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Le Chalet des sapins/22

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Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. 262-280).

XXII.

Il faisait grand jour quand mes yeux s’ouvrirent. Marguerite et Maurice dormaient encore. Zaféri était assis sur son lit, pensif ; mais, eu égard à son état de souffrance, son visage était calme et reposé. Au bruit que je fis en me redressant, Marguerite et Maurice se réveillèrent, et mon père, en même temps, se montra à travers l’entrebâillement de la porte.

« Voilà trois fois que je viens, dit-il, et trois fois le brave petit m’a fait signe que vous dormiez toujours. Savez-vous qu’il est midi passé ?

— Midi ! s’écria Marguerite. Et il me semble que j’aurais pu dormir vingt-quatre heures encore !

— Moi, dit Maurice, je ne sens plus mes jambes. Je ne puis plus remuer les pieds, ils sont en plomb.

— On va vous apporter à chacun un joli seau d’eau fraîche ; vous vous fourrerez la tête dedans, et, quand vous vous en tirerez, vous serez réveillés. Votre toilette faite, un déjeuner en plein air achèvera de vous remettre. Le temps est superbe. »

L’air vif de la forêt pénétrant par la porte entr’ouverte, la vue du soleil qui illuminait tout au dehors, avaient déjà ranimé nos esprits.

En cinq minutes nous fûmes sur pied. Les fatigues de la veille et ce long sommeil nous avaient donné un appétit magnifique. Les provisions apportées par les bûcherons furent dévorées en un clin d’œil.

Mon père avait tout fait préparer pour le départ. Nous avions deux malades à emmener : Zaféri et son chien. Une litière plus confortable que celle qui avait été la veille improvisée dans le bois était prête ; mon père y fit transporter le matelas de Zaféri. Celui-ci voulut marcher, mais mon père avait examiné son épaule ; elle était fort enflée, très-meurtrie, et il ne pouvait remuer le bras. Bien qu’il ne fît entendre aucune plainte, il était évident qu’il devait souffrir beaucoup.

Nous n’attendions plus que les gens que mon père avait envoyé chercher pour porter la litière. « Dans un quart d’heure ils seront là, avait dit mon père à Zaféri ; mais couche-t’y tout de suite pour l’essayer, et ne te fatigue pas à rester debout. »

Quand Zaféri fut installé commodément sur le matelas avec son Wolff à ses côtés, il jeta sur mon père et sur Marguerite, qui tous deux avaient procédé à son installation, un regard reconnaissant.

« C’est bien ! c’est bon ! lui dit mon père, répondant à ce regard ; tu es un brave enfant. Par ce que Gottlieb a pu me dire, je sais que tu t’es bien conduit. Nous reparlerons de tout cela plus tard. Ne t’agite pas, tu as encore les mains brûlantes et de la fièvre. Au chalet tout s’expliquera. »

Marguerite, habituée à lire dans les yeux de Zaféri, devina qu’il avait une requête à adresser à mon père, mais qu’il n’osait parler. Se penchant sur lui, elle lui demanda tout bas ce qu’il désirait. Le petit bohémien hésita d’abord à répondre. Une vive rougeur avait envahi ses joues.

« Je voudrais savoir, murmura-t-il enfin, ce que Ruth et les autres, le chef surtout, sont devenus. »

La question surprit mon père, mais elle ne le fâcha pas.

« Oui, reprit Zaféri, j’ai pensé à eux dans la forêt et cette nuit encore ! Je ne voudrais pas qu’à cause de moi il leur arrivât de la peine et qu’on les mît en prison. »

Mon père fit un mouvement que Zaféri interpréta comme un refus.

« Si vous les laissez partir, dit-il en joignant les mains en signe de supplication, ils ne reviendront plus. Ils savent bien maintenant que ce n’était pas la force qui me retenait loin d’eux ; ils savent que vous avez tous été bons, trop bons pour Zaféri, et qu’il ne consentira jamais plus à vivre avec eux, Wolff non plus. »

Le chien, en entendant prononcer son nom, avait levé la tête et répondu à son maître par un petit grognement d’adhésion.

« Si Wolff est de cet avis, je n’ai plus rien à dire, répondit mon père, sinon que j’en étais avant lui. Rassure-toi, Zaféri ; nous n’avions fait qu’un prisonnier, le chef même de la bande, un rude gaillard, soit dit en passant, qui m’a donné du fil à retordre ; les autres avaient réussi à s’enfuir après l’avoir lâchement abandonné. Cette conduite des siens l’avait disposé à la franchise envers nous. Ce matin au point du jour, je l’ai interrogé ; j’ai trouvé en lui un homme moins noir que je ne l’avais supposé et, si je ne me trompe, à la fois moins mauvais que la plupart de ses pareils et plus intelligent. Il a joué carte sur table avec moi :

— Nous voulions ravoir Zaféri, m’a-t-il dit, parce que nous avions peur qu’il fût maltraité chez vous. Nous avons appris de lui que, loin d’avoir à se plaindre de vous, il n’avait qu’à s’en louer. Il ne s’était exposé à être repris par nous que pour nous réclamer son chien, qui avait été le chien de sa pauvre mère. Mon avis avait été de vous le renvoyer avec la bête ; mais les autres n’ont pas voulu y consentir. La vieille Ruth prétendait que, si nous parvenions à passer la frontière, on pourrait par lettre négocier avec vous sa rançon. Quand vos trois petits sont venus se faire prendre à leur tour, elle a vu là toute une fortune, et je n’aurais pas pu venir à bout, bien que je sois le chef de la bande, de vaincre leur résistance. Ma foi ! je les avais laissé faire, mais en m’en lavant les mains. Les choses ont mal tourné, et j’en suis presque content. J’ai fait bien des métiers, mais celui de voleur d’enfants n’a jamais été de mon goût. Zaféri pourra vous le dire, j’ai quelquefois été rude pour lui, jamais méchant ni injuste.

— C’est vrai, dit Zaféri. Éphraïm n’était pas dur non plus pour ma mère. C’est la vieille Ruth qui est la plus méchante. »

Mon père continua :

« Cet homme, ton Éphraïm, s’est mis ensuite à me parler de ta mère, et m’en a bien parlé. C’était une pauvre femme très-courageuse et très-douce, m’a-t-il dit ; bien qu’elle ne fût pas bohémienne, elle s’était attachée à l’un d’entre nous par reconnaissance plus que par amour. Celui-là lui avait sauvé la vie. Il l’avait trouvée à moitié morte sur un champ de bataille du côté de Leipzig ; c’était une vivandière. Elle avait vu mourir à ses côtés le soldat qui était son mari, dans l’affaire où elle-même elle avait ensuite été blessée. Savais-tu cela, Zaféri ?

— Non, dit-il, non… Ma pauvre mère !…

— Ce n’est pas tout, dit mon père : le bohémien m’a fait alors en ce qui le concerne une révélation qui, m’a-t-il dit et non sans raison, pouvait nous mettre à notre aise pour l’avenir, à cause de ce qu’il appelle « nos idées : » ta mère n’avait consenti à devenir la femme de ton père qu’à la condition que les enfants qui pourraient naître de ce mariage seraient chrétiens comme elle, et ton père y avait adhéré. Mais il en avait fait mystère à tous les autres, excepté à moi. Notre bande était nombreuse alors, et Zaféri a été baptisé en cachette à Stuttgard. Sa mère m’a même laissé en mourant des papiers qui le constatent, et ces papiers, les voilà ! Rendez-les au petit. Ils sont à lui. Personne dans la bande ne s’est jamais douté de tout cela, excepté cette damnée Ruth, à qui il n’est pas facile de cacher quelque chose, et qui avait un jour surpris, paraît-il, Zaféri, encore enfant, faisant le signe de la croix et récitant avec sa mère une prière.

— « Notre Père qui êtes aux cieux…, » murmura Zaféri, la prière de ma mère… C’est donc pour cela que je l’avais apprise si vite quand Mlle Marguerite me l’a récitée la première fois, et pour cela aussi que je l’ai trouvée si belle !… Depuis la mort de ma mère je l’avais pourtant oubliée…

— Pauvre Zaféri ! » dit Marguerite.

Mon père reprit son récit :

« Et c’était même à cause de sa religion, avait ajouté le bohémien, que la vieille Ruth avait toujours eu pour la mère et pour l’enfant tant de haine, qu’elle ne manquait pas une occasion de leur faire des misères. »

Là-dessus, Éphraïm s’était tu. Mais je ne le laissai pas languir.

« Je suis content de vous, lui dis-je. Si vous me promettez de quitter le pays et de laisser nos paysans tranquilles, j’aurai confiance dans votre parole et je vous ferai rendre la liberté. Quant à cette diablesse que vous appelez Ruth, c’est autre chose, et celle-là payera pour les autres. »

Mais cela ne faisait pas l’affaire d’Éphraïm. Il se grattait la tête comme quelqu’un qui n’a pas tout ce qu’il désire.

« Ruth est mauvaise, reprit-il, je ne puis pas dire non ; mais je ne puis pas non plus l’abandonner. Mettez-vous à ma place, Monsieur : c’est elle qui m’a élevé ; elle a, tant bien que mal, remplacé pour moi père et mère. Elle m’a roué de coups bien souvent, c’est vrai ; mais vous voyez que je n’en suis pas mort, et, si j’ai mangé du pain tous les jours tant que j’ai été hors d’état de me suffire à moi-même, c’est en somme à elle que je le dois.

— Ma foi, là-dessus je les ai lâchés tous les deux. Lâchés, entendons : je les ai fait reconduire à la frontière par un des adjoints du père Girolt pour qu’il ne leur arrivât pas malheur jusque-là, et j’ai même garni le gousset de ton ancien chef, pour lui ôter l’envie de voler pendant quelques semaines. Es-tu content de moi, mon garçon ? »

Mon père s’était approché de Zaféri et lui tendit la main.

Zaféri, d’un geste passionné, prit cette main dans sa main gauche, dont il avait l’usage, et l’approcha de ses lèvres ; puis, regardant mon père de ses grands yeux humides de larmes :

« Maintenant, lui dit-il, Zaféri est à vous. Vous le trouverez docile et obéissant, car il sait que vous êtes tout aussi bon pour lui que Mlle Marguerite. »

Le récit de mon père nous avait tous fort émus. Maurice pleurait dans son coin. Marguerite était radieuse, et, d’un mouvement commun, nous nous jetâmes tous à la fois dans les bras de notre père.

« C’est bon ! nous dit-il, c’est bon ! Le bien est meilleur à faire que le mal, après tout. »

Et, content d’avoir une raison pour changer de conversation :

« J’aperçois enfin, s’écria-t-il, les hommes que nous attendions pour porter la litière de Zaféri. Nous allons nous mettre sans retard en route pour le chalet, et tâcher d’y arriver pour l’heure du dîner. Cela creuse, une nuit passée dans les bois ; et un vrai repos nous fera grand bien à tous, après les trois lieues que nous venons de faire. »

Pendant la route, qui se fit sans trop de fatigue pour Zaféri et pour nous-mêmes, Marguerite, Maurice et moi nous donnâmes successivement à mon père les éclaircissements qui lui manquaient encore sur toute notre conduite et sur la partie des événements de la veille qu’il ne pouvait connaître que par nous.

Mon père s’abstint de toute remontrance. Il faut dire que notre contrition était parfaite et plus que parfaite, et qu’il vit bien qu’il n’aurait eu à prêcher que des convertis.

Arrivés au chalet, nous y trouvâmes, outre un bon dîner, le médecin que la prévoyance de mon père avait fait avertir dès le matin. Il ne nous dissimula pas que la blessure de Zaféri était grave et qu’il ne serait pas remis avant trois mois. Il y avait une luxation de l’épaule.

Il ne pouvait plus être question de retourner à Saverne.

Quant à maître Wolff, Zaféri apprit avec une joie singulière que sa situation était bien moins grave que la sienne. La blessure que le pauvre animal avait reçue à la tête devait se cicatriser en quelques semaines ; et il retrouva l’usage de ses pattes au bout de huit jours. Il fallait le voir, dans les rares moments où on parvenait à lui faire quitter le pied du lit de Zaféri, afin qu’il prît l’air dans le jardin, il fallait le voir se promener dans nos allées, la tête coiffée de compresses, d’un pas majestueux et dolent, mais toujours aux aguets, et les regards tournés à chaque instant sur la fenêtre de Zaféri.

Wolff avait d’ailleurs un caractère excellent. Il trouva le moyen, dès le début, de se concilier l’amitié de Fox et de Nestor eux-mêmes. Sa grande taille, ses crocs formidables, y avaient peut-être contribué autant que ses aimables manières. Les bêtes ni les gens ne se font pas volontiers des ennemis redoutables ; leur instinct leur dit qu’un ami solide n’est jamais à dédaigner.

Ce ne fut qu’au bout de trois semaines que Zaféri eut l’autorisation de descendre au jardin. La fièvre avait cessé, mais il garda pendant près de deux mois son bras droit en écharpe et sans pouvoir en faire usage.

Ce temps d’épreuves, du reste, avait profité à Zaféri. Vaincu par les soins qu’on avait de lui, sa métamorphose avait été complète. Il avait demandé à Marguerite de reprendre ses leçons de lecture. Elle et moi devînmes ses professeurs. Il faisait des progrès rapides ; en moins d’un mois il sut lire couramment.

« Quel dommage, dit un jour Marguerite, que l’état de son bras droit l’empêche d’apprendre à écrire !

— Mais, dit Zaféri, j’ai deux bras, j’ai deux mains ! Ce que l’une ne peut pas faire, pourquoi ne pas le demander à l’autre ? Si la demoiselle voulait, M. Édouard m’apprendrait à écrire de la main gauche. Ma main gauche a toujours valu ma main droite.

— Il a raison, dit notre père qui entendit la proposition de Zaféri. C’est une assez sotte coutume, en effet, que celle que nous avons d’inutiliser un de nos membres. J’ai toujours fait des armes des deux mains, et je m’en suis bien trouvé. »

L’école de la main gauche fut incontinent instituée au chalet, et non pas seulement au profit de Zaféri, mais au nôtre. Au bout de deux mois nous avions deux mains, une de plus que la plupart des humains, et l’une n’avait rien à reprocher à l’autre. Marguerite, Maurice et moi, nous écrivions indifféremment avec la droite et avec la gauche, — et plus d’une fois dans notre vie cela nous a été d’un bon secours.

Quant à Zaféri, ses progrès en écriture furent aussi rapides que ceux qu’il avait faits en lecture. J’ajoute que, sur ce point, il se permit de dépasser bientôt ses maîtres. Ce n’était pas par la calligraphie, si j’en excepte Marguerite, que l’on brillait dans la maison. Mon père était ravi de nous voir cette ferveur d’enseignement mutuel.

Le soir, chacun faisait alternativement des lectures à haute voix : histoire, géographie, voyages, histoire naturelle. Les bonnes soirées ! Zaféri ouvrait de grands yeux à tous ces récits ; tout était découverte pour lui, étonnement, admiration, ou quelquefois désolation, suivant que ce qu’il entendait tournait au tragique. Ce petit être, autrefois indomptable, était d’une sensibilité presque féminine.

Notre père nous apprit un matin que, grâce à une combinaison heureuse qu’il espérait voir réussir, nous passerions tout l’hiver au chalet. Il avait retrouvé, dans un voyage qu’il avait récemment fait à Strasbourg, un de ses vieux amis, ancien professeur de sciences dans un lycée de Paris. Cet excellent homme avait consenti à venir partager notre solitude. Sa présence au chalet fut un bien inestimable pour nous tous ; grâce à lui et grâce à mon père, nous pûmes faire en un an, chacun dans notre voie, des progrès incroyables et le plus grand de tous : M. Manuel nous fit aimer l’étude, aimer le travail ; il nous le rendit si attrayant que nous finîmes par l’aimer dans sa régularité même ; les heures de classe valaient pour nous les heures de récréation.

L’émulation était extrême entre nous, mais sans jamais dégénérer en rivalité.

Marguerite, bien qu’occupée aux heures voulues des soins du ménage, participait à la plupart de nos leçons ; les sciences même ne lui faisaient pas peur. Les éléments de mathématiques, de chimie, de physique, loin de la rebuter, avaient de l’attrait pour cette intelligence nette et prompte à tout comprendre.

« Va toujours ! lui disait mon père ; je ne suis pas de ceux qui jugent que les femmes en savent toujours assez et que les plus ignorantes sont souvent les meilleures. Une instruction variée et solide n’est pas exclusive de la science du ménage. Les femmes bornées font faire bien des sottises à leurs maris. »

Je crois en vérité qu’entre mon père et M. Manuel nous aurions pu pousser les préliminaires de notre éducation jusqu’au point où les écoles spéciales deviennent nécessaires. Mon père, après avoir examiné avec M. Manuel nos aptitudes particulières, nous avait assigné à chacun la voie dans laquelle il croyait que nous pourrions réussir.

« Édouard sera médecin, m’avait-il dit un jour. Guérir les hommes, ou l’essayer, sera son lot. Quant à Maurice, il aime et supporte la contradiction : il sera avocat, il défendra la veuve et l’orphelin.

Pour Zaféri, sa vocation est tout indiquée : l’administration des forêts sera son affaire. »

Chacun de nous avait dit « amen », et de bon cœur, à ces prophéties de mon père.

Tout allait donc au miracle, au chalet, quand vint une nouvelle sous forme de lettre, qui faillit bouleverser tous nos projets : des affaires de famille forçaient M. Manuel à quitter l’Alsace et à aller s’établir, et sans espoir de retour, à Paris.

« Aux grands maux les grands remèdes ! dit mon père, qui était pour les résolutions promptes. Nous irons tous à Paris. Ce n’est que là qu’on a sous la main tout ce qu’on veut. Le chalet ne nous reverra que pendant les deux mois de vacances auxquels ont droit les maîtres et les écoliers. Ces deux mois ne nous en paraîtront que meilleurs.

Paris ! c’était pour Zaféri bien loin de la forêt ; mais c’était un centre d’études bien attrayant pour sa nature avide de voir et de savoir.

Contre notre attente, il ne broncha pas.

« C’est le plus court chemin pour revenir dans les Vosges, » lui dit mon père.

Zaféri l’avait compris ainsi.

Quinze jours après, nous étions tous à Paris, dans le quartier des colléges, avec Wolff, bien entendu.

L’effet produit par Paris, par cette vaste fourmilière d’hommes, par cette accumulation de monuments et de maisons, par cette subite révélation des grandeurs et des misères de la vie sociale, se faisant valoir par leurs contrastes mêmes, fut magique pour Zaféri.

Il comprit que la vie de l’homme, dans l’exercice de sa sociabilité, était, elle aussi, un grand spectacle ; que les forêts n’étaient pas tout sur la terre ; que, sous l’œil de Dieu, l’homme, lui aussi, avait travaillé pour la gloire de ce monde, et qu’un esprit méditatif pouvait trouver matière à réflexions et à émotions dans un tel centre de civilisation.

Quand, sur l’avis de M. Manuel, il fut entendu que nous entrerions tous les trois, Maurice, lui et moi, au collége pour y préparer notre avenir, au lieu de se révolter, il témoigna à mon père toute sa gratitude de vouloir bien pour l’éducation le faire l’égal de ses enfants. Nous n’étions qu’externes, il est vrai ; nous retrouvions le soir la famille, et les jours de congé nous rendaient périodiquement à nos douces habitudes de promenades. Les environs de Paris ont leur attrait. Mais, tant que durait la semaine, c’était le collége, c’était la régularité, et mon père n’était pas assuré tout d’abord que son petit sauvage d’autrefois pût se soumettre à ce genre d’acclimatation qui paraît dur, même à quelques enfants civilisés. Ses doutes cédèrent bientôt à l’évidence : Zaféri devint un des meilleurs élèves du collége, et paya amplement mon père par ses succès des sacrifices qu’il avait faits pour lui.

Que vous dirai-je ? À l’heure où je clos ce récit de nos jeunes années, que j’ai entrepris à la demande de Marguerite, de Maurice et de Zaféri, nous sommes tous trois des hommes, — et Marguerite est une femme. — Nous avons dans son mari un frère de plus. Ma petite sœur est mère de deux aimables enfants. L’ancien petit Maurice, qui, pour le dire en passant, a la tête de plus que son frère aîné, est un oncle parfait, — et je suis, paraît-il, un oncle passable, — car mon neveu et ma nièce semblent avoir pour l’oncle Édouard une affection particulière.

Toutes les prédictions de mon père se XXII

ZAFÉRI EST ENTRÉ DANS L’ADMINISTRATION DES FORÊTS.
réalisent successivement : je suis médecin ; j’ai des clients qui se portent tous bien et qui veulent bien croire que j’y suis pour quelque chose. Maurice est avocat depuis hier. — L’avenir est aux avocats, dit-on. — Nous le verrons bien.

Mon père, après avoir été le meilleur des pères, est devenu, — Marguerite l’en gronde quelquefois, — un par trop bon grand-père. Il monte tous les matins à cheval sur une canne avec ses deux petits-enfants et leur commande des manœuvres étourdissantes. Cette cavalerie en miniature suffit à sa gloire. — « Ce régiment-là, dit-il à Marguerite, en vaut bien un autre. Il est aussi difficile à mener. »

Et Zaféri ? — Eh bien, Zaféri est entré dans l’administration des forêts. Mon père est parvenu à le faire nommer dans le département du Bas-Rhin. Plus heureux que nous, il habite notre chalet toute l’année, et, à toutes nos vacances, nous allons l’y rejoindre. Quand nous arrivons, c’est grande fête, et la fête dure autant que nos congés. Tous nos souvenirs sont dans ce lieu charmant.

Zaféri n’a eu qu’un chagrin depuis qu’il a quitté la vie sauvage, il a perdu son ami Wolff. Le pauvre animal est mort un jour au coin de notre feu, sans s’en apercevoir. Il était chargé d’années. Les chiens, hélas ! ne sont pas éternels.

Vous parlerai-je de Nestor et de Fox ? Pourquoi non ? Eux aussi ne sont plus de ce monde ; mais ils ont fait souche et revivent dans une nombreuse postérité. Zaféri a adopté un de leurs enfants qu’il a nommé Wolff, en souvenir de son premier ami.

Si je pouvais prédire l’avenir, je vous parlerais du nôtre. Mais mieux vaut laisser à Dieu le soin d’y pourvoir à son gré !