Le Château noir (1933)/I/01

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PREMIÈRE PARTIE

LE CŒUR D’IVANA

I

AMOUR !… AMOUR !…


« Regardez ! on voit encore la cicatrice !… »

Rouletabille se pencha sur le cou nu qui s’inclinait avec grâce et, à l’échancrure du chaste décolletage, près de l’épaule ambrée d’Ivana, il aperçut la ligne blanche, très nette, qu’avait laissée le coup de poignard. Troublé, le jeune homme fit un signe de la tête en rougissant. Il avait vu.

« Les sauvages ! murmura-t-il dans son émoi.

— Chut ! fit-elle avec un sourire qui découvrit ses dents de jeune louve, nous sommes tous encore un peu sauvages, en Bulgarie, mais nous n’aimons pas qu’on nous le dise !

— Oui, vous savez dissimuler ! » répliqua le reporter en désignant, d’un geste rapide, les personnages fort corrects qui évoluaient dans le salon du général Vilitchkov, s’asseyaient à une table de bridge ou causaient dans les coins.

La plupart des hommes portaient la veste blanche coupée en travers par la bandoulière qui soutient l’épée, la culotte sombre ; d’autres officiers étaient sanglés dans de longues lévites de drap gris. Quelques-uns avaient à la main la casquette plate recouverte d’une sorte de galette blanche. Quelques habits noirs, deux ministres ; des jeunes femmes aux toilettes élégantes parlaient entre elles des dernières modes de Paris.

« Et vous êtes à la veille de partir en guerre contre les Turcs ![1] fit Rouletabille en précisant sa pensée.

— Nous n’en savons rien encore, cher ami !

— Pourquoi me mentez-vous ? lui dit-il en la regardant droit dans ses yeux admirables dont la flamme noire se détourna des siens. On a beau savoir bien mentir en Bulgarie, est-ce que ce n’est pas mon métier à moi, de savoir que c’est la guerre ? »

Elle rit :

« Petit orgueilleux !

— Pour une fois, Ivana, pour une fois, prenez-moi au sérieux, je vous en prie. Et écoutez-moi. Écoutez-moi bien !… Je ne devais pas venir à Sofia. Mon journal avait presque décidé d’envoyer ici une sorte d’état-major ; oui, des généraux à la retraite, enfin ce que nous appellerions des « bonzes calés » mais impotents. C’est moi qui ai tout fait pour qu’on les laissât à leurs rhumatismes et j’ai assumé la responsabilité de la campagne. Pourquoi ? Parce qu’un matin, à Paris, m’étant présenté à l’heure du déjeuner dans la salle de garde de la Pitié et m’étant étonné de l’absence d’Ivana Vilitchkov, il m’a été répondu que la jeune étudiante en médecine à laquelle je m’intéressais tant venait de partir pour Sofia. Je vous suivrais au bout du monde, Ivana !

— Vieux fou !

— Si vieux que ça ?

— Oh ! vous paraissez toujours dix-huit ans ! Vous devriez laisser pousser votre moustache !

— Elle ne veut pas pousser ! avoua le reporter au désespoir : j’ai beau faire, j’aurai toujours l’air du gamin du Mystère de la Chambre Jaune… et vous m’appelez vieux fou !

— Mon petit Zo, savez-vous comment se dit fou, en turc ? Mahboul ! Oui, vous êtes ça, mon petit père, à cause que vous êtes venu ici dans l’espoir qu’Ivana Vilitchkov, nièce du général Vilitchkov, vous donnerait des « tuyaux » que vos confrères n’auraient point ! Eh ! allez donc, reporter !

— Vous ne me connaissez pas si vous me croyez capable d’indiscrétions qui ne manqueraient point de vous être préjudiciables… »

Et il précisa encore les conditions dans lesquelles il avait entrepris ce voyage dans lequel il devait inaugurer cette série de reportages sensationnels et d’aventures formidables qui a commencé à la guerre des Balkans et qui devait se continuer sur tous les champs de bataille de la grande mêlée mondiale, qui se préparait alors dans la coulisse austro-allemande.

Il était venu à Sofia, surtout parce qu’il aimait Ivana.

Dieu qu’elle était belle, Ivana Vilhitchkov ! Elle avait cet air noble et un peu indomptable des filles de Koprivchtitsa qui sont les plus belles femmes des Balkans. Des sourcils noirs et fins comme de la soie, un visage mat avec une sorte de rayonnement, un front élevé, accusant la haute intelligence, de longs, de splendides cheveux noirs entourant la figure de leurs tresses gracieuses, des lèvres de corail, de grands yeux sombres pleins de lumière, une taille élégante, des mouvements vifs, mais toujours harmonieux, une poitrine de jeune guerrière.

Enhardi par le rire clair de la jeune fille, Rouletabille la provoqua :

« Osez dire que vous ne m’aimez pas !… »

Ils étaient penchés l’un vers l’autre, se défiant en riant, et si près qu’on aurait pu croire qu’ils allaient s’embrasser. Ivana s’écarta brusquement, car elle avait senti le souffle chaud du jeune homme. Rouletabille se passa la main sur le front, tâcha à reprendre un peu de sang-froid et rejoignit la jeune fille qui s’en était allée à une fenêtre contempler la ville nocturne, sous le rideau soulevé. Alors, il lui parla tout bas, avec angoisse, et une certaine audace passionnée. Elle l’écoutait sans tourner la tête, attentive, immobile et muette.

« Il y a des preuves que vous m’aimez. Tenez, ici ! la joie que nous avons eue à nous retrouver, Ça n’est pas une preuve, cela ? Et hier, cette promenade à cheval, hors les murs… la minute où, Le du pont de pierre, je vous ai retenue sur votre cheval qui avait fait un écart. Je vous avais eue dans mes bras… oh ! un instant… Rappelez-vous notre embarras et notre silence, après. Ce n’est pas de l’amour, tout cela ? Eh bien, et tout à l’heure quand nous avons mêlé nos haleines…

— Taisez-vous ! je ne serai pas votre femme…

— Pourquoi ? Dites pourquoi. Vous avez dit cela bien mollement, Ivana.… Vous êtes promise ? Y a-t-il quelque part quelqu’un qui puisse se dire votre fiancé ? »

Elle secoua sa belle tête.

« Non, il n’y a personne qui puisse se dire cela, mon ami, exprima-t-elle avec un certain effort… je ne veux pas me marier et je vais vous dire pourquoi… ajouta-t-elle avec un énigmatique et grave sourire : un jour que je me promenais avec mon père dans le Balkan… naturellement j’étais bien jeune, puisque mon père a été assassiné quand j’avais six ans… c’était quelques mois avant sa mort… une vieille sorcière est venue à nous qui a lu dans les lignes de ma main et qui m’a dit : « Petite, méfie-toi de tes noces ! » Voilà !… Alors, vous comprenez, je ne tiens pas à me marier, moi !

— Oh ! fit-il… s’il n’y a que ça !… »

Il regarda son visage immobile et fut stupéfait. Ivana était devenue de marbre. Il ignorait ces yeux durs, ce sombre regard. Il ne connaissait plus cette jeune fille qu’il avait devant lui.

« Ivana, qu’avez-vous ?

— J’ai « qu’on ne doit pas songer à se marier avec moi… » Je vous montrais tout à l’heure la cicatrice d’un coup de kandjar que j’ai reçu à l’âge de six ans… Sachez, mon ami, que c’est pour m’en éviter un second que mon oncle m’a tant fait voyager… et que je suis allée étudier la médecine à Paris… Vous connaissez maintenant la raison de mon exil ! Ça n’est peut-être pas très brave, mais c’est assez romantique, avouez-le !…

— Est-il Dieu possible que ces vieilles histoires des compagnons de Panitza et des assassins de Veltchef ne soient pas oubliées, s’écria le reporter. Saprelotte !… Sur Stamboulov et sur les vôtres, leurs ombres sanglantes ont été assez vengées…

Il paraît que non… fit-elle en se tournant vers lui et en regardant bien en face le sincère et profond émoi du jeune homme. Ici les haines sont éternelles et l’on ne doit jamais se fier à aucun pardon !…

— Ah ! je ne sais vraiment à qui et à quoi l’on peut se fier dans votre pays, Ivana ! s’écria Rouletabille, et je me demande surtout pourquoi vous êtes revenue ici ?

— Parce qu’on va peut-être se battre !… laissa-t-elle glisser entre ses lèvres pâles d’où tout le sang semblait s’être retiré. Alors, vous comprenez… Ma vie ne compte plus ! Et puis qu’est-ce que la vie ?… »

Ivana, dans sa main glacée, saisit la main brûlante du reporter, et, lui montrant les invités de son oncle :

« Et qu’est-ce qu’un coup de couteau ?… Savez-vous bien, petit Zo, qu’il n’y a peut-être pas un de ces graves messieurs — je parle des vieux surtout — qui ne pourrait vous montrer sous sa redingote ou sous sa tunique, plusieurs cicatrices comme celle qui semblait vous émouvoir tout à l’heure. Tenez ; ce monsieur à cravate blanche et à lunettes, là-bas, qui trempe sa lèvre rasée dans sa tasse de thé et qui a l’air d’un honorable « rond-de-cuir » à la retraite…

— Très intelligent, fit Rouletabille, je l’entendais tout à l’heure s’exprimer sur les hommes de ce temps. Il les démonte comme une montre de poche.

— Oui, il voit au fond des choses comme dans une eau de source ; c’est Stancho, un ancien paysan, vice-président de notre Sobranié. Il était des cinq qui accompagnèrent Zacharie Stoianov dans sa dernière aventure à Troïan, avant la guerre de la Délivrance. Pendant quinze jours, errant dans une forêt, il ne se nourrit que d’oseille sauvage et d’escargots ; le seizième, il tomba dans un parti de bachi-bouzouks. Les Turcs découvrirent que c’était un « comité ». Son compte était bon. On lui posa sur la tête une couronne de fleurs des champs : « Tu plairas comme cela aux belles filles de Troïan ! » lui disaient les Zeptiés avant de le pendre. Et ils l’ont pendu !

— Pas possible !

— Oui ! Quand il fut pendu, ils tirèrent dessus. C’est ce qui l’a sauvé. Une balle coupa la corde ; mais comme il avait cinq autres balles dans le corps, ils le laissèrent pour mort.

— Il revient de loin ! constata Rouletabille, ahuri…

Nous revenons tous de loin, dans mon pays, exprima Ivana avec un certain orgueil. Si je vous disais encore, petit Zo, que ces quatre joueurs de bridge, à cette table, se sont plus ou moins assassinés les uns les autres dans nos querelle intimes, et que celui qui étale « le mort » en ce moment, de ses quatre doigts de la main droite, a perdu le cinquième lors de l’assassinat de Stamboulov ! Les deux, en face de lui, sont des cousins de Karavélov, que Stamboulov fit emprisonner, mettre à nu et fouetter jusqu’à l’évanouissement. Ils étaient certainement du complot où périt Stamboulov et où succombèrent, assassinés, mon père et ma mère.

— Et vous les recevez chez vous ?…

— Oh ! ils n’ont pas trempé directement dans l’attentat…

— Doux pays ! ricana le reporter.

— Mais enfin, monsieur, nous allons nous battre !… fit-elle d’une voix sourde et notre devoir est d’oublier toutes nos querelles et toutes nos haines domestiques !

— C’est à voir, dit Rouletabille, mais je ne vous comprends plus lorsque vous me dites que vous, Ivana, vous risquez à chaque instant, malgré la guerre imminente, d’être encore la victime de toutes ces haines-là !…

— C’est que moi, dans mon affaire, j’ai un Pomak, exprima-t-elle doucement, avec un triste sourire.

— Qu’est-ce que c’est que ça ; un Pomak ?

— C’est un Bulgare qui s’est fait musulman, et je vous prie de croire que nous n’avons pas de plus terrible ennemi.

— Oui ! ça doit donner quelque chose de « soigné » ! fit Rouletabille en hochant la tête. Et comment s’appelle votre Pomak ?… Pourrait-on le savoir ?

— Il s’appelle Gaulow !… »

Le reporter avait conservé la main d’Ivana dans la sienne. Il la sentit tressaillir pendant que la jeune fille prononçait ce nom à voix très basse.

  1. Il s’agit ici de la première guerre balkanique.