous !

Letourneux.

Mais je me vengerai ! Oh !…

Madame Kloekher.

Que vous a-t-il fait ?

Letourneux.

Vous le demandez ! Elle le demande ! Eh bien, nous étions convenus, votre charmant époux et moi, de deux cents Hanovre au dernier courant qu’il devait, lui, me donner et que je devais, moi, palper : est-ce clair ? Or, quand j’apporte les papiers convenus, il ne m’en livre que la moitié a grand’peine. Mais ça ne se passera pas comme ça ! Où est Paul ? Je vais tout lui dire !

Madame Kloekher.

Quoi donc ?

Letourneux.

Lui apprendre ce que vous savez aussi bien que moi, parbleu ! la manière dont votre mari a volé son héritage ! Et un bon procès fera savoir à toute l’Europe…

Madame Kloekher.

Et vous comptez sur Paul, comme si c’était possible !…

Letourneux.

Pourquoi non ?

Madame Kloekher.

Vous êtes trop curieux, mon cher. Cependant, pour épargner vos démarches, apprenez que Paul est un simple enfant, et qu’il m’aime !

Letourneux.

Beau motif !

Madame Kloekher.

Excellent, au contraire ! C’est nous, c’est moi qu’il croira et non pas vous, l’homme de bien. Allez chercher ailleurs des auxiliaires à vos turpitudes et à vos vengeances ! Quant à celui-là, je vous le répète, il m’appartient ! C’est ma chose, mon esclave ! et je pourrais, sur un signe, le faire se jeter dans un puits qu’il m’en remercierait.

Letourneux, sortant par le fond.

Nous verrons ! nous verrons !


Scène XV.

PAUL, Mme KLOEKHER.
Paul entre lentement à droite, de derrière une cariatide.

Vous avez raison, Madame : je suis un enfant, votre chose et votre esclave.

Madame Kloekher.

Ciel ! ne croyez pas !…

Paul.

J’ai tout entendu, j’étais là derrière cette statue, où je m’étais mis pour épier les confidences d’un autre. Le hasard m’a puni de ma jalousie, en me détrompant amèrement.

Madame Kloekher.

Oh ! Paul !… je vous jure…

Paul.

Pas de serments, ne craignez rien ; jamais je ne salirai par le scandale d’un procès la femme, quelle qu’elle soit, que j’ai… honorée de mon amour. Donc soyez tranquille, je me retire !

Madame Kloekher.

Mais vous n’avez pu comprendre, je n’y suis pour rien, c’est une trame odieuse. Je vous expliquerai… Paul ! je vous en supplie !… Paul ! Paul ! je t’aime !

Paul s’en va par la gauche, la tête basse et lentement ;
arrivé sur le seuil, il s’arrête. Letourneux sort du fond et marche vers lui.

Scène XVI.

Mme KLOEKHER, PAUL, LETOURNEUX,
puis tous les personnages précédents.
Letourneux.

Ah ! enfin ! je vous trouve ! Écoutez-moi !

Paul, absorbé, reste immobile.

Paul ! Eh bien !

Il lui tape sur l’épaule.

Mon ami ! mon cher ami !

Paul, tournant la tête lentement.

Que voulez-vous ?

Letourneux, élevant la voix.

Je veux vous apprendre, à vous et à tout le monde ici, dans votre intérêt personnel comme dans celui de la moralité publique, et afin qu’il en résulte à la fois une réparation et un châtiment ; je veux, dis-je, vous dénoncer une infâme machination. J’en possède les témoignages authentiques, écrits ! Vous avez été indignement spolié par l’homme que voici : le banquier Kloekher !

Murmures. Marques de surprise et d’indignation.
Paul, arrachant son gant blanc.

Vous mentez impudemment, Monsieur !

Letourneux.

Moi ?

Paul.

Oui, vous misérable ! et comme gage de ce que j’affirme, je vous soufflette à la face !

Il lui jette son gant à la face.
Letourneux.

Ah !

Paul.

Je suis à vos ordres, Monsieur !

Les invités.

Séparez-les ! Ils vont se battre !

Letourneux, dignement.

Un duel, non ! Un homme de mon caractère n’obéit pas à de pareils préjugés. La vraie force consiste plutôt à supporter les injures et à s’en venger par les voies légales. J’ai le courage civil, moi !

Il sort fièrement.
Paul, à demi-voix.

Infâme coquin !

Kloekher, essayant de prendre la main de Paul.

Ah ! c’est très bien ce que vous avez fait ! Voilà qui est d’un bon ami !… Ma reconnaissance… !

Paul, fièrement.

Ne me parlez plus, Monsieur !

Il sort.
Kloekher.

Qu’est-ce qu’il a donc ?

Les invités.

Quel original ! — Avez-vous vu ? — Un scandale pareil pour finir une si belle fête !… — Ah ! mon Dieu ! à quoi se trouve-t-on exposé !…

Quand les invités sont partis, les lustres, les girandoles et les candélabres se mettent à briller plus fort, donnant une lumière rose, verte et bleue ; les bouquets, tombés par terre, se relevent d’eux-mêmes et vont se placer dans les jardinières. Les fleurs fanées s’entr’ouvrent, les meubles çà et là se replacent en ordre. Les cariatides des deux côtés de la scène se meuvent et s’avancent. Ce sont les Fées elles-mêmes qui se réjouissent de la vertu de Paul.

QUATRIÈME TABLEAU.

Une chambre d’aspect misérable. À droite et à gauche, une fenêtre en tabatière. Au fond, une cheminée de plâtre, où brûlent quelques charbons à demi éteints. À côté de la cheminée, une porte. Sur la cheminée, une boîte de pistolets. À gauche, au premier plan, une table et une chaise de paille. À droite, une paire de bottes vernies dans leurs embauchoirs. Auprès des bottes, contre le mur, un lit de sangle, et, sur le premier plan, à côté, un placard. Le jour commence à paraître par les vitres sans rideaux.


Scène première.

DOMINIQUE, seul.

Il arrive sur la scène en manches de chemise, en pantalon avec un madras autour de la tête, et il s’avance vers la cheminée en grelottant.

Quel froid, miséricorde ! Quand Monsieur va revenir, il est capable de geler.

Riant ironiquement.

Ah ! Monsieur !… Eh bien, et moi ? Est-ce que je ne gèle pas ? Est-ce que je ne souffre pas ? Est-ce une existence que de traîner une misère pareille ! Qu’il s’en arrange, puisque ça l’amuse ; mais moi, un homme fait tout au moins pour l’antichambre des ambassadeurs, quelle humiliation !

Il cherche de droite et de gauche dans l’appartement.

Et pas un cotret dans cette infernale mansarde, où il vous tombe des vents coulis…

Il regarde encore.

Non !… — Et voilà quatre mois que j’attends ! et qu’il est à me lanterner avec toutes ses démarches ! — D’abord, ç’a été une place dans la diplomatie, puis une mission scientifique, puis un poste d’inspecteur de je ne sais quoi, puis un emploi dans une colonisation, je ne sais où ; et ce soir, enfin, il doit revenir de chez le banquier Kloekher les mains pleines, ou l’avenir assuré. — Je commence à n’y plus croire, à notre avenir ! J’ai bien envie de séparer le mien du sien et de lui donner mon compte, carrément. Monsieur est un brave jeune homme, c’est vrai ! Mais (Se touchant le front) toqué ! toqué ! — Saperlotte ! j’ai l’onglée !

Ses yeux rencontrent la boîte de pistolets sur la cheminée.

Tiens !… voilà une boîte qui me donne une tentation !… Ah ! doucement !… nos moyens ne nous permettent pas une flambée en acajou. Oh ! non !

En se reculant, il trébuche contre le paillasson.

Eh ! tu m’embêtes, toi ! — Attends un peu…

Il jette le paillasson dans le feu ; puis, le regardant brûler.

En être réduit là ! Mais ça ne peut pas durer plus longtemps ! c’est trop bête ! Et si notre sort ne change pas avant huit jours, bonsoir !

Le feu flambe. Il se chauffe.

Ꭺh ! ça fait du bien ! C’est une bonne idée que j’ai eue, décidément ! Comme on a tort de se gêner ! — Et pas un bon fauteuil pour se rôtir les tibias en tisonnant. C’est honteux, un aussi piètre escabeau ! — Et puisque mon maître est en courses toute la journée, je ne vois pas pourquoi…

Il jette dans le feu la petite chaise.

Allons donc !

Tout en remuant les charbons.

Il faut convenir que je suis un véritable nigaud, avec mon dévouement ! On n’a jamais vu un domestique comme moi ! Nom d’un chien ! quelle gelée ! Ça disparaît comme une allumette ! — Car, enfin, de toutes ses promesses, qu’ai-je attrapé, moi ? Qu’est-ce que je gagne ? Il se moque de moi, à la fin ! Car, pendant que je suis là, à me morfondre en l’attendant, il fait le joli coco, dans les salons, près les belles dames. — Si je flanquais la table pour soutenir l’attisée ? — Non ! Ça ne durera pas !

Il aperçoit une paire de bottes dans leurs embauchoirs.

Ah ! les bottes !

Il les retire des embauchoirs.

Pourquoi pas ?

Les lançant dans le feu.

Aïe donc ! Et s’il se fâche, tant pis !


Scène II.

DOMINIQUE, PAUL, en habit noir, sans paletot, mouillé, les mains sous les aisselles, avec un peu de neige sur ses vêtements.
Paul.

Que fais-tu là, toi ? Je ne t’avais pas dit de m’attendre ! Va te coucher !

Dominique.

Mais…

Paul, brutalement.

Va-t’en donc ! Va-t’en ! Laisse-moi !

Dominique, à part.

Oh ! oh ! il est bien fier ! — Y aurait-il pas quelque chose de bon, enfin ?


Scène III.

PAUL, seul.
Après être resté longtemps les bras croisés,
avec un grand soupir.

Ah !…

Il jette son chapeau sur le lit de sangle.

Quelle nuit !… (il regarde les murs lentement) et quelle chambre !…

Puis la fenêtre.

Tiens ! le jour qui se lève ; et la neige, encore !… Mais il ne tombera donc pas du ciel quelque chose pour les écraser tous !

Il pleure.

Ah ! comme je suis fatigué !…

Il s’assoit près de la cheminée, un bras sur le chambranle.

Sont-ils assez lâches, égoïstes, ingrats, hypocrites et cruels !… Par-dessus tout cela, des sourires, des phrases, des étreintes affectueuses, et même, ô sacrilège, des offres d’amour !… Et je prétendais trouver dans ce néant quelque chose qui désaltérât mon cœur ! — Dans combien de pays n’ai-je pas traîné mes rêves !… Partout, avec des masques et des impudeurs différents, j’ai rencontré les mêmes ignominies ! À présent, voilà qu’elles viennent jusqu’à moi, elles m’attaquent. Assez, assez ! je n’en veux plus ! Pourquoi vivre alors, puisque je ne peux pas changer le monde ? Ah ! si j’avais eu pourtant quelqu’un qui m’eût aimé !…

Il se lève.

Allons, pas de faiblesse ! Disparaissons tout de suite, pour prévenir peut-être les défaillances, avant la première rougeur de honte et dans l’intégrité de mon orgueil, comme ces vieux rois d’Orient qui se faisaient mourir avec toutes leurs richesses !… Il ne faut que la résolution d’une minute. Ce ne doit pas être difficile ? D’ailleurs, tout m’y engage, tout m’y pousse…

Apercevant la boîte de pistolets ouverte.

Ah !… et jusqu’au hasard lui-même !

Il retire les pistolets et les manie.

L’armurier qui me les a vendus me faisait valoir, pour ma sécurité personnelle, la longueur de leur portée. À cette distance, je n’ai pas besoin qu’ils soient si merveilleux ! C’est une superfluité. Essayons.

Il fait jouer la batterie.

Bien !… Ma poudrière, où est-elle ?

Il verse de la poudre dans le fond de sa main, puis dans le pistolet, et jette le reste dans la cheminée. Le feu se ranime, et flambe extraordinairement. Paul continue à charger son pistolet.

La balle, une capsule, maintenant ; et je n’ai plus qu’un geste, presque un signe pour être libre !…

Six heures sonnent à une horloge voisine.

Au premier coup de la demie, tout sera dit !

Il promène ses yeux tout à l’entour,
et aperçoit la table où sont des papiers et une cassette pleine de lettres.

Ah ! ceci que j’oubliais ! Non ! que rien de moi, ni de mon passé, ne subsiste ! Au feu, au feu, toutes mes lettres !

Il les jette dans la cheminée. Il se rassoit.

Ah ! que cette flamme me réchauffe ! Je ne souffre plus. Non, au contraire ! Et penser que ces cendres peut-être seront encore tièdes quand mon cadavre sera froid ! et puis tout se confondra, dispersé ! Ma vie aura passé comme ces formes fugaces, qui se dessinent sur les charbons. Tiens ! il me semble voir dans la braise des plages de pourpre s’étalant près d’un lac de feu. On dirait, à présent, de vagues édifices, des aiguilles de cathédrale, un navire. Il s’enfonce et reparaît, comme le mien autrefois. J’entends encore le vent dans les manœuvres, et les bois de ma cabine qui craquent au milieu de la nuit. — Tiens !… c’est étrange, voilà une lettre qui s’obstine à ne pas brûler ! Elle blanchit même dans la flamme. — Pourquoi ?…

Paul la reprend.

Elle est froide ! Comment se fait-il ?

La cheminée, peu à peu, s`est haussée et élargie, laissant voir, au milieu des flammes, les choses mêmes que Paul rêvait. Le bord supérieur, montant toujours, a presque disparu dans les frises ; et l’on aperçoit un château tout noir, d’une architecture farouche, avec des meurtrières embrasées.

Une forteresse ! Laquelle donc ? Je ne l’ai jamais vue.

Le château disparaît. La lettre qu’il tient devient lumineuse.
Paul lit :

« C’est l’endroit où les Gnomes détiennent captifs les cœurs des hommes. Nous comptons sur toi pour les délivrer. — Ta récompense sera un amour au-dessus même de tes rêves. Tu rencontreras souvent celle que nous te destinons ; tâche de la reconnaître, ou sinon tu es irrévocablement perdu. — Es-tu prêt ? — La Reine des Fées. — Moi !… Mais comment me guider ?

Chœur des Fées l’encourageant.
Paul, reste pendant quelques minutes en proie à une anxiété terrible ; puis, avec un geste de résolution héroïque.

J’accepte ! partons !

Deux coups frappés à la porte, l’un après l’autre.
Une voix, du dehors.

Ouvre, Dominique !

Troisième coup.
Paul.

Qui est-ce ?

Il va ouvrir.

Scène IV.

PAUL, JEANNETTE, portant à chaque bras un gros panier.
Jeannette, toute surprise.

Monsieur Paul !…

Paul.

Jeannette !… Comment se fait-il ?…

Elle dépose sur la table ses deux paniers, d’un air accablé.

Que viens-tu faire à Paris ?

Jeannette, après un silence.

Mais… vendre mon lait, Monsieur.

Paul.

Avec ces deux paniers-là !… et chez moi !

Elle baisse la tête sans répondre.

Tu me caches quelque chose, Jeannette ?

Jeannette, défendant de la main un des paniers près d’elle.

Non, Monsieur, je vous jure !…

Paul, éclairé par le geste de Jeannette.

C’est là dedans, alors ? Qu’y a-t-il ?

Il relève la toile couvrant le panier.

Des foulards, mes chemises, tout mon linge !

Il la regarde d’une façon sévère.
Jeannette, vivement.

Oh ! ne vous fâchez pas !… Si vous le trouvez trop mal, je recommencerai.

Silence. Elle baisse la tête.
Paul.

Ainsi, c’est Mademoiselle Jeannette qui était ma blanchisseuse !… Pourquoi ne pas l’avouer ?

Jeannette, embarrassée.

C’est que…

Paul.

Eh bien ?

Même silence. À part.

Comment ?… Quand Dominique m’avait dit… Voyons l’autre ?

Jeannette, l’arrêtant par le bras.

Prenez garde de les casser !

Paul.

Quoi donc ?

Jeannette.

Les œufs !

Paul, examinant l’intérieur du panier.

Des fruits… une galette… jusqu’à des petits pots de crème !… Et c’était… (il l’interroge du regard ; elle lui répond par un signe de tête affirmatif) pour moi ! Jusqu’à présent, en effet, je n’ai rien payé de ces choses ! — Ah ! je devine !… l’amitié de mon domestique me réduit aux charités d’une paysanne !

Brutalement.

Remporte tout cela, Jeannette ! Je n’en veux plus ! Va-t’en !

Jeannette, pleurant.

Si j’avais su vous fâcher, je ne l’aurais pas fait !

Paul, à part.

Elle pleure !… Et dans ma vanité imbécile, je la repousse !… Combien donc y en a-t-il d’un dévouement pareil ?

Haut.

Non, reste ! Pardonne-moi ! C’est que je suis malade, quelquefois !… Et il y a longtemps que tu viens ainsi tous les jours ?

Jeannette.

Depuis un mois, bientôt !

Paul.

Et tu ne t’en vantes pas, toi !… Tu faisais le bien naïvement, dans la candeur de ton âme !

Il lui prend les mains.

Mais comme ta poitrine bat vite ! Tu as de beaux yeux, ma Jeannette !…

À part.

Je ne l’avais pas seulement regardée, sot que j’étais ! Et ces pauvres petites mains, sais-tu qu’enfermées dans des gants de peau fine, plus d’une belle dame les envierait !

Jeannette.

Vous êtes bien bon, Monsieur.

Paul, s’écartant d’elle, à part.

Il faut pourtant que je trouve quelque chose à lui donner.

La contemplant de loin.

Mais elle est charmante !… Il y a sous ces simples vêtements une distinction, je ne sais quoi de pur, de fin… que je n’ai jamais vu !… Et cette douceur des attitudes, ce rayonnement dans le regard ! Serait-ce ?… Pourquoi pas ?… Jeannette ?

Jeannette.

Monsieur ?

Paul.

Tu dois être lasse de ta condition ? N’arrive-t-il jamais dans ton esprit des pensées qui te surprennent ? Ne sens-tu pas au fond de toi-même comme une sollicitation vers des destinées plus hautes ? une envie de t’enfuir… quelque part… bien loin ?

Jeannette.

M’enfuir !… Et où ça ?… Je ne connais pas les routes.

Paul, avec un geste de dépit. À part.

Eh ! c’est mon langage qu’elle n’entend pas !

Haut.

Dis-moi, quand tu es toute seule, dans les champs, à quoi penses-tu ?

Jeannette.

Dame ! à rien.

Paul.

Cherche un peu.

Jeannette.

Ah ! si… Je pense aux vaches !… à la noire, surtout, qui me suit comme un caniche. Et puis je regarde si les avoines poussent, et combien il y aura de boisseaux de pommes aux arbres.

Paul.

Mais… la nuit… dans tes rêves ?

Jeannette, riant.

Mes rêves ?… Ah ! bien oui. Je dors trop fort !

Paul.

Quels livres as-tu donc lus jusqu’à présent ?

Jeannette.

Je ne sais pas lire !… est-ce que j’ai eu le temps d’apprendre !… ni écrire non plus. Et je le regrette, allez ! Ça me serait si utile pour tenir les comptes !

Paul, à part.

Voilà tout !… c’est le fond. Certes, il ne manque pas de gentillesse ; mais ce serait si long à cultiver, que j’y renonce.

Riant amèrement.

Moi, qui avais cru un instant…

Il reste perdu dans des réflexions.
Jeannette.

Qu’avez-vous donc, Monsieur Paul, que vous ne dites plus rien ? Tout à l’heure vous parliez comme une musique. Je ne comprenais pas ; mais c’est égal, ça me plaisait, ça me plaisait…

Paul, brusquement.

Bien, bien !

Appelant.

Dominique !… Je te remercie, Jeannette… Plus tard, dès que je pourrai, je reconnaîtrai tes bons offices… et quand tu te marieras…


Scène V.

Les Précédents, DOMINIQUE.
Dominique.

Que désire Monsieur ?

Paul, montrant Jeanne.

Fais-lui tes adieux. Nous partons.

Dominique.

En voyage encore ?

Paul.

Oui, pour un long voyage.

Dominique.

Mais Monsieur, sans doute, n’a pas réfléchi que notre garde-robe…

Paul, tournant autour de lui des yeux inquiets.

En effet !

Il aperçoit sur le lit une superbe pelisse de fourrure.

Ah ! mais non ! Tu vois bien ! le ciel s’en mêle. C’est un avertissement, un ordre !

Dominique.

La belle fourrure !

Il lève la fourrure d’un bras, et l’examine.

Vous ne m’en aviez pas parlé. Avec ça sur le dos, on doit se moquer joliment du thermomètre ! si j’en avais une pareille !

Il la remet sur le lit, et en voit une seconde à côté.

Une autre !…

Paul.

C’est pour toi alors ?… Prends-la !

Dominique endosse vivement sa pelisse, en relève le collet
et croise ses mains sous les manches. À part.

Je serai un peu calé là dedans ! Hein ? on aura l’air d’un ambassadeur russe !

Paul, frappant du pied.

Allons, hâte-toi ! Je veux m’élancer par le monde, courir au but, l’atteindre. Viens ! viens !

Dominique.

Oh ! nos paquets ne sont pas longs à faire. Me voilà !… Adieu, petite sœur !

Jeannette, d’une voix entrecoupée par un sanglot.

Adieu !

Paul, qui a mis son chapeau sur sa tête et sa pelisse sur son bras,
s’arrête sur le seuil, au bruit d’un grand sanglot de Jeannette.

Ah ! de la sensibilité, plus que je ne croyais. Eh ! c’est pour son frère.

Ils sortent.

Scène VI.

JEANNETTE, seule.

Partis !… Et je ne sais plus où, cette fois !… Très loin !… Il me semble pourtant que, pendant un moment, il m’a offert d’aller avec lui, là-bas ! Mais non, puisqu’il m’abandonne, qu’il me dédaigne !… Ah ! c’est parce que je ne suis pas une belle dame de la ville !… parce que je n’ai pas de robes à volants… de la dentelle, des cachemires et des bijoux !… parce que je suis une bête de paysanne ! parce que je ne sais rien de ce qui lui plairait : la danse, les bonnes manières, la parure et le piano !… Oh ! si j’avais tout cela !…

Elle se rapproche de la cheminée et se met à rêver, tout debout,
le coude appuyé sur le chambranle.

Voilà ce qu’il lui faut, sans doute ! Alors il m’aimerait. Mais comment faire pour avoir une belle toilette… une belle toilette…

Le Roi des Gnomes sort du placard resté entr’ouvert.
Le Roi.

Très bien !… elle débute par un souhait des plus stupides. Tant mieux !… Il nous est impossible de l’arrêter ; mais nous allons nous arranger si bien, que jamais il ne la reconnaîtra. Commençons…

Changement de décor à vue.

CINQUIÈME TABLEAU.

L’ÎLE DE LA TOILETTE.

Les collines du fond, figurant des carrés de culture différente, sont couvertes par de longues bandes d’étoffes. À droite, au bord d’un ruisseau de lait d’amandes, poussent, comme des roseaux, des bâtons de cosmétique. Un peu plus en avant, une fontaine d’eau de Cologne sort d’un gros rocher de fard rouge. Au milieu, sur le gazon, des paillettes brillent ; les buissons, çà et là, se trouvent représentés par des brosses de chiendent, et les cailloux par des savons de toutes couleurs. À gauche, un arbre, semblable à un tamaris, porte des marabouts, et un autre, pareil à un palmier, offre des éventails. Il y a un champ de rasoirs ; plus loin, l’arbre à miroirs, l’arbre à perruques, l’arbre à houppes, l’arbre à peignes, et des costumes bariolés pendent à de grands champignons. Des mouches voltigeant dans l’air iront se coller d’elles-mêmes sur le visage des femmes : la mouche assassine, la capricieuse, la provocante, etc.


Scène première.

JEANNE, seule.

Dans la même attitude qu’elle avait à la fin du tableau précédent : la tête baissée et le coude gauche appuyé contre le rocher de fard, au bord de la fontaine. Après un instant de silence, elle lève les yeux et regarde autour d’elle avec ébahissement.

Comme c’est joli !… et comme ça sent bon !… Mais on dirait l’odeur de l’eau de Cologne ?… D’où vient-elle ? De cette fontaine !… Ah ! si je me lavais les mains.

Elle y plonge ses bras jusqu’au coude.

On n’a pas peur d’en perdre !… Je puis bien m’en mettre dans les cheveux !

Elle s’en jette sur la tête quelques gouttes, qui deviennent aussitôt des diamants, sans qu’elle s’en aperçoive. Puis elle se lave le visage avec les mains, et, pendant qu’elle est ainsi penchée sur la fontaine, une branche de l’arbre à peignes, derrière elle, s’abaisse tout doucement pour démêler ses cheveux au chignon. Elle se retourne, surprise, en tendant la joue droite.

Qui donc me prend là, par derrière ?… Continuez ! vous ne me faites pas mal.

L’arbre à houppes abaisse un de ses rameaux et la caresse de sa poudre de riz.

Oh ! comme c’est doux !… comme c’est doux !…

Elle tend la joue gauche. Même jeu de l’arbre à houppes.

Encore !… Mais ça me chatouille !… Assez !… J’ai envie de rire !… Ah ! ah ! ah !

L’arbre s’arrête.

C’est fini ?… Je vous remercie bien !…

Elle se lève.

Comment ?… Personne !…

Elle considère tous les objets autour d’elle, en marchant lentement.

La drôle de campagne !… Des peignes qui tiennent aux arbres ! En voilà un où poussent des perruques, et tous ces vêtements par terre, comme des feuilles mortes !… Ah ! la belle herbe, avec ces grosses gouttes de rosée. Mais non, ce sont des paillettes d’argent.

S’apercevant dans une des glaces de l’arbre à miroir.

Et cela ? C’est moi !… en diamants !… J’ai l’air d’un soleil !

Sa robe, arrachée, disparaît dans l’air.

Le vent !… Ah !…

Elle pousse un cri de terreur en s’apercevant en chemise et en jupon,
et croise ses bras sur sa poitrine.

Que devenir !… J’ai honte !…

Aussitôt, une des bandes d’étoffe, posées sur les collines du fond, arrive en ondoyant comme une rivière, et, se drapant autour d’elle, lui fait une sorte de tunique.

Eh bien ! eh bien !… me voilà tout habillée maintenant.

Un arbre à bracelets d’or l’accroche par le bras.

Qu’est-ce qui me retient ? Pourquoi ? Laissez-moi !…

Elle tire à elle : le bracelet vient.

Ah ! cela fait bien sur ma peau.

D’une espèce de sorbier tombe un collier de corail autour de son cou.

Qu’est-ce ?… Un collier !… Ah ! comme je suis belle ! Quel bonheur ! Je m’aime ! Je voudrais m’embrasser. Mais je rêve sans doute ?… Ce n’est pas possible ! Je vais me réveiller tout à l’heure. Où suis-je donc ?… dans quel pays ?

Chœur, dans la coulisse.

C’est le pays de la toilette,
C’est l’empire des affiquets,
Des paquets !
Des caquets !
Chez nous la beauté se complète,
La laideur prend des airs coquets.

Jeanne.

Je ne comprends pas !…

Chœur.

C’est le pays de la toilette,
C’est le triomphe, sans un pli,
Du poli,
Du joli.
Nos fleurs sont à la violette,
Et nos soupirs au patchouli.

Rasoirs, il faut en découdre !
Allons ! peignes nouveau-nés,
Cascade aux flots safranés,
Tombe ici comme la foudre,
Poudre les airs, arbre à poudre ;
Savonnette, savonnez !

Un grand bruit de tambours, de flûtes et de chapeau chinois.
Jeanne, remonte la scène.

Quelle quantité de monde !…

Chœur.

Silence ! silence ! silence !
C’est le monarque qui s’avance !
Pareil aux astres éclatants,
C’est Couturin, roi de la mode,
Le seul qui sache, avec méthode,
Diriger nos goûts inconstants.

Jeanne.

Mais ils viennent par ici !… J’ai peur. Où me cacher ?… Ah !…

Elle s’enfonce sous l’arbre à miroirs. Toute la cour de Couturin,
en arrivant, chante :

Mortels, que sa faveur inonde
De l’un à l’autre bout du monde,
Marchez où sa main vous conduit.
Tous ses ordres sont chose grave ;
On est perdu quand on les brave,
On est sauvé dès qu’on les suit.


Scène III.

LE ROI COUTURIN, LA REINE COUTURINE, avec toute la cour (hommes et femmes) ; GRAISSE-D’OURS, premier ministre.

Couturin et Couturine sont habillés à la dernière mode du jour, exagérée. Graisse-d’Ours, en veste, toute la barbe hérissée, l’air farouche, un tablier. — Tous les personnages de la cour représentent les divers métiers relatifs à la toilette. — Le Roi arrive au milieu d’une estrade portée à bras, et assis dans une sorte de fauteuil ayant des compartiments sur les côtés, deux plumes d’autruche au haut des montants et un miroir dans le dossier. À droite et sur un siège plus bas, la Reine ; à sa gauche, sur un autre siège, le premier ministre. — Les porteurs abaissent le trône-estrade, tout doucement, jusqu’à terre.

Le Roi Couturin.

C’est bien ! Arrêtez-vous ! Et puisque nous voilà installés dans l’endroit trois fois coquet des séances royales, ayant à notre droite notre chère épouse, la sémillante Couturine…

Couturine, avec un regard langoureux,
lui prend la main et la baise.

Toujours tendre, Couturin !

Le Roi Couturin.

À notre gauche, notre premier ministre, l’indispensable Graisse-d’Ours.

Graisse-d’Ours.

Vous êtes trop bon, Majesté !

Couturin.

Autour de nous, les hauts dignitaires de notre bonnet : l’archi-tailleur, l’archi-bottier, le prince du Cold-Cream, le duc du Caoutchouc, et autres.

Les grands dignitaires, s’inclinant.

Pour vous servir, ô Souverain !

Couturin.

Avec les dames de notre cour (il salue), lesquelles en font l’ornement.

Les Dames.

Ah ! délicieux !

Couturin.

Et derrière nous, le peuple imbécile !

La foule.

Vive le Roi !

Couturin.

Il nous faut, suivant l’usage, établir les modes de la saison.

Tous, avec vivacité et se démenant.

Voyons ! quelles couleurs ? combien de mètres ?

Couturin.

Un instant ! Il est d’abord indispensable de rappeler les principes.

Graisse-d’Ours.

Rappelez !

Couturin.

Or c’est une vérité reconnue, mes colombes, que vous êtes naturellement hideuses !

Les dames, scandalisées.

Ah ! ah ! l’abomination !

Couturin.

Oui, fort laides !… Silence ! Vous ne mettrez pas en doute, j’imagine, la supériorité du factice sur le réel ? C’est l’Art seul, déesses, qui vous fournit tous vos charmes. — Ne craignez rien, je suis discret. — Mais vous conviendrez que l’on est amoureux de la robe et non de la femme, de la bottine et non du pied ; et si vous ne possédiez pas la soie, la dentelle et le velours, le patchouli et le chevreau, des pierres qui brillent et des couleurs pour vous peindre, les sauvages mêmes ne voudraient pas de vous, puisqu’ils ont des épouses tatouées !

Il se rassoit.
Les dames.

C’est un peu dur ! un peu vif !

Graisse-d’Ours se lève.

D’ailleurs, le vêtement, étant le signe manifeste de la chasteté, fait partie de la vertu et est une vertu lui-même !

Il se rassoit.
Couturin.

Donc, plus le costume sera costumant, c’est-à-dire antinaturel, incommode et laid, plus il sera beau !

Il se rassoit.
Graisse-d’Ours se lève.

Et distingué surtout !

Tous.

Ah ! distingué ! le distingué, c’est le principal.

Couturin se lève.

Eh bien ! travaillez maintenant.

Il se rassoit.


Tous.

Voyons ! cherchons !

Un moment de silence, puis on entend tout à coup
un grand fracas de miroirs cassés.
Couturin.

Qu’est-ce ?

Il fait à un officier signe de sortir ; après avoir regardé à droite.

Ah ! l’arbre aux miroirs, cassé ! Ils étaient trop mûrs sans doute, et quelque maraudeur en l’ébranlant…

L’officier, rentrant.

Nous avons trouvé dessous un monstre !

Couturin.

Un monstre ?

L’officier.

Oui, ô Souverain, un être vert et démodé.

Couturin.

Qu’on l’amène !

Tous.

Quelle bravoure !


Scène III.

Les Précédents, JEANNE.

Elle entre avec des gants verts Empire qui lui montent jusqu’aux coudes, et faisant beaucoup de plis sur les bras ; une coiffure à la girafe, un châle jaune par-dessus sa tunique et un ridicule à la main. À son aspect, Couturine pousse un cri aigu et tombe à la renverse. Graisse-d’Ours se lève indigné ; Couturin, avec un petit mouvement d’effroi, se recule sur son trône ; les dames arrachent vivement les feuilles de l’arbre à éventails et se cachent le visage dessous. Brouhaha général.

Les hommes s’écrient.

— Arrière !

— Va-t’en !

— Cache-toi !

Les dames.

— C’est une horreur !

— Une turpitude !

— Une antiquité !…

Couturin, pour commander le silence,
étend son sceptre, un fer à papillotes.

Du calme ! têtes exaltées par la frisure ! Approche, jeune fille, — car tu as l’air d’en être une, à tes attributs naturels, bien que tu n’en possèdes point les grâces. Explique-nous, justifie ton accoutrement !

Jeanne.

Je l’ai pris là, par terre, au hasard… croyant qu’il le fallait ; et, en me relevant, tous les miroirs…

Couturin.

Assez ! Ce n’est pas d’eux qu’il s’agit.

Rapidement.

Mais, pour avoir désobéi aux lois de notre Empire, pour avoir méprisé le culte de la chaussure, les délicatesses de la lingerie et l’élégance du cheveu ; pour t’être affublée d’une aussi infâme défroque, qui fait remonter l’imagination jusqu’au temps de Corinne et du cirage à l’œuf, tu mériterais les supplices…

Tous.

Oui, oui ! les plus terribles !

Couturin.

D’être condamnée à des bottines trop étroites, à des peignes trop durs, à des corsets indélaçables !

Tous.

Bravo !

Couturin.

À porter un cabas !

Jeanne.

Grâce !

Couturin.

Et un turban… avec panaches !

Jeanne.

Mais je ne connaissais pas la mode ! Je n’ai pu la suivre. Est-ce un crime ?

Couturin.

Il n’y en a pas de plus grand, être femelle ! car la Mode, sais-tu bien, c’est la loi, la fantaisie, la tradition et le progrès ; il n’est rien qu’elle ne gouverne, ne produise et ne renverse. Colosse folâtre établi sur le monde, elle drape la couche des nouveau-nés, tandis qu’elle ornemente des tombeaux, levant sa tête au ciel vers les philosophies et pénétrant ainsi, du bout de son pied mignon, jusque dans l’éternité. Retire tes gants verts !

Jeanne, humblement.

Je ne demande pas mieux, moi. Je ferai ce qui vous plaira.

Couturine.

Ah ! pitié pour elle, grand roi !

Couturin.

Soit ! je te pardonne, en considération de ton ignorance.

Aux grands officiers.

Et vous autres, occupez-vous de la façonner congrument, de la vêtir dans le dernier genre.

Jeanne, sautant de joie.

Oh ! merci. Quel bonheur ! Je serai donc jolie, bien habillée !

Couturin.

Espérons-le !

BALLET.

Sur un signe que fait Couturin, les officiers de sa cour se précipitent de droite et de gauche : les uns vers les champignons qui portent des costumes, les autres vers les étoffes du fond, ceux-ci vers les marabouts, ceux-là vers l’arbre à peignes, etc. ; et ils s’empressent d’habiller Jeanne et de la maquiller. Cependant le fond et les deux côtés du théâtre changent, et représentent du haut en bas les rayons d’un gigantesque magasin de nouveautés, plein de garçons servant des dames.

Couturin est placé au premier plan à droite, étalé, seul, sur une petite causeuse dans une pose méditative et en train de prendre des notes.

Les garçons de magasin habillent des dames du monde.

Quelques-unes viennent s’adresser à Couturin, qui leur répond, par trois fois :

Laissez-moi ! Je compose !

Couturine leur sert du thé, sur un petit guéridon, placé près de Couturin.

À de certains moments, le mouvement s’arrête et il se fait un grand silence. Alors Couturin, un lorgnon dans l’œil, passe toutes les femmes en revue et les rajuste, abaisse ou rehausse leur décolletage d’un geste brusque, puis lève les épaules et crie :

Non, pas ça, c’est vieux ; autre chose ! vivement !

Jeanne doit toujours former le centre du groupe principal. À la fin, toutes les dames, y compris la Reine, qui ont suivi progressivement les mêmes changements, se trouvent habillées comme elle, d’une façon riche et extravagante.

Couturin.

Restons-y au moins une demi-heure ! C’est très beau !

Satisfaction générale exprimée par des soupirs ; mais tout à coup Couturin considère Jeanne, et, défaisant avec rapidité sa toilette :

Oui ! décidément, ceci me déplaît ; et cela aussi !… Autre chose… Allons ! vite !

Jeanne se trouve dans un costume d’un goût simple et exquis.

Maintenant, seigneurs et seigneuresses, parfumeurs et brodeuses, chemisiers et couturières, retirez-vous dans vos cabinets artistiques, nous souhaitons être seuls ! Demeurez, Couturine !


Scène IV.

JEANNE, COUTURIN, COUTURINE.
Couturin.

Eh bien ! jeune fille, ce luxe de la toilette que tu désirais si fort, le voilà !

Jeanne.

C’est donc vrai ! Je ne rêve pas !

Couturin.

Non, les génies supérieurs te protègent.

Jeanne.

Moi !

Couturin.

N’en doute plus ! Aucune, grâce à nous, ne sera aussi séduisante.

Jeanne.

Oh ! merci. Il va donc m’aimer.

Couturin.

Peut-être ? Pour atteindre à la moderne dignité de femme, — tâche de comprendre, — pour devenir tout à fait cet être charmant, inextricable et funeste commencé par Dieu et achevé par les poètes et les coiffeurs, si bien qu’il a fallu soixante siècles au monde avant de produire la Parisienne, il te manque encore, ô petite fille, bien des choses.

Jeanne.

Lesquelles ?

Couturin.

Eh ! tu ne sais pas saluer, sourire, pincer la bouche, cligner des yeux, ni débiter des mélancolies en prenant sur un sofa des poses de fleur battue par la brise. Comment ferais-tu, voyons, en l’entendant soupirer ? et quelle serait ta réponse s’il te demandait : « M’aimes-tu ? »

Jeanne.

Eh bien, je répondrais : Oui.

Couturine, impérieusement.

Ça ne se dit pas, jeune fille ! C’est un mot indécent, naturel et populaire !

Jeanne.

Mais comment parler ? Enseigne-moi !

Couturin.

Holà ! les deux types du bon goût ! Arrivez !


Scène V.

Les Précédents, Deux Mannequins.

Monsieur et dame que l’on apporte. La dame est vêtue à la dernière mode. Le monsieur a une raie derrière la tête, qui se continue, par les poils de son paletot systématiquement divisés, jusqu’au bas des reins ; elle se reproduit sur chaque jambe du pantalon ; lorgnon dans l’œil, chic anglais, etc.

Couturin.

Considère ces deux honnêtes mannequins qui ressemblent à des humains : tâche de reproduire leurs mouvements, si tu veux avoir de belles manières. Rappelle-toi leurs discours, et, en quelque lieu que tu te trouves, à la campagne, en visite, en soirée, dans un dîner ou au spectacle, tu pourras jacasser hardiment sur la nature, la littérature, les enfants aux têtes blondes, l’idéal, le turf, et autres choses. La clef, Couturine ?

Il remonte les deux automates à la poitrine.

Commençons. En appuyant ici, on obtient ce qu’il faut dire devant un beau paysage.

En prenant le monsieur sous les aisselles, il le penche de droite et de gauche, comme on fait à une pendule dont le balancier est arrêté. Couturine fait de même à la dame.

Partez !

Le monsieur, avec de petits gestes rapides
de la main droite et l’air guilleret.

Bonjour, chère !

La dame, même jeu.

Bonjour, bonjour, mon bon !

Ils se rapprochent ainsi des deux côtés de la scène, en roulant sur leurs roulettes, et quand ils sont arrivés face à face, ils se secouent les mains pendant une minute avec violence, en ricanant.

Le monsieur, regardant autour de lui,
avec des mouvements de tête saccadés.

Tiens ! tiens ! tiens ! où sommes-nous donc ?

La dame, minaudant et en détachant ses phrases.

Ah ! la délicieuse campagne !… un site pittoresque !… et des petites fleurs ! — si poétiques ! — et inutiles !… poétiques parce qu’elles sont inutiles, — inutiles parce qu’elles sont poétiques !

Le monsieur, d’un ton bourru.

Moi… je la trouve bête comme chou… votre campagne. — Du sentiment, allons donc ! — de l’élégie, ha ! ha ! ha ! — la poésie, ha ! ha ! ha ! — Je suis revenu de tout ça… ha ! ha ! ha !

La dame, avec beaucoup de gestes.

Mais cependant, permettez, si l’on taillait ces arbres… si l’on reculait ces massifs, en faisant avancer le vieux chêne, avec quelques ruines, des paysans bien habillés et un chemin de fer pour être à proximité, on aurait là, avouez-le, un beau sujet artistique, de quoi faire une jolie mine de plomb.

Le monsieur, gaillardement.

En fait de mine, je préfère la vôtre.

La dame.

Où donc prenez-vous ce ton-là ? Chez vos petites dames ? Je voudrais bien, sans qu’on le sache, y aller un peu… pour voir leur mobilier.

Le monsieur.

À vos ordres !

À part.

Une imagination !… elle pétille !

Haut.

Mais, permettez, un conseil : pour vos placements, je m’en chargerais.

La dame, vite.

Et des reports aussi ?

Le monsieur, vite.

Ça va ! J’ai mon carnet.

La dame, vite.

Nous disons donc ?…

Couturine, arrêtant le ressort.

Assez ! assez ! ils ne s’arrêteraient plus.

Jeanne.

J’aurai bien du mal à retenir…

Couturin.

Ah ! bah ! avec de la bonne volonté ! Écoute-les plutôt sur les nouvelles du jour.

Il touche un ressort des mannequins à une autre place.
La dame, lentement et d’un air affligé.

Eh bien, — à ce qu’il paraît, — on a encore massacré, là-bas, douze mille de ces pauvres diables.

Le monsieur, chantonnant.

Broum ! broum ! broum ! Qu’est-ce que ça nous fait ? Je ne donne plus là dedans ! La vie est courte, turlurette ! Amusons-nous !

La dame, d’un ton gai.

Vous avez le genre Régence, tout à fait talon rouge.

Le monsieur, gravement, la main dans son gilet.

Oui, avec des idées libérales. Un mélange de l’ancienne aristocratie française et de l’industrialisme américain. Qu’est-ce que ça ?

La dame, vite, et d’un ton suppliant, en lui offrant
une liasse de petits papiers.

Des billets de loterie, pour mes pauvres !

Le monsieur, avec un grand salut.

Trop heureux, Madame !

À part.

Pincé !

Légèrement.

Et le nouveau livre de chose, l’avez-vous lu ?

La dame, admirativement.

Oh ! très beau ! Vrai ! c’est un grand homme !

Le monsieur, naturellement.

Eh ! non, un crétin. Du moins on le dit.

La dame.

On le dit. Ah ! alors ça se peut. Je vous crois.

Le monsieur, avec un regard amoureux et soupirant.

Si vous pouviez croire tout ce que je vous…

Il s’arrête brusquement.
Couturin.

Ah ! j’ai oublié deux demi-tours !

Jeanne.

Mais ils ne s’aiment pas du tout, ceux-là !

Couturin, en remontant les mannequins.

C’est ainsi que cela commence ; et quand il lui aura dit, en face, assez d’impertinences pour la faire pleurer, ce sera une union si intime et tellement reconnue, que l’on ne manquera pas dans les meilleures maisons de les inviter ensemble.

Les deux mannequins, pendant qu’il les remontait, ont échangé des gestes tendres qui deviennent de plus en plus expressifs.

Non ! non ! à la valse ! à la valse !

Ils se mettent à valser, et, pendant qu’ils valsent, Jeanne répète du mieux qu’elle peut tous leurs mouvements.

C’est cela ! lui, menton levé et coude en l’air ; elle, droite comme un I et nez baissé ; tous deux piquant leurs angles dans l’espace, une vraie figure de géométrie en belle humeur. Assez : qu’on les remmène ! Et vous, Couturine, veillez bien à ce qu’on les remette dans leurs boîtes.

On les emporte.

Scène VI.

COUTURIN, JEANNE.
Couturin.

Voilà ! Tu en sais suffisamment pour te produire dans le monde.

Jeanne.

Eh ! ce n’est pas le monde qui m’inquiète, mais Lui. Où est-il ? Je veux le voir.

Couturin, lentement.

Il me serait possible de satisfaire ton désir.

Jeanne, ravie.

Oh !…

Couturin.

À une condition, cependant.

Jeanne.

Dis-la ! et quelle qu’elle soit, d’avance… Réponds donc…

Couturin.

C’est que jamais tu ne te feras reconnaître, ni à lui, ni à son compagnon.

Jeanne.

Pourquoi ?

Couturin.

Parce qu’il t’a déjà repoussée quand tu étais paysanne : l’oublies-tu ? Et, surtout, écoute bien, tu ne doutes pas de mon pouvoir : n’est-ce pas moi qui t’ai donné plus de robes que tu ne possédais d’épingles et plus de perles fines qu’il n’y avait de grains de son dans l’auge de tes pourceaux ? Eh bien, je te jure, par cette même puissance, que si tu viens à lui dire ton nom, à l’instant même, et comme d’un coup de foudre, tu mourras.

Jeanne baisse la tête, tandis que Couturin l’observe
avec anxiété ; puis lentement :

N’importe sous quel nom et sous quelle figure : pourvu qu’il m’aime, c’est tout ce que je veux ! Partons-nous ?

Couturin.

Oh ! inutile ! Le voilà qui vient pour des emplettes indispensables à son voyage !

On entend la voix de Dominique dans la coulisse.

Scène VII.

Les Précédents, PAUL, DOMINIQUE, Commis.

Dans la scène précédente, le décor peu à peu s’est changé en un bazar immense où il y a beaucoup d’articles de voyage. Le fond de la scène se trouve occupé par les couturiers et les modistes.

Dominique, criant.

Place ! place ! Il nous faut deux sacs de nuit, une aumônière, des couvertures.

Premier commis.

À vos ordres !

Deuxième commis.

Tout de suite, Monsieur !

Troisième commis.

Huitième étage ! quinzième rayon !

Quatrième commis.

Non ! par ici !

Dominique.

Ah ! j’en perds la boule !

Paul et Dominique sont arrivés au milieu de la scène.
Jeanne, la main sur son cœur.

C’est lui !

Paul, apercevant Jeanne.

Quelle beauté !

Dominique.

Je trouve qu’elle a un faux air.

Riant.

Suis-je bête !… Comme si c’était possible !…

Paul.

Mais je l’ai déjà vue !… Où donc ? Ah !… dans mes rêves, sans doute…

Jeanne, vivement.

Il ne me reconnaît pas ? Bien ! D’autant plus que déguisée par cette toilette…

Couturin.

Tu as meilleure chance de lui plaire, certainement ! Mais n’oublie pas mes leçons !

Jeanne.

Non ! non ! Oh ! je me sens de l’esprit ! tu vas voir.

Paul, saluant.

Madame !…

À part.

Pour qu’un être tellement merveilleux se rencontre ici, avec moi, c’est que le ciel, sans doute, l’a voulu ? Serait-ce par hasard… ?

Jeanne, imitant les gestes du mannequin.

Bonjour ! bonjour, mon bon !

Paul.

Quelle familiarité ! C’est un indice, un signe, peut-être ?…

Jeanne, se rapprochant de lui.

De la tristesse, il me semble ? Et la cause ?

Paul.

Prêt à partir pour un long voyage, je me demandais, tout à l’heure, si je ne ferais pas mieux…

Jeanne.

Un voyage ? ça me va ! Plus on est de fous, plus on rit ! Votre bras, voyons ! Presto !

Paul.

Elle est folle !

Jeanne.

Mais regardez ! J’ai trois cent quatre-vingt-douze caisses pleines de robes, des coiffures par douzaine, des serviettes brodées, des torchons à dentelles, des gants à vingt-six boutons et des amours de petites bottes. Oh ! mes petites bottes !

Elle montre son pied.

Bottes ! bottes ! bottes !

Paul.

Assez ! assez !

Jeanne.

Mon chalet d’acajou peut, en un clin d’œil, se poser sur les sites les plus pittoresques, et avec un piano !… (geste de dégoût de Paul) un bon piano pour jouer des polkas sur les montagnes… Je sais faire des imitations. Écoute !

Paul.

Grâce !

Jeanne, vivement.

Le reflet de nos élégances embellira le monde entier. Nous donnerons des raouts dans les pagodes, nous friserons les sauvages ; notre poudre de riz se mêlera à tous les vents ! Tout pour le chic ! chic for ever ! Du matin au soir nous ferons des mots ! — Nous écrirons notre nom sur tous les monuments ! nous blaguerons toutes les ruines, nous cracherons dans tous les précipices ! Tu ne t’ennuieras pas ! Grâce à la poste, maintenant, on reçoit n’importe où les journaux. Si l’occasion se présente de faire une affaire, un lac de pétrole, quelque gisement de houille…

Paul, s’enfuyant.

Horreur !

Jeanne.

Aimons-nous !

Paul.

Pas de cette façon-là !

Jeanne.

Reviens !

Paul.

Jamais !

Il disparaît.
Dominique, regardant de droite et de gauche.

Comment ? décampé ! Elle était bien aimable pourtant !

Il sort.

Scène VIII.

JEANNE, COUTURIN.
Jeanne, atterrée et considérant Couturin.

Eh bien ? eh bien ?

Couturin.

Qu’as-tu donc ?

Jeanne éclate en sanglots,
et s’appuyant sur l’épaule de Couturin :

Ah ! je suis horriblement malheureuse !

chœurs de couturiers et modistes
offrant les consolations puisées dans les douceurs de leur art.
Jeanne, les regarde quelque temps sans comprendre ;
puis tout à coup :

Misérables ! c’est vous qui en êtes cause avec vos fadeurs imbéciles. Allez-vous-en, mensonges du cœur et de la joue, hypocrisies, maquillages, faux sentiments, faux chignons, poitrines débraillées, âmes étroites ! Je hais tout cela ! Non ! non ! plus de tout cela !

Elle déchire ses vêtements.

Où est-il ?… Je veux lui dire que je le trompais !… Paul ! Paul !

Elle court de côté et d’autre, éperdue, haletante,
renversant tout devant elle. — Les couturiers et les modistes s’enfuient.

Attends-moi ! réponds ! Je vais venir ! Me vois-tu ? Écoute ! Paul !

Elle revient sur le devant de la scène, près de Couturin,
qui est le Roi des Gnomes.

Ah ! je l’ai perdu pour toujours !

Le Roi.

Par ta faute ! Tu t’y es mal prise !

Jeanne.

N’est-ce pas ? j’aurais dû me nommer !

Le Roi.

Tu en serais morte, l’oublies-tu ?

Jeanne.

Ah ! mais que fallait-il donc faire ? Et c’est moi-même qui l’ai chassé ! Plutôt que de me contraindre dans tout ce factice qui m’étouffait le cœur, j’aurais dû lui parler simplement et ne pas l’étourdir par le caquet de mes élégances ineptes. Si j’avais été une autre, je lui aurais plu peut-être ? Il lui faudrait quelqu’un avec moins de fard aux pommettes, de sottise aux lèvres, de singeries dans les manières ; une femme… qui le gagnerait par la modestie de sa tendresse… une bonne épouse… une simple bourgeoise.

Le Roi.

Tu veux en être une ?

Jeanne.

Est-ce qu’il m’aimerait alors ?

Le Roi.

Je le pense !

Jeanne.

Comment le devenir ?

Le Roi.

Oh ! cela est facile !

Jeanne.

Fais donc !

Le Roi.

Tu l’exiges !

Jeanne.

Oui ! oui ! Où donc le trouver ?

Le Roi, l’entraînant par la main, avec autorité.

Viens ! Par là ! Suis-moi !

SIXIÈME TABLEAU.

LE ROYAUME DU POT-AU-FEU.

Le théâtre représente la place de ville, en hémicycle. Toutes les rues y aboutissent, de façon que l’on peut apercevoir d’un seul coup d’œil la ville entière. Les maisons, toutes pareilles et d’une architecture pitoyable, à façade nue, sont peintes en couleur chocolat, avec des réchampis blancs. Au milieu de la place, porté par un trépied et sur les charbons embrasés, bouillonne un gigantesque pot-au-feu.

Autour du pot-au-feu, il y a, rangés en demi-cercle, des fauteuils de bureau en acajou, dans lesquels se tiennent assis les épiciers, tous en serpillière et en casquette de loutre. Derrière eux, des deux côtés de la scène, debout, les différentes corporations de la ville, portant des bannières, où l’on voit écrit : Bureaucratie, Sciences, Littérature, etc. Les savants ont des toques et des abat-jour verts ; les littérateurs, un mirliton et un encrier passés en bandoulière sur la hanche ; les bureaucrates, des bouts de manche de percale noire avec une plume de fer à l’oreille. Tous les citoyens portent la barbe en collier et ont (à l’exception des épiciers) des redingotes à la propriétaire et des chapeaux tromblons sur la tête.

Le grand pontife, au milieu de la scène, derrière le pot-au-feu, faisant face au spectateur et monté sur un escabeau, dépasse la multitude. Des deux côtés, sur le devant, un groupe de collégiens, coiffés de képis, joue de l’accordéon. Aux fenêtres des maisons, il y a des femmes à bonnets tuyautés et en robe de laine brune ; sur les toits à tuiles rouges, des chats. Au delà, un ciel gris.


Scène première.

La toile se lève aux sons mélancoliques des accordéons joués par les collégiens, et qui se prolongent quelque temps encore après qu’elle est entièrement levée. Puis il se fait un silence. On entend bouillonner le pot-au-feu tout doucement, et enfin le grand pontife commence.

Le grand pontife, une écumoire à la main.

Citoyens, bourgeois, croûtons ! En ce jour solennel, où nous sommes réunis pour adorer le trois fois saint Pot-au-feu, emblème des intérêts matériels, autrement dit des plus chers ! si bien que, grâce à vous, le voilà maintenant presque une divinité !… C’est à moi, le grand pontife de ce culte sage, qu’il incombe de vous remémorer vos devoirs et de vous relier tous, par un acte commun, à la vénération, à l’amour, à la frénésie du Pot-au-feu !

Vos devoirs, ô Bourgeois, nul d’entre vous, je le déclare, n’y a transgressé ! Vous vous êtes tenus philosophiquement dans vos maisons, ne pensant qu’à vos affaires, à vous-mêmes seulement ; et vous vous êtes bien gardés de lever jamais les yeux vers les étoiles, sachant que c’est le moyen de tomber dans les puits. Continuez votre petit bonhomme de chemin, qui vous mènera au repos, à la richesse et à la considération ! Ne manquez point de haïr ce qui est exorbitant ou héroïque, — pas d’enthousiasme surtout ! — et ne changez rien à quoi que ce soit, ni à vos idées, ni à vos redingotes ; car le bonheur particulier, comme le public, ne se trouve que dans la tempérance de l’esprit, l’immutabilité des usages et le glouglou du Pot-au-feu.

Accordéons.

À vous d’abord, colonnes de la patrie, exemples du commerce, base de la moralité, protecteurs des arts, Épiciers !

Les épiciers se lèvent.

Jurez-vous de toujours mettre de la chicorée dans le café ?

Les épiciers, en chœur.

Oui !

Le grand pontife.

Et de ne pas quitter le comptoir, sauf, bien entendu, pour venir sur votre seuil indiquer aux badauds la route qu’il faut suivre ; enfin, de vous infusionner dans le monde par toutes sortes de moyens, alliances et propagande, de manière à faire prévaloir vos principes et à demeurer, ce que vous êtes, les rois de l’humanité, les dominateurs universels ?

Tous les épiciers, debout,
la main étendue vers le pot-au-feu.

Nous le jurons !

Le grand pontife.

Et vous, Bureaucrates !

Les bureaucrates.

Présents !

Le grand pontife.

Êtes-vous bien résolus à travailler toujours le moins possible, en ne songeant toujours qu’à votre avancement ?

Les bureaucrates.

Oh ! oui !

Le grand pontife.

Jurez-vous de toujours brûler effroyablement de bois dans vos poêles, de vous montrer incivils, de maudire vos chefs en vous plaignant de l’existence, et de dépenser pour cent écus d’écritures dans une affaire de vingt-cinq centimes, dont vous ferez attendre la solution pendant quinze ans ?

Les bureaucrates.

Nous le jurons !

Le grand pontife.

Messieurs les Savants, lumières du pays, à votre tour !

Les Savants se présentent à demi courbés,
avec un tremblement sénile.
Le grand pontife, d’un ton familier.

Vous vous engagez, n’est-ce pas, comme par le passé, à ne faire que des petites recherches innocentes, qui ne troublent rien ?

Tous les savants levant les mains.

Oui ! oui ! N’ayez pas peur ! Nous le jurons.

Le grand pontife.

Cela suffit ! — Venez maintenant, vous, talents honnêtes qui charmez nos soirées de famille. L’art étant fait pour récréer, vous nous récréez. Allons !

Les poètes comiques étendent tous la main vers le pot-au-feu,
en faisant :

Cocorico !

Ricanements dans l’assemblée.
Le grand pontife, souriant aux épiciers qui l’entourent.

Encore un peu d’excentricité dans la forme ; mais les intentions sont si pures !

Il frappe avec son écumoire sur le pot-au-feu
pour réclamer l’attention.

Un dernier mot, Messieurs, à la Jeunesse, au printemps de la vie.

Sur un signe qu’il leur fait, les collégiens s’approchent
avec leurs accordéons sous le bras.

Approchez, Éphèbes, approchez ! Jeunes gens, notre espoir, vous allez entrer dans l’âge des passions ! Prenez garde, c’est comme si vous pénétriez dans une poudrière ; la moindre étincelle, tombant sur vos cerveaux, peut faire sauter l’édifice ! On a eu soin d’écarter de vous toutes les torches, je le sais : n’importe ! Il n’en faut pas moins se défier des ardeurs du sang et de l’imagination ; elles ne produisent que des crimes et des folies ! ou plutôt, utilisez vos vices ! employez profitablement vos mauvais instincts ! Que ceux, par exemple, qui savent gagner au jeu, rapportent leur argent à la maison, et qu’ils le placent ! Amusez-vous en cachette, économiquement ; prenez un bon état, et ne rentrez jamais passé dix heures du soir. Voilà le secret. Jurez-vous de l’observer ?

Les collégiens.

Nous le jurons !

Ils retournent à leur place.
Le grand pontife.

Je suis ému, Messieurs ! Tant de raison dans cet âge m’a touché, et si la fête n’était pas terminée, je succomberais à mon émotion. Elle est terminée, car il n’est pas besoin de vous demander de serment, à vous…

Il s’adresse aux femmes qui sont aux fenêtres.

gardiennes et cause de notre félicité, épouses, ménagères, petites mamans pot-au-feu ! C’est par vos soins qu’il mijote ! Donc, persévérez dans vos deux préoccupations chéries : 1o raccommoder les chaussettes de vos légitimes, et 2o être toujours en garde contre les séductions de la gaudriole. Ne songez même qu’à cela, incessamment, exclusivement. Bref, n’oubliez pas que l’attitude la plus belle pour une femme, sa position idéale, si j’ose m’exprimer ainsi, est de se tenir quelque peu agenouillée, avec une écumoire à la main, un bas de laine passé dans le bras gauche, tournant le dos à Cupidon, et la tête perdue dans la vapeur du pot-au-feu !

Et vous, Chats, inconstants quadrupèdes, bohémiens des toits ! Si vous n’employez pas tout votre temps et la force de votre gueule à nous prendre des souris, on vous mettra des muselières et l’on vous empalera avec la broche, puisque la Nature vous a créés pour nous être utiles. Mais, que si vous devenez sédentaires et zélés à nous servir, on vous laissera au fond de l’assiette quelques gouttes froides du pot-au-feu !

Et toi, Soleil, puisses-tu, brillant toujours modérément, te transformer en un vaste paquet de chandelles, pour nous économiser l’éclairage ! et que tes rayons fassent tomber dans le creux des mers une pluie de graisse, afin que, se chauffant à la tiédeur, tout le globe entier ne soit plus qu’un immense pot-au-feu !

Tous crient.

Vive le pot-au-feu !

En retirant leurs chapeaux, ce qui laisse voir distinctement leurs crânes étroits et très allongés, en forme de pain de sucre.

Les femmes, aux fenêtres.

Comme nos maris sont bien !

Les autres corporations qui n’ont pas été nommées s’empressent autour du pot-au-feu, et le grand pontife, décrivant mystiquement un cercle dans l’air, les asperge tous avec son écumoire. Après quoi, la séance étant levée, on retire les sièges, on se cherche et l’on s’aborde avec une certaine animation.

Les bourgeois.

Ah ! une belle fête ! un remarquable discours ! Et quelle musique ! On a fait des progrès dans les arts ! C’est incontestable !…

La confusion et la rumeur peu à peu s’apaisent, et tous se mettent à observer les horloges qui sont au-dessus de la porte, devant chaque maison. L’aiguille marque cinq heures cinquante-cinq minutes. Ils attendent le nez en l’air, et quand six heures sonnent, ils disent tous en même temps :

Allons dîner !

Ils entrent dans les maisons.

Scène II.

La scène reste complètement vide. D’abord, on entend dans les maisons un bruit de gros baisers, ensuite un bruit de chaises ; presque aussitôt après, un bruit de cuillères sur les assiettes, et quelque temps après

Des voix s’élèvent et disent :

Ah ! ça fait bien !…

Un petit silence, puis cliquetis de couteaux et de fourchettes.
Les mêmes voix.

Voilà ce qu’on ne trouve pas au restaurant !…

Le bruit des couteaux et des fourchettes continue. On entend déboucher des bouteilles de vin, puis
Les mêmes voix.

Nous sommes entre la poire et le fromage.

Alors quelques petits rires de satisfaction.
Les voix des hommes, seulement.

Donne-nous un verre de liqueur, hein ?

Les voix des femmes.

Mais tu vas te faire mal !

Les voix des hommes.

C’est pour mon estomac, une fois n’est pas coutume !…

Ensuite un fort remaniement de chaises, et
Tous les bourgeois apparaissent à leurs fenêtres,
étendent la main et disent :

Il fait chaud !

Une femme arrive à chaque fenêtre.

Oui ! mais le fond de l’air est froid.

Tous les bourgeois.

C’est vrai !

Ils se détournent un peu
et tapent sur le baromètre accroché en dehors de la fenêtre.

Ça va-t-il se maintenir ?

Après quelque réflexion.

Oui !… oui… on peut prendre le frais !

Les croisées se referment, et bientôt tous les bourgeois rentrent en scène et s’installent devant leurs portes sur des chaises, chaque ménage étant flanqué d’un petit garçon habillé en turco et d’une petite fille habillée en Suissesse.

Ah ! on est bien ici !

Les femmes prennent leur tricot, les hommes leur journal. Jeanne, en costume extra-bourgeois, s’assoit sur le seuil d’une maison au premier plan, à droite.


Scène III.

Les Bourgeois, Les Bourgeoises, JEANNE, LE ROI DES GNOMES.
Dès que Jeanne est assise,
Le roi des gnomes, ayant retiré quelques-uns de ses attributs de Pontife du Pot-au-feu, paraît derrière elle, et se penchant sur son épaule.

Tu le vois ! tout me cède ! tout nous sert ! Je n’ai eu qu’à me montrer pour être élu bourgmestre de la ville et pontife de la religion.

À part.

Rien de plus facile : c’est dans la médiocrité que l’esprit du mal triomphe !

Jeanne, soupirant.

Mais voilà tant de jours que je le cherche, que je l’attends… Et il va venir, tu crois !

Le Roi des gnomes.

J’en suis sûr ! Patiente !

Jeanne.

Oh ! merci. Protège-moi toujours !

Les mères.

Allons, mes anges ! Voici l’heure où les enfants doivent s’amuser !

Les petits turcos et les petites Suissesses s’élancent du seuil des maisons en courant, se prennent par la main et dansent en rond autour du pot-au-feu en chantant quatre vers imités de la chanson des Spartiates :

Nos grands-pères étaient bêtes,
Nos pères l’ont été plus !
Nous le sommes davantage,
Nos enfants le seront encore bien plus.

Quelques-uns de leurs bonnets tombent dans leur danse,
et l’on voit leurs crânes extra-pointus.
Jeanne, les contemplant.

Ils sont jolis, ces enfants. Heureuses mères !

Une dame, à côté d’elle, sur une chaise.

Sans doute ! Vous êtes bien honnête, Mademoiselle, et le mien, quoique plus jeune, promet beaucoup !

Elle appelle.

Nourrice !…

Deuxième dame.

Et le mien aussi. — Nourrice !…

Troisième dame.

Et les deux miens donc ! — Nourrice !…

Alors paraît une légion de nourrices dandinant des poupons dans leurs bras.
Les mères s’empressent autour d’eux, pour les montrer.
Première dame.

Envoyez un bécot à la jolie demoiselle et au bon monsieur.

Une mère de poupard, lui retirant ses langes.

Regardez-moi ces membres.

Une autre mère.

Et sa tête !

Elle lui retire son béguin.

Voyez !…

Toutes les mères de poupards.

La sienne est bien plus belle ! la plus belle !

Elles retirent toutes les béguins de leurs marmots,
qui ont des crânes fantastiquement pointus.
Le Roi, prisant.

Encore mieux que leurs pères ! La génération s’annonce crânement !

Toutes les mères et dames, parlant à la fois.

Récitez votre fable !… Une risette !… Ah ! qu’il est gentil ! Il aura du nanan !

Tous les enfants envoient des baisers à Jeanne et commencent à marmotter très vite, pendant que les mères parlent à la fois, que les poupons pleurent et que les nourrices chantonnent. Mais il s’élève dans la coulisse un grand murmure, comme serait l’irritation contenue d’une foule lointaine. Paul et Dominique paraissent. Tous les enfants, effrayés, s’enfuient, les nourrices ramènent leurs nourrissons, et beaucoup de bourgeois et de bourgeoises s’éloignent avec des regards farouches. D’autres vocifèrent :

À bas ! canailles, brigands, originaux !

Sifflets, huées.

Scène IV.

LE ROI DES GNOMES, JEANNE, PAUL et DOMINIQUE, en costume de voyage très négligé.
Ils arrivent par le fond du théâtre.
Dominique.

Eh bien, quoi ?… Imbéciles ! Est-ce notre costume qui nous vaut tout cela ?

Les bourgeois sortent, en se faisant des signes d’intelligence.
Jeanne, s’élançant vers Paul.

Paul !… Ah ! enfin !

Le Roi.

Dissimule ! Tu sais qu’il faut de la simplicité !

Dominique.

Ils ont l’air assez rébarbatif, ces particuliers-là.

Paul.

N’importe ! C’est peut-être ici que se trouve… la bien-aimée inconnue…

Dominique.

Ah ! nous y revoilà ! Décidément, que voulez-vous ? que cherchez-vous ? Où est le but ? Depuis le temps que nous vagabondons dans toutes sortes de pays… car c’est la bouteille à l’encre que votre histoire !

Paul.

Rien de plus simple ! Je dois rencontrer quelque part une jeune fille à l’âme pure, au désintéressement absolu, la reconnaître, en être aimé, et, fort de son amour, m’emparer du château des Cœurs.

Dominique.

Ah ! très bien ! Une femme qui n’existe guère, un château qui n’existe pas. Car, enfin, qu’y a-t-il donc dans ce savoyard de château ? Des trésors ?

Paul.

Non ! mais une fortune tellement extraordinaire que tu ne peux l’imaginer.

Dominique.

Oh ! oh ! reste à savoir ! Allons, Monsieur, un bon mouvement ! Revenons à Paris !…

Paul.

Oh ! laisse-moi, Dominique ! Je suis si plein de lassitude, de découragement ! Et puis il y a dans cette ville, malgré sa vulgarité, je ne sais quel charme !

Jeanne, lui offrant une chaise près d’elle.

Oui ! restez, Monsieur !

Paul hésite.

Asseyez-vous !

Paul, à part

On n’est pas plus gracieuse, ma parole !

Il la considère. Elle baisse les yeux.

Diable ! quelle pudeur !

Silence. Ils se regardent face à face.
Jeanne.

On voit que vous êtes complètement étranger à la localité, Monsieur !

Avec dédain.

Et ce costume… excentrique !…

Paul.

Mon Dieu ! Mademoiselle, je ne pensais pas qu’en voyage !…

Jeanne, sèchement.

N’importe ! Il faut suivre la coutume !

Dominique.

Mais elle est assommante, celle-là !

À part, haussant les épaules et montrant Paul.

Quel plaisir que de s’entêter !…

Haut.

J’ai envie de voir aux alentours s’il n’y a rien de plus drôle ! Vous permettez, n’est-ce pas ?…:

Paul.

Oui ! Reviens vite !


Scène V.

JEANNE, PAUL et LE ROI DES GNOMES,
caché par le trône du Pontife, qu’on a roulé au premier plan, à droite.
Jeanne.

Vous ne faites pas comme lui ? Tant mieux !

Paul, à part.

Ah ! elle s’humanise !

Jeanne.

Pour demeurer avec nous…

Silence.
Paul.

Eh bien ?

Jeanne, timidement.

Il faudra… oh ! ne m’en voulez pas… ne rien faire, ne rien dire et même ne rien penser qui sorte des actions, des paroles et des idées de tout le monde !

Paul.

Eh ! pourquoi ? Où est le mal d’obéir à son cœur quand on sent qu’il est honnête ? Moi, quoi qu’il advienne, je soufflette les infamies, je m’écarte des laideurs, et, devant ce qui est grand, je m’agenouille !

Jeanne.

Ah ! c’est bien, cela ! c’est bien !

Le Roi des gnomes, derrière Jeanne.

Prends garde !

Jeanne.

Pour un homme fatigué du monde, il serait doux, cependant, d’habiter une de ces maisons.

Paul se détourne avec dégoût.

Oh ! l’intérieur vaut mieux ! Si vous saviez comme chaque femme soigne son petit mari ! Elle l’entoure de prévenances, fait les confitures, lui brode des pantoufles, le dorlote, le bécote, l’aide à s’habiller, et même lui présente… sa redingote !

Jeanne offre à Paul une des redingotes locales.

Passez-la !

Paul, ébahi.

Pourquoi ?

Jeanne.

On est si bien dedans ! Je vous en prie !

Paul, mettant la redingote.
À part.

Elle est stupide, quoique charmante !

Haut.

Sans doute, cette vie-là possède des avantages. Mais ne croyez-vous pas, vous dont la voix est pure comme un chant d’oiseau et le regard cordial comme une bonne poignée de main, ne sentez-vous pas, dites, qu’il peut se rencontrer parfois des unions plus complètes, une félicité d’une telle ardeur qu’elle envoie ses rayons autour d’elle ? L’enchantement qu’on a l’un de l’autre fait, au milieu des fanges de la terre, comme une poésie permanente : plus on s’aime, plus on devient bon ; l’habitude seule de la tendresse conduit à l’intelligence de tout ; et ce qui paraît de la vertu n’est que l’excès du bonheur !

Jeanne.

Ah ! je vous comprends ! Oui ! oui !

Le Roi des gnomes.

Mais tu te perds, malheureuse !

Jeanne, oppressée.

En effet, assurément ! et, sans bannir un certain idéal, il y a moyen de s’organiser une petite existence bien tranquille. Pourquoi perdre le meilleur de soi-même en sympathies, en émotions, en démarches, au lieu de réserver tout cela pour son propre individu ?

Le Roi des gnomes.

Brabo !

Jeanne.

Comme les autres sont les plus forts, soumettons-nous, afin qu’ils nous respectent et qu’ils nous servent ! Oh ! c’est facile, avec des concessions extérieures, et pourvu qu’on n’ait dans ses discours et sur sa personne rien d’extravagant !

Paraît un barbier avec les ustensiles de sa profession.
Paul, surpris.

Que voulez-vous ?

Le barbier, d’une voix caverneuse.

Tailler votre barbe en collier comme à tout le monde !

Paul.

Voilà, par exemple, une exigence !

Jeanne.

Oh ! pour me plaire !

Elle lui attache la serviette autour du cou.
Paul.

Je suis d’un ridicule achevé, n’importe ! Mais d’où vient qu’elle me fascine, et que j’obéis comme un enfant !

Jeanne, pendant que le barbier travaille.

Un peu de patience ! C’est presque fini ! Encore un coup ! Ah ! que vous serez bien ! et quels bons soirs, cet hiver, dans le salon à rideaux de perse, décoré par des photographies de famille, au coin du feu, près de mon piano ! Il y a, dans le faubourg, de petits jardins avec des tonnelles de bâtons verts. Nous viendrons là, tous les deux, le dimanche ; et, nous promenant bras dessus bras dessous, nous parlerons sans cesse de notre bonheur, à côté des légumes, en regardant l’espalier.

Paul, le barbier ayant fini, se lève. — À part.

Elle a raison peut-être. Un fond de jugement se découvre dans ce qu’elle dit. D’ailleurs, une fois ma femme, je l’éduquerai ! ·

Jeanne.

Mais tournez-vous donc pour que je vous voie ! Ah ! bravo ! Merci ! Je suis contente. Vous ne me quitterez plus.

Elle lui prend les mains.
Paul.

Ah ! chère mignonne ! Non ! non ! je te le jure !

Jeanne, ravie et le contemplant.

Est-ce possible ? Mais oui ! Rien ne lui manque !

Le Roi des gnomes, tendant vivement à Jeanne
un tromblon.

Et cela ?

Jeanne, posant le tromblon sur la tête de Paul.

Oui, cela !

Appelant.

Tous ! tous ! venez ! c’est fini.

Des trois côtés, un flot de bourgeois se précipite sur la scène.

Scène VI.

Les Précédents, Bourgeois, puis DOMINIQUE.
Les bourgeois, applaudissant et embrassant Paul.

— Ah ! très bien, très bien !

— Excessivement convenable !

— Nos félicitations !

— Mon cher compatriote, je suis heureux !…

Paul.

Permettez… Que signifie ? Tout à l’heure on a failli me lapider, et maintenant…

Un bourgeois.

C’est que vous êtes un des nôtres !

Le Roi des gnomes, lui présentant un miroir.

Tiens ! regarde !

Paul, après s’être considéré quelque temps dans le miroir,
et comme un homme qui sort d’un songe.

Comment ! le collier ! l’odieux tromblon du bourgeois !

Il jette par terre le chapeau. Cris d’indignation de la foule.

Et la redingote à la propriétaire !

Il se l’arrache du corps.

Moi, j’ai pu me déshonorer avec ces deux couvre-idiots, sous ces infâmes symboles ! Jamais ! jamais !

Il trépigne sur le chapeau et sur la redingote avec rage.
Jeanne.

Le malheureux ! Grâce !

Les bourgeois.

Il est fou ! Prenez garde !

Jeanne, éperdue.

Calmez-le ! Voyons ! que faire !

Voix de la foule.

Qu’on le saisisse ! Un bouillon ! L’épreuve du bouillon !…

Jeanne.

Apportez-le, vite !… Là ! C’est bien ! Prenez, mon ami !

Paul est entouré, tenu par les pieds et par les mains. Jeanne lui tend une tasse de bouillon, qu’on vient de lui remettre et l’approche de ses lèvres.

Buvez-moi cela, lentement.

Paul renverse la tasse d’un revers de main.

Je me moque pas mal de votre bouillon !

Tous.

Sacrilège ! — Au cachot ! au cachot ! — Dans un cul de basse-fosse !

La foule s’est ruée sur lui et on le garrotte aux poignets.
Paul.

Oui ! battez-moi ! J’aime mieux vos injures que vos applaudissements et vos supplices que vos bienfaits ! Avec vos cœurs d’esclaves et vos têtes en pain de sucre, vos grotesques costumes, vos hideux ameublements, vos occupations abjectes et vos férocités d’anthropophages…

La foule.

C’est du délire !

Paul, levant au ciel ses mains enchaînées.

Ah ! que n’ai-je, pour vous exterminer, la foudre du ciel !

Les bourgeois.

Il devient dangereux ! Un bâillon !…

On le bâillonne.
Un bourgeois.

Et à son domestique !…

Tous les bourgeois.

Oui ! oui !

Dominique reparaît avec la redingote et le tromblon,
et se débattant.

Mais j’ai la redingote, moi ! J’ai le tromblon ! Je ne demande pas mieux !

Un bourgeois.

Ça n’y fait rien ! En vertu de la solidarité !…

Dominique.

Je boirai le bouillon !

Les bourgeois.

Silence !

Dominique.

J’en ai même besoin !

Les bourgeois.

Insolent !

On le bâillonne, et on les enferme tous les deux, au rez-de-chaussée, dans la prison qui est à droite, au second plan. — On les aperçoit à travers les barreaux.

La foule pousse un grand soupir de satisfaction.

Ah ! il s’agit maintenant de les moraliser un peu, de les catéchiser !


Scène VII.

Les Mêmes, LE GRAND PONTIFE.
Le grand pontife.

Ça me regarde ! C’est mon devoir, mon sacerdoce ! Je commence !

Infortunés ! vous êtes convaincus d’attentat contre la redingote et le pot-au-feu !

Les bourgeois, ricanant.

Ah ! ah ! ces messieurs n’en voulaient pas !

Le grand pontife.

De dédain pour l’Épicerie, de sentiments, idées, paroles, manières et costumes bizarres, en un mot d’excentricité !

Une voix.

La guillotine !

Le grand pontife.

Non, Messieurs ! Grâce au ciel, nos mœurs sont plus douces ! Nous ne demandons, misérables ! qu’à vous lessiver par le châtiment, à vous purifier par le remords, et même, nous voudrions que plus tard, si c’est possible, à force de bonne conduite, vous vous réhabilitassiez ! Le bouillon que vous avez rejeté, on vous l’ingurgitera de force, mais plus clair ; les murs de votre appartement seront embellis par des inscriptions morales, et ce sera, au lieu d’apprivoiser des araignées, votre distraction unique !

Les prisonniers s’agitent en remuant leurs bras
à travers les barreaux.

Je n’ai pas fini ! La juste fureur du peuple veut, puisque vous ne pouvez à présent nous faire aucun mal, que je vous assomme ainsi en vous disant un tas de choses ! Donc on tentera sur vous des expériences !…

Un petit râle se fait entendre à toutes les horloges au-dessus des portes, et huit heures sonnent. Au premier coup, tous les bourgeois tirent leur bonnet de coton de leur poche et le mettent sur leur tête. Le Grand Pontife s’interrompt subitement et se coiffe du sien en même temps.

L’heure de se coucher ! À demain !

Tous les bourgeois rentrent chez eux.

Scène VIII.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES.
Jeanne, avec emportement.

Délivre-le ! délivre-le donc, ou je vais moi-même…

Le Roi.

Prends garde !

Jeanne.

Mais c’est par ta faute qu’il se trouve là, et que je l’ai perdu encore une fois !

Le Roi.

Par la tienne !

Jeanne.

Ah ! non content de m’avoir trompée !…

Le Roi.

Je ne t’ai pas trompée ! Je puis te donner tout ce que tu demandes, mais il m’est impossible d’agir sur tes sentiments comme sur les siens ; choisis mieux ! À ta première réquisition, je t’ai accordé les élégances du monde et les niaiseries qu’elles comportent ; à la seconde, la simplicité bourgeoise avec son cortège de laideurs. De quoi te plains-tu ? que te faut-il ?

Jeanne, après un long silence.

Eh bien ! je vais te le dire ; car je l’ai deviné enfin, lorsqu’au milieu de la populace qui l’enchaînait, le rêve de son cœur a jailli dans une explosion d’orgueil ! Ce que je veux ? Écoute : c’est un pouvoir tellement démesuré qu’il l’éblouisse ! Je demande des palais de basalte avec des escaliers de diamant, et à le faire asseoir auprès de moi sur un trône d’or, pour qu’il contemple de plus haut toutes les têtes de mes peuples esclaves prosternés dans la poussière !

Le Roi.

Bien ! bien ! Mais pas si fort, ma princesse, de peur de réveiller ces honnêtes populations.

Il tire de sa poche un bonnet de coton démesuré, se l’enfonce sur le chef et relève ses lunettes bleues. Son visage est effroyable, avec des dents jaunes, des yeux cernés jusqu’aux oreilles, tandis que son collier de barbe rouge, se développant sur les deux côtés, ressemble à deux gros plumets. La mèche de son bonnet de coton flamboie. Il disparaît avec Jeanne.


Scène IX.

Aussitôt le pot-au-feu, dont les anses se transforment en deux ailes, monte dans les airs et, arrivé en haut, il se retourne entièrement. Tandis que les flancs du pot-au-feu vont s’élargissant toujours, de manière à couvrir la cité endormie, des légumes lumineux, carottes, navets, poireaux, s’échappent de sa cavité et restent suspendus à la voûte noire comme des constellations.

Dès que l’obscurité est complète, on entend s’élever dans toutes les maisons un ronflement général.

Mais il se fait un bruit sec comme d’un barreau qu’on brise ; puis de la prison sortent deux ombres humaines, frôlant les murs et marchant sur la pointe des pieds. Paul apparaît d’abord, ensuite Dominique avec le tromblon et la redingote à la propriétaire, et portant sous ses bras ses deux bottes pour ne point faire de bruit. Il contemple un instant avec effroi les constellations-légumes.

Le ronflement général repart.

La toile tombe lentement.

SEPTIÈME TABLEAU.

LES ÉTATS DE PIPEMPOHÉ.

Le théâtre représente une vaste salle d’une architecture indo-moresque, ayant dans le fond une galerie (praticable) à doubles arcs correspondants, soutenus par des colonnettes géminées. Il y en a trois, et celui du milieu, faisant porte, s’ouvre sur l’escalier à trois marches par où l’on descend dans la salle.

Le salon a des poutrelles or et bleu, successivement. Les colonnettes sont en ébène avec des incrustations de nacre, et les arcades du côté extérieur de la galerie closes par des stores en petits bambous dorés.

Sur la plinthe qui supporte la galerie, comme sur toutes les murailles, des losanges vermillon et azur alternent dans la couleur noire.

À droite, une grande portière de cachemire. À gauche, sur un trône flanqué de chimères, à fond d’or mat et que surmonte un baldaquin de plumes blanches, Jeanne, en costume royal et éblouissante de pierreries, est assise dans une attitude impérieuse.

Près d’elle, debout, se tient son premier ministre (le Roi des Gnomes). Par derrière, des négresses agitent des éventails en plume de paon ; et devant elle, des nains barbus, habillés de rouge et accroupis sur leurs talons, occupent symétriquement tous les degrés du trône. Les deux derniers, en bas, soufflent à pleine poitrine sur deux cassolettes un peu plus hautes qu’eux.

Au milieu de la scène danse un groupe de bayadères, — tandis qu’au fond, devant chaque arcade et tranchant ainsi sur la couleur dorée des stores, il y a un géant, habillé d’une longue robe noire, et qui reste immobile.

Une musique langoureuse bourdonne. Les tourbillons des parfums montent lentement ; et la lumière du soleil, passant par les intervalles des roseaux, enveloppe tout d’une atmosphère ambrée.


Scène première.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES, en premier ministre,
Les Nains, Les Danseuses.
Le Roi des gnomes, bas, à l’oreille de Jeanne.

Es-tu heureuse, maintenant ?

Jeanne, souriant.

J’espère l’être bientôt !

Les bayadères, après un de leurs pas et avant d’en recommencer un autre,
s’inclinent devant le trône.
Le Roi des gnomes.

Oui, c’est cela ! Tous te prennent pour la reine, morte la nuit passée, et l’erreur du peuple va durer. Tu n’as plus qu’à le retenir quand il viendra, mais sans te faire connaître, car n’oublie pas quelles conséquences terribles…

Jeanne.

Je sais ! Merci, bon génie, qui as eu pitié de ma tendresse, et puisque tu es mon premier ministre, ne me quitte plus.

Le Roi des gnomes.

Si parfois je m’écarte, ce sifflet d’or m’appellera.

Il lui donne un sifflet d’or, qu’il avait à son cou et qu’elle passe au sien.

La portière de cachemire faisant face au trône s’entr’ouvre, et il entre un nain d’aspect farouche, avec une aigrette à son turban, de très longues moustaches, et un bâton d’ivoire à la main. Il conduit, marchant au pas et effroyablement armés, une escouade de six géants. Tandis qu’il s’avance jusqu’aux pieds du trône pour se prosterner, les géants s’alignent en haie contre la muraille et y restent immobiles.


Scène II.

Les Mêmes, Le Nain, général des géants, puis Un Officier
puis Le Chancelier.
Le nain, après sa prosternation, se retourne
vers les géants.

Plus haut, drôles ! plus haut ! Le menton levé ! Qu’est-ce qu’une tenue pareille !…

Tous les géants tremblent d’effroi devant lui.

Place au messager des désirs de la souveraine !

En gardant le dos toujours collé contre la muraille, ils s’écartent de droite et de gauche ; et alors paraît un officier en turban rose, avec des gants de mousseline claire, une veste bleue et un large sabre suspendu contre sa hanche par un baudrier.

L’officier, ayant fait un long salut.

D’après les ordres de Votre Majesté sublime, nous venons de hacher en petits morceaux les douze misérables qui ne se sont pas prosternés assez vite, hier, quand vous passiez dans le bazar des soieries sur votre éléphant blanc.

Jeanne.

D’aprés mes ordres… par morceaux… mon éléphant… ?

L’officier, souriant.

Il ne s’agit pas de votre trois fois divin éléphant blanc, Majesté, ce ne sont que des hommes.

Jeanne, indignée.

Malheureux !

L’officier la regarde, ébahi.
Le Roi des gnomes, bas.

Tu te compromets par cette indignation. Pense donc a lui, à ton but, et récompense ce bon serviteur pour son exactitude.

Jeanne.

Jamais je ne pourrai !

Le Roi des gnomes.

Il le faut cependant !

Jeanne, d’une voix hésitante.

C’est bien, nous sommes contente, va !

L’officier sort. — À part.

Ah ! mon Dieu ! qui m’aurait dit que j’aurais le courage… ?

Le Roi, à part.

Allons ! elle commence bien !

Entre le Chancelier, vêtu d’une grande pelisse bordée de fourrures par-dessus sa robe verte, avec un bonnet d’astrakan, un encrier dans sa ceinture noire, et à la main gauche, entre les doigts, plusieurs longues bandes de papier.

Le chancelier.

Je me hasarde sous vos puissants rayons, lumière des étoiles, pour vous faire observer qu’il manque à cette place votre auguste sceau !

Jeanne.

Qu’est-ce ?

Le chancelier.

Votre Majesté, sans doute, se rappelle l’insolence de cet homme qui osa pleurer en sa présence, avant-hier, sous le prétexte qu’il mourait de faim ?

Jeanne.

Je… ne me souviens pas.

Le Roi, bas.

Tu te souviens, au contraire.

Le chancelier.

C’est l’ordre pour son exécution immédiate !

Jeanne.

Horreur ! Retirez-moi cela !

Le Roi, au chancelier.

Donne, je m’en charge ! Sortez, vous tous !

Jeanne.

Oui, sortez !

Le nain sort, suivi des six géants, dont les têtes touchent aux voussures des arcades dans la galerie. Les bayadères s’en vont ensuite, et les nains, accroupis sur les marches du trône, sauf un seul qui demeure à demi caché.

Le Roi, désignant les deux géants du fond près des stores.

Ceux-là peuvent rester, étant muets.


Scène III.

LE ROI DES GNOMES, JEANNE.
Jeanne, descendant du trône.

Qu’as-tu donc pour exiger cette mort ?

Le Roi.

Moi ? Oh ! pas le moindre motif !

Jeanne.

Eh bien, comme j’ai le droit de pardonner…

Le Roi.

Pardonner ? Mais ils ne croiront jamais que tu sois la reine !

Jeanne.

Pour avoir pleuré ! quel crime ! elle était donc bien cruelle, l’autre !…

Le Roi.

Elle était forte. Imite-la !

Jeanne.

Il m’est impossible cependant…

Le Roi.

Tu veux donc te perdre, et pour un scrupule indigne de ce pouvoir tant rêvé, quand il te le faudrait plus fort que jamais…

Jeanne.

Que dis-tu ?…

Le Roi.

Car bientôt, tout à l’heure peut-être, tu auras à tirer d’un péril mortel ton frère et ton amant.

Jeanne, après un long silence.

Et tu crois que ce papier…

Le Roi.

Il ne s’agit que de retourner dans tes mains ton sifflet d’or et d’en appuyer le pommeau sur cette cire rouge.

Jeanne.

Oh ! non ! c’est trop horrible !

Le Roi.

Mais si le peuple se révolte, s’il te chassait ? Je ne peux rien sur les multitudes, moi ! Il est accoutumé chaque jour à des supplices. Tu le prives de sa joie, il va douter de sa reine.

De grands cris s’élèvent au dehors.

L’entends-tu ?

Jeanne, prêtant l’oreille.

En effet !

Voix lointaines.

Vengeance ! La mort ! la mort !

Le Roi des gnomes, à un des géants près des stores.

Relève !

Le géant, sans monter sur les marches, allonge le bras et il relève d’un seul coup jusqu’en haut le store de bambous dorés qui ferme l’arcade extérieure du milieu de la galerie. On aperçoit une ville orientale, minarets, coupoles.

Jeanne gravit vivement les trois marches
et se penche pour voir.

Quelle foule ! et avec des piques, des haches, des épées ! La voilà qui bat contre les portes du palais !

Le Roi.

Hâte-toi donc, malheureuse ! pour sauver ceux que tu aimes !

Jeanne.

Donne !

Elle repousse le papier.

Non ! non !

Le Roi des gnomes.

Garde au moins le pouvoir quelque temps, ne fût-ce qu’un jour, une heure, et que ce supplice montre…

Jeanne, emportée.

Eh bien ! qu’il ait lieu quand je n’y serai plus !

Le Roi, servilement.

Demain, si tu veux ; tes désirs sont des ordres, Majesté. Voilà.

Jeanne, apposant vite le cachet.

Oui, demain !

Le Roi remet le papier au nain resté près du trône.

Cours !

Le nain se précipite à droite par la portière,
en riant à gorge déployée.

Eh ! eh ! il est d’humeur folâtre, ce bouffon !

Jeanne, se tordant les mains.

Miséricorde de Dieu ! si j’avais su tout cela… !

Le Roi des gnomes, à part.

Nous la tenons ! Elle a été coquette, puis stupide ; elle devient cruelle ! C’est complet !

Cris de joie et applaudissements au dehors.

Ton peuple te remercie, ô reine !

Jeanne.

Mais un grand bruit de pas se rapproche !…

Les voix, de plus près.

La mort ! la mort !

Le Roi, tout en remontant jusqu’au fond, au delà des trois marches,
contre la grande baie du milieu.

C’est qu’il vient lui-même jusqu’ici, pour aider à tes bourreaux et jouir de ton aspect trois fois saint. Entrez !

Alors s’avance par la galerie d’abord le nain général, puis derrière lui des nègres portant sur leur épaule le bout d’une énorme chaîne qui attache Paul et Dominique. Un flot de peuple les accompagne.

Tout ce cortège, avec le nain en tête, descend les marches de l’escalier et se déploie au fond contre le petit mur de la galerie, laissant au premier plan Paul et Dominique en haillons, très pâles, les yeux hagards, tandis que le Roi des Gnomes reste sous l’arcade du milieu et que les géants en robe noire, dominant par derrière la multitude, se tiennent toujours immobiles devant les stores dorés.


Scène IV.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES, PAUL, DOMINIQUE, Le Nain général, Nègres, Foule, etc.
Jeanne, apercevant Paul.

Lui !…

Puis elle s’est contenue, et quand il se trouve en face d’elle,
au nain :

Enchaînés ! Pourquoi ?

Le nain, général des géants.

Ils ont franchi les limites de vos États, Majesté !

Jeanne.

Eh bien ?…

Le Roi des gnomes, descendant vers elle
par le côté gauche.

N’est-ce pas le plus grand des crimes, ô lumière des étoiles ?

Jeanne, comprenant.

Ah !… en effet… certainement ! Vous avez bien agi, général ! et vous aussi, les noirs !… et vous aussi, mon peuple !… Mais… en raison même de cet excès d’audace, nous désirons interroger les deux coupables, seule !

Au roi des Gnomes.

Sans notre premier ministre !

Il s’incline.

S’il est besoin de vous… (lui montrant le sifflet) on vous appellera, vous savez !

Il disparaît brusquement par une trappe, dans le trône.

Comment ? disparu déjà ?… Je ne l’ai pas vu sortir !

À demi-voix.

Ah ! tant mieux, il nous importunerait !…


Scène V.

JEANNE, PAUL, DOMINIQUE, puis LE ROI DES GNOMES.
Jeanne, après que la foule s’est écoulée.

Bien que je sois la reine, il me faut subir pourtant les lois de ce pays. C’est en vertu d’elles que mon peuple vous a tout à l’heure arrêtés. J’ai dû, quand il était là, lui donner raison. À présent je vous pardonne, vous êtes libres !

Dominique, à part.

Quelle bonne femme !

Jeanne.

Je veux d’abord vous retirer ces chaînes, sans que personne le sache toutefois, excepté le premier ministre. — Où est-il ? — Ah ! le sifflet !

Elle siffle. Le Roi des Gnomes, à l’instant, se trouve près d’elle.
Dominique, à part.

D’où sort-il donc, celui-là ? Je n’aime pas ces manières d’entrer ! Quand nos affaires allaient si bien !

Paul, considérant le Roi des Gnomes.

C’est étrange ! Je l’ai déjà vu… mais oui !… Dans ce bal… ou plutôt… ne serait-ce pas l’homme du cabaret ? Il y a là-dessous… quelque piège…

Jeanne, au Roi des Gnomes.

Faites tomber leurs chaînes !

Bas.

J’avais besoin du secret… tu m’excuses ?

Le Roi.

Sans doute !

Haut.

Oh ! immédiatement, Majesté !…

Il s’avance gravement vers les deux prisonniers, et sans effort, rien qu’en les touchant, il brise leur chaîne, anneau par anneau, avec ses doigts. Les tronçons tombent sur le sol, avec un grand bruit de fer.

Dominique.

Tudieu ! quel poignet !

Paul.

C’est lui !

Il se penche pour l’examiner ; le Roi des Gnomes a disparu.
Jeanne, à part.

Aussi discret que dévoué, ce bon génie !

Haut à Paul.

Mais qui vous gêne encore ? Cependant, voyez vos mains, elles sont délivrées ; toutes ces portes, elles sont ouvertes. N’avez-vous rien à nous dire ?…

Paul, froidement.

Des remerciements, il est vrai !

Jeanne, piquée.

Ah !… c’est tout ?…

Paul, lentement.

Que demandez-vous de plus ? Sais-je d’ailleurs quel motif… ?

Dominique, à part.

L’imprudent !

Haut.

Ah ! Majesté, reine, déesse, reflet de la lune, nos cœurs débordent de reconnaissance !…

Jeanne.

Bien ! — Plutôt que de continuer vos courses périlleuses, il serait meilleur pour vous de rester dans ce royaume.

Dominique.

Certainement ; moi, j’accepte !

Jeanne, à part.

Il ne répond pas !…

Haut.

Je dis dans cette ville, à ma cour, où je vous offrirais quelque fonction.

Paul, brièvement.

Je refuse !

Jeanne.

Même celle de premier ministre.

Paul.

Oui !

Jeanne, à part.

Que veut-il donc ?…

Elle étend son bras vers l’arcade du milieu ouverte.

Regarde ! Voici la capitale de mes États, ma grande ville de Pipempohé, elle à vingt-quatre lieues de tour, trois millions d’habitants, six fleuves qui la traversent, des palais d’or, des maisons d’argent, et des bazars tellement interminables qu’il faut un guide pour vous conduire dans la forêt de leurs piliers de cèdre. Je te la donne.

Paul.

Je n’en ai pas besoin !

Jeanne.

Ah ! quel orgueil !

Au géant qui est au fond, à droite.

Relève !

Le géant relève, comme a fait l’autre, le store de bambous dorés.
On aperçoit un golfe semé de navires, une forêt plus loin.

Et tu auras mon port, mes marins, mes vaisseaux, toute la mer, avec les îles et les contrées que l’on découvrira.

Paul.

À quoi bon ?

Jeanne.

Tu accepteras ceci, j’espère !

Au second géant.

Relève !

Le géant relève le store de gauche et l’on aperçoit, entre des rochers noirs et d’aspect horrible, un grand bloc éclatant de blancheur.

Cette montagne est toute en diamant. Les magiciens qui sont à mon service la couperont, et je te fournirai des éléphants pour en emporter les morceaux.

Paul.

C’est un bagage trop lourd, Majesté !

Jeanne.

Est-ce mon trône que tu désires ?… Je puis t’y faire asseoir près de moi !…

Avec tendresse.

et même en descendre, pour que tu y restes seul ?

Paul.

Ma place est plus loin ; j’ai une tâche à exécuter.

Jeanne.

Ah ! Et si je t’en empêche ?

Paul.

Elle se trouve au-dessus de tous les pouvoirs !

Jeanne.

Mais si je te retenais ?

Paul.

J’aurais encore la liberté de vous haïr !

Jeanne.

Me haïr ! — Et tu refuses mon trône ? Qu’est-elle donc, cette mission si extraordinaire ?…

Paul.

Personne, je vous le dis, n’en doit rien savoir.

Jeanne.

Mais moi ?

Paul.

Vous surtout !…

Jeanne.

Quelle audace !

Dominique, bas.

Monsieur ! Monsieur ! pas de folies ! D’un mot elle peut faire sauter nos têtes comme deux volants ; si vous ne voulez pas, refusez avec politesse ! du calme ! de l’astuce !

Paul.

Eh ! je ne crains rien ! À mesure que je me rapproche du but, il se fait des lumières dans mon esprit. Et vous qui m’apparaissez maintenant sous la figure d’une reine au milieu d’épouvantes et de somptuosités, vous n’êtes rien autre chose que cette même femme qui a déjà voulu m’arrêter par d’absurdes élégances, et qui plus tard a tâché de me séduire avec les charmes d’un bonheur vulgaire. Ah ! je vous connais.

Jeanne, à part.

Malheureuse ! à moitié seulement, et pour m’exécrer davantage.

Paul.

Car vous n’êtes, avouez-le donc ! que l’instrument des génies funestes ! Mais je ne succomberai pas plus sous votre puissance que je n’ai été vaincu par les autres tentations ! Accumulez les obstacles ! Ma volonté est plus solide que vos citadelles et plus fière que vos armées.

Jeanne.

Insensé !

Appelant.

Les nègres ! les nègres !

Arrivent quatre nègres avec des poignards. — Aux deux premiers.

Approchez, vous deux !… Tirez vos poignards.

Ils marchent sur Paul et Dominique en levant leurs longs coutelas. Paul reste impassible ; Dominique est presque évanoui de terreur. Froidement.

Tuez-vous !

Les deux nègres tremblent et hésitent.

Avez-vous entendu ?

Ils se percent de leurs poignards et tombent morts.
Aux deux autres.

Emportez cela !

Les deux nègres survivants emportent les deux cadavres.
À Paul.

Doutes-tu encore de ma puissance ?

Dominique, à genoux, les mains jointes.

Non ! non ! Moi, d’ailleurs, je n’ai rien dit !

Jeanne.

Penses-tu qu’avec un peuple pareil je manque de moyens pour te contraindre ? J’ai ma tour de fer, bâtie sur un roc d’airain, dans un lac de soufre ; et au-dessus d’elle, pour empêcher de fuir par les airs, il y a continuellement quatre griffons tenant des nuages dans leur gueule et qui tourbillonnent en regardant sous eux. J’ai au fond d’un puits de marbre, après des centaines d’escaliers, un cachot plus étroit qu’un cercueil, dont les pierres vous dévorent, et où les captifs ne peuvent pas mourir ! Mais je te ferais, s’il me plaisait, écraser sous mes chariots, brûler dans mes fours à porcelaine, dévorer par mes tigres, ou boire d’un tel poison qu’immédiatement tu disparaîtrais et qu’il ne resterait de toi sur la terre, pas plus que d’une goutte d’eau évaporée ! Eh bien… va-t’en !… tu es libre.

Paul, croisant les bras.

De quelle façon ?

Jeanne.

Tu peux sortir de mon royaume.

Paul fait un geste de doute.

Oui, sans que personne t’en empêche.

Paul.

Qui me l’affirme ?

Jeanne déchire son écharpe au-dessus de la frange,
et y imprime son cachet.

Mon nom sur cette bribe de satin suffira pour vous mener jusqu’aux frontières… et peut-être, un jour, si tu la conserves, tu t’accuseras d’avoir répondu par des outrages aux offres les plus magnifiques et les plus tendres que jamais un homme ait reçues d’une reine !

À Dominique, lui tendant le sauf-conduit.

Tiens, prends !

Avec un geste d’autorité.

Sortez !

Ils s’en vont par la galerie.
Jeanne les suit du regard pendant longtemps.

Scène VI.

JEANNE, seule.

Que lui ai-je donc fait, pour qu’il me fuie toujours ? Il m’a été impossible de l’éblouir avec mon pouvoir, et ma générosité ne l’a pas ému !

Elle marche lentement en regardant les murs.

Qu’ai-je besoin de tout cela maintenant, puisqu’il le refuse !… Je vais abandonner ce royaume… et le suivre… partout… de loin…

Elle s’affaisse sur les degrés du trône.

Ah ! j’avais plus de bonheur autrefois, quand je n’étais qu’une laitière. Un jour… je me rappelle… je suis venue dans sa mansarde, il me vanta ma jolie figure… mes mains qu’il a presque portées à ses lèvres… Et aujourd’hui non seulement il ne me reconnaît plus, mais il me hait. Par quelle fatalité ? Et pourquoi se trompe-t-il sur ces bons génies, quand ils ne travaillent au contraire qu’à notre félicité commune.

Des éclats de rire stridents éclatent au dehors, à gauche,
derrière le trône.

Ah ! ce sont mes petits bouffons, dans la salle à côté, qui s’amusent !

Un bruit de voix joyeuses s’élève.

Quelle gaieté !


Scène VII.

JEANNE, LE ROI DES GNOMES,
entrant de côté, dans son costume de gnome.
Jeanne, à sa vue, pousse un cri d’effroi.

Qu’est-ce donc ?

Le Roi.

Rien ! Nous nous amusons beaucoup ! tu l’as dit !

Jeanne.

Ces voix tout à l’heure, cette apparence… que signifie… ?

Le Roi.

Ceux qui rient là, à côté, ce sont les génies acharnés à ta perte, comme à celle de ton amant. Moi qui t’ai conduite partout, conseillée et fait semblant de te servir, je suis leur maître, le Roi des Gnomes.

Jeanne, atterrée.

Le Roi des Gnomes !… des Gnomes !…

Le Roi.

En vertu de ma volonté, jamais il ne t’aimera, et, à peine arrivé sur nos terres, il est perdu.

Jeanne.

Impossible ! Je cours après…

Le Roi.

Il est trop tard et quand même il reviendrait, je suis sûr de sa défaite.

Jeanne, avec impatience.

Non ! non ! non ! Je vais donner des ordres.

Le Roi.

Oh ! tant qu’il te plaira !

Jeanne.

Tu vas t’y opposer, n’est-ce pas ?

Le Roi.

Au contraire ! Tu seras obéie ponctuellement. Essaye.

Le Roi des Gnomes sort en riant ; et les rires,
dans la coulisse, redoublent.

Scène VIII.

JEANNE, seule.

Que me veulent-ils donc contre lui ? et dans quel but ? Qu’importe ! un péril le menace. Il y tombe, peut-être ? Il est perdu. Ah ! qu’il revienne ! Que faire ensuite ? Je n’en sais rien. Nous fuirons.

Appelant.

Général !

Le nain, général des géants, paraît.

Oh ! non, pas lui ! C’est un des leurs ! D’autres ! le chef de ma garde, le chancelier, des soldats, quelqu’un ! Venez donc ! venez donc !


Scène IX.

JEANNE, Un Officier avec des soldats, Le Chancelier.
Jeanne, à l’officier.

Ces deux étrangers partis tout à l’heure, cours après ! Malgré notre sauf-conduit royal, quoi qu’ils fassent, tu m’entends, je les veux ! ramène-les ! Tu m’en réponds sur ta tête !… Plus vite.

L’officier et les soldats sortent par la droite. — Au chancelier.

Pourquoi donc t’ai-je appelé, toi ?… Ah ! tu dois avoir encore entre tes mains l’ordre de supplice de cet homme… tu sais… qui a pleuré l’autre jour.

Le chancelier, avec une grande révérence,
le lui montrant.

Le voici, gracieuse Majesté.

Jeanne.

Donne !

Elle le déchire en morceaux.

Je lui fais grâce !…

Le chancelier la regarde, stupéfait.

Oui ! entièrement grâce !… Va le délivrer toi-même, et tu auras soin qu’on lui porte, pour qu’il n’ait plus faim à l’avenir, trois tonnes d’argent et la charge en blé de quatre dromadaires.

Fausse sortie du chancelier.

Écoute donc ! Il doit y avoir beaucoup d’esclaves dans mes jardins ? Qu’on brise leurs chaînes et qu’on les renvoie, sur des vaisseaux, dans leur patrie ! Ensuite, tu prendras aux magasins du palais tous les vêtements qui s’y trouvent : les dolmans de fourrures, les vestes en brocart d’or, les robes tissues de perles, et tu les distribueras aux habitants de ma ville, en commençant par les plus pauvres !… Reviens ! Je n’ai pas fini ! On tirera des arsenaux toutes les armes, et l’on en fera sur les places de grands bûchers qui réjouiront les veuves ! Comme j’ai trop de parfums, qu’on les jette par les fenêtres pour laver les rues ! J’ordonne qu’il n’existe rien des commandements portés jusqu’à ce jour en mon nom ! Je veux qu’il n’y ait plus dans mon royaume une seule douleur, mais un même sourire de joie sur la face de tout mon peuple ! Rien, maintenant, que des larmes d’allégresse et des bénédictions pour moi !

Paul et Dominique rentrent à droite, par la portière,
avec l’officier et les soldats.

Ah !

À l’officier.

C’est bien ! Laissez-nous !


Scène X.

JEANNE, PAUL, DOMINIQUE.
Paul, ironiquement.

Je me doutais de cette clémence, ô Reine !

Jeanne.

Malheureux qui me calomnies encore ! Écoute, il y va de ton salut.

Dominique.

Peut-être du mien ! Miséricorde !

Jeanne.

De ta vie !

Paul.

Que vous importe ?

Un long silence.
Jeanne.

C’est à moi que tu le demandes, toi !… toi, Paul de Damvilliers !

PAUL. Qui vous a dit mon nom ?

Jeanne, fièrement.

Eh ! que t’importe à ton tour ?

Silence.
Paul.

Ah ! je comprends. En effet, vous avez pour vous la science des Gnomes ; moi, j’ai la protection des Fées. Je vous défie.

Jeanne.

Ah ! oui, insulte-moi, méprise-moi, exècre-moi bien ! Mais au nom de tout ce qu’il y a de plus sacré, par les âmes de ceux qui te sont les plus chers, par pitié pour toi-même, je t’en supplie, reste, reste ici !

Paul.

Je partirai, cependant !

Jeanne.

Pourquoi donc t’obstines-tu à ne jamais me croire ?

Paul.

C’est que vous m’avez déjà trompé sous tant de formes ! Tout à l’heure encore, vous m’accabliez d’offres et de protestations, et puis à propos de rien, subitement, voilà que vous reprenez avec violence cette liberté que vous aviez eu tant de mal à fournir !

Jeanne.

Mais tu ne sais pas que tu te précipites à une mort certaine, puisque je ne le savais pas moi-même. Jusqu’à présent, j’étais la victime d’esprits infernaux dont je ne soupçonnais pas les desseins.

Paul.

Ah ! c’est un autre artifice maintenant ?

Jeanne.

Non, je te jure. Ne t’en va pas !

Paul.

Eh ! tous les hasards sont moins périlleux que vos serments.

Jeanne.

Regarde-moi donc. Est-ce que j’ai l’air de mentir ?

Paul.

Un nouveau piège ! Car plus je vous considère, et plus votre visage, évoquant pour moi des souvenirs lointains, m’en représente un autre… celui d’une jeune fille.

Jeanne.

Achève !

Paul.

Elle valait mieux que toutes les reines ; et j’aurais bien fait peut-être de retourner en arrière dans ma vie, plutôt que de toujours poursuivre en avant !

Jeanne.

Grandeur de Dieu ! quelle punition !

Paul.

Rien qu’une justice !

Jeanne.

Mais c’est affreux ! Tu ne me reconnais donc pas, quand tu sauras… quand je te dis… !

Le Roi des Gnomes, apparaissant tout à coup.

Prends garde !

Paul, à part.

Encore lui !

Jeanne.

Je ne t’ai pas appelé, toi ?

Le Roi des Gnomes, avec un grand salut.

Raison de plus pour venir, ô Reine !

Jeanne.

Va-t’en, va-t’en ! Je le sauverai seule !

Le roi des gnomes.

Mais tu vois bien que le misérable lui-même ne veut pas de ton secours.

Jeanne, à Paul, qui est déjà remonté au milieu de la scène.

Grâce ! Reviens !

Paul.

Jamais !

Il entraîne Dominique immobile de terreur, et s’en va par le fond.
Jeanne.

Au nom du souvenir dont tu parlais tout à l’heure ! Dussé-je pour te convaincre donner ma vie !…

Paul.

Je n’en ai que faire de vos dons !

Jeanne.

Écoute, je suis…

Paul et Dominique ont disparu. Le Roi des Gnomes étend sa main
sur Jeanne qui balbutie d’une voix mourante :

Jeanne la laitière !

Elle tombe comme foudroyée sous la main du Roi des Gnomes… Alors, toutes les marches du trône s’entr’ouvrent ; et les Nains, avec les têtes des Gnomes qu’ils avaient au premier tableau, s’élancent autour d’elle, dansant et chantant.

Elle est morte, elle est morte ! personne désormais ne nous contrariera. Enfin ! nous triomphons ! Haha ! haha ! haha !

La Reine des Fées, apparaît debout sur le trône.

Non, elle n’est pas morte !

Elle descend gravement les marches du trône et étend son manteau
sur Jeanne pour la défendre.

Son abnégation l’a sauvée !

Les Gnomes, reculant, font un cercle au milieu duquel se trouve Jeanne
et la Reine des Fées.

HUITIÈME TABLEAU.

LA FORÊT PÉRILLEUSE.

Scène première.

DOMINIQUE, seul.
Il arrive par la droite, à petits pas, en regardant
de tous les côtés.

Perdu pour avoir quitté mon maître une minute ! Où est-il donc ?

Il crie.

Monsieur ! Monsieur !… Absent ! Eh ! c’est sa faute… Quelle diable d’idée a-t-il avec ses gnomes et son château des Cœurs ! Cherchons-le cependant ! Monsieur !… Ah bien oui ! cours après. Mais des yeux brillent dans les feuilles… Eh non ! c’est le soleil sur la mousse ! Il y a de ces effets-là dans les bois ! Continuons !… On marche ! Un oiseau qui s’envole. Suis-je bête ! Il n’en faudrait pas moins sortir d’ici ! Essayons !

Une branche le cingle.

Ah !

Il se détourne.

Personne. Dieu soit loué ! Scélérates d’épines, va ! Gueuses de branches ! Plus j’avance, plus je m’empêtre !

Les arbres le frappent avec leurs branches.

Mais… Mais… J’ai toute la forêt sur les épaules ! Aïe ! N’importe ! Je passerai… Quand je vous dis que je passerai !

Il empoigne vigoureusement un arbre de chaque main, et il les écarte d’un seul mouvement. Aussitôt toute la forêt se divise devant lui, comme une toile que l’on déchire, et forme une belle allée de verdure, avec deux rangs d’arbres symétriques.

Au fond, et détaché en noir sur le ciel rose que fait le soleil couchant se dresse le château des Cœurs, tel qu’il a été vu dans la mansarde ; ses trois tourelles sont reliées par des courtines percées de petites ouvertures d’où s’échappe une lumière rouge.

Dominique reste longtemps immobile et muet de surprise.

Un château ! Le château des Cœurs ! C’est donc vrai ! Le voilà exactement comme d’après ses paroles. Eh non ! je rêve ! Impossible.

Il se palpe.

Cependant… je ne dors pas !… Ce toit noir, ces lumières rouges, on dirait un monstre qui vous regarde. Voyons ! voyons ! calmons-nous ! Pas de raison d’avoir peur ! au contraire c’est une fière chance ! Je l’ai découvert le premier tout de même ! Quelle joie ce sera pour Monsieur !

Mais… puisque je suis le premier ici… c’est à moi que revient la gloire ! Et pourquoi pas ?

Il est pris d’un rire frénétique.

La récompense, la dame, la belle femme ! La maison paraît seigneuriale, et les terres à l’entour vous composent un domaine… la forêt en dépend sans doute ? Comme je vais la couper rasibus ! C’est par là que je commence ! Quel abatis feront mes gens ! car j’ai des gens.

Il se promène de droite et de gauche, enthousiasmé.

Je ne suis plus domestique ! Allons donc ! Ah ! mais oui ! une valetaille de Sardanapale ! une livrée rouge et or, avec des bas tirés, sapristi ! des plumets au chapeau, des boutons larges comme des assiettes, et dans le vestibule, au bas de l’escalier, toutes sortes de jeux de cartes et de dominos ; c’est grand genre !… et s’ils ne charrient pas droit…

Il fait le geste de donner des coups de pied.

Eh bien ! pas de bourgeois ? Ma foi, tant pis ! J’ai fait tout ce que j’ai pu !… Cependant, une dernière complaisance.

Il crie, mais très faiblement.

Monsieur ! Monsieur !… Il ne pourra pas dire que je ne l’ai pas appelé !… Je suis quitte !… car enfin… puisqu’il se cache… je voudrais même qu’il y eût ici des témoins pour affirmer que je l’ai bien appelé.

Tous les arbres du côté où il a crié à voix basse s’inclinent, tandis
que ceux de l’autre côté secouent leur feuillage en signe de dénégation.

Ah ! voilà qui est drôle ! Ils remuent, sans qu’il y ait du vent, d’eux-mêmes, comme des personnes ! Vous ne me comprenez pas cependant !

Tous les arbres des deux côtés s’inclinent à la fois,
en manière d’assentiment.

Horreur ! Ma moelle se glace dans mes os, je deviens fou ! Si j’allais mourir ! Il y a des choses au-dessus de notre intelligence, décidément, et j’avais bien tort de nier !…

Il s’assoit par terre, près de défaillir.

Je voudrais que Monsieur fût arrivé maintenant. Attendons-le ! Ce n’était pas très délicat ce que j’allais faire ! lui dérober sa gloire, pauvre garçon ! après tant de travers ! Il est vrai que je les ai subis comme lui ! Jusqu’à présent je m’en suis tiré. Pourquoi la suite serait-elle pire ? Tout à l’heure, c’est un petit étourdissement que j’ai eu, rien de plus !

Il regarde le château.

Et ce château-là ressemble à bien d’autres châteaux, parbleu ! seulement un peu rébarbatif de loin, mais d’un chic !… Il n’est pas désert, toujours. On s’y remue. La fumée des cuisines m’arrive ; j’entends de grands bruits de vaisselle. Sans doute, on entend le maître ? Mais c’est moi le maître.

Il regarde les arbres avec indécision.

Non, immobiles. Du courage, Dominique ! en avant ! on n’a rien sans toupet !

Il s’élance, mais ses jambes se trouvent vivement prises dans l’écorce
qui monte le long de son corps.

Ah ! Ah !

Parvenue à la hauteur des bras, l’écorce se déploie en branches
chargées de feuilles, la tête reste intacte.

Mon maître ! à moi ! mon bon maître, je…

Il est complètement métamorphosé en arbre.

Scène II.

DOMINIQUE, Les Arbres.
Tous les arbres à la fois.

Il est pris !… Encore un ! encore un !…

Dominique, changé en prunier.

Au secours ! à mon secours !

Les arbres.

Impossible.

Dominique.

Qui a parlé ?

Les arbres.

Un chêne, — un orme, — un tilleul, — un sapin, — des ébéniers.

Dominique.

Quelle plaisanterie !…

Un chêne.

Tu parles bien toi-même. Nous étions tous des hommes autrefois !

Les arbres.

Tous ! Tous !

Un tilleul.

Nous avons subi ton aventure. Notre seule distraction est de causer entre nous. Mais quand arrive quelqu’un d’un ordre supérieur, nous devenons muets comme les arbres ordinaires.

Dominique.

Qu’est-ce qui me parle à présent ?

Un tilleul.

Un tilleul !

Dominique.

Et moi, que suis-je donc ?

Le tilleul.

Tu te trouves trop loin… Nous t’apercevons confusément…

Dominique.

Je me sens… stupide… Je ne serais pas surpris d’être un prunier.

Les arbres.

Oui, en effet… un prunier.

Dominique.

Et dire que me voilà tout seul, à l’écart… comme un proscrit, sans pouvoir seulement vous donner une poignée de branche…

Un orme.

Imite-nous ! Résigne-toi !

Dominique.

Mais je vais m’ennuyer à périr, moi qui venais pour épouser. Au printemps, quand j’aurai des nids, ça me mettra dans une position affreuse. Ce sera un nid de Tantale ! Vous n’auriez pas quelque plante grimpante qui pourrait venir jusqu’à moi ?

Les arbres.

Non !

Dominique.

Pas un petit liseron ? pas une vigne ? une vigne folle ? Ça ferait mon affaire. Voyons ! Je vous la rendrai.

Les arbres.

Prunier, vous êtes obscène ! Silence ! Ah ! voilà la brise, heureusement, qui va chanter dans nos feuilles !

Chœur des brises dans les arbres.

Réveillez-vous, arbres des bois ;
Tressaillez toutes à la fois,
Forêts profondes,
Et, loin des rayons embrasés,
À la fraîcheur de nos baisers
Mêlez vos ondes.

Aimez-nous,
Chantez tous,
Pins et houx,
Fougères !
Nous passons,
Nous glissons,
Nous valsons
Légères !


Oh ! comme avec un bruit joyeux
Nos ailes battent sous les cieux
Grandes ouvertes !
Oh ! le délire et la douceur
De se rouler dans l’épaisseur
Des feuilles vertes !
..............................
..............................

Quels doux sons
Les chansons
Des pinsons,
Des merles !
Bois bénis,
Tous vos nids
Sont garnis
De perles !

Quand nous aurons, quelques instants,
Joué sous les berceaux flottants
De vos ramures,
Nous reviendrons dans les cités
Mêler un peu de vos gaîtés
À leurs murmures.

Ouvrez-vous
Devant nous,
Pins et houx,
Fougères !
Nous passons,
Nous glissons,
Nous valsons,
Légères !

À la fin, les arbres baissent de plus en plus la voix et, se penchant
les uns vers les autres, s’avertissent.

Un homme ! Un homme ! Un homme !

Dominique.

C’est mon maître, mes amis, c’est mon…

Paul paraît par la gauche.

Scène III.

Les Arbres, DOMINIQUE, PAUL.
Paul, accablé.

Je ne le trouverai donc jamais, cet infernal château des Gnomes ! et Dominique disparu ! On n’est pas idiot comme ce garçon ! J’ai beau lui prescrire de ne pas me quitter d’une semelle, depuis plus de deux heures il faut que je perde mon temps…

Il est arrivé au milieu de l’allée, et s’arrête stupéfait.

Ah ! Enfin !…

Dominique secoue ses branches, pour attirer l’attention
de son maître.

Me voilà donc au terme de toutes mes recherches et de toutes mes fatigues ! Merci, bonne fée, d’avoir soutenu mon cœur à travers des périls où tant d’autres avant moi se sont perdus !

Un éclat de rire part de l’intérieur du château.

On dirait un éclat de rire venant du château. Cependant toutes ses fenêtres sont fermées… Qu’est-ce encore ? Allons ! c’est bien la peine d’être arrivé jusqu’ici pour m’effrayer, comme une femme, du cri de quelque oiseau ou d’une bête fauve ?… Mais où est donc Dominique ?

Dominique s’agite.

J’ai fait plus que mon devoir en le cherchant derrière tous les arbres de cette forêt… M’a-t-il assez ennuyé, du reste, pendant le voyage ! et je suis bon de tant l’aimer, vraiment ! Il sera tombé sans doute dans quelque embûche, où, malgré mes recommandations, sa curiosité ou sa sottise l’aura conduit.

Dominique s’agite de plus en plus.

En avant ! Dans une entreprise pareille, l’existence d’un seul homme n’est rien, puisqu’il s’agit de tous les autres.

Alors retentit un immense éclat de rire, un bruit de foule. Toutes les fenêtres et toutes les portes du château s’ouvrent avec violence. Il y a douze fenêtres ; à chacune d’elles paraît un Gnome. Sur le balcon du milieu se tient le Roi avec une couronne en tête et le sceptre à la main. De chaque porte s’élance un Gnome (garde du corps ou laquais), riant, criant, sautant autour de Paul, à quelque distance. Tous les arbres s’inclinent avec un grand frémissement. Paul, ébloui, reste debout en face du château.


Scène IV.

Les Précédents, LE ROI DES GNOMES.
Le Roi des gnomes, à son balcon, d’une voix haute et ironique.

Ah ! maître sensible ! Ah ! cœur exempt de souillures ! Toi qui abandonnes ton serviteur et qui te crois appelé à sauver le genre humain, tu as failli deux fois en deux minutes, par égoïsme et par orgueil ! Tu es à nous, maintenant.

Paul, dédaigneusement.

Moi ?

Le Roi des gnomes.

Contemple cet arbre, c’est ton domestique lui-même.

Paul.

Grands dieux !

Le Roi des gnomes.

Sous l’écorce où le voilà caché, il conserve le sentiment et la mémoire. Tu vas être comme lui.

Paul, d’un ton terrible, aux Gnomes qui se sont resserrés
autour de lui.

Pas encore, tant que cette épée…

Le Roi des gnomes.

Tire-la donc !

Paul, déjà la main sur la garde de son épée, est paralysé tout à coup. Ses bras et ses jambes conservent l’attitude qu’il avait prise dans ce mouvement. Il devient rigide et blanc comme une statue, pendant que le Roi, du haut de son balcon, prend son sceptre d’or. La bague reluit à sa main de marbre.

Le Roi des gnomes.

Nous t’avons fait des épaules assez solides pour porter les destinées du monde. Qu’en dis-tu ? Garde comme un remords le souvenir du passé. Demeure perpétuellement dans l’impuissance de ta menace. Tes yeux sans prunelles auront le don de nous voir et tes oreilles celui de nous entendre, quand tu seras transporté dans la salle de nos festins ; car sous ton apparence insensible tu vivras, pour souffrir ton supplice éternel.

Tous les Gnomes, se prenant par la main avec des éclats de rire et aux sons d’une musique infernale, font une grande ronde autour de la statue immobile.

NEUVIÈME TABLEAU.

LE GRAND BANQUET.

Une salle à manger monumentale. Des lampes brillent, tenues à de très longues cordes, comme dans les églises. Sur les deux côtés, de distance en distance, il y a des colonnes de fer à chapiteau corinthien reliées entre elles par de grosses chaînes où sont suspendus des cœurs tout rouges. Au fond et occupant la largeur entière de la scène, un escalier à marches noires monte vers une galerie où se répète le même alignement de colonnes ; mais celles-là sans chaînes ni cœurs, avec des palmettes d’améthyste dans leurs chapiteaux et laissant voir la nuit par les intervalles de l’une à l’autre. Au milieu, à une table couverte de vaisselle d’or, et dont la nappe est de pourpre à franges d’or, siègent douze Gnomes de premier rang, six d’un côté, six de l’autre, tous portant au front des couronnes d’or. Le Roi, sur un trône plus élevé et faisant face au spectateur, est au haut bout de la table avec une couronne plus haute et ornée tout autour de petits cœurs en diamants. Sur le premier plan, à gauche, Paul, changé en statue de marbre blanc et dans le costume qu’il portait à l’avant-dernier tableau, garde son attitude immobile.

Chœur des gnomes célébrant leur victoire.

Pendant qu’ils chantent, les marmitons circulent dans la galerie du fond pour apporter les plats et descendent quelques marches de l’escalier où les valets servant les Gnomes viennent prendre les plats pour les poser sur la table. En passant devant la statue, chaque valet lui fait une salutation ironique.


Scène première.

LES GNOMES, LE ROI DES GNOMES, PAUL, en statue.
Premier gnome à la droite du Roi, regardant la statue.

Eh bien, héroïque nigaud, comment trouves-tu ta position ?

Deuxième gnome.

Te voilà maintenant au-dessus de nous.

Troisième gnome.

Et méprisant toujours les petits gnomes.

Tous, riant à la fois.

Ha ! ha ! ha ! ha !

Quatrième gnome.

Tu voulais changer le monde, toi !

Cinquième gnome.

Change donc d’attitude.

Tous, riant à la fois.

Ha ! ha ! ha ! ha !

Sixième gnome.

Insulte-nous pour te venger.

Septième gnome.

Pour nous faire rire.

Tous, riant à la fois.

Ha ! ha ! ha ! ha !

Le roi des gnomes.

Bien ! amusez-vous, Gnomes, mes sujets. Fêtons royalement notre victoire sur les hommes. Leurs cœurs à présent nous appartiennent, et il n’est pas besoin de ménager la marchandise. Les caveaux, les murailles, notre palais, tout en regorge. Contemplez ! Et chaque partie du monde nous en procure : il y en a de Tombouctou et il y en a de Paris. Des cœurs de nègres et des cœurs de duchesses ! les uns qui ont palpité pour de l’opium sous la grande muraille en Chine, et d’autres un peu rancis déjà par trop de séjour au fond d’un comptoir, dans Londres !

Une longue branche d’arbre paraît à droite
et s’étend contre la statue.
Les six gnomes, en face, à gauche.

Tiens ! regardez donc !

Le Roi.

Eh ! c’est cet imbécile changé en prunier contre le mur du château.

Une seconde branche paraît.
Un gnome.

Mais voilà deux branches ; elles l’entourent, elles vont l’embrasser.

Le Roi.

Du sentiment ! Ça m’ennuie. Coupez-les !

Un valet, avec un couteau, abat d’un seul coup deux branches d’arbre. On entend deux cris terribles. Les rameaux saignent contre le piédestal.

Un gnome.

Délicat comme une sensitive. Pour un prunier, c’est comique !

Tous les gnomes, riant.

Ha ! ha ! ha ! ha !

Premier gnome, regardant la statue.

Il ne s’en émeut pas, le misérable !

Deuxième gnome.

Défends-le donc ! Anime-toi !

Troisième gnome.

Veux-tu prendre, avec nous, ta petite portion de cœurs ?

Quatrième gnome.

Faut-il qu’on t’en serve ?

Cinquième gnome.

J’ai envie de t’en barbouiller le visage !

Sixième gnome.

Moi, de te les faire manger tous !

Le Roi.

Tiens, bois leur sang !

Il lui jette le contenu de la coupe. Le liquide rouge l’éclabousse,
et reste figé çà et là par plaques inégales sur sa face et ses vêtements.
Septième gnome.

Réponds-nous donc, lâche !

Huitième gnome.

Entends-tu, nous bafouons ta sottise, tes illusions, ton courage !

Neuvième gnome.

Et ce cœur immaculé, où est-il ?

Dixième gnome.

Tu en as rencontré de jolis cependant.

Onzième gnome.

Et qui t’aimaient.

Douzième gnome.

Depuis des reines jusqu’à des femmes de banquier.

Paul, toujours immobile, répète trois fois lentement.

Jeanne ! Jeanne ! Jeanne !

Tous les Gnomes épouvantés se lèvent sur leurs sièges.
Le Roi.

Ah ! malédiction !

À ce moment, Jeanne, en laitière, se trouve debout sur le piédestal,
dans les bras de Paul et l’étreignant étroitement.
Les gnomes.

Regardez ! regardez !

Le Roi.

À moi, mes valets, mes soldats, mes bourreaux ! tout le monde ! à moi, au secours !

Une foule de Gnomes apparaît de tous côtés, se précipitant dans la salle. La statue, peu à peu, a changé de couleur, et le piédestal s’est abaissé, si bien que le groupe est maintenant au niveau du plancher.

Paul, tenant Jeanne sur son bras gauche, tire son épée.

Vous êtes vaincus, misérables !

Un large éclair sillonne le ciel au fond ; et dans un éclat de tonnerre, avec un cri immense de la foule, la table et les Gnomes, tout s’abîme sous le sol et disparaît. Les lampes s’éteignent. Les cœurs suspendus se mettent à flamboyer, les colonnes du fond s’écroulent à demi, et l’escalier ne fait plus qu’un monceau de ruines.


Scène II.

PAUL, JEANNE.
Paul.

C’est toi ? c’est bien toi ? M’as-tu pardonné ?

Jeanne.

Monsieur Paul…

Paul.

Oh ! plus de ces mots-là ! Lève la tête ! toi qui as secouru ma détresse autrefois et qui maintenant me délivres, chère providence de ma vie, pauvre amour méconnu ! Et j’ai pu en chercher d’autres ! Ah ! comme j’étais ingrat pour le passé, aveugle pour l’avenir ! Je me suis laissé prendre, tout le long de ma route, par des illusions funestes, d’autant plus irrésistibles que je retrouvais dans chacun de ces monstres survenant pour me perdre quelque chose de toi, ton image. Et tu étais, au contraire, si loin !

Jeanne.

Oh ! pas si loin !

Paul.

Comment ?

Jeanne.

Moi aussi, j’étais aveugle !

Paul.

Que veux-tu dire ?

Jeanne.

Vous rappelez-vous cette coquette Parisienne qui vous étourdissait avec son embarras de bagages et de sottises ?

Paul, riant.

Oui ! oui !

Jeanne, naïvement.

C’était moi !

Paul.

Mais…

Jeanne.

Vous rappelez-vous cette lourde petite bourgeoise, dans cette contrée hideuse ?

Paul.

Ah ! ne me parle pas de cette imbécile !

Jeanne, piteusement.

C’était moi !

Paul.

Impossible !

Jeanne.

Et cette reine aux splendeurs infinies qui d’un geste faisait mourir les hommes…

Paul.

Assez ! N’achève pas !

Jeanne, se cachant la tête dans les mains.

C’était moi !

Paul, recule d’un pas.

Vous !

Jeanne, lui sautant au cou.

Oui, moi ! Pour te retrouver, pour te plaire, pour que tu m’aimes ! J’ose te le dire maintenant. Mon amour était si fort que j’ai traversé, afin de venir jusqu’à toi, toutes les démences et toutes les cruautés du monde. Et comme tu ne l’as pas compris, cet amour, comme tu ne l’as pas même aperçu, — il redoublait pourtant à chacun de tes dédains, — aujourd’hui, pour te sauver, je descends du ciel.

Paul.

Du ciel ?

Jeanne.

Ah ! tu ne sais pas, écoute ! J’étais morte ; les Gnomes me trompaient. Les Fées m’ont rendue a la vie ! Tu vas me suivre ! l’heure a sonné. Viens ! viens !

Paul.

Oh ! oui, oui, je te crois ! Je savais bien quelle destinée m’était promise. Malgré tous les obstacles, je n’en ai jamais douté… Et tout à l’heure sous le marbre qui m’enfermait, j’en avais l’espoir, l’impatience et l’angoisse ! Partons ! Emmène-moi ! Les Gnomes sont vaincus, laissons la terre !

Jeanne.

Je vais te conduire dans un pays tout bleu, où les fleurs, comme les amours, sont éternelles et démesurées. Là, mon bien-aimé, les orages ne soufflent pas ; l’immensité tiendra dans nos cœurs, et nos yeux, toujours se contemplant, auront la lumière et la durée des étoiles !

Paul, étreignant Jeanne.

Ah ! délices de mon âme, elle commence déjà l’éternité de notre ivresse !


Scène III.

PAUL, JEANNE, LA REINE DES FÉES.
La Reine des fées, qui depuis le milieu de la scène précédente
est descendue lentement du fond, survenant entre eux deux.

Non ! pas encore !

Paul, indigné.

Toi, la Reine des Fées ! Mais tu m’avais promis…

La Reine.

As-tu donc oublié notre convention ? Tu n’as accompli que la moitié de ton devoir. La seconde est plus difficile peut-être.

Montrant Jeanne.

Avant d’obtenir la félicité de votre union perpétuelle, il faut remettre aux hommes ces cœurs délivrés par ta bravoure !

Paul.

Comment pourrai-je, à moi seul… ?

La Reine, souriant.

Oh ! nous sommes là : les Fées t’aideront ! Tu n’as à t’occuper que de ceux exclusivement qui te sont connus ! Tâche de les convaincre ! qu’ils reprennent leur cœur ! Pour devenir immortel, exécute d’abord l’œuvre d’un dieu !

Paul baisse la tête dans ses mains. On entend au dehors
un chœur de voix joyeuses.
Paul, levant son visage baigné de larmes.

Ces voix ?…

La Reine.

Ce sont les arbres de la forêt, les hommes délivrés qui s’en retournent !


Scène IV.

Les Précédents ; DOMINIQUE entre par le côté droit, avec un nid sur la tête ; en guise de bras, il a deux rameaux chargés de fruits qu’il tient horizontalement.
Jeanne, émue.

Mon frère ! Comme le voilà !

Dominique, pleurant.

Mon pauvre maître ! Enfin je vous retrouve. Les larmes m’en coulent comme la pluie le long du tronc, du corps c’est-à-dire. Je ne peux vous serrer dans mes bras. On a beau me couper les rameaux, ça repousse. Je voudrais tant vous embrasser ! Maudite gourmandise, c’est elle qui a tout fait !

En baissant le menton, il mange une prune sur son épaule,
et se remet à pleurer.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu !

Paul et Jeanne, ensemble.

Grâce pour lui, bonne Fée !

La Reine, à Paul.

Puisque tu l’aimes, soit !

Aussitôt les deux branches disparaissent. Dominique a des bras. Dans le mouvement de sa chevelure qui frissonne, le nid tombe de sa tête, des œufs s’écrasent par terre et un oiseau s’envole.

La Reine des fées, à Dominique.

Mais tu iras…

Dominique.

Oh ! partout. Depuis que j’ai pris racine, je ne demande qu’à me dégourdir.

La Reine, montrant les colonnes.

Tu iras avec ton maître, pour donner ces cœurs à tous ceux qui en manquent.

Dominique.

Volontiers !

Il considère les cœurs suspendus et se gratte l’oreille.

Mais… vu la quantité, nous allons avoir une cargaison d’une lourdeur… !

La Reine.

Non ! regarde.

Les cœurs se rapetissent à la dimension d’une noix.
Une surface dorée les enveloppe.
Dominique.

Oh ! que c’est drôle ! comme c’est drôle ! Pas de paresse ! grimpons-y !

Il va pour monter à la colonne de gauche au premier plan.
La Reine.

Non ! baisse-toi !

Le chapiteau de la colonne à gauche et celui de la colonne à droite,
s’entr’ouvrant, laissent tomber une pluie de cœurs.
Dominique, les ramassant.

On dirait, vraiment, des bonbons de sucre !

La Reine.

Ils n’en seront que plus faciles à prendre.

À Paul, qui reste immobile au pied de la colonne de droite.

Que fais-tu donc ? Tu restes là !

Paul, à part, murmurant.

Et je la perds au moment de ma victoire, quand tout semblait fini et que je croyais enfin la tenir !

Jeanne, suppliant.

Oh ! ne sois pas désespéré… Va-t’en si tu m’aimes. Tu ne connais pas le destin. Fais ce qu’elle ordonne, tout de suite, tout de suite !

Dominique.

Allons ! mon pauvre maître, encore un petit voyage, le dernier !

Paul étend son manteau, et reçoit des cœurs pendant que Dominique
en bourre ses poches.
La Reine, montrant l’horizon.

Va ! maintenant.

Paul, se tournant vers Jeanne pour l’embrasser.

Jeanne !

La Reine, l’écartant d’un geste.

Non ! à ton devoir ! le sien est accompli sur la terre. Je la transporte dans des régions où elle attendra, pour vous retrouver, que ta vertu t’ait fait digne de son amour.

Paul et Dominique remontent vers le fond et gravissent l’escalier
en ruines en trébuchant parmi les pierres.
Jeanne.

Adieu !

Paul, de loin.

Adieu !

Dominique se retourne pour envoyer un baiser. Tous les chapiteaux de toutes les colonnes s’entr’ouvrent et laissent tomber un ruisseau de cœurs d’or. En même temps, des deux côtés, les Fées envahissent la scène en tourbillonnant et recueillent les cœurs dans le pan de leurs robes. — Au premier plan, Jeanne, émue, est restée avec la Reine qui lui tient la main. — On aperçoit Paul et Dominique à l’extrême horizon.

DIXIÈME TABLEAU.

LA FÊTE DU PAYS.

Un beau parc dans les environs de Paris, chez le banquier Kloekher. Des deux côtés de la scène il y a de grands arbres. — Au fond un petit mur soutenant une terrasse, avec un escalier de pierre au milieu. Sur chaque marche de l’escalier, aux deux bouts, un vase de fleurs. D’autres vases sont alignés sur la dalle du mur. Au delà, on aperçoit la campagne avec Paris dans l’éloignement. Le milieu de la scène se trouve occupé par une pelouse de gazon.



Scène première.

M. ET Mme KLOEKHER, LETOURNEUX, Alfred de CISY, Onésime DUBOIS, MACARET, COLOMBEL, BOUVIGNARD, Invités, Messieurs et Dames, tous en élégants costumes d’été.

C’est le soir. Au lever du rideau les invités arrivent par la gauche et se répandent sur la scène, Mme Kloekher donnant le bras à Alfred. Bouvignard se précipite à droite, seul, à l’écart, et tire de sa poche une petite cruche de faïence, enveloppée dans son mouchoir, qu’il découvre et se met à contempler.

Madame Kloekher, respirant largement.

Enfin, ici on respire ! car cette fête du pays, avec ses trompettes et sa grosse caisse, nous a ennuyés si fort durant le dîner…

Monsieur KLOEKHER.

Ah ! voilà le jour qu’on choisit pour recevoir ses amis, Messieurs les gens du peuple s’amusent !

Letourneux.

Si au moins dans leurs divertissements ils respectaient la morale !

Macaret.

Puis, ils viendront crier misère à la porte de notre usine…

Colombel.

Et il faudra les recevoir dans les hôpitaux, ou l’on perd à les soigner un temps…

Il sort.
Letourneux, gaiement.

Et dire que de vieux camarades comme nous ont été sur le point de se fâcher, mon pauvre Kloekher !

Kloekher.

Comment sur le point ? Nous étions furieux !

Il rit.

Ha ! ha !

Letourneux, riant.

À propos de quoi, je vous le demande ? Pour ce petit monsieur Paul.

Kloekher, avec une colère concentrée.

L’intrigant !

Alfred, haussant les épaules.

Un fou !…

Madame Kloekher.

Un véritable drôle !

Elle s’assoit sur le banc à gauche. Alfred se met près d’elle.
Kloekher.

Sait-on au moins ce qu’il est devenu ?

Alfred.

Non ! Sombré.

Madame Kloekher.

Vous ne pleurez pas, Onésime, vous, son ami ?

Onésime.

Moi, Madame ! jamais de la vie, je vous jure.

Madame Kloekher, riant.

C’eut été fort beau, cependant, que de le voir, la semaine prochaine, à vos côtés, comme témoin de votre mariage.

Kloekher.

Eh ! mon Dieu, ne causons plus de ce misérable ! Si nous faisions quelques pas, Letourneux, hein, pour régler les bases de notre opération !…

Letourneux.

Avec plaisir !

Letourneux et Kloekher se mettent à se promener
du haut en bas de la scène.
Madame Kloekher, à Onésime.

On la dit une excellente personne, votre fiancée ?

Onésime.

Elle n’est point d’une beauté… extraordinaire. Mais… il y a d’autres avantages.

Macaret, à Onésime.

Qu’a-t-il donc, Bouvignard ? Il semble absorbé dans une contemplation…

Ils vont à lui.
Bouvignard, à Onésime.

Vous qui êtes artiste, examinez-moi cela ! Quels filets ! quel émail !

Onésime veut prendre le pot.

Prenez garde ! Non ! Je vais vous le démonter moi-même.

Bouvignard, Onésime et Macaret restent debout à examiner le pot que Bouvignard leur montre sur toutes les faces. Mme Kloekher est assise sur le banc, à gauche, avec Alfred. Letourneux et Kloekher se promènent de haut en bas.

Madame Kloekher, à demi-voix.

Ainsi c’est convenu ? je recevrai pour samedi mon invitation chez Mme la comtesse de Trémanville ?

Alfred.

Et pour tous ses autres samedis.

Kloekher et Letourneux passent en gesticulant.

Ma tante s’est fait prier, je vous l’avoue. La différence des mondes, des quartiers, je veux dire…

À part.

Attrape, ma petite bourgeoise !

Madame Kloekher.

Oh ! merci ! il ne faudra plus me faire de terreurs, comme l’autre jour.

Alfred.

Non ! non ! bien sûr ! C’est que j’avais perdu la tête, à propos de rien ; tout s’est arrangé. Je vous adore, Ernestine !

Montrant Kloekher qui repasse.

Vous lui parlerez de moi, n’est-ce pas, comme d’un homme entièrement à lui, prêt à toutes les démarches, et auquel il pourrait, dans son intérêt même, confier ses affaires… les plus capitales.

Madame Kloekher.

Sans doute, mon ami !

Alfred, à part.

Si elle ne s’y met pas, dans huit jours la Belgique !

Macaret.

Et vous avez acheté cela… ?

Bouvignard.

Quatre-vingts francs ! — pas un sou de plus, — ici dans un cabaret, à côté !

On entend un bruit de trompettes et de grosse caisse.
Madame Kloekher, se levant.

Encore ! mais c’est intolérable, monsieur Kloekher ; il faudrait se plaindre à l’autorité.

Le bruit redouble ; il s’y mêle des cris d’enthousiasme
et comme le brouhaha d’une foule.

Scène II.

Les Précédents, COLOMBEL rentrant.
Colombel.

Savez-vous qu’il y a là sur la place, au milieu des boutiques, quelque chose de fort original, d’extraordinaire, une chose très amusante, ma parole ! J’ai vu bien des saltimbanques, mais aucun de pareil à celui-là. Un homme qui vend des cœurs pour un sou !

Alfred.

Ce n’est pas cher !

Une dame.

Oh ! non, mais curieux.

Un invité.

On ferait peut-être bien de voir… Qui sait ?

Un autre.

Quand ce ne serait que pour entendre le boniment.

Macaret.

Ces gaillards-là, quelquefois, vous ont une verve !…

Les invités entourent Mme Kloekher.
Madame Kloekher.

Je ne sais si je dois ?… Est-ce un homme que l’on puisse faire venir, docteur ?

Colombel.

Oh ! pour vous, certainement non, belle dame ; il n’en est nul besoin. Mais, quant à nous autres, à qui vous avez pris tous nos cœurs…

Kloekher, se disposant à sortir.

Bah !… à la campagne !… Je vais l’appeler !

Les invités.

Bien !… Bravo !… c’est une idée !

Colombel, remonte de quelques pas,
en faisant un signe à droite.

Entrez ! — Je me suis permis, en qualité de médecin, de vous donner cette petite surprise, Mesdames.


Scène III.

Les Précédents, PAUL, avec de longs cheveux blancs, une barbe blanche et une vaste robe de velours noir qui l’enveloppe complètement. DOMINIQUE le suit, habillé en Chinois, et portant sur son dos une grosse caisse et un sac de peau rouge, à la main un petit pliant..

Ils s’arrêtent, au milieu, sur le gazon. Dominique place le sac sur le pliant.

Les dames.

Oh ! ça va être gentil ! Ça m’amuse déjà, moi ; j’aime les escamoteurs.

Madame Kloekher.

Vous faut-il une table pour exécuter vos tours ?

Paul.

Merci, Madame, je ne fais pas de tours. Ma mission est plus haute. C’est votre amélioration morale, votre salut que je demande. Je suis chargé par les Fées de vous remettre vos cœurs.

Les invités.

Comment, nos cœurs ?

Alfred.

Il est poli, le Nostradamus !

Paul.

Eh ! il ne s’agit pas de politesse ; je parle sérieusement, croyez-moi.

Les invités, riant.

Très drôle ! très drôle !

Colombel, à Mme Kloekher.

Quand je vous disais qu’il est parfait !

Dominique, après avoir vidé sur le pliant
le sac plein de bonbons dorés.

Eh bien ! Messieurs, qui vous empêche… ? Voyons Mesdames, un peu de courage !… C’est joli, sucré, hygiénique !

Colombel.

II s’exprime en bons termes, ce Chinois, qui vient de Paris.

Dominique.

Non, Monsieur, nous arrivons de Pipempohé… (caressant sa moustache) où la sultane nous a fait les offres les plus avantageuses !

Les invités, riant.

Pipempohé !… la sultane !…

Paul.

Oui ! et c’est ensuite que je les ai conquis moi-même dans la forteresse des Gnomes.

Les invités.

Les Gnomes !… Il est d’un sérieux !…

Onésime.

Laissez-le donc continuer.

Paul.

Mais j’ai fini !… Je vous répète encore une fois que je dois, d’après l’ordre des Fées, vous remettre vos cœurs !

Dominique, tapant sur la grosse caisse à tour de bras.

Des cœurs ! des cœurs ! des cœurs ! prenez des cœurs !

Paul, l’arrêtant.

Tais-toi !

Joignant les mains d’un air suppliant.

Ah ! c’est dans votre intérêt, je vous le jure. Prenez ! Hâtez-vous !

Une dame, s’avançant.

Cela se mange ?

Madame Kloekher.

N’y touchez pas ! Quelque drogue, sans doute.

Onésime.

Tant pis ! Je me risque !… Allons, père Bouvignard, je vous en paye un ! — Faites comme moi !

Il donne une pièce de monnaie et se met à croquer un bonbon,
comme Bouvignard.
Une dame, à demi-voix.

Ces artistes !… toujours singuliers !

Colombel, tout en payant et prenant un cœur.

Il faut bien que je donne l’exemple aussi, moi qui l’ai amené, ce farceur-là.

Onésime, se frappant le front.

Malheureux ! Où est-elle ?

Madame Kloekher.

Qui donc ?

Onésime.

Clémence !

Madame Kloekher, bas.

Y pensez-vous ? devant le monde !… Votre mariage !…

Onésime.

Plus de mariage !

Il sort en criant.

Clémence ! Clémence !

Bouvignard, élevant la voix.

Mais quelle stupidité que de prodiguer son argent à de pareils bibelots !

Il jette son pot, qui se brise par terre.

Ah ! ça soulage !… et je vais vendre toute ma collection pour doter ma fille !

Colombel, se parlant à lui-même en se promenant.

Pour l’achat du terrain, un million, je le donne ! — Et, quant au reste, avec des souscriptions particulières et en s’adressant au gouvernement, j’arriverai à fonder mon hôpital !

Voyant qu’on le regarde.

Oui, Messieurs, j’y consacrerai ma fortune, mon temps, ma science, tous mes efforts. Les services seront dirigés par de véritables savants ; les salles tapissées en aubusson, les lits en acajou. Je veux, diable m’emporte !…

Les invités, surpris.

Eh bien ! eh bien !…

Letourneux.

Il y a là dedans quelque chose qui monte au cerveau.

Paul.

Prenez donc !… Je ne les vends plus, je les donne !

Macaret.

À ce prix-là… D’ailleurs je ne vois pas l’intérêt qu’il aurait…

Il avale un bonbon.
Paul, à Alfred.

Et vous, Monsieur, auriez-vous peur, quand les autres… ?

Alfred.

Moi ! peur !… Allons donc ! J’en demande deux !

Il en prend deux et en mange un.
Madame Kloekher.

Vous aussi ?…

Alfred, à voix basse.

Mais c’est excellent ! plus sucré que du miel et suave comme un baiser ! Partagez enfin la passion qui me torture ! Quoi que j’aie pu dire, elle est nouvelle. Quittons cette horrible existence ! Fuyons bien loin sur quelque plage inconnue, au fond des bois, dans un désert ! n’importe où, pourvu que nous soyons seuls tous les deux à savourer le bonheur de vous chérir.

Il porte le bonbon aux lèvres de Mme Kloekher, qui l’avale.
Madame Kloeker, aussitôt baisse son voile,
et vient prendre le bras de son mari, affectueusement.

Alphonse, mon ami ?

Kloekher.

Hein ? Quoi ?

Madame Kloekher.

Ce monde m’ennuie… nous sommes si bien dans notre petite intimité… Je t’aime !

Kloekher, à part.

Ma femme qui m’aime, maintenant !… Elle a perdu la tête !

Macaret, dans le coin de droite, sanglotant.

Oh ! oh ! mon Dieu !… Oh ! oh ! mon Dieu !… Oh ! oh !…

Kloekher.

Qu’avez-vous donc, vous ?

Macaret, sans lui répondre.

Oh ! oh !… tant de jours perdus !… Oh ! oh !… comme Titus !

Les invités, qui peu à peu ont pris des cœurs, s’empressent autour de Paul de plus en plus.
Dominique, bas à Paul.

Ça va bien !

Paul, bas.

Non !… Comme il en reste ! Dominique !

Dominique frappe sur sa caisse.
Paul, avec impatience.

Allons ! Allons donc !

Kloekher, irrité.

Eh ! la farce est trop longue !… le monde en a assez… Laissez-nous !

Paul.

Vous n’en avez pas, vous, Alphonse-Jean-Baptiste-Isidore Kloekher !

Kloekher.

Insolent ! Qui t’as dit mes noms ?

Paul.

Je les sais !

Kloekher et Letourneux.

À la porte ! À la porte !

Paul.

Pas avant que tu n’aies pris ce cœur.

Kloekher.

Moi !

Paul.

Je vous en conjure !

Kloekher.

Mais c’est une indignité !

Paul.

Je te l’ordonne !

Kloekher, reste quelque temps abasourdi, pâle de colère.

De quel droit ?

Paul, sans lui répondre, arrache d’un seul mouvement sa barbe et ses cheveux blancs, ainsi que sa longue robe de velours noir. Kloekher lève les bras, épouvanté, comme à la vue d’un spectre, en s’écriant :

Lui !

Madame Kloekher, pressant délicatement le bras de son mari,
et le lui montrant, avec une voix douce.

Monsieur Paul !

Letourneux, se mordant le pouce et détournant la tête.

Paul de Damvilliers !…

Une dame.

Ah ! la bonne surprise !

Colombel.

Cet excellent jeune homme !

Alfred, venant lui presser la main.

Cher ami !

Tous les invités viennent ou lui serrer la main ou l’entourer.
Kloekher, à part.

Mon Dieu !… tout le monde pour lui !… S’il allait parler !…

Étendant la main.

Je veux bien.

Il avale un cœur.
Dominique, à part.

Allons donc !

Kloekher, d’une voix entrecoupée.

Tiens ! tiens !… Mais… qu’est-ce que j’ai donc ?… Ah ! j’oubliais ! Ces pauvres gens que j’ai fait avant-hier enfermer à Clichy.

S’adressant à une dame.

François…

À un monsieur.

Pierre, délivrez-les. Qu’on y coure !

Letourneux, s’approchant avec inquiétude.

Mon ami !

Kloekher.

Et ce brave inventeur à qui j’ai refusé… vingt mille francs tout de suite ! Nous verrons après ! mon caissier !

Letourneux.

Mais vous n’y pensez pas, Kloekher.

Kloekher.

Laissez-moi, vous !

Letourneux fait un geste de stupéfaction et de pitié.

Je suis heureux… oui, — écoutez tous ! — heureux de vous avoir là, réunis, pour être témoins d’un acte de… haute justice… non !… (Bas.) de confiance ! Il s’agit d’une restitution ! — qu’est-ce que je dis donc là ? — d’un dépôt sacré !…

Se frappant la poitrine à deux poings.

Imbécile !… oui, tant pis !… je dis bien !… sa… sa… sacré !

Paul, fièrement.

Je ne suis pas venu pour cela, Monsieur !

Kloekher.

N’importe, jeune homme ! Je profite de l’occasion. C’est un fardeau qu’on m’enlève, et, dès ce soir… (lui serrant la main) pas plus tard !

Le bruit de la fête villageoise redouble au dehors.

Ah ! comme ça fait plaisir d’entendre cette gaieté populaire ! Eh ! ce serait doubler notre bonheur que de le partager avec eux. Les pauvres gens ! ils n’ont pas déjà tant de joie tout le long de l’année !…

Criant.

Débouchez le champagne ! Qu’on les fasse entrer ! Ouvrez tout !… Ah ! le beau jour !…

Tout le décor s’éclaire en rose.

Je vois la vie en rose !… Quel beau jour !


Scène IV.

Les Précédents, un flot de peuple où se trouve le Cabaretier, le père et la mère THOMAS.
La foule, criant.

Vive monsieur Kloekher ! Vive monsieur Kloekher !

Kloekher, à part.

Mon cœur déborde !

Macaret, dans son coin, sanglotant.

Ah ! ah ! bien touchant ! bien touchant !

Dominique, tapant sur la caisse.

Dépêchez-vous ! Suivez la foule ! Enlevez le reste !

La multitude tourbillonne autour de Paul et de Dominique. — Trois valets, en grande livrée, apportent des paniers pleins de vin de Champagne. — Kloekher en fait sauter le bouchon, et, suivi par un Domestique, il se précipite de groupe en groupe et verse à boire.

Kloekher.

Sablez ! sablez ! sablez !

Le décor, tout rose maintenant, s’éclaire de plus en plus, jusqu’à la fin du tableau. Des fleurs lumineuses, pareilles à de grandes tulipes et à des tournesols, s’épanouissent dans les arbres. Les raisins d’une vigne, serpentant autour d’un chêne, deviennent des grenats ; les feuilles d’un tremble se changent en argent ; et tous les arbres et tous les arbustes, selon leur essence particulière, prennent différents feuillages en pierres précieuses. Tout le monde s’embrasse, saute de joie, applaudit. Le père et la mère Thomas envoient des baisers à leur fils.

Dominique, à Paul.

Eh bien ! Tout est fini, mon bon maître, plus rien dans le sac ! Amusons-nous, comme les autres.

Paul, lentement et bas, en prenant sur le pliant un cœur
et le tenant entre ses doigts.

Mais il y en a encore un, Dominique !

Dominique, le lui prenant vivement.

Ah ! ce ne sera pas long ! ça me connaît !

À un monsieur.

Vous, là-bas, Monsieur ?

Le monsieur.

J’en ai pris !

Dominique, à une dame.

Et vous, Madame ?

La dame.

Moi aussi !

Dominique.

Voyons !… le dernier !

Une personne.

Nous en avons tous.

La foule.

Tous ! tous !

Paul, à demi-voix.

Mais ce serait épouvantable ! C’est impossible !

Dominique, bas et d’une voix effrayée, en montrant le cœur,
qui peu à peu grossit démesurément.

Maître ! maître ! comme il grandit !… comme il s’enfle !

Letourneux, survenant tout à coup derrière Paul
et lui frappant sur l’épaule.

Vous voudriez bien me le faire gober, celui-là ?

Paul.

Oui, oui !… Pardon pour ce que je vous ai fait.

Montrant le cœur.

Prenez-le ! C’est la paix de la conscience, le pouvoir du bien, l’intelligence de tout ce qui est beau ; le moyen de comprendre à la fois l’humanité, la nature et Dieu !

Letourneux sourit ironiquement, sans bouger.

Mais qui êtes-vous donc, pour rester insensible dans l’allégresse de tous ? Dans quelle pierre êtes-vous taillé ? Vous n’avez donc jamais aimé quelque chose, quelqu’un ? Vous n’avez donc rêvé jamais au bonheur de la posséder, au désespoir de le perdre ? Ah ! s’il ne fallait, pour vous convaincre, que verser mon sang, retourner à l’autre bout du monde, vous servir en esclave ! Un peu de pitié ! grâce ! attendrissez-vous !… Prenez-le !

Letourneux.

Merci, ça gêne trop !

Paul.

Adieu, Jeanne !… Oh ! je suis maudit !… Je t’ai perdue !…

Le petit mur de la terrasse s’est levé, et l’escalier, devenu d’argent, a grandi. De chacun des vases de fleurs posés sur les marches est sortie une femme. Elles étendent leurs bras sur les épaules les unes des autres, de sorte que l’escalier semble avoir pour rampe une longue file de femmes vêtues de perles. On distingue en haut, enveloppée dans les nuages et sous les teintes laiteuses d’un clair de lune, la base du palais des Fées, couleur de nacre. Jeanne est en avant, sur la plate-forme, au sommet de l’escalier. — Paul, en se retournant pour suivre du regard Letourneux qui s’éloigne, l’aperçoit, s’écrie :

Jeanne !…

et escalade, en courant l’escalier. — Pendant qu’il monte, son habillement disparaît pour un costume d’apothéose, tout en blanc, long manteau. Chaque marche, à mesure qu’il monte, exhale un son d’harmonica : succession de toutes les notes de la gamme. — Au moment où il va ouvrir les bras pour serrer Jeanne, la Reine des Fées apparaît auprès d’elle, avec toutes les Fées, qui sont un peu en arrière, à sa droite et à sa gauche ; sur le péristyle du temple, lequel est maintenant plus éclairé, Paul s’arrête et recule.

Je n’ose avancer, ô Reine ! ma mission n’est pas finie. J’ai laissé le mal sur la terre.

La Reine.

Il lui en faut toujours un peu ! Tu n’en as pas moins mérité la récompense. Soyez heureux dans l’immortalité.

Dominique, tenant le cœur dans ses mains et le pied
sur la première marche de l’escalier.

Eh bien ! et moi ? et moi ? qu’est-ce que je vais devenir avec cette charge-là ?

La Reine.

Valet de cœur, surveille ceux qui trichent, console ceux qui perdent !

Dominique est changé en valet de cœur. — Le cœur se place dans l’air, à sa gauche, sur un carré blanc, fait à sa taille, et qui lui sert de fond, tandis qu’une longue banderole se déploie dans les airs, portant, écrits en lettres lumineuses, ces mots :

LA VERTU ÉTANT RÉCOMPENSÉE,
ON N’A RIEN À DIRE !