Le Chèvrefeuille/02

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Éditions de la nouvelle revue française (p. 111-210).

DEUXIÈME PARTIE

Me soupçonnera-t-on de n’avoir donné tant d’importance à de si petits événements et au récit minutieux d’une soirée entre mes soirées que pour préparer un coup de théâtre ? Tout mon soin ne fut au contraire que d’échapper à ce soupçon. C’est que, parmi ces détails que j’ai rapportés et qui ne m’avertirent point, parce que je ne pouvais pas prévoir ce que le premier venu peut maintenant prévoir, j’ai choisi et classé ceux qui doivent éclairer. Si je fus surpris, moi qui conte cette histoire, je crois que nul ne le sera. Je n’ai pas développé ces longs souvenirs pour le plaisir de mener le lecteur au fond d’une impasse. Ou bien, trop ému, je n’aurai pas su être assez habile, et l’on criera d’abord à l’invraisemblance.

Mais on l’a deviné : le 12 Novembre 1923, je n’allai pas chez Marthe, comme je m’étais promis d’y aller.

Je n’y allai point, car il se produisit pour moi, le 12 novembre, un coup de surprise. On l’a deviné : je revis l’homme à la barbe blonde que j’avais vu, la veille, écoutant près de moi les chanteurs de l’avenue de Wagram. Et je le revis, non point par hasard, mais parce qu’il vint me trouver chez moi.

Et il n’eut pas besoin de me faire étalage de preuves et de preuves. Toutes les objections qui m’auraient retenu fondirent d’un seul coup. Cet homme, en qui j’avais cru, la veille, reconnaître mon ami Maurice, je lui tendis les mains aussitôt : il était en effet, on l’a deviné, mon ami Maurice.

Comment ? Pourquoi ? Trop de questions me montaient aux lèvres. Je répétais seulement, stupide :

— Toi ! Toi ! Pas possible !

Et d’autres lambeaux de phrases sans ordre qui appelaient trop de réponses.

Dans notre émotion, nous ne parvenions ni à interroger ni à expliquer. Il nous a fallu plus de temps que je n’en prends ici pour nous habituer à l’impossible situation que le retour impossible de Maurice créait.

Une joie inespérée me serrait à la gorge. Je tenais Maurice par les mains, je le regardais.

— Toi ! toi ! disais-je.

Il était à Paris depuis la veille.

— D’où viens-tu ? D’Allemagne ? Ils t’avaient gardé au secret comme ils en gardent encore sans doute ?

Il eut un geste vague qui éloignait mes hypothèses.

— Je te dirai, fit-il.

J’attendais une confession chargée. Et je prononçais déjà le nom de Marthe.

— Marthe…

Mais Maurice eut un autre geste qui m’arrêta.

— Je te dirai, fit-il encore.

À procéder ainsi par demandes hâtives, je risquais évidemment d’embrouiller les explications de Maurice. Mieux valait, puisque le moment de stupeur était passé, laisser parler Maurice à loisir.

Il restait debout au milieu de ma chambre, les mains dans les poches de son manteau, les yeux fixés sur moi comme s’il voulait s’assurer que mon amitié de jadis était toujours pareille, et il me semblait plus embarrassé qu’à l’instant où il s’était présenté devant moi.

Il regardait aussi autour de lui. Il constatait que rien n’avait changé de place dans ma chambre. Il en tirait peut-être plus d’embarras. Je pensais bien qu’il avait des choses extraordinaires à me révéler. De me les révéler là, dans cette chambre tranquille, où la vie avait un air d’immobilité qui déjouait toute aventure, je comprenais qu’il hésitât. Plus qu’un ami, il venait de retrouver chez moi tout son passé, tout notre passé commun d’avant la guerre.

— Tu n’ôtes pas ton manteau ? lui dis-je.

Il s’installa sur le divan, non pas en s’y allongeant tout de suite comme il faisait autrefois, mais peu à peu, en s’asseyant puis en s’étendant. Alors, et parce qu’il retrouvait ses vieilles habitudes, il prit une cigarette dans la boîte où il en avait toujours pris. Et alors je le reconnus tel que je l’avais toujours connu. Malgré sa barbe, qui ne m’était pas encore familière, je retrouvais ses gestes, ses tics, son amitié de nos causeries d’autrefois. Mais était-ce vraiment le même homme que je retrouvais ? De quelle aventure sortait-il ?

J’étais curieux de l’apprendre, curieux de tout savoir. Il m’avait, dès ses premières paroles, promis de me dire tout. Il s’exécuta sans difficulté, sinon sans fièvre. Mais je ne veux plus que transcrire, le plus exactement possible, ce qu’il me révéla. Et je m’abstiendrai de commenter, comme je m’abstins de l’interrompre, ou peu s’en faut.


— « Par où commencer ? dit enfin Maurice. Tout est si compliqué, et si simple néanmoins ! C’est pour simplifier que je te prie de ne pas me poser de questions. Je les prévois toutes d’ailleurs. J’y répondrai, sois sans crainte. Je n’ai rien à te cacher. Si je suis revenu, si tu me revois, sois persuadé que je l’ai voulu. Je ne te cacherai donc rien.

» Mon histoire, s’il y a histoire, est à la fois absurde et sinistre. Absurde, parce que je me suis lancé dans une aventure sans issue avec une ardeur que toi seul peux comprendre, puisque tu sais à quel point la guerre que nous menions nous enivra, dans les deux sens du mot, nous qui n’en sommes pas morts. Oui, absurde, mon histoire l’est, car j’avais tant d’autres façons d’en sortir ! Mais je n’ai pas réfléchi. Le coup de Verdun m’a détraqué, c’est certain. De pareils événements rendent fou, en grand comme en petit ! Tu le sais. Et puis je ne te demande pas de m’absoudre. Tu étais mon ami, tu es mon ami, et, quoi que j’aie pu faire et quoi que j’eusse pu faire, tu refuserais de me juger et je suis sûr que tu ne me reprocheras rien.

» Rien ? Si. Tu me reprocheras de t’avoir laissé si longtemps sans nouvelles. Tu me reprocheras d’avoir joué pour toi cette atroce comédie. Oui, mais tu ne savais rien, et, quand tu sauras tout, tu sauras aussi que, lancé dans cette aventure, je ne pouvais plus ne pas la conduire, ou plutôt me laisser conduire jusqu’au bout. Je fus du reste aidé par les événements. Ne m’interromps pas, je t’en prie.

» Verdun ? Au moment de Verdun, je n’en pouvais plus. J’aurais commis n’importe quelle sottise avec plaisir. J’y serais mort avec plaisir. Avec plaisir, tu m’entends ? Tu m’entends, mais tu ne comprends pas. Ah ! comment pourrais-tu comprendre ? Tu ne savais rien. Tu ne sais rien. Il faut que je reprenne de plus haut, de très haut, du jour où… Hélas, mon ami, il faut que je reprenne du jour où notre amitié ne fut plus ce qu’elle avait été.

» Tu as nommé Marthe tout à l’heure. Le jour où je l’ai connue, ma vie s’est décidée. Ma vie et la tienne, ne dis pas non ! Depuis ce jour, il y eut entre toi et moi un secret, un secret de plus en plus profond. Tu l’as respecté, toi, tu fus meilleur que moi-même et plus digne. Ton amitié se maintint au plus haut point. Moi, je m’accrochai de plus en plus à ce secret, et j’eus tort. Je n’éprouve aucune honte à te le déclarer.

» On parle de l’amour ? L’amour, oui. Tu l’ignorais, comme je l’ignorais. Tu l’ignores peut-être encore. Je souhaite que tu continues de l’ignorer. Il avilit, il envoûte, il écrase, il désagrège, il humilie, il ronge, il dissout. Cherche les termes les plus forts, n’aie pas peur des superlatifs, tu ne dépasseras pas la mesure. Évidemment, un homme doit être un homme. En principe et dans l’abstrait, rien de plus noble. Et l’amour n’excuse rien, je l’accorde, mais il explique à peu près tout. Nous chantions au bataillon une chanson assez brutale qui affirmait cette vérité de tout repos que, sans les femmes, nous serions tous des frères. Rappelle-toi comme nos camarades mettaient de la sauvagerie à marteler ce déplorable refrain ! Les moins grossiers semblaient y trouver une vengeance. Étaient-ils donc tous si malheureux, ou sur le moment ou par le souvenir ?

» Te voilà bien étonné, mon ami. Tu n’aurais jamais cru que ton ami Maurice ne fût pas le plus heureux des hommes, n’est-ce pas ? le plus heureux des maris, le plus heureux des amants ? Je te le dis, je te le répète, tu ne savais pas. Tu vivais à côté de nous, en marge de nous plutôt, sans rien discerner de notre vie. C’est ma faute, je l’avoue. J’aurais dû ne pas fuir ton amitié, ne pas me détacher de toi.

» Mais je ne dois pas exagérer non plus. Si j’ai d’abord gardé pour moi le délicieux secret de mon bonheur tout nouveau, je l’ai gardé surtout pour ne pas t’en éclabousser. Notre jeunesse studieuse, que nous considérions ensemble comme éternelle, — quand on est jeune on a de ces illusions, — je fus le premier à m’en échapper. Certes, cela se fit malgré moi, à mon insu si tu préfères. J’avais rencontré Marthe. Du coup, l’amour m’était découvert. Un monde insoupçonné s’ouvrait à mes yeux et à mon ardeur stupéfaite. Nos études, nos papiers, nos fiches, nos bouquins, tout ce qui nous semblait uniquement désirable et satisfaisant, tout m’apparut d’une vanité mortelle. Tant de poussière remuée me déconcerta. Mais parce que je croyais avoir mis la main sur une clef magique et sur la vérité, ou sur ce que je pris alors pour la vérité, devais-je te décourager, toi, qui n’avais pas rencontré une Marthe, toi qui ne tenais encore l’amour qu’un objet de discussions morales ou psychologiques, bonnes en soi, mais sans fondement peut-être ? Ne devais-je pas me taire et te laisser tes illusions ? N’était-ce pas assez que tu pusses souffrir d’avoir à poursuivre seul certaines recherches où nous nous étions ensemble engagés ? N’était-ce pas assez que tu pusses souffrir d’apercevoir par toi-même ce qui chaque jour nous sépara davantage ?

» Tu ne m’aurais pas perdu, je ne me serais pas perdu, si je m’étais entiché d’une femme d’expérience, d’une amoureuse, car j’aurais pu me ressaisir plus vite et plus facilement. Ainsi tu comprendrais et j’aurais compris ma défaite. Une rouée m’aurait vaincu sans peine. Et moi comme toi. Des garçons qui ne vivent que dans l’absolu, même s’ils ne sont pas ignorants des réalités de l’amour, ils sont à la merci de la première passion qu’on leur impose. Le cas serait banal. Mais tel ne fut pas le mien.

» Marthe n’était qu’une jeune fille, toute naïve, toute simple, toute franche. Une jeune fille, nous pensions tous deux, par préjugé, que cela n’existe que dans les romans de René Boylesve. Or, Marthe, jeune fille, venait vers moi avec sympathie. Rien de plus, apparemment. Il n’en fallait pas plus pour me soulever d’enthousiasme. En tirai-je de l’orgueil, comme tous les hommes en pareille occurrence ? Là n’est pas la question. Mais il est certain qu’à me sentir le maître responsable de cette jeune fille sans défense qui attendait de moi son bonheur, je découvris plus vivement pour mon propre compte la joie d’aimer.

» Il me répugne de te donner des précisions. Je ne t’en donnerai pas. L’important est que tu conçoives dans quel état d’allégresse j’ai passé les semaines de nos fiançailles et les premiers temps de mon mariage.

» Excuse-moi, si j’osai renier alors l’idéal sévère de notre amitié. Une jeune fille qu’on aime et dont on se croit aimé, tu ne te représentes pas très bien comme elle transforme celui que sans malice elle s’attacha. En se remettant à lui, elle l’oblige. Moi qui aimai Marthe dès que je la vis, songe de quelle façon je l’aimai quand j’éprouvai, non seulement qu’elle était prête à m’aimer, mais qu’elle m’aimait !

» Je crains, mon ami, de t’offusquer. Tu t’étais fait sans doute de mon bonheur de jeune marié une idée suffisamment décourageante. Mais toute ma vie a dépendu de ces heures de béatitude. C’est le seul terme qui convienne ici, et je ne veux pas te passer sous silence, malgré mon envie, ces heures uniques où j’eus conscience d’être un autre homme.

» Rassure-toi. Si je m’attardais sur ce chapitre, ce ne serait que pour prolonger par des regrets stériles le souvenir de ces heures trop brèves. À quoi bon ? Elles furent ce qu’elles furent, je ne les ravalerai pas, je serais ingrat. Elles furent belles, donc elles ne durèrent point.

» Tu me regardes ? Tu croyais qu’elles avaient duré ? Tu croyais que j’avais été longtemps heureux ? toujours ? jusqu’au moment où je disparus tout à coup en pleins troubles de Verdun ? Tu te trompais, mon ami. Tu te trompes. Heureux, je le fus, je ne le nie pas. Mais longtemps, non. Tu n’avais rien remarqué, naturellement. Comme je t’avais dissimulé mon bonheur, je t’ai dissimulé le reste. Tu ne connais que la fin du drame, la fin que je lui ai voulue. Elle n’est pas irréprochable, je te l’accorde. On la jugerait cruellement si on la connaissait. Mais toi seul la connais aujourd’hui. Toi et moi. Autant dire personne, ou une seule et même personne si tu préfères, n’est-il pas vrai ? Et tu devines que mon bonheur fut bien précaire, pour que j’en vinsse à cette extrémité de disparaître, de quelque manière que ce fût.

» Tu brûles de me demander quel fut le crime de Marthe. Attends un peu. Sache pourtant sans délai que Marthe ne fut coupable en rien. Est-ce ma faute alors ? Je n’ose dire ni oui ni non, ou je devrais dire oui et non. En gros, je le confesse devant toi, mon ami, tout bien pesé, tout bien considéré, je m’étais embarqué dans une aventure trop grande pour moi. J’usai, probablement, toutes mes forces dès le début. Je tins tête avec avantage à la première flamme. Fut-elle trop haute ? Me consuma-t-elle aussitôt ? Je n’en disputerai pas.

» À la vérité, je doute qu’un homme ordinaire, n’importe lequel, toi ou moi, puisse résister mieux que je ne résistai. L’amour aussi a sa cime. Quand on y est parvenu, on n’a plus qu’à redescendre : ne demeure pas qui veut sur la cime, qui n’est qu’un point géométrique tout idéal. Tant pis pour toi si tu parviens à la cime avant que ta compagne ait eu le temps de te suivre. Elle y arrive à son tour. Mais toi, où es-tu déjà ?

» Ne crois pas qu’avec de telles considérations, qui ne sont pas d’une originalité exagérée, je m’éloigne de ce qui t’intéresse. Tu avais un ami. Il disparaît en 1916. Tu le tiens mort. Tout le monde le tient mort. En 1923, brusquement, il reparaît, et, au lieu de t’expliquer par quel mystère il reparaît, il te parle de son mariage et se guinde à des propos vaguement philosophiques. Oui, le mystère de ma disparition n’est pas un mystère : en trois mots, tu serais au fait. C’est sans importance. L’essentiel est que tu saches pourquoi j’ai voulu disparaître. Et passe-moi ce que tu as pu prendre pour une digression : en me retrouvant chez toi, je me retrouve rajeuni de dix ans, et je cédais à notre chère manie de bavardage d’autrefois. Écoute. Je vais te raconter tout.

» Tu étais sûr que j’étais heureux.

Bien. Je ne t’avais jamais rien dit. À tort ou à raison, n’importe. Maintenant je te dis que j’ai voulu disparaître parce que je n’étais pas heureux, ou parce que j’étais malheureux. Bien. Tout le mystère du drame gît là. Et il n’est pas très compliqué. Tu le mettras, si tu veux, sur le compte de ma faiblesse, tu jugeras peut-être que je fus lâche. Je te répète : n’importe. Je ne te demande pour l’instant que de comprendre.

» Tu connais l’histoire de l’Apprenti Sorcier ? C’est la mienne, mon pauvre ami. Très exactement. Tu ne comprends pas ? Il faut donc que je te donne de ces précisions qu’il me répugnait tout à l’heure de donner ? Il faut cependant que tu les entendes sans que j’insiste. J’éprouve une honte difficile au moment de te dévoiler le secret de ma vie conjugale.

» À Sparte, tu le sais comme moi, il fut un temps que l’on enfermait les jeunes hommes et les jeunes filles dans une salle obscure où, au hasard, chaque jeune homme devait s’emparer d’une jeune fille pour l’épouser. Entre ces mariages d’allure symbolique et les mariages de notre époque, et de toutes les époques, il n’y a pas de différence sensible. Le bon sens populaire affirme que le mariage est une loterie. Heureux, dit-on, qui emmène dans sa maison une vraie jeune fille. Alors je fus heureux. Mais la connaissais-je, cette adorable Marthe à qui je dus de découvrir l’amour ? En le lui découvrant de mon côté, je jouais avec des puissances terribles.

» J’ai aimé Marthe entièrement, je n’ai pas honte de t’en faire l’aveu. Et mon ardeur fut d’autant plus vive que mon orgueil d’homme triomphait. Conquérir une âme neuve procure des voluptés incomparables. Mais une conquête a toujours ses limites. Toujours. Quel est le cancre qui ne se rappelle pas comment on dit en latin qu’un vainqueur est souvent conquis par le vaincu ? Je préfère ne pas te dissimuler plus longtemps que ma victoire fut assez piteuse.

» Marthe, en effet, éveillée par moi, eut vite rattrapé son maître, qui n’était pas un maître de premier ordre. Te dirai-je que j’en savourai davantage ma victoire ? Tu n’en doutes pas. Timidités qui cèdent, assurance naissante, voilà des joies sans prix dont je me délectai. Sentir que la femme que tu aimes finit par s’accoutumer puis par s’attacher à toi, conçois-tu que tu puisses résister à cette ivresse ?

» Tu me regardes, tu es étonné que ce soit moi qui te parle ainsi, moi qui me perde en de tels enfantillages. Mais l’amour, sauf pour le couple qu’il enchante, a bien d’autres puérilités. Ceux qui aiment ne s’en aperçoivent pas, et d’ailleurs ils s’en soucieraient peu. Seul un amant qui eut quelque peine à s’imposer, comprendra que j’aie pu m’estimer le plus heureux des hommes le jour où je sentis Marthe enfin éprise.

» Comment te représenterais-tu le sourire satisfait qu’elle eut, lorsque je lui fis une petite scène de jalousie pour la première fois ? Rien ne flatte davantage une jeune femme qui n’a pas encore conscience de tout son empire. Et l’on s’en rend compte assez vite, car la jeune femme, flattée, et qui prend peu à peu goût à l’épreuve, ne tarde pas à susciter de nouvelles scènes de jalousie. Ce n’est que jeu, et jeu d’enfant, comme je te le disais tout à l’heure. Mais c’est un jeu qui risque de devenir dangereux. Certains hommes s’y rebutent.

» Je m’empresse d’ajouter que je n’eus pas le loisir de remarquer la coquetterie de Marthe : je ne l’aurais plus aimée. Marthe cependant évoluait, s’assurait, devenait amoureuse. Jusqu’alors, elle ne m’avait apparemment que supporté, malgré toute sa gentillesse. Je n’ai pas la prétention de l’avoir subjuguée du jour au lendemain. Elle s’éleva vers moi de degré en degré. Ces amours ne sont pas les moins durables, ni les moins solides.

» J’accuse peut-être à tort Marthe d’avoir fait la coquette avec moi pour tenir en haleine ma jalousie. Mais d’où vient que, renonçant en somme au beau rôle, elle se déclara soudain jalouse à son tour ? Tu me répondras qu’elle m’aimait, que dès lors j’en possédais la certitude, et que ma victoire était complète. À mon tour, je pouvais et je devais être flatté. Mon amour et mon amour-propre recevaient une belle récompense. Nous étions tous deux sur le même plan, au même point. Nous formions un couple parfait, le couple parfait. Et tu vas prononcer le mot de bonheur.

» Tout le monde parle de bonheur en pareil cas. Pour la plupart des hommes, en effet, qui sont loin de pouvoir se flatter à l’heure de leur mort d’avoir créé quelque chose, c’est dans le domaine de l’amour qu’ils ont l’illusion de créer. Laissons de côté, veux-tu, la question des enfants ? Employer ici le verbe créer serait abusif, j’entends toujours pour la plupart des hommes, à qui suffit largement le verbe faire. Laissons donc les enfants.

» L’homme a surtout le désir et l’illusion de créer en face de la femme de sa vie. Il n’en est pas un qui accepte d’aimer une femme telle qu’elle est. Il nous faut une femme telle que nous la rêvons, telle que nous la voulons. Que pour nous plaire elle cherche à se transformer selon notre désir, à se renoncer, cela nous paraît tout naturel. Notre fatuité virile n’a pas de bornes. Si elle réussît, si la femme devient telle que nous la souhaitions, — et il ne nous soucie guère sur le moment des conséquences possibles de notre désir, — nous nous croyons aimés et nous parlons de bonheur. Nous avons créé notre bonheur.

» Trop de romances ont bercé de rimes inévitables et de déprimantes mélodies le sang-froid des plus sages d’entre nous. Quand l’amour chante, et on ne peut pas dire autrement, car il chante, c’est triste mais c’est vrai, nous ne valons pas mieux que notre voisin. L’éducation, le rang, la fortune, l’intelligence, ne nous y attardons pas : ce ne sont que facteurs secondaires qui n’introduisent en amour que des nuances. Gratte la croûte, tu trouveras toujours le même homme : il n’est pas toujours digne d’admiration. Mais je reviens à Marthe.

» Marthe donc, après les premières semaines dont je refuse de te dévoiler rien de plus, elle m’avait rejoint où je l’entraînais. Elle sentait qu’elle était tout pour moi. Elle le savait, et que je voulais que je fusse tout pour elle. J’avais joué gros jeu.

» Tu connais comme moi que, déjà, avant la guerre, à l’imitation de tel et tel peuple étranger qui se croit plus civilisé que nous, un laisser-aller assez imprudent s’était glissé dans nos mœurs. Depuis, j’ai vu les étrangers chez eux, et je t’affirme que tous, je dis bien, tous, doivent s’incliner devant la vertu trop calomniée des femmes de notre pays. Mais, entre nous, nous pouvons nous l’avouer : nos femmes et nos jeunes filles ont, avec le xxe siècle, affecté des allures qui sont inquiétantes si l’on ne s’en tient qu’aux apparences. Certaines ont crié trop haut : « Liberté, égalité, fraternité ». Cette formule politique, appliquée inconsidérément en amour, causa quelque désarroi. Parmi les hommes, ce n’est pas étonnant. Parmi les femmes, ce fut plus grave. Elles furent surprises. Toutes n’approuvaient pas. Mais la crainte d’être une exception, cette éternelle crainte de ne pas être comme tout le monde, amena des extravagances. Bref, nous n’avions peut-être même pas besoin que la guerre vînt donner le coup de grâce, du moins pour un temps, car rien n’est durable ici-bas, à nos vieilles traditions féminines prêtes à s’évanouir. Et, bref encore, je ne t’apprends pas que dans certains milieux, il était et il est bienséant de sourire, quand on évoque par exemple cette lune défunte : la fidélité.

» Note qu’en d’autres matières, la fidélité demeure respectable : on exige qu’un homme soit fidèle à sa patrie, à sa maison de commerce, à son patron ou à ses employés, voire à sa signature. Il n’y a qu’à son amour qu’un homme ou une femme a le droit de n’être pas fidèle. La loi l’y autorise, l’y aide : le divorce en est une preuve. Je sais que la question du divorce est plus complexe, mais passons. Je tenais seulement à situer ma petite aventure personnelle dans le cadre et l’atmosphère, comme on dit, qui furent les siens.

» J’arrivais au mariage, moi, avec de la candeur, ou de l’audace, à ta guise. Malgré les exemples fâcheux que j’avais autour de moi, je prétendais me créer un amour et un ménage de vieille lune : je voulais que ma femme fût tout et toute pour moi, et que je fusse aussi tout et tout pour elle. C’était, je l’accorde, à la fois ambitieux et naïf, c’était balançoire, c’était coco, c’était… comment dit-on encore ? Mais c’était ce que je voulais.

» Ainsi la moitié du programme, celle qui me concerne, était d’emblée obtenue. Il ne me restait qu’à forcer ou simplement qu’à mériter l’adhésion de Marthe. Modestie mise à part, j’ai dû t’avouer que je fus heureux. J’eus un jour la joie de découvrir que, si j’étais jaloux, Marthe se révélait à son tour jalouse. Les premières heures d’éblouissement écoulées, elle prit conscience de l’amour, et du danger qu’elle avait peut-être couru en n’en prenant pas conscience plus tôt. Je n’avais plus rien à désirer.

» Ai-je parlé trop vite ? Tu ne peux pas comprendre. Tu ne me vois qu’à mon heure la plus belle. Mais je viens de t’ouvrir toute grande la porte du banal mystère. Il n’y a qu’un instant, je reprochais à Marthe sa coquetterie. C’était du bout des lèvres, pour la commodité du discours. Car je ne lui reproche rien, si j’ai dû jadis la fuir, exaspéré, à bout de force. Je pense aujourd’hui que moi seul fus coupable. Tu l’aurais été, tu le serais comme moi. Tu le seras peut-être, même après mon expérience, qui ne t’instruira pas. Quand on n’a plus rien à désirer, il est rare qu’on ne soit pas à deux doigts du dégoût.

» Je vais trop loin et trop vite aussi. Ce dégoût, que je te dénonce avec si peu de précautions, je n’y suis arrivé que lentement, insensiblement presque. La vie quotidienne, pour qui eut la sottise ou l’imprudence de la rêver exceptionnelle, on dirait qu’elle sécrète un poison sournois qui la ronge sans qu’on s’en doute. Il serait vain de se retrancher derrière la fatalité, ou de s’égarer dans des considérations pessimistes. N’employons pas des mots démesurés, veux-tu ? Nous sommes trop gourmands, voilà tout, mais nous le sommes. De là viennent nos déceptions. Il est vrai que, si nous avions des désirs plus modestes, la vie nous paraîtrait sans prix. N’épiloguons pas, je n’en finirais plus. Mettons que je fus trop gourmand quant à moi, et que j’eus, tolère l’expression, plus d’appétit que d’estomac.

» Marthe s’était révélée jalouse. Je trouvai d’abord cela charmant. Je pris la chose en badinage. Marthe en effet n’avait aucune raison de se défier ou de me soupçonner. Depuis que je la connaissais, je t’affirme que je n’avais plus d’yeux que pour elle. Les autres femmes étaient autour de moi comme si elles n’existaient pas. Je pouvais les regarder, je ne les voyais point. Je te le dis et tu me crois. Marthe, elle, ne me crut pas. Elle, pareillement, d’abord, elle badinait, manœuvre naïve d’une jeune femme heureuse qui se plaît à soupeser son bonheur. Je t’épargne la comparaison de l’enfant qui s’émerveille devant un jouet nouveau. Elle serait fausse. Marthe, ayant découvert l’amour, cessait du même coup d’être une enfant.

» Quoiqu’il en soit, Marthe, d’abord jalouse de façon délicieuse, le devint sérieusement, toujours sans motif. Si j’en fus d’abord touché, je ne tardai pas à en éprouver une espèce d’agacement. Je te l’avoue sans ambages. On supporte mal d’être suspecté quand on a la conscience tranquille. Une fois, deux fois, trois fois, on accepte, par vanité satisfaite. Mais, à la longue, la patience échappe. C’est absurde, je l’accorde ; cependant, en matière d’amour, il faut éviter les petites erreurs : elles sont souvent plus grosses de conséquences que les grandes. Tel pardonne des fautes graves, qui se sentira blessé au plus profond par des riens.

» Bref, tu as compris, il y eut une lézarde dans notre amour. Marthe fut-elle coupable ? Aujourd’hui je répondrais : non. Elle agissait de bonne foi. La jalousie est une maladie sans pitié. Mais cette simple constatation, on ne peut la faire que du dehors, de loin, et de haut, quand on n’est pas en cause. Quand on est en cause, c’est une autre histoire. Le jaloux souffre, mais il torture. Trop heureux s’il ne lasse pas !

» Maintenant tu as compris, tu sais tout : Marthe jalouse m’a épuisé. Le mot n’est pas trop fort. J’ai résisté le plus longtemps possible, car je l’aimais. Un jour, enfin, j’ai succombé, j’ai fui.

» Voilà que tu me regardes avec le même regard. Je pensais que tu comprendrais, et tu as l’air de ne pas comprendre. Tu doutes évidemment que la jalousie de Marthe ait pu m’amener à une résolution aussi saugrenue. Je n’ai qu’une brève réponse à te faire : je ne te souhaite pas, mon cher ami, d’être aimé par une femme jalouse ; et surtout je ne te souhaite pas d’aimer une femme jalouse. Ce que j’ai pu souffrir dépasse l’imagination.

» Je ne chargerai pas Marthe, que j’ai tant aimée. Mais comment songerais-je sans amertume à ses exigences progressives ? Timides au début, elles furent terribles pour finir. Ai-je besoin de te rappeler, car tu en eus assez de peine et je l’ai bien deviné, que Marthe jalouse chercha par tous les moyens à t’éloigner de nous ? Ce qu’elle entreprit contre toi, elle l’entreprit contre les différentes personnes de notre entourage.

» Jusqu’où elle put aller contre celles qu’elle pouvait craindre comme des rivales, je te laisse maître de le supposer. Elle se brouilla, sans explication, avec deux de ses amies d’enfance. J’admettais à la rigueur cette extrémité : les deux femmes étaient jolies. Et sur ce point nous serions mauvais arbitres. J’admettais, car j’avais été jaloux et je l’étais encore. J’admettais et j’admets.

» J’admettais moins facilement qu’elle en vînt à m’imposer des scènes souvent cruelles, à cause d’indifférentes que j’avais eu le tort de regarder dans la rue ou au théâtre, ne fût-ce que machinalement. Une belle femme, mon Dieu ! on peut la regarder sans penser à rien. Mais à la rigueur encore, j’aurais excusé Marthe, je le répète. Moi-même, plus d’une fois, j’ai éprouvé je ne sais quel malaise, en la voyant regarder un homme avec, me semblait-il, je ne sais quelle complaisance. Et tu diras qu’elle prouvait qu’elle m’aimait, en me prouvant ainsi qu’elle me voulait tout à elle. Soit. Je ne discute pas. Je te répète une fois de plus que j’admets. C’est peut-être moi qui lui avais donné le goût de la jalousie, quand je lui montrais que j’étais jaloux. L’apprenti sorcier n’a le droit d’accuser personne.

» Cependant, et tu vas mieux comprendre, il me fut plus difficile d’accepter que Marthe essayât de me séparer de mes amis, et de toi principalement, mais des autres aussi, qui m’étaient moins chers. Je me rendis compte que, peu à peu, elle faisait le vide autour de nous. Il m’apparut qu’elle détestait tout ce qui n’était pas uniquement de nous, d’elle et de moi, tout ce que j’avais connu avant de la connaître, tout ce que j’avais aimé avant de l’aimer, mes travaux antérieurs, mes projets mêmes, ces pauvres recherches historiques et morales auxquelles j’avais cru que je consacrerais ma vie.

» Oui, elle fut jalouse de mes livres, de mes papiers, de mes fiches. Le peu de temps que je lui dérobais à leur profit, elle le regrettait. Elle me marqua qu’elle le regrettait. Tu comprends mieux, n’est-ce pas, que j’aie pu m’effrayer du tour que prenait mon expérience ? L’apprenti sorcier commençait à perdre la tête au milieu du désordre qu’il avait déchaîné.

» Ces drames obscurs de l’amour, qui se jouent entre ce qu’on nomme des gens bien élevés, ils n’ont pas une couleur assez violente pour éveiller l’attention du monde. Ils ne sont au surplus possibles, avec ces nuances, que chez des oisifs. Je vivais de petites rentes avant la guerre. Sans être riche, j’avais une aisance qui me permettait de me livrer à mes travaux personnels sans autre souci. Tu le sais. Combien de fois n’ai-je pas envié ceux qui, par leur naissance, sont assujettis à un métier, à un emploi, à une occupation nécessaire ! J’aurais échappé du moins en quelque manière à l’égoïsme de Marthe, qui devenait de plus en plus tyrannique.

» Son égoïsme ? Non. Son amour. C’est peut-être la même chose pour toi, comme pour beaucoup de gens. Pour moi, ce n’est pas la même chose. J’aurais échappé à l’égoïsme de Marthe. Mais à son amour j’étais attaché. Il était mon œuvre, elle était ma créature : par là je dépendais plus d’elle qu’elle ne dépendait de moi. Et puis, sans philosopher ou rhétoriquer davantage, j’aimais Marthe.

» Tu parleras de lâcheté, ou bien tu ne sais pas ce que c’est que d’aimer. Comprends plutôt du même coup que je viens de te révéler pourquoi je n’ai jamais eu le courage de faire appel à ton amitié. Comme je t’avais par pudeur caché la joie profonde et nouvelle de mes belles heures, j’ai dû te cacher mon inquiétude, puis ma détresse. Je sentais que je m’aveulissais, j’aurais eu honte de te l’avouer, comme plus tôt j’aurais eu honte de te crier : « Aime donc aussi, toi, imbécile ! Quitte tes bouquins, jette-toi dans la vie, aime ! » Aujourd’hui, je n’ai plus aucune raison de te cacher rien, pas même que j’ai beaucoup souffert en silence, et beaucoup souffert de mon silence. Crois-tu que je n’aie pas serré les poings plus d’une fois, quand des amis, et toi le premier, parliez tranquillement du bonheur de cette chère Marthe et de ce cher Maurice ? Si vous aviez su… Si vous aviez su que j’étais l’esclave, et l’esclave conscient, de ce fameux bonheur, qui de vous eût envié ma place ?

» Après avoir eu l’illusion de dominer, il est déroutant de sentir qu’on ne s’appartient plus. Je te résume ma passion, car c’en fut une. Les mille petits faits que je pourrais t’énumérer, ne t’instruiraient pas davantage. Que t’apprendrais-je de plus en te disant, par exemple, que, certains jours, j’avais l’impression que je n’étais pas libre de garder pour moi la moindre de mes pensées ?

— « À quoi penses-tu ? » L’ai-je entendue assez souvent, cette question pleine de sollicitude ou de tendresse, qui finissait par m’exaspérer !

» M’objecteras-tu que je n’avais qu’à rompre ? Ou peut-être qu’à manifester à Marthe mon désir intransigeant de mener une vie moins tendue ? Mais, pour rompre, il aurait fallu que j’eusse cessé d’aimer Marthe. Sans doute, je ne l’aimais plus avec la même ardeur : elle abusait de moi, volontairement ou non, et cela suffisait à me modérer. Le tu ne m’aimes pas, je t’aime et le tu m’aimes, je ne t’aime pas, ce jeu classique de la balance est bon partout et toujours. Mais, dans mes moments de plus grande impatience, je devais m’avouer que j’aimais encore Marthe, cette Marthe amoureuse que j’avais créée. Et quant à l’avertir du péril où elle poussait notre amour, sois bien persuadé que je l’ai tenté de toutes les façons.

» Moi aussi je lui ai infligé des scènes désastreuses, d’où nous sortions penauds, confus, brisés presque, mais prêts à nous réconcilier, ou déjà réconciliés avec des promesses irrécusables. Hélas ! les promesses n’étaient que des promesses. Quand j’y réfléchissais de sang-froid, la situation me semblait être sans issue. Nous vivions constamment dans une atmosphère d’orage. Et qui pourrait annoncer que le nuage crèvera ou que nous en serons quittes pour la menace ?

» Tu as compris, maintenant, n’est-ce pas ? Tu comprends que j’aie accueilli l’ordre de mobilisation du 2 août 1914 avec un soupir de soulagement. Je partais, donc j’espérais que je serais sauvé. Je pouvais tout espérer, soit de la mort, que je ne demandais du reste point, car elle n’est qu’un pis-aller et elle coupe sans conclure, soit plutôt de la séparation, de l’éloignement obligatoire, du régime nouveau qu’allait subir notre amour. J’étais sûr de moi, calme, et j’attendais beaucoup de l’épreuve pour Marthe.

» S’il est vrai que plus d’un homme, las de vivre, soit allé vers la guerre comme à un suicide licite et qu’on ignorerait, j’y suis allé, moi, comme à une délivrance. Pour moi-même, j’emportais la foi dans une victoire sur moi-même ; je présumais que, loin de Marthe, loin du sortilège de son amour exigeant, je me reprendrais et redeviendrais maître de mes sentiments énervés. Et pour Marthe, pour Marthe surtout, je comptais qu’avec des soucis d’un autre ordre elle aurait le temps de s’apaiser et de se dégager de cette constante jalousie qui empoisonnait notre union.

» Oui, tu me diras : — « Et tu n’as pas prévu que ton bel espoir pourrait ne pas se réaliser du tout ? » Je te demande pardon, j’y ai songé. Et si je suis parti avec un grand espoir, je n’en suis pas moins parti avec une crainte aussi grande. C’est sous cette double influence que j’ai traîné mon sac et mon fusil sur les routes encombrées de l’été de 1914. Marches, contre-marches, combats, patrouilles, la retraite, la poursuite, l’épique pagaille de nos trois premiers mois, la faim, la soif, la fatigue, l’envie de dormir, — te rappelles-tu comme nous avions envie de dormir, de dormir n’importe où, dans un fossé boueux, sous les roues des longs convois d’artillerie aux chevaux harassés, malgré nos chefs, et malgré l’ennemi qui nous chassait ou qu’il fallait chasser ? — tant d’événements en si peu de jours ont relégué au second plan mes minces préoccupations personnelles. N’est-ce point par des soldats qui ne se tenaient plus debout que la bataille de la Marne a été gagnée ? Puisque j’étais de ceux-là, à côté de toi, tu sais bien que pas un de nous n’avait même plus la force de penser. Je n’avouerai jamais à Marthe que, pendant ces jours, elle n’a pas pesé beaucoup dans ma tête. Mais, lorsque je pus enfin m’interroger, si j’eus un plaisir très doux à évoquer son image chérie en me réjouissant de n’être pas tombé, j’eus la satisfaction de constater que je la chérissais avec quiétude.

» Et Marthe ? Je n’avais pas reçu toutes les lettres qu’elle m’avait écrites. Celles que je reçus me seraient parvenues trop tard si elles avaient exigé des réponses immédiates. Mais elles n’étaient que ce que furent des milliers de lettres d’épouses ou d’amantes au début de la guerre : le chagrin de Marthe pliait sous une peine moins égoïste. Je pus croire que nous étions sauvés, que l’horrible catastrophe allait du moins permettre à deux êtres, des plus infimes, de retrouver l’équilibre et le bonheur véritable qu’ils avaient perdu.

» Tu devines que mon illusion fut de courte durée. À quoi bon t’exposer les détails du progrès de ce mal qui semblait être en nous inexorablement ?

» Dès janvier 1915, alors que nous piétinions dans les tranchées, Marthe ne m’écrivait que des lettres d’une violence décourageante. J’imagine volontiers que les défaitistes les plus ardents ne durent une sérieuse part de leur ardeur qu’aux menées d’une femme ou d’une maîtresse désespérée. Néanmoins le résultat qu’obtint Marthe fut bien différent : plus elle criait vers moi, plus elle me séparait d’elle. L’aveuglement ou l’indulgence que mon amour m’avait laissés, peu à peu cédèrent. Je vis plus nettement que jamais jusqu’où j’avais accepté de descendre. Je le vis et je fus consterné. Mais que pouvais-je faire ? Remontrer à Marthe qu’elle s’égarait ? Ce fut inutile, ce fut comme si je ne répondais rien à ses lettres. Elle continuait son même monologue sans pitié.

» Je connus alors que nous étions au fond d’une impasse.

» Rompre ? Mais pour quel motif ? Parce que Marthe m’aimait avec trop d’impétuosité ? J’aurais eu honte de le reconnaître, et honte de moi aussi. Je me condamnai à subir passivement ma défaite. Cette morne sujétion dont j’avais été l’artisan, m’obligeait. Je devins taciturne. Tu l’avais remarqué, sans doute, et je souffris parce que je sentais que tu l’avais remarqué et parce que je ne pouvais rien te dire. Ne devais-je pas en effet accuser Marthe, si je t’ouvrais mon secret ? Or Marthe n’était pas coupable. Et puis ces choses, vraiment, on ne peut pas les dire, même à son meilleur ami, sans être un goujat. Tout désemparé que j’étais au milieu des misères de nos tranchées, je me condamnai à garder mon silence. Je te prie de croire que ce ne fut pas avec plaisir. Et j’attendis.

» J’attendis. J’attendais. Quoi ? Je ne sais pas. La guerre s’éternisait. La paix semblait rejetée vers un avenir incertain. Les moins pessimistes des combattants supputaient naïvement, — et de quelle pitoyable naïveté ! — que, plus les semaines succédaient aux semaines, plus ils avaient des chances de ne pas sortir indemnes de leur enfer. Les espoirs se faisaient timides. En vérité, tu ne le nieras pas, la plupart d’entre nous avaient l’air de se survivre malgré eux. Au fond, on ne s’expliquait pas pourquoi l’on n’était pas mort, quand on avait vu mourir tant de camarades autour de soi. On ne s’étonnait plus de rien. On était en quelque sorte anesthésié. Vivre, mourir, on n’était pas bien sûr que ces mots eussent un sens raisonnable.

» Dans mes moments de lucidité, je n’avais qu’un espoir : d’arriver à l’indifférence. Alors j’aurais eu peut-être le courage de m’évader, de me sauver, de rendre à Marthe sa liberté, selon l’expression courante, ce qui signifie : reprendre la mienne. Loin du sortilège de Marthe présente, loin de ses récriminations, de ses plaintes, de ses reproches, de ses larmes, je pouvais former cet espoir. Il me semblait déjà quelquefois que j’étais sur le bon chemin : j’avais ainsi la force de laisser dans ma poche, pendant des heures, sans la décacheter, une lettre de Marthe ; je commençais à ne plus avoir la trouble curiosité de ses véhémences. Je commençais…

» Hélas ! J’entends encore toute mon escouade, et toi, qui me félicitiez, lorsque je reçus au bras cette blessure en séton que chaque fantassin a rêvé de recevoir. J’en fus sur-le-champ plus navré que si elle eût été mortelle. Avais-je le pressentiment de ce qu’elle me vaudrait ? Elle me venait trop tôt. Je n’étais pas prêt à faire face à ce qu’elle me réservait. Je n’étais pas prêt à revoir Marthe.

» Je ne me trompais pas. Tout le lent ouvrage de dix mois de séparation s’effondra dès que je la revis. Et quelle était-elle ? Permets-moi de me taire mon ami. Toi-même qui, peu de temps après, pus la revoir aussi, et plusieurs fois, lorsque c’était à ton tour d’aller en permission, tu as observé qu’elle était changée, et je me rappelle avec quelle joie tu me rapportais les inquiétudes et donc la tendresse franche de Marthe. Alors qu’elle t’avait toujours tenu à l’écart de nous, elle s’était mise à se confier à toi. Tu ne la reconnaissais plus, ne dis pas non. Et ne dis pas davantage que tu compris que j’accueillisse sans enthousiasme ce que tu pensais me ramener de réconfort. Maintenant tu comprends. Car moi, dans tes propos, je reconnaissais la Marthe qui ne changeait pas. Qui ne changeait pas ? Qui au contraire s’enfonçait de plus en plus dans l’impasse de la jalousie.

» Épargne-moi la peine de te préciser les effets de sa jalousie. Je serais obligé de t’avouer que je perdis patience en mainte occasion et que je ne sus pas toujours me défendre sans aigreur. Il n’y a rien de si laid qu’une dispute d’amants. Et nul pardon n’en fait rien oublier. Laisse-moi jeter sur les nôtres le manteau de Noé. Admets seulement, non pas pour m’absoudre, mais pour ne pas m’accabler trop vite, que j’aie eu des raisons de me révolter. Toi qui vivais à côté de moi avant mon mariage et qui sais si j’étais homme à courir de femme en femme, toi qui vécus à côté de moi dans la tranchée, ou dans ces sinistres villages de l’arrière où l’on nous envoyait au repos, et qui sais si j’eus plus que toi d’autre envie ou d’autre besoin que de ce repos qu’on nous octroyait avec tant d’avarice, dis-moi si je fus sans excuse de hausser les épaules ou de me décourager à la fin, quand Marthe s’obstinait à douter que je lui fusse fidèle ?

» Mais je ne veux pas plaider ma cause. Je veux t’exposer les faits. Tu jugeras ensuite, s’il te plaît de juger. C’est autre chose que je te demande. Je n’insisterai d’ailleurs pas plus longtemps. Je t’en ai dit assez déjà, je t’ai dessiné d’un gros trait la courbe de mon aventure. Tu as vu mon bonheur s’élever, s’affermir, s’affirmer, croître encore, monter presque à la verticale, puis hésiter, et tu as vu la ligne magnifique devenir tremblante, indécise, s’infléchir, redescendre lentement, avec les mêmes hésitations, mais redescendre malgré moi. En même temps, tu as vu la ligne de Marthe bien différente : elle ne commença pas de s’élever si tôt que la mienne, ni avec tant de hardiesse ; mais elle s’est élevée régulièrement, pour couper la mienne et continuer son ascension irrésistible, quand la mienne redescendait. Voilà ce que tu as vu, alors que tu te représentais nos deux lignes, je le parierais, comme deux parallèles d’une sérénité parfaite. Tant il est vrai qu’il est malaisé de connaître ceux que nous croyons connaître le mieux.

» Quel dénouement pouvait avoir une si désolante et piteuse aventure ? Un dénouement piteux, sans contredit. Sur la pente où je glissais, rien n’était capable de m’arrêter. Marthe semblait me pousser aux épaules. Le peu de jours que je passai près d’elle, soit pendant la convalescence, du reste brève, de ma première blessure, soit pendant mes permissions, Marthe en fit pour moi des jours accablants. Cette détente que, par définition, le soldat permissionnaire devait trouver chez lui, loin de la zone infernale, cette joie que nous avions tous en principe d’échapper pour quelques heures à nos misères du front, Marthe me les empoisonna. J’étais à elle, tout à elle, rien qu’à elle, elle entendait me garder tout pour elle, rien que pour elle. Elle épiait mes gestes, mes regards, mes réponses, me tenait en servitude constante, me harcelait de questions, m’empêchait de sortir ou ne me quittait pas, et, si par hasard je me taisais, elle m’arrachait à ma distraction par son habituel : — « À quoi penses-tu ? » Mais elle y mettait une âpreté sans merci. Et je rejoignais le bataillon, où la vie n’était pas drôle, comme j’aurais gagné un refuge.

» C’est affreux, ce que je te dis là. Je le sais. Mais songe que, pendant toute une année de guerre, durant toute une année de corvées humiliantes, d’insomnies, de crasse, de mauvaise nourriture, de pluie et de boue, de soleil et de sueur, de résignations quotidiennes, et d’incessants dangers dont je ne parle pas, durant toute une année où je sentais que je m’épuisais physiquement, j’ai porté en secret cette douleur d’être le jouet d’un amour qui me dominait à jamais.

» Le dénouement fut piteux, oui. Est-ce ma faute si nul obus ou nulle balle ne m’a tué ? Je n’ai rien fait pour me soustraire à la mort. Elle eût tout achevé dans ce qu’on est convenu d’appeler de la gloire. Marthe m’aurait pleuré. Sous ses voiles de deuil, elle n’aurait pas su si je ne l’aurais pas maudite en tombant. Tant d’autres sont tombés qui n’aspiraient qu’à vivre !

» Même à Verdun, où, dès la première heure, on eut l’impression qu’un formidable charnier se préparait pour les deux armées au face à face, quelle que fût la victorieuse, j’ai eu l’impression, moi, que j’y deviendrais fou peut-être, mais que je n’y mourrais pas. Les camarades s’écroulaient autour de moi sous les 105 et les 210. Nous nous battions, tu te rappelles ? sans artillerie contre une artillerie enragée. Nos officiers avaient l’ordre de ne reculer sous aucun prétexte. Et quel désarroi ! Il neigeait. Pour manger, il fallait ouvrir les havresacs des morts, afin d’y dérober les boîtes de conserves qui s’y trouvaient. Nous n’avions ni outils, ni fusées, ni grenades, et nos cartouches diminuaient. Mais tu sais tout cela comme moi.

» Le 8 mars, vers cinq heures du soir, à l’artillerie allemande qui nous écrasait méthodiquement, se joignit une batterie de 155 française. Les malheureux qu’elle atteignait brûlaient avec une odeur atroce. Nous n’avions aucun moyen de signaler à l’arrière notre situation. Les chasseurs, accroupis et claquant des dents, n’attendaient plus que l’obus allemand ou français qui mettrait fin à leur angoisse. Vainement huit coureurs furent envoyés vers le P. C. du chef de bataillon.

» À minuit, comme je causais avec le lieutenant de notre mort plus que probable, un être humain, — je ne peux pas dire autre chose, — sauta près de nous dans la tranchée. Il haletait. — « Le lieutenant ! » fit-il. Il tira de la coiffe de son casque un billet, le tendit à l’officier, tira de sa musette un petit paquet de lettres, et s’affaissa. Je n’eus que le temps de ramasser le paquet de lettres. — « Encore un, dit le lieutenant. Pauvre gosse ! » Mais, à la lueur voilée d’une lampe de poche, il lisait le billet.

— « Voyez, me dit-il, ce que répond le commandant. Je lui avais demandé, la nuit dernière, de nous envoyer du renfort. » Le commandant lui répondait : « Vous aurez toujours assez de monde pour accomplir votre mission. » — « C’est simple, n’est-ce pas ? dit sans aigreur le lieutenant. Puisqu’il en est ainsi, vous allez partir immédiatement. Vous irez trouver le chef de bataillon, le général, qui vous voudrez, mais trouvez quelqu’un qui fasse taire cette batterie de 155 qui nous assassine. Et quand ce sera fait, eh bien ! allez où vous voudrez, perdez-vous, peu m’importe, mais ne revenez pas ici : ce serait idiot et parfaitement inutile. Adieu ! » Et il me serra la main.

» Interdit, je doutai si je ne rêvais pas. Mais je ne rêvais pas. — « Qu’attendez-vous ? dit le lieutenant. Filez au plus tôt et laissez-moi le paquet de lettres. Il y en a peut-être pour moi dans le nombre. Au fait, pour vous aussi, peut-être. Regardez donc, prenez, et je le répète : filez. » J’obéis. Il y avait pour moi une lettre de Marthe. Je l’empochai, et je sautai hors de la tranchée, par le parados.

» À ce moment-là, je n’avais plus aucune envie de mourir. On venait de me faire grâce : je n’aspirais qu’à vivre, qu’à fuir. Où et comment ? Tu penses bien qu’il ne m’en souciait pas. Je quittais ce tombeau du bois Albain près de se fermer sur moi. Je n’en demandais pas davantage. Je courais, je glissais dans la neige, je me dirigeais vaguement vers Thiaumont, où notre chef de bataillon devait être. Je buttais contre des cadavres, je me relevais, j’avais la fièvre. J’ai eu, cette nuit-là, conscience de ce que peut être la folie quand elle s’empare d’un homme.

» Passons, veux-tu ? Tu comprends sans peine que je n’aie trouvé ni ferme de Thiaumont, ni commandant, que je n’aie même pas trouvé le village à moitié détruit de Fleury, et qu’après avoir erré Dieu sait où, pendant Dieu sait combien de temps, je me sois tout à coup étonné de trouver comme par enchantement une entrée du fort de Souville. Elle était encombrée de corps serrés les uns contre les autres. Il me fallut les enjamber tant bien que mal dans une pénombre où l’air était irrespirable. Je marchais malgré moi sur un pied, je heurtais une épaule. Un des dormeurs, à mon contact, sacra. J’aperçus trois étoiles de métal à sa manche. Enfin un capitaine d’état-major, sur lequel j’avais failli m’étaler de mon long, se réveilla et reçut, non sans grogner, l’appel au secours que j’apportais. Ma mission était terminée. Alors je respirai.

» Les téléphonistes du général m’offrirent un quart de vin. J’en aurais bu un litre. Je m’acagnardai dans un coin de leur réduit ; il y faisait chaud, très chaud ; pris de torpeur, j’y serais demeuré avec une joie que pas un homme ne pourra concevoir, s’il n’a pas été fantassin durant la dernière guerre. Mais je ne pouvais y faire qu’une courte halte. Libre à moi de me reposer mieux ailleurs ensuite. Cependant j’avais le droit de souffler un peu. La tête légère, me semblait-il, comme une balle de sureau, les paupières de plomb, la bouche amère, les membres gourds, j’allumai une cigarette pour ne pas m’endormir. Puis je décachetai la lettre de Marthe, pour le même motif, sans aucune curiosité. Et puis, et puis j’aime mieux te le dire franchement : je ne lus pas la lettre de Marthe, je la remis dans ma poche, et, tout harassé, et cinglé à la fois par la résolution que je prenais, je me levai, je sortis du fort. Une ardeur soudaine m’animait. Fuir ! fuir ! Fuir tout, la guerre et Marthe, me sauver de ces deux enfers, m’évader, être libre, libre ! Et je me remis à courir, tournant le dos à Douaumont, où mes camarades et toi-même agonisiez misérablement.

» Dès lors, tout fut plus facile que tu ne pourrais l’imaginer. Le hasard me servit, puis le désordre né de l’affaire de Verdun. Deux brancardiers, qui transportaient sur une civière un sergent de notre bataillon, étaient arrêtés à l’entrée du Bois des Hospices. Je m’informais du nom du camarade blessé, quand un fracas brusque me coupa la parole. Jeté à terre par l’éclatement d’un obus, j’étais encore une fois indemne. Mais des deux brancardiers et du blessé, il ne restait que trois cadavres.

» Une force irrésistible me poussait. Le sergent et la civière formaient une horrible bouillie. Je dépouillai le mort de ses papiers, de son portemonnaie, de ses deux plaques d’identité ; j’accrochai à son poignet intact ma petite plaque d’identité en or ; je posai l’autre, la réglementaire, près de sa tête méconnaissable ; je glissai dans les poches de sa capote ensanglantée mon carnet, ma bourse, ma montre, mon portefeuille, d’où j’eus soin de prélever assez d’argent pour gagner le plus rapidement possible la Suisse.

» Tu vois que, dans ma fièvre, je gardais une singulière lucidité d’esprit. Grâce à l’une, je pus mener à bonne fin ma résolution. Grâce à l’autre, je n’eus pas le loisir d’observer que je commettais une action monstrueuse. Tu vois donc aussi que je me juge maintenant sans indulgence.

» Le reste est à peu près dépourvu d’intérêt. Pour tout le monde, depuis le mois de mars 1916, je suis mort. Toi seul sais à présent la vérité, Elle n’est pas belle. J’arrive de New-York. J’ai débarqué à la gare Saint-Lazare hier matin, dimanche, 11 novembre 1923. Je ne suis revenu que pour te revoir d’abord. Je t’ai rencontré hier dans l’avenue de Wagram. Je t’ai reconnu sans peine. Malgré ma barbe, tu m’as reconnu. Mais je n’ai pas eu le courage de t’affronter tout de suite. J’avais délibéré de ne t’affronter qu’aujourd’hui. »


Mon ami se tut.

J’ai transcrit à peu près exactement sa confession. Mais ce que je n’ai pas su rendre, c’est le son de sa voix et la chaleur de ses aveux. Après tant d’années, Maurice conservait intacts les souvenirs de sa passion. Je n’avais pas à le juger, je constatais seulement que sa passion avait dû être plus profonde qu’il ne voulait le donner à entendre. Cet homme, qui avait certainement beaucoup souffert, il souffrait certainement encore.

Pourquoi revenait-il après tant d’années d’absence ? Pourquoi revenait-il si tard ? Et, s’il m’avait dit tout, me l’avait-il dit sans arrière-pensée ? Ces questions que je me posais, tandis qu’il achevait l’effroyable récit de sa nuit de Verdun, je ne les lui aurais pourtant pas posées tout de suite. Je retrouvais l’ami de ma jeunesse, je le retrouvais parce qu’il revenait, il ne revenait sans doute pas pour redisparaître le jour même. Nous renouerions notre amitié au point où elle s’était rompue, et nous aurions assez de loisir devant nous pour mettre ou remettre toutes choses au point. Car je brûlais de poser bien d’autres questions à Maurice.

Il s’était levé. Devinant son dessein, je lui tendis les bras. Il appliqua ses mains sur mes épaules, lourdement, affectueusement.


— « Mon pauvre ami, fit-il, tu es resté fidèle à nos bouquins ? Tu as toujours notre conviction de jadis, que la vie est bête ? Nous la tenions des auteurs que nous avions lus. Mais je te dis qu’elle est encore plus bête. Je te le dis et c’est vrai. Regarde-nous. Ne vois-tu pas ce que mon retour a de tragique et de grotesque ? Ne sens-tu pas, comme moi, que nous sommes gênés de nous retrouver face à face, toi et moi, malgré cette vieille affection qui nous attachait autrefois l’un à l’autre de telle sorte que chacun de nous était persuadé qu’il ne pourrait pas vivre sans l’autre ? Quelle misère ! Tu me croyais mort depuis sept ans, et tu avais arrangé ta vie de façon qu’elle te fût supportable sans moi. Et moi-même, j’avais pu présumer auparavant que je m’arrangerais une vie merveilleuse avec Marthe, sans toi. Morne misère !

» Cependant, si tu as pu éviter les pièges de l’amour où le plus malin s’empêtre, et si tu veux néanmoins me juger, observe, je te prie, que ce n’est point seulement pour la question d’amour que je me suis affolé jusqu’à commettre ce que tu sais. Ou plutôt observe que la question d’amour, qui te paraîtrait sans doute minime, entraînait toute mon existence vers une déroute totale. Marthe, ma chère Marthe, m’avait à son profit accaparé. Voilà ce qui m’effrayait, car je ne me sentais pas capable, n’étant pas cruel ou l’étant moins que jamais à cause de la guerre, de remonter le courant et de retourner la situation à mon profit. Je te prie donc de tenir compte de cela.

» Non, laisse-moi parler encore. Je ne t’ai pas dit tout. Je te dois ces explications depuis trop longtemps. Et puis, ce passé que déjà ta main efface généreusement, parce que tu es toujours l’ami de toujours, il ne faut pas l’abolir si vite. Ce passé n’est pas assez loin de nous. Assez loin ?

» Écoute. Je préfère me délivrer de ce poids qui m’étouffe depuis que je suis entré chez toi. Je me suis guindé tant que j’ai pu, j’ai même essayé d’arrondir des phrases par moment : c’est que je n’étais pas maître de moi comme j’aurais voulu l’être, et que je craignais de me trahir. Il convenait de t’apprendre d’abord pourquoi je n’ai pas pu ne pas saisir l’occasion presque désespérée de mon salut quand elle s’offrit, un jour de faiblesse et de fièvre. Ne t’avouais-je pas ainsi, quoique de biais, l’amour malheureux que je portais au plus profond de moi ? Mais à la façon dont je t’ai fait cet aveu, n’as-tu pas compris du moins que je ne gardais pas rancune à Marthe ?

» Assurément. Si, après tant d’années, j’étais revenu vers toi comme un homme qui a tout oublié, — tu entends ? je dis : tout oublié, et donc que j’ai été heureux, — ou si je ne revenais qu’avec le souvenir de mes heures les plus mauvaises, t’aurais-je parlé de Marthe avec tant de précautions ? Le cas est bien banal du monsieur que sa femme excède. Si tel était le mien, je n’aurais pas eu de peine à trouver des mots pour accabler Marthe devant toi. La comédie de tous les temps et de tous les peuples a épuisé ses traits sur les personnages que nous aurions pu être. Mais il en va de nous autrement. Je connais la part de responsabilité que j’ai dans mon aventure. Je n’ai pas le droit d’accuser Marthe. N’est-ce pas moi qui l’ai faite ce qu’elle fut, ou qui fis tout ce qu’il fallait faire pour qu’elle devînt ce qu’elle fut ?

» D’ailleurs, je te conterai plus tard, si cela t’intéresse, la vie que j’ai menée hors de France, depuis ma fuite de Verdun jusqu’au jour où je décidai de rentrer. Nul, tu ne l’ignores pas, n’était moins prêt que moi à mener une vie active dans le désordre prodigieux qui suivit l’armistice de 1918. Et, pour comble, j’avais à me débattre, moi, à l’étranger, Je t’amuserai, plus tard, te dis-je, avec le récit de mes expériences. Négligeons-les pour l’instant. Qu’il te suffise de savoir que, n’étant pas plus sot qu’un autre, j’ai pu non seulement subsister, alors que je n’avais jamais vécu que de mes rentes, mais gagner plus d’argent que je n’en aurais gagné, si j’étais demeuré chez nous. Je reviens plus riche que je ne l’étais en partant. Je ne te joue donc pas ici une scène d’enfant prodigue penaud.

» Je vais plus loin. Je ne reviens pas poussé par le repentir ou par le remords. N’attends pas que je t’inflige là-dessus de belles phrases. Je suis trop sûr de toi et trop sûr de Marthe. Le passé est le passé, mais j’ai ma vie à refaire, et je veux la refaire. Tu entends ? Je veux. Et je sais comment il faut pour la refaire.

» Quoi ? De nouveau tu me regardes avec ton regard inquiet. Tu penses ou que tu rêves ou que je te reviens sans toute ma raison ? Tu le penses, n’est-ce pas ? Tu te dis : « Il parle déjà d’avenir, sans avoir l’air de soupçonner qu’après tant d’années d’absence peut-être… » Mais non, je ne suis plus assez jeune.

» Mon plan était nettement tracé : te voir, toi, le premier, pour que tu annonces à Marthe mon retour avec la prudence indispensable. Je ne veux pas me présenter à elle sans qu’elle soit avertie, et une lettre eût été aussi brutale que mon arrivée. Tu connais Marthe comme je la connais : elle supporterait mal cette émotion inutile. Toi seul la prépareras avec assez de tact. Non, ne m’interromps pas !

» Je devine que, par taquinerie, tu vas m’objecter : « Mais, mon pauvre Maurice, qui te dit que Marthe… » Rassure-toi, j’ai tout prévu.

» J’ai prévu que Marthe aurait pu ne pas me survivre. Je l’ai tellement prévu que, depuis mon retour, j’ai eu la force de ne pas aller rôder autour de notre maison, par crainte d’apprendre trop tôt la mauvaise nouvelle. Mais rappelle-toi comme je t’ai regardé, quand tu m’as ouvert ta porte. J’ai deviné tout de suite que Marthe est toujours vivante. Et j’en ai eu la certitude quand tu m’as laissé parler, et à mesure que tu me laissais parler. Tu vois bien que j’ai encore toute ma raison.

» Quant au reste, je serai moins catégorique, car tu pourrais croire que je suis devenu fat. Mais j’ai prévu aussi qu’après tant d’années de deuil et de solitude, Marthe aurait pu accepter une consolation. Mais tu me l’aurais dit aussi, tu me le dirais, tu ne me laisserais pas parler, tu ne me laisserais pas espérer que j’ai quelque chance de reprendre ma part de bonheur. Car je sais maintenant ce que c’est que le bonheur, je sais ce qu’il peut être.

» Si j’avais la crainte de revenir trop tard, ou la crainte de ne pas obtenir un pardon que j’implorerais sans honte, je me représentais qu’il n’est pas possible que deux êtres se soient aimés en vain. Ne crie pas trop à la fatuité ! Tu ne connais pas les femmes. L’amour a pour elles plus d’importance que pour nous : il est le fond même de leur vie. Elles ne peuvent pas oublier celui qui le leur révéla. Tous les psychologues sont d’accord sur ce point. Et trop d’exemples autorisent mon espoir.

» Tiens ! Ce livre à couverture blanche qui est là sous ta main, ouvre-le à la page 62. Ouvre, ouvre, te dis-je. Ne souris pas. Je la connais par cœur, cette page. Lis. Mais lis donc !


»… Il dit que Tristan est venu,
Qu’il a bien longtemps attendu
Pour épier et pour savoir
Comment il la pourrait revoir ;

Qu’il ne saurait vivre sans elle ;
Qu’il en sera de lui et d’elle
Tout ainsi que du chèvrefeuille
Qui noue au coudrier sa feuille.
Lorsqu’autour du bois il s’est mis
Et qu’il s’y est lacé et pris,
Ensemble ils peuvent bien durer ;
Mais si l’on veut les séparer,
Le coudrier meurt promptement,
Le chèvrefeuille mêmement.
Belle amie, ainsi est de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous.


» Ils sont beaux, ces vers, n’est-ce pas ? Mais ils te sembleraient plus beaux encore, si comme moi tu les avais lus, un soir de printemps, loin de France, loin de celle que tu aimais et dont tu t’étais follement séparé.

» Au fait, c’est le soir où je les ai lus, que j’ai compris et que j’avais commis une erreur en fuyant et que je ne pourrais plus continuer à mener loin de France la vie que je menais.

» J’avais cru que je me débarrasserais du souvenir de Marthe ; j’ai pu croire, pendant quelque temps, dans la fièvre de la vie que j’essayais de mener, que je m’en débarrasserais peu à peu. Mais peu à peu le souvenir remontait en moi. J’avais trop aimé Marthe pour qu’une autre femme ou d’autres femmes pussent me la faire oublier. À chaque nouvelle tentative, je constatais que Marthe gagnait à la comparaison, à toutes les comparaisons.

» Un soir, je lis ces vers :


Qu’il ne saurait vivre sans elle ;
Qu’il en sera de lui et d’elle
Tout ainsi que du chèvrefeuille…


Et puis je prolonge encore l’épreuve, afin de m’assurer que je ne suis pas victime d’un mirage. Et puis je me décide, je pèse le pour et le contre, je n’hésite plus, je m’embarque. Les dernières heures me paraissent plus longues que les dernières années. Je débarque, je te rencontre. Je t’évite, parce que je suis trop ému. Je passe la nuit dans l’attente du matin. Je cours chez toi. Je t’ai dit tout le principal. Et je te dis enfin : rends-moi mon bonheur. Et maintenant tu peux parler. »


Maurice avait raison : s’il s’était étendu sur tout ce que j’ignorai de sa vie conjugale pendant que je vivais à côté de lui, il ne m’avait pour le reste dit que le principal. Je le reconnaissais là tout entier : du moment qu’il ne s’agissait que du passé, son amitié retrouvée ne me cachait rien ; mais elle s’enveloppait à nouveau de pudeur dès que le présent était en jeu. Comme aux premières heures de son mariage, Maurice éprouvait le besoin de se réserver.

Croyait-il que la fin de sa confession dût me surprendre ? Ou préférait-il en finir plus vite, comme s’il avait honte à nouveau de me dire qu’il aimait ? Il pouvait évidemment se dévoiler avec moins de circonspection. Ainsi aurais-je su comment il aimait. Mais il me le laissait à déduire de quelques phrases lâchées au hasard de ses aveux. Et je me demande s’il savait bien lui-même comment il aimait.

En somme, je voyais qu’il était malheureux parce qu’il avait été plus surpris par sa passion que je ne pouvais l’être de mon côté par le récit qu’il m’en faisait. Le début de sa confession m’étonna, je ne le dissimule point, car nous nous persuadons tous aisément, et il me l’avait dit aussi, que nous connaissons mieux nos proches que nous ne les connaissons en réalité. Mais, le début admis, tout devenait logique, et la fuite de Maurice, que les circonstances rendirent plus sombre, et son retour. Si Maurice en douta, et que je pusse ne pas comprendre, il m’attribuait une incompétence excessive. Je l’en excuse pourtant, car il n’y a pas d’amant qui ne s’imagine être l’amant par excellence.

S’il faut mettre les choses au point, Maurice avait plutôt été victime d’un mal assez commun : il était de ces hommes qui, même s’ils ne s’en rendent pas compte, préfèrent la chasse à la possession. C’était la joie de conquérir Marthe qui l’avait exalté. Marthe conquise et le but atteint, Maurice au bout de son effort chancelait déjà.

Tel, hélas ! je le constate avec mélancolie, il était avant d’avoir rencontré Marthe. Combien d’études n’a-t-il pas entreprises ! Combien de recherches n’a-t-il pas commencées ! Combien de projets magnifiques n’a-t-il pas conçus ! À vingt-cinq ans, il aurait pu se faire un nom d’historien : il avait réuni les matériaux d’une dizaine d’essais capables de lui assurer une jolie notoriété. Mais il ne se décidait pas à tirer parti de ses travaux. À peine une question était-elle élucidée, il se jetait sur une autre, prenait seulement le temps d’enfouir dans un classeur toutes les notes qu’il avait recueillies sur la première, courait de librairie en librairie, passait des journées devant le casier des catalogues de la Bibliothèque Nationale, obtenait un jour communication d’un dossier des Archives ou d’un Ministère, inscrivait la cote du dossier sur une fiche, et m’annonçait : « Encore un point à marquer. » La question était résolue, elle n’avait plus d’intérêt pour lui, il en attaquait une nouvelle sans délai. Moi seul connais quelles curieuses trouvailles Maurice a faites ainsi en matière d’histoire ou d’histoire littéraire.

Que le même goût de la chasse l’ait perdu quand il s’est découvert amoureux, je le comprends, quoiqu’il ait pu en douter.

Je n’avais naturellement pas de remontrances à lui opposer. Tout à sa fièvre d’amour qu’il était, il gardait assez de sang-froid, c’est indéniable. Après tant d’années d’absence, il revenait pour reconquérir Marthe. La reconquérir ? Mais n’était-elle pas conquise ? Il ne l’ignorait pas. Il le savait mieux que moi : il savait trop en quelle femme amoureuse il avait transformé la jeune fille qui s’était donnée à lui. Cette assurance de la reprendre, qui paraîtrait fatuité chez un autre et dans un autre cas, elle me semblait logique aussi, et elle m’émouvait. Un amant que l’espoir soulève et l’espoir imminent de son triomphe, quoi de plus pathétique à la fois et de plus réconfortant, s’il vous fait son complice ?

Pas plus que mon ami, je ne pensais que quelque obstacle dût surgir. N’y avait-il pas assez longtemps que Marthe attendait Maurice ? Ne l’avait-elle pas assez longtemps aimé ? N’avait-elle pas assez longtemps été convaincue qu’elle le reverrait, qu’il lui reviendrait ?

Il revenait. Il était revenu. Mon rôle se réduisait à peu de chose : dire à Marthe que Maurice était revenu. Il n’y fallait que de l’à-propos. Et j’aurais pris plus de peine avec empressement.

D’ailleurs, et la veille même de ce jour où Maurice me demandait d’aller annoncer à Marthe son retour, ne m’étais-je pas promis d’aller la voir ?

Je ne manquai pas d’admirer la coïncidence, et de faire à Maurice un récit succinct de ma soirée de la veille.

— Bon signe ! dit-il.

— Il y a mieux, répliquai-je, et, si je n’étais pas ton ami, tu refuserais de me croire.

Et je lui contai comment, ouvrant au hasard ce livre qui traînait sur ma table à côté de l’Ingénu, j’étais tombé sur la page 62 et sur ces vers du Chèvrefeuille qu’il m’avait précisément récités :


« Belle amie, ainsi est de nous :
Ni vous sans moi, ni moi sans vous. »


— Ah ! mon ami ! fit-il. Je viens de vivre ici les plus belles heures de ma vie.

Sa voix se mouillait. Depuis son arrivée c’était la première fois, et c’était d’allégresse enfin.

Mais deux hommes supportent mal de s’émouvoir ensemble. L’un des deux toujours réagit. Pour échapper à l’attendrissement, il prononce des mots quelconques, souvent niais, dont l’effet est immédiat.

— Dis-moi, fis-je, comme si je songeais tout à coup à une objection capitale. Il vaudra mieux te présenter à Marthe sans ta barbe. Vois-tu cela, qu’elle ne te reconnaisse plus ?