Le Château vert/06

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 38-45).

CHAPITRE VI

Ce joli matin de novembre, dans le bureau de l’hôtel, toutes portes closes, Thérèse n’étant pas encore descendue de sa chambre, Mme Jalade, à la fois douce et autoritaire disait à son mari :

— Vas-y, Benoît ! Ravin te prêtera, j’en suis sûre, ces 20 000 francs.

— Je lui en dois déjà 50 000, dont je ne lui paie même pas les intérêts.

— Nous avons de quoi répondre, Dieu merci : le Château Vert, notre clientèle, tes propriétés. Ici, quand l’établissement sera mieux agencé, nous ferons des mille et des cents. Réfléchis, Benoît, les 20 000 nous sont nécessaires pour bâtir une annexe, acheter un bateau, entreprendre un voyage sur la Côte d’Azur, où il faut que j’aille me rendre compte des installations à la mode.

— Presque tout notre bien est hypothéqué. Sur quoi garantir ces 20 000 francs ?

— Sur ta vigne de Bessan.

— La seule vigne qui me reste intacte, une vigne qui me vient de mon grand-père.

— Avec ton grand-père, tu es ridicule… Ravin ne se fera pas tirer l’oreille. Et puis enfin, à cause de nos enfants, nous ne formerons un jour qu’une seule famille.

— Heu !… Heu !…

— Quoi ! Tu en doutes ?… Mais la chose est certaine. Avec qui veux-tu que les Ravin marient leur fils, sinon avec Thérèse, qui le dégourdira !

— Oh !… moi, je veux bien.

— Parfaitement ! Tu serais un sot de ne pas le croire. Allons, ton ami Ravin ne peut rien te refuser.

Incapable de résister plus longtemps à sa femme, qui dans sa vigoureuse santé gardait toujours un exubérant optimisme, Benoît s’inclina :

— J’irai donc chez Ravin avant la nuit, comme d’habitude.

Vers le soir, il s’apprêta d’assez bonne humeur, en monsieur coquet. Une demi-heure après, il débarquait de son auto à Agde, devant le magasin de son ami, dans le faubourg neuf, de l’autre côté de l’Hérault. Sur le quai s’allongeaient les murs blancs des vastes chais qu’une cour spacieuse séparait de l’administration. Dans le cabinet du patron, qui l’occupait seul, à l’écart des bureaux, Benoît Jalade entra, familier, la main tendue.

— Tiens ! s’écria Ravin, qui au sentiment de son ancienne amitié ajoutait la gratitude des soins minutieux que le Château Vert avait prodigués à son fils. Tiens ! quel bon vent !… Et comment va-t-on au Grau ?

— Tout est à merveille. Et chez toi ?

— Prends ce fauteuil… Oh ! chez moi rien ne cloche. Tu verras Philippe qui est le plus malade… Mais tu as quelque chose à me dire ?

Benoît s’avança sur le bord de son fauteuil, en fronçant les sourcils. Comme s’il allait se battre, il frappa dans ses mains.

— Mon cher, inutile entre nous de tergiverser. J’ai besoin de 20 000 francs.

— Encore !… Pourquoi ?

— Des agrandissements, des achats…

— Tu t’endettes beaucoup, tu fais fausse route.

— En apparence.

— Ne me disais-tu pas dernièrement que le Château Vert est toujours plein de monde ?

— Si !… Mais j’en veux davantage. Or, tout coûte si cher aujourd’hui.

Ravin, saisi de pitié, pour ce pauvre ami qui avait continuellement trouvé des emprunts si faciles qu’il n’en pouvait perdre le goût, Ravin, les mains jointes sur un genou, prononça :

— Ça te fera 70 000 à rembourser, rien qu’à moi… Grosse somme : prends garde !

— Il me faut ça, que veux-tu ! J’offre en garantie ma vigne de Bessan.

— Tu manges ton bien très vite. À ta place, j’aurais mis de l’argent de côté.

— Erreur. Nous avons tant de frais !

— Tous ces frais sont-ils indispensables ? Je te parle à cœur ouvert, dans ton intérêt. Ta femme est-elle bien consciente de vos possibilités ?

— Pour ça, oui… riposta vivement Benoit qui sentait avec douleur que Ravin touchait le point important de ses inquiétudes.

— Tu es bon, Benoît, tu acceptes les pires imprudences, pourvu qu’on te laisse en paix et que tu voies contents et satisfaits les êtres que tu aimes le mieux. Tu as tort. C’est la mission du chef de famille de diriger seul tes affaires dans le droit chemin… Voyons, là, expliquons-nous franchement : ta femme n’est-elle pas trop préoccupée de paraître ?…

— Ma foi, non.

— Ta fille ne contracte-t-elle pas la mauvaise habitude de considérer la vie comme une fête perpétuelle ?

— Oh ! tu exagères. Il faut dans notre commerce montrer qu’on a de l’argent. L’eau va au moulin.

— J’ai parlé selon mon devoir d’ami. Mais que je te refuse l’assistance que tu sollicites de moi, non, mille fois non : je ne veux pas que tu te l’imagines un instant. Tu auras tes 20 000 francs.

— Merci, mille fois merci. J’espère que l’an prochain je commencerai, après la belle saison, de rembourser.

— Je le souhaite pour ta tranquillité, pour l’avenir de ton enfant…

Ravin fixa le jour où ils iraient chez son notaire enregistrer ce nouvel emprunt. Ensuite, il s’excusa de ne pas le retenir davantage, pressé qu’il était par l’heure du courrier. Benoît s’en fut dans la pièce voisine, qui était le bureau de Philippe, embrasser celui-ci. Et très impatient de porter à Irène la bonne nouvelle, il repartit pour le Grau.

Au Grau, l’hôtel retentissait d’une cohue de gens rieurs et bavards, les gens d’une noce pour lesquels on dressait dans la salle à manger, sous les ordres de la patronne, une table étincelante de fleurs et de cristaux. Là-haut, dans sa chambre, Thérèse se parait d’une toilette neuve.

Quelle joie pour Irène, au milieu de son grand travail de commandement, d’apprendre le succès de son mari !

— Qu’est-ce que je te disais ! s’écria-t-elle, en lui pressant les joues avec amour… Té ! s’il nous vient encore une autre noce, nous n’avons plus de place. Allons, tout marche à souhait. Seulement ne t’occupe des agrandissements du château que lorsque je serai revenue de Nice.

— Entendu, ma chérie.

Ils n’osèrent de quelques jours annoncer aux Ravin le fameux voyage sur la Côte d’Azur. La veille du départ, il fallut cependant aller leur dire au revoir, à 6 heures, après que Philippe et son père étaient rentrés chez eux.

À l’annonce d’une telle extravagance, les Ravin furent abasourdis. Irène, en un ramage abondant qui dissimulait mal son frémissement de bonheur, expliqua longuement qu’elle entendait accomplir un voyage d’études.

— Oh ! nous ne resterons là-bas qu’une semaine. C’est que tout coûte !

Thérèse ne cessait pas d’épier Philippe, parfois d’une caresse elle lui touchait les mains. Elle lui dit à voix basse, un moment que sa mère parlait plus fort :

— Pourquoi ne viendrais-tu pas, toi aussi ?

Philippe, stupéfait, promena sur elle d’un peu haut un regard de mélancolie, sans répondre. Elle ajouta dans le plaisir de ses rêves :

— Alors, plus tard ?

Il ferma les yeux à demi, hocha la tête d’un air d’ennui qu’elle interpréta comme un acquiescement. Ravin, assis à côté de Thérèse, restait muet de mépris. C’était donc pour envoyer ces pintades parader sur la Côte d’Azur que Benoît lui avait emprunté de l’argent. À la minute solennelle de leurs adieux, il ne quitta point son fauteuil. Lorsqu’après leur départ sa femme et son fils revinrent auprès de lui, devant la cheminée du boudoir où flambait un feu de bois, ils se regardèrent l’un l’autre avec une sorte de consternation.

— Par ma foi, soupira Mme Ravin, ces Jalade sont fous !

— L’emprunt ! Toujours l’emprunt ! maugréa M. Ravin. C’est toujours demain qu’ils feront fortune. Et chaque jour ils s’enfoncent un peu plus dans l’abîme.

Mme Ravin interrogea Philippe, qui paraissait songeur.

— Au fait, que te disait Thérèse, en particulier ?

— Une insanité ! répondit Philippe, en haussant les épaules. Elle m’invitait à l’accompagner dans son voyage.

— Ah ! bah !

À ces mots, tandis que Mme Ravin demeurait bouche bée, son mari frappa sur ses genoux, et d’indignation agitant son corps mince entre les bras de son fauteuil il ricana très haut :

— Oui, ils ont imaginé que Thérèse doit un jour s’appeler Mme Philippe Ravin. Ils y croient dur comme fer. N’est-ce pas, Philippe, que j’ai deviné ?

— Oui, mon père…

— Est-ce que cela est possible ?

Philippe regarda sa mère, puis son père avec une placidité qui ne manquait pas d’ironie.

— Non, déclara-t-il résolument.

— Je le savais… Ah ! les fous qui déforment à leur gré la réalité des choses !… Pourtant, on a pour eux de l’affection.

— Comment détruire un passé qui unit si fort les deux familles !

— C’est malheureux ! murmura Mme Ravin.

Philippe, penché vers le feu, se taisait, maussade, se demandant si vraiment des liens solides l’unissaient à des amis uniquement préoccupés de satisfaire leur vanité. Il affecta, déjà si peu loquace, de ne guère parler à table. Chaque fois qu’on évoquait, pour en sourire, les convoitises de Thérèse, il en écartait l’image d’un geste de dédain. Ce n’était pas Thérèse qu’il blâmait le plus, parce qu’on pouvait, après tout, l’excuser de se griser d’illusion à son âge. Il trouvait les Jalade détestables d’insouciance et d’orgueil. Quel regret que les circonstances n’eussent pas permis plus tôt de leur faire entendre qu’ils se complaisaient dans une erreur saugrenue ! On n’aurait pas le chagrin d’infliger à Thérèse, un jour prochain peut-être, une cruelle déception. Ma foi, tant pis !… Pourquoi d’ailleurs cela empêcherait-il de rester amis ?

Mariette paraissait à ses yeux plus belle chaque jour, plus désirable, douée d’un caractère qui s’accordait au sien, à son goût de calme et de modération. Il espérait que ses parents ne contrarieraient pas son dessein, car, à plusieurs reprises, ils avaient vanté les qualités morales de M. Barrière. Mariette, élevée dans un grand lycée, à Lyon, avait de l’éducation ainsi que de la fortune. Elle saurait à merveille se tenir dans le monde le plus envié de la région, chez les bourgeois distingués qui depuis longtemps avaient par leur intelligence et leur travail conquis de véritables titres de noblesse. Thérèse, elle, ne songeait, en sa tête de linotte, qu’à l’éclat de ses toilettes et à l’amusement. Oui, mais, sur les intentions de Mariette ne se leurrait-il pas ? Ne serrait-elle pas, au fond de son cœur, un de ces amours jaloux que parfois les jeunes filles consacrent à un jeune homme, qui d’ailleurs ne le soupçonne point ? Philippe résolut alors de connaître la vérité sans retard. Pourquoi perdrait-il son temps en rêveries qui ne convenaient pas à sa nature, lui qui cherchait la précision en toutes choses. Certes, il n’était pas expansif. Mais, sous des apparences de froideur, il avait une âme ardente, qui ne se détachait pas aisément d’une idée une fois qu’il l’avait adoptée.

Donc, le lendemain, après déjeuner, il descendit dans le parc faire sa promenade habituelle. Ce jour de novembre était délicieux, une sorte de printemps étonné, tout enguirlandé de feuillages d’or et de pourpre qu’emporterait la première bourrasque. Philippe gravit le talus bordé de roseaux, et, de la haute allée qui domine la propriété des Barrière, il guetta l’apparition de Mariette.

Bientôt elle apparut, en sa toilette grise, un léger manteau de satin mauve sur ses épaules rondes, le front auréolé des rayons du soleil qui, dans ses cheveux courts et dans ses yeux noirs, mettait des étincelles. À cause de l’éblouissante illumination de l’espace, elle ne vit pas tout de suite Philippe. L’apercevant enfin, elle lui fit un sourire, et, comme si en cette minute émouvante elle eût pressenti l’aveu de son amour, elle demeura doucement attentive à son regard. Puis, franche, elle s’avança par une large allée, sous le prétexte de redresser quelques tiges de rosiers, jusque tout près du mur mitoyen qui soutenait le talus, où Philippe était immobile, frémissant d’un trouble extraordinaire.

Il hésita un peu. Il s’inclina vers la crête du mur, et, au risque d’être entendu de M. Barrière, qui entamait, non loin de là, la taille de ses mimosas, il dit :

— Je n’ai appris qu’hier soir, mademoiselle, que pendant ma maladie vous avez daigné aller au Château Vert prendre de mes nouvelles.

— Oh ! qui vous a si exactement renseigné ? balbutia-t-elle. Qui donc a pu deviner mon intention, dont je n’avais même pas informé ma mère ?

— Les mères devinent chez leurs enfants tant de choses ! du moins, je le crois.

La voix de Philippe devenait aussi faible qu’un murmure. Comme par mégarde, afin de mieux saisir la moindre de ses paroles, Mariette se rapprocha davantage. Philippe, en même temps, glissa dans le sillon qui se creusait entre le mur du jardin et la pente du talus, au-dessous de l’allée que bordaient les roseaux.

— Vous comprenez, dit-elle, manière d’excuser l’arrière-pensée de sa promenade au Grau, tout le monde prétendait que l’accident dont vous avez été victime pouvait laisser de vilaines traces.

— Les gens exagèrent vite… Mais, tant mieux ! Je suis si flatté que vous vous soyez dérangée à cause de moi !…

Il y eut un silence, la paix naïve des choses dans le parfum de la terre qui se pâmait à la lumière dorée de l’automne. Mariette, hochant de nouveau le front, osa regarder Philippe bien en face :

— Nous sommes tellement voisins ! reprit-elle. Je suppose que, si un pareil malheur m’était arrivé, vous auriez eu sans doute pour ma personne le même souci.

— N’en doutez pas, mademoiselle, s’empressa-t-il de répondre.

Et d’une voix, que maintenant étranglait l’angoisse, il ajouta :

— D’ailleurs, me sera-t-il permis de vous confier tout ce je que pense ?

— Mais oui, monsieur Philippe.

— Eh bien ! la première fois que j’ai eu l’occasion de vous apercevoir ici même, dans ce beau jardin, j’ai ressenti la joie la plus profonde de ma vie. Il m’a semblé que les choses devenaient tout à coup plus belles, plus pures, plus dignes d’être aimées, et que moi-même je devenais meilleur. Et dès lors je n’ai pas cessé de penser à vous.

— À moi !… répondit-elle, en un frêle éclat de rire qui brusquement s’arrêta.

Il appuya ses bras sur la crête du mur, en même temps qu’elle se rapprochait encore. Tandis qu’il la regardait fixement, elle à son tour posa, auprès des bras de Philippe, ses mains fines, un peu longues. Il lui dit :

— Permettez-moi enfin, mademoiselle, de souhaiter, que bientôt ce mur ne nous sépare plus.

Elle le regarda aussi, une seconde plus furtive que le vol d’une abeille. Elle baissa les yeux, et le teint mat de son visage, qui avait le brillant de la soie, se couvrit d’une rougeur adorable.

— J’avais compris depuis longtemps, murmura-t-elle.

— Oui, c’est vous, mademoiselle, que je rêve d’avoir, un jour prochain, pour compagne.

— Je n’espérais pas tant de bonheur… Pardonnez-moi.

— Je vous aime.

— Toute ma tendresse est à vous.

— Que ce jour soit béni !

Ils parlaient bas, les yeux dans les yeux, avec une émotion de piété amoureuse, parmi le recueillement des choses qui, dans leur solitude, les isolait davantage.

M. Barrière, caché par le bouquet de mimosas, rappela Mariette d’une voix amicale. Bien vite, elle s’écarta du mur mitoyen, en saluant de la main.

— Au revoir ! dit-il.

Elle s’éloigna lentement, par l’allée qu’embaumaient les buissons de roses ; Et Philippe, glorieux de lui avoir confessé son amour, regagna la maison d’un pas alerte.