Le Château vert/11

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Société d’éditions publications et industries annexes (p. 75-80).

CHAPITRE XI

Après le déjeuner, Philippe se présenta. Il était d’humeur souriante, tout glorieux de retrouver sa fiancée charmante de beauté, de gentillesse, la taille haute, la tête fine, Robuste aussi, le visage au teint mat et rose éclairé par la lumière de ses yeux noirs, sous la richesse de ses cheveux noirs que lustrait parfois un rayon de soleil. Philippe l’aimait avec la même innocence que le premier jour, la même joie reconnaissante.

Cependant, il eut soudain l’émoi que Mariette avait un sourire confus et qu’elle n’osait pas le regarder en face, après qu’on eut pris le café, il l’embrassa, d’une étreinte chaste, et lui dit :

— Le temps est splendide. Si nous allions jusqu’au Cap ?

— C’est un peu loin, objecta Mme Barrière, qui le dimanche accompagnait ses enfants.

— Si tu le permets, dit Barrière à sa femme, je les accompagnerai aujourd’hui. Seulement, le soir vient vite en cette saison. Dépêchons-nous !

Mariette mit son chapeau, ses gants. Et l’on partit pour la campagne, qui était là, tout de suite. Il y avait des pierres, du sable. Puis, la coulée de lave qui, paraît-il, vient de très loin, du Massif Central, et qui va se jeter dans la mer, d’où à cinq cents mètres du rivage, elle ressurgit pour se terminer en l’îlot de Brescou. Point d’autre végétation, çà et là, que des touffes de roseaux, ainsi que dans le petit étang de Luno, une brousse d’ajoncs. Sur la pointe du Cap, dans le sable, trois maisons de pêcheurs, très blanches.

Jusqu’au Cap, deux kilomètres à parcourir. Philippe avait offert son bras à Mariette, et ils savouraient le plaisir d’échanger sur un ton de confidence de menus propos pour des riens. Car l’amour intimide les jeunes êtres que possède sa flamme très pure. Mais ce dimanche Mariette manquait d’entrain. Ignorant que les parents de Philippe étaient informés des médisances de la ville, elle imaginait avec une sorte d’effroi que le jour maudit où la méchante calomnie tomberait sur eux, ils renonceraient à l’accueillir dans leur foyer.

Une fois qu’elle gardait le silence, en baissant le front, Philippe lui dit :

— Vous ne paraissez pas contente ?

— Si !… Auprès de vous !…

Elle lui pressa le bras et fit un sourire, empreint de gratitude et de fierté.

— À quoi pensez-vous, Mariette ?

— Puisque vous êtes si curieux !… Je pense à vos amis du Château Vert. Que deviennent-ils ?

— Ils ne donnent plus signe de vie.

— Hé ! Hé !… Thérèse avait peut-être des illusions sur vous. Et je suis venue à l’improviste les lui enlever.

— Thérèse est une gamine. Elle a bien le temps de trouver un mari.

— Certes, à dix-sept ans !

— Pas même !

— C’est bizarre, j’ai du chagrin pour elle. Pour ses parents également, s’ils étaient convaincus que vous épouseriez leur Thérèse. Il ne faut pas leur en vouloir de leur bouderie. Il faut savoir les comprendre.

— Personne ne leur en veut. Je suis sûr d’ailleurs qu’ils reviendront chez moi.

À une trentaine de pas, Barrière s’était arrêté, pour attendre les fiancés, qui se hâtèrent. Et désignant là-bas, sur la colline de lave, au-dessus du poste de la douane, un gîte de planches goudronnées, qui étincelait au soleil, il plaisanta :

— Tenez, les enfants !… C’est là-haut qu’habite ce fainéant de Micquemic. S’il m’aperçoit, il dégringolera bien vite de son rocher.

— Il paraît que vous l’avez beaucoup connu ?

— Oui, mon fils, du temps que j’étais maçon, le bon temps, puisqu’on était jeune. Ce qu’il était déjà cancanier ! Et chipardeur ! En outre, si la Providence ne l’avait pas fait naître dans un pays de vignes, je ne sais pas comment il aurait vécu.

— Moi, je le connais à peine. Je l’ai aperçu deux ou trois fois à la porte d’un cabaret.

— Naturellement. Il a toujours soif. Et il a tout un arsenal de prétextes pour vous harceler de ses requêtes. J’ai fini par le chasser. Mais il n’a point de vergogne.

Ils étaient parvenus à la pointe du Cap. La vague y roule sans fin des galets en un bruit de castagnettes sur le sable, au pied des trois maisons qui, loin des ambitions et des misères du monde, vivent heureuses. C’était l’heure du repos pour les pêcheurs qui, le soir, s’en vont au large et n’en reviennent qu’au matin. Devant l’une de ces maisons, un vieux pêcheur qui, sur les flottes de l’État, avait, pendant plus de vingt ans, parcouru toutes les mers, ravaudait ses filets, que le poisson chaque nuit déchire. Devant une autre, une jeune femme allaitait son petit. Devant la troisième, une aïeule pelait des pommes de terre.

Quelle paix enveloppait l’humble extrémité de cette terre ! Quelle généreuse lumière ! Là-bas, à l’horizon de la mer, l’azur du ciel touchait délicatement les eaux bleues. Ici, vers l’orient, un balancement d’écume frangeait les vingt kilomètres d’une baie, au centre de laquelle, dans le sable, verdoie l’oasis des Onglous, ses roseaux et ses vignes, et la baie gracieuse s’en va là-bas, parmi les blancs rochers d’un promontoire boisé, s’achever contre la montagne de Saint-Clair qui, sur son versant opposé porte la ville de Sète. Là, vers l’occident, s’allonge la plage argentée du grau d’Agde, déserte jusqu’au quai grisâtre qui la protège de l’Hérault. Et la voix de la grande mer parlait toujours, monotone, pourtant mélodieuse.

Bien qu’ils n’eussent aucune prétention d’avoir des âmes de poètes, Barrière et ses enfants goûtaient en cette frémissante solitude l’ineffable poésie des choses, la vertu de l’onde éternelle, de la lumière nue, qui imposait partout, comme une divinité, sa splendeur et sa puissance. Émus par la magnificence des éléments réunis autour d’eux, ils se taisaient. Par la plage, maintenant chargée de coquillages plus que de galets, ils arrivèrent aux scories de lave, qui, avant de s’enfoncer sous l’eau, opposent une muraille vigoureuse à la vague qui depuis des siècles la déchiquette patiemment et découpe dans le feu de sa chair des criques et des niches.

Dans une de ces niches au-dessous du sentier sinueux qui longe la crête de la muraille, un homme était assis, les mains aux genoux, et il contemplait la mer. À cause du bruit des vagues, il n’entendait pas les trois promeneurs marchant au-dessus de lui. Mais Barrière le reconnut aussitôt, et faisant mine d’entraîner ses enfants, il grommela :

— Voilà cet animal. Prenons garde !

Au même Instant, Micquemic, — car c’était lui, — leva la tête. Après un mouvement de stupéfaction, il s’écria :

Té ! C’est vous, Barrière !… Attendez-moi.

Micquemic se hissa, non sans peine, jusque sur le sentier, auprès de Barrière qui n’avait pas voulu se dérober. Il se courba très humblement, sourit de toute sa figure violacée qu’écaillaient le sel des embruns et le vent du large. Puis, désignant les deux fiancés, il feignit quelque innocence.

— Ce sont vos enfants, Barrière ?

— Oui. Tu connais ma fille ?

— Il me semble.

— Et le fils de mon voisin, M. Ravin.

— Oui… Ah ! vous pouvez être fier, Barrière !

— N’empêche que tout le monde ne me pardonne pas mes succès.

— Vous les méritez pourtant.

— Enfin, tant pis ! L’opinion des gens n’a pas d’importance, n’est-ce pas ?

— En tout cas, ce n’est pas moi que le bonheur accable.

— Si tu es malheureux, tu l’as bien voulu. La bouteille, et le rien-faire, ça ne mène pas loin.

— Vous avez raison, Barrière, mais qu’y faire ? Je suis trop vieux pour changer mes habitudes. Ah ! le bon vin de chez nous, comment peut-on s’en passer !… Barrière, je vous ai souvent importuné de mes quémandes, et je crois qu’un jour vous m’avez mis à la porte.

— Tu t’en souviens, tant mieux. Qui sait si tu ne chercheras pas quelque jour à te venger ?

— Me venger !… Pour ça, non. Je jure que non !

— Ne jure pas.

Micquemic affectait maintenant des grimaces larmoyantes de pauvre homme voué au mensonge et à la fredaine.

— Ma femme n’est pas bien du tout, gémit-il.

— Oui, raconte-nous tes histoires. Je n’ai rien sur moi, pas un radis.

— Un petit quelque chose m’aurait fait plaisir.

— Viens chez moi de grand matin. J’ai d’ailleurs à causer avec toi.

— Je n’y manquerai pas.

Et comme Micquemic retirait sa main humide de mendiant, Philippe, qui avait furtivement ouvert son portefeuille, lui tendit un billet de 50 francs. Micquemic tressaillit d’enthousiasme, et, dans une sorte d’éblouissement, il saisit le papier précieux, l’enfouit dans la poche de son pantalon de velours.

— Merci, mon fils. Le bon Dieu vous le rendra.

Philippe lui commanda d’un simple geste le silence, Barrière d’un mot le congédia :

— Adieu !…

Les trois promeneurs continuèrent leur chemin. Mais Micquemic trépigna à petits pas sur leurs traces, répétant ses chaleureux mercis, ses souhaits de bon mariage. Comme on ne lui répondait plus, il se reposa sur un rocher et, les mâchoires entre les poings, il regarda fixement, avec un étrange mépris, de la haine, s’éloigner ces trois êtres qu’il estimait trop heureux.

À cinq cents mètres de là, tandis qu’ils s’engageaient sur le large môle qui s’avance dans la mer, et qu’on appelle le « Bras-de-Richelieu », deux femmes, coquettement vêtues de clair, arrivaient à leur rencontre. Il était encore impossible, parmi le frissonnement de la lumière et des sables, de distinguer leur visage. Tout à coup, sur la marge dorée où s’épanche la vague, elles s’arrêtèrent et, après une seconde d’hésitation, elles déguerpirent en un train de panique.

— Philippe, s’écria Barrière, vous les avez reconnues ?

— Parbleu ! Thérèse et sa mère.

— Est-ce moi qui leur fait peur ? dit Mariette.

— Elles sont jalouses. Cette maladie leur passera.

À voix basse, Philippe ajouta :

— Vous êtes à moi, Mariette. Notre amour ne dépend de personne.

— Je suis pourtant désolée que notre mariage occasionne une rupture entre vos amis et vous !

— Mes amis ?… Est-ce bien sûr ?

Mariette, d’un élan involontaire, se pressa contre son fiancé, comme si elle eût craint de céder, sur le bord des dalles, au vertige de l’eau grondante. Philippe la caressa, de tapes gentilles à la main, au poignet qu’elle avait nu. Au loin, dans le désert de l’espace, le soleil, qui depuis un moment était suspendu sur Agde, jeta soudain une écharpe de pourpre sur la mer moutonneuse.

À l’extrémité du môle, ils demeurèrent en extase, dans le bruit rythmé du flot, qui perçait doucement la pensée. Puis, d’un pas tranquille, ils s’en retournèrent au Cap reprendre le chemin de la ville. Barrière marchait toujours au-devant des fiancés, qui parfois échangeaient un regard, un sourire, contents d’avoir vécu ensemble cette belle après-midi de dimanche et aussi d’avoir mis en déroute Thérèse Jalade et sa mère.