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Le Chalet des sapins/Texte entier

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Texte établi par Bibliothèque d'éducation et de récréation, J. Hetzel et Cie (p. cov-tdm).

L E C H A L E T

PROSPER CHAZEL

des
SAPINS

illustré par théophile schuler
gravures par pannemaker

BIBLIOTHÈQUE
D’ÉDUCATION ET DE RÉCRÉATION
J. HETZEL ET Cie, 18, RUE JACOB
PARIS
Droits de reproduction et de traduction réservés.


LE
CHALET DES SAPINS
AVENTURES D’UNE FAMILLE DANS LES VOSGES

I

Nous habitions alors une maison perdue dans une des plus pittoresques vallées des Vosges, la plus mystérieuse, la plus recueillie, et cependant la plus gaie qu’on puisse imaginer, dans son silence et dans sa solitude.

Le chalet, c’était ainsi qu’on appelait notre retraite d’été, était adossé à la forêt. Il semblait avoir poussé au milieu des sapins. Il n’avait que deux étages et n’était ni grand ni petit. Chaque étage avait son balcon circulaire, et tout autour du rez-de-chaussée courait une véranda un peu plus profonde que les balcons du premier et du second. La maison tout entière était habillée de lierres, de clématites, de vignes et de rosiers qui, grimpant autour des poteaux de soutien et des balustrades des balcons, faisaient à chacun des détails du chalet une toilette spéciale de verdure et de fleurs.

Le doux nid que cette chère maison ! C’était notre paradis. Quatre fenêtres éclairaient à chaque étage chacune de ses façades.

On entrait dans le chalet par un péristyle d’où l’on avait vue sur la route et sur toute la vallée.

De chacune de nos fenêtres l’œil remontait les pentes de la forêt et s’arrêtait sur la vieille tour du château de Nideck, debout sur sa base de rochers, et, quand le temps était clair, sur le rideau argenté de la cascade. Que de souvenirs cette vue éveillait en nous ! La tour et la cascade étaient le but favori des promenades que mon père ménageait aux visiteurs du chalet des sapins. Que de fois, quand nous nous y étions attardés, un beau feu de branches sèches avait illuminé et réchauffé, pour nos hôtes et pour nous, cet admirable et mystérieux décor ! Plus haut nous apparaissaient, dans une brume bleuâtre, les cimes du Schneeberg, et tout autour, aussi loin que la vue pouvait porter, des feuilles et encore des feuilles, et de grands massifs boisés qui s’allaient perdre par des ondulations décroissantes jusqu’aux limites les plus reculées de l’horizon. Deux sapins I

LE NIDECK.
géants, les parrains du chalet, faisaient faction l’un à droite, l’autre à gauche de la façade. Nous autres enfants, nous habitions le deuxième étage. La chambre à coucher de mon père, son cabinet de travail et sa bibliothèque particulière occupaient le premier.

Au rez-de-chaussée se trouvaient, d’un côté, la salle à manger, l’office, la cuisine ; de l’autre, la salle d’étude, grande, claire, aérée, et la bibliothèque commune.

Le jardin comprenait un hectare (dix mille mètres de terrain). Ce n’était pas très-grand, mais tout y était si bien disposé que c’était pour nous le résumé même de toutes les beautés de la création.

Mon père y avait fait la part du potager et du verger assez large pour les besoins de la maison. Le reste appartenait aux fleurs, aux arbustes, aux gazons, à quelques beaux arbres qui ombrageaient les points où l’on allait chercher la vue de l’extérieur ; partout où il pouvait être agréable de s’arrêter, on trouvait des bancs et des tables rustiques. Au pied d’un grand saule, s’étendait dans ses rives vertes et fleuries ce que nous appelions notre lac ; c’était un petit réservoir d’eaux vives, ménagées par notre père pour l’arrosement et la fraîcheur du jardin, et qui semblaient sortir d’un rocher de ce beau grès vosgien aux reflets de pourpre, haut de trois mètres, ma foi, que nous appelions la Montagne rouge.

Pour tout bruit, du matin au soir, la chanson des merles et du rossignol, et nos cris, nos chants à nous, moins harmonieux, auxquels venaient de temps en temps se mêler les voix plus graves des belles vaches de notre ferme, dont les bâtiments, les étables, la basse-cour, la buanderie et les granges s’alignaient à une demi-portée de fusil de notre maison d’habitation.

Le vaste enclos de la ferme était lui-même entouré d’un mur d’enceinte assez élevé, fait en pierres reliées par du ciment. Ce n’était pas que mon père craignît beaucoup la visite des maraudeurs, bien que, à ces époques encore troublées, les vagabonds ne fussent pas rares ; mais, outre qu’il vaut toujours mieux être chez soi, il avait voulu, dans les premiers temps de son arrivée, donner du travail aux ouvriers alors sans ouvrage de Niederhaslach. La maison y avait gagné de faire l’admiration de tous ceux qui avaient contribué à l’édifier et à l’embellir, et son propriétaire avait du même coup conquis les sympathies des bonnes gens de Niederhaslach.

Tous les ans, à la mi-avril, sitôt que le gai soleil commençait à réchauffer les bois, nous quittions Saverne pour cet Éden. Nous arrivions avec les feuilles, et nous ne consentions à leur dire adieu qu’à l’époque où à la pointe des branches dépouillées s’accrochaient les premiers cristaux de givre. À vrai dire, notre père ne se sentait heureux que pendant ces quelques mois de vie champêtre. Les changements qui s’étaient succédé dans l’état politique de la France l’avaient depuis plusieurs années écarté des affaires publiques. La vie au grand air, les travaux de la ferme et les soins de notre éducation étaient une compensation nécessaire aux habitudes d’activité de son existence passée.

Mon père avait servi dans les armées de la Révolution ; la grande levée de 1792 l’avait trouvé en possession d’un emploi d’ingénieur qu’il devait à son seul mérite. Âgé de trente ans à peine à cette époque, il était plein d’ardeur, de vie et de dévouement, et avait mis au service de la patrie en danger son bras et ses connaissances. Entré dans le corps du génie, pour lequel le désignaient ses aptitudes spéciales, il avait fait la campagne de l’Argonne, puis le siége de Toulon et enfin l’expédition d’Égypte. Capitaine à Toulon, il était colonel à Aboukir, quand une blessure grave vint le condamner à l’inaction.

La blessure fut lente à guérir. Ce ne fut qu’après le 18 brumaire que mon père put rentrer en France ; les idées pour lesquelles il avait versé son sang étaient persécutées. C’est alors qu’il avait pris le parti de se retirer à Saverne. Il s’y était marié et s’était remis dès lors avec ardeur aux études qui avaient marqué le début de sa carrière. Les dernières années de l’Empire l’avaient confirmé dans ses goûts de retraite, mais notre pauvre mère était morte peu de jours après la naissance de Maurice, et de cette époque datait sa rudesse involontaire, qui n’était, à vrai dire, qu’une attitude d’esprit sous laquelle se cachaient ses tristesses.

Ces brusqueries d’ailleurs n’avaient rien de bien terrible ; c’étaient des averses qui ne mouillaient guère. Tout le monde savait, et nous ses enfants nous savions mieux que tout le monde encore, que de bonté cachait cette sévérité apparente, que d’indulgence couvraient ces dehors un peu rudes. Nul n’ignorait non plus à la suite de quels événements le meilleur de sa gaieté naturelle s’était envolé avec le charme de sa vie.

Notre père avait été jusqu’à l’époque où commence ce récit notre seul maître. Il dépensait, dans le métier difficile de faire soi-même l’éducation de ses enfants, le plus pur de sa patience. Et Dieu sait ce que Maurice et moi, et même Marguerite notre sœur, avions dû lui fournir d’occasions de l’exercer. Cher père ! la patience n’était certes pas sa principale vertu, celle qui lui était le plus facile ; mais, quand il prenait sa grosse voix, nous n’avions garde de nous y tromper. Un rire mal étouffé de Maurice l’avait bientôt apaisé ; un baiser de Marguerite achevait le désarmement, et, tandis que son grand fauteuil était pris d’assaut, nous l’entendions qui grommelait sous nos caresses : — « Faites donc de la morale à ces mioches ! Il n’y a véritablement plus moyen de gronder dans cette maison-là ! »

Tel qu’il était, nous l’adorions, et notre amour parfois indiscipliné n’en était pas moins tendre. Quand il nous racontait, le soir, à la veillée, ses vieux récits de batailles (les enfants n’aiment que les histoires qu’on leur a contées cent fois), nous ne le quittions pas des yeux ; il nous semblait le voir, à la tête de son régiment, au milieu du danger. Parfois l’illusion était si forte qu’un frisson nous prenait pour de bon et qu’il adoucissait aussitôt sa voix, à la fois inquiet et heureux de nous trouver l’imagination si impressionnable.

Depuis notre arrivée dans la vallée du Nideck, c’était notre éducation qui lui prenait le meilleur de son temps. La tâche n’était quelquefois pas plus aisée pour les élèves que pour le maître. Mon père professait là-dessus des maximes un peu militaires, sur lesquelles notre sœur Marguerite n’avait jamais réussi à lui faire entendre raison.

Bien que plus jeune que moi de deux ans, grâce à sa douceur angélique, à sa raison précoce, notre sœur Marguerite avait pris sur notre père une sorte d’ascendant supérieur à celui qu’autorisait son âge.

« Si tu ne ressemblais pas tant à ta mère, si tu n’avais pas sa voix, à ce point que quand tu parles je crois l’entendre, et si tu n’étais pas si bonne et si sage au fond, comme je t’enverrais promener avec tes observations sur le genre d’éducation qu’il convient de donner à des garçons ! Cela serait joli si je t’écoutais ! Sachez, mademoiselle, que pour aller à l’eau il faut savoir nager, et que pour leur apprendre à nager le meilleur est encore de jeter les poltrons en plein courant, quitte à leur tendre la perche quand on les voit trop barboter. Rapporte-t’en à moi ; s’ils ne se tirent pas d’affaire du premier coup, au deuxième essai tout ira bien. »

Il est bon de dire que j’avais à l’époque où commence ce récit quatorze ans ; Marguerite en avait douze ; Maurice marchait et plus souvent courait sur sept ans.

Et quand Marguerite se récriait sur ce qu’ont de trop sommaires de pareils procédés :

« Je ne te les applique pas, lui disait-il ; de quoi te plains-tu ? Tu es venue au monde tout élevée, toi, et tout exprès pour remplacer ta pauvre mère dans la maison ; fais ton affaire, mais laisse-moi faire la mienne à ma façon. »

Le rêve de notre père était de faire de moi et de mon frère deux petits hommes alertes et courageux, deux lurons, disait-il, et en même temps deux savants, façonnés de bonne heure aux choses du corps comme aux choses de l’esprit, capables de digérer cinq ou six problèmes sans migraine et de sortir de l’eau par tous les temps, fût-ce après y être tombés, sans éternuer.

L’hiver comme l’été, si nous nous couchions avec les poules, nous nous levions avec les coqs ; peu s’en fallait que ce ne fût la basse-cour qui pour nous marquât les heures. J’ai vu dans ce temps-là plus de levers de soleil, je puis le confesser, que je ne l’aurais souvent voulu.

Sitôt levés, la toilette se faisait à grande eau, puis tout de suite la soupe arrivait ; après la soupe, une promenade un peu accélérée ou quelques exercices de gymnastique pendant une bonne demi-heure, pour nous éclaircir les idées, disait mon père.

Cela fait, la classe et l’étude alternaient. Jusqu’à midi, la salle d’étude ne s’ouvrait plus que pour laisser entrer le déjeuner. Le soleil avait beau se glisser frauduleusement à travers les rideaux blancs des fenêtres, le tentateur en était pour ses frais d’agaceries. Il eût fallu voir que l’on violât la consigne ! Cet écureuil de Maurice avait fini lui-même par emboîter le pas.

Il est vrai qu’à partir de midi, la journée nous appartenait. Mais aussi comme nous en usions, comme nous nous en donnions à cœur joie de ces vacances quotidiennes ! La grande vallée de Niederhaslach nous appartenait : c’était notre bien, notre propriété. La maison forestière de Christian Bauer, l’un des gardes de la montagne du Nideck, les chemins de schlitt, la clairière où travaillaient les bûcherons, étaient nos promenades favorites. Nous n’allions pas bien loin, car à cette époque les chemins étaient difficiles, et sans un guide expérimenté on avait bientôt fait de se perdre. À force de mettre un pied devant l’autre, nous en étions arrivés à faire de nos jambes des instruments de voyage perfectionnés qui expédiaient une lieue et même deux le plus lestement du monde. C’est vous dire que Maurice et moi nous ne ressemblions guère à ces petits hommes craintifs qui n’auraient pas le courage d’aller au bois la nuit venue, et qui, au lieu de tâcher de voir clair, même dans les ténèbres, ferment sottement les yeux et se prennent à trembler, sans savoir pourquoi, dès que l’obscurité les entoure.

Le plus souvent mon père nous accompagnait ou nous confiait à la surveillance d’un de nos garçons de ferme, Locker, Schmidt ou tout autre. Mais il nous arrivait parfois de partir seuls, et ces occasions-là n’étaient pas les moins recherchées.

Le grave défaut de cette éducation tout américaine eût été de faire peu à peu de nous de vrais petits sauvages, des enfants de la forêt, dans toute l’acception du mot, si la petite fée de la maison, notre sœur Marguerite, ne s’était trouvée là pour conjurer ce que cette liberté pouvait avoir d’excessif.

Avec ses douze ans, ses petits airs timides, sa voix caressante, Marguerite s’arrangeait de façon à nous conduire tous ensemble par le bout du nez, y compris peut-être notre père lui-même, qui, sans vouloir toujours en convenir, ne voyait que par ses yeux. Que de pardons cette petite fille souriante savait obtenir ! Combien de nos garçons de ferme lui ont dû de garder leur place, après s’être entendu signifier un congé définitif ! Que de fois encore, grâce à elle, la main levée, au lieu de retomber sur nos têtes coupables, se bornait-elle à un simple geste de remontrance ou de menace !

Je me suis souvent demandé par quel prodige d’activité Marguerite, aidée d’une seule bonne, la vieille mais alerte Salomé, trouvait moyen d’être partout, du matin au soir, donnant un coup d’œil à la cuisine, à la laiterie, à la salle d’étude, au jardin, félicitant les uns, grondant les autres, et cela sans avoir l’air d’y toucher, avec la prévoyance d’une ménagère accomplie. Je la vois encore, assistée de son aide de camp Salomé, convoquer, dès la première heure, le ban et l’arrière-ban des servantes de la ferme, et, suivie de cet état-major en jupons, distribuer à chacune la besogne de la journée. Puis, quand les choses allaient bien, comme ses yeux brillaient de plaisir, quelles belles couleurs animaient ses joues, comme elle était radieuse et fière de son petit gouvernement, et quelle joie, la tâche finie, de déposer son sceptre, pour s’en venir avec nous sans plus de cérémonie jouer au colin maillard ou au chat perché !

Ce n’était pas petite affaire pourtant que d’être la petite maman de deux écervelés tels que nous. La pauvre Marguerite n’avait pas toujours à compter sur l’appui de notre père : je vous ai dit qu’une fois nos leçons expédiées, nous devenions libres de nos mouvements comme jamais écoliers en vacances ne l’ont été. Aussi longtemps que nos escapades avaient pour théâtre le jardin et qu’elle n’avait à craindre pour nous qu’un bain de pieds dans le petit lac ou une dégringolade du haut de la Montagne rouge, Marguerite respirait à l’aise ; mais quand, malgré ses prières, nous nous avisions de partir sans tambour ni trompette pour une expédition dans la vallée et dans la forêt, voilà que des inquiétudes terribles la prenaient. Elle courait à mon père et le suppliait d’intervenir. Mais lui, tout en riant :

« À qui la faute, Margot ? Si tu veux garder ces moineaux-là, je te conseille de faire comme moi, le matin : de fermer la porte et de mettre la clef dans ta poche.

— Mais, père, ils ont passé par-dessus le mur !

— Pas possible, et sans échelle encore ! Ah çà, mais ce sont des gaillards ! Et le petit Maurice, comment s’y prend-il ?

— Ne m’en parle pas, père ; mon grand frère, moins raisonnable encore que lui, lui fait la courte échelle. Ton mur n’est pas assez haut…

— Que diable, Marguerite, je ne puis pas pourtant me ruiner à leur faire des murs de prison !

— Tu as beau rire… S’il allait leur arriver malheur !

— Bah ! Ne dirait-on pas que les voilà déjà dans la gueule du loup ? Sais-tu le moyen de les attraper, pour peu que leur absence t’inquiète ? Eh bien, va sonner la cloche, comme si le dîner était prêt, et tu les verras bientôt revenir, et au triple galop encore. »

C’était tout ce que Marguerite pouvait tirer de lui.

Le fait est qu’à part quelques accrocs à nos pantalons et quelques bosses ou quelques égratignures gagnées dans les descentes un peu précipitées, nous nous en étions toujours tirés à très-bon compte. Marguerite elle-même se voyait obligée de convenir que ces misères, qui nécessitaient tant de reprises et de sermons, ne méritaient pas une punition.

II

Un matin du mois de mai, nous étions comme de coutume enfermés dans la salle d’études. Nous avions encore deux bonnes heures de travail en perspective. Et le temps était si doux, le ciel si charmant ! Il eût fait si bon enjamber la croisée, pour aller, ne fut-ce que cinq minutes, nous dégourdir les jambes dans le jardin rempli de soleil et de parfums ! Par les fenêtres ouvertes entraient de si soudaines bouffées du vent frais qui avait passé sur les sapins avant d’arriver à nous ! Que de gros soupirs s’échappaient involontairement de la poitrine du petit Maurice ! Les miens y auraient bien répondu ; mais la consigne était sévère, et le beau mérite d’ailleurs qu’une vertu qui ne nous eût coûté ni peine ni sacrifice ! Nous savions que notre père n’était pas d’humeur à plaisanter sur le chapitre de l’école buissonnière ; nous nous étions donc attelés à notre besogne avec un courage proportionné à notre triste situation, et Marguerite, qui pressentait peut-être de quelles tentations nous pouvions être assiégés, était venue nous prêter contre les suggestions du mauvais esprit l’appui de sa présence et l’encouragement de son sourire.

Il y avait bien une heure que pas un de nous n’avait ouvert la bouche, quand un bruit confus de voix se fit entendre dans la chambre voisine, c’est-à-dire dans la bibliothèque, qui le plus souvent servait de salon de réception.

Au premier moment, nous fîmes ce que de petits hommes bien élevés doivent à leur éducation en pareille circonstance. Chacun se renfonça dans son livre, Marguerite continua son ouvrage, et l’on s’arrangea de façon à écouter le moins possible. Mais bientôt les voix s’élevèrent et il nous fut impossible de perdre un mot de ce qui se disait. Nous aurions pu, me dira-t-on, nous boucher les oreilles ; notre vertu n’alla pas jusque-là.

« Je vous affirme, mon colonel, disait une voix que je reconnus pour celle du père Girolt, le maire de Niederhaslach, que les gueux ont pillé partout comme des Cosaques…

— Sans compter, ajouta un autre, que la grange de Gottlieb a brûlé comme une allumette.

— Eh bien !… que voulez-vous que j’y fasse ? répondit mon père d’un ton bourru.

— Mes poules, reprit un troisième, les belles casseroles neuves de ma femme, et la salade et les fruits, tout a disparu !… Et dire qu’une heure plus tard nous les tenions, ces bandits-là !…

— Cela vous apprendra à mieux veiller une autre fois et à faire exécuter les règlements. Est-ce qu’il n’y a pas une loi pour interdire le pays à ces vagabonds sans feu ni lieu ?

— Je ne dis pas, certainement, vous avez bien raison, mon colonel ; mais qui aurait pu s’attendre à ça !

— Je vous reconnais bien là, répondit la voix de mon père ; l’idée ne vous vient de crier « au feu ! » que quand la baraque est brûlée !…

— Dame, bien sûr que les choses iraient autrement si vous vouliez être notre maire ?

— Merci bien : le joli métier que celui de maire avec des paroissiens pareils !… Voyons, reprit-il d’un ton radouci, de quoi s’agit-il ?

— Rien que de venir au village et de voir les choses par vous-même… Il faut prendre des précautions, c’est sûr, et un bon conseil de vous nous dirait ce qu’il faut faire.

— C’est entendu, je viendrai.

— Ce soir ? répéta le père Girolt.

— Eh oui ! vieil entêté, ce soir même. Là-dessus, que le bon Dieu vous bénisse, vous, vos casseroles et ces gueux de bohémiens, par-dessus le marché. Bonsoir. »

Des bohémiens ! C’est pour le coup que notre curiosité se mit en éveil. Que de récits merveilleux nous avions entendu faire sur ces créatures étranges, sur cette race de Juifs errants, toujours en voyage, propre à tous les métiers, disait-on, mais incapables d’une résidence fixe et de tout travail suivi !

L’imagination des enfants voyage avec une rapidité qui laisse loin derrière elle les prodiges de la télégraphie électrique : je voyais déjà leur lourde voiture, véritable maison roulante, arrêtée au bord d’un champ, le cheval dételé, cherchant sa pitance dans les jeunes pousses des buissons, puis le feu allumé, et ces sauvages accroupis en cercle, la femme ravaudant des guenilles, l’homme tressant avec une activité silencieuse un panier d’osier, tandis que les enfants allongés dans l’herbe, comme des lézards, l’œil brillant sous la forêt ébouriffée de leurs cheveux, couvaient d’un regard de convoitise la marmite juchée au-dessus de la flamme.

« Mon Dieu, nous dit tout bas Maurice, si seulement papa pouvait avoir la bonne idée de nous emmener avec lui ! »

Ce désir répondait certainement à tous nos vœux, mais Marguerite n’était pas sœur à oublier ses devoirs de bonne conseillère.

« Le meilleur moyen d’obtenir cette récompense, monsieur Maurice, c’est de bien apprendre ta leçon. Veux-tu que je te fasse réciter, pour voir ? »

Le pauvre Maurice eût été fort en peine de répondre, si la porte ne s’était ouverte et si mon père n’était apparu sur le seuil, très à propos pour le tirer d’embarras.

« Qui veut venir au village ? Qui veut planter là ses livres et ses cahiers pour aller faire une visite au vieux père Girolt ? »

Je n’ai pas besoin de vous dire la réponse. L’empressement fut tel, que nos voix confondues n’en firent qu’une.

« Qu’on se dépêche alors et que le déjeuner soit prêt le plus tôt possible. Il faut qu’avant une heure nous soyons partis. »

Marguerite fit si bien les choses qu’elle trouva moyen de nous faire gagner vingt bonnes minutes. Le temps de mettre son chapeau, elle nous avait rejoints, et nous voilà tous quatre en route, par le gai soleil de midi, vers ce joli village de Niederhaslach, dont le clocher pointu brillait au loin à travers les arbres.

Tout en marchant, mon père crut devoir nous mettre plus au courant que nous ne l’étions de l’aventure qui nous valait cette aubaine inespérée. L’histoire ne laissait pas que de lui causer de certaines inquiétudes. Pas plus tard que la veille, une caravane de bohémiens avait fait, de grand matin, son apparition à l’entrée du village. Comme ces vagabonds avaient l’apparence débonnaire, et que, malgré les troubles de cette triste époque, nos paysans avaient la confiance facile, le garde champêtre Gottlieb avait été assez sot pour oublier de leur demander leur permis de circulation, et les gens du village, de leur côté, s’en étaient allés aux champs comme d’habitude.

Le soir venu, plus de bohémiens. La bande s’était envolée, et avec elle bon nombre de menus objets de ménage et toute une légion de volatiles de basse-cour. L’expédition avait été conduite de main de maître, car les femmes elles-mêmes, occupées à la laiterie ou à l’étable, ne s’étaient doutées de rien.

Ce n’est pas tout : vers huit heures, une odeur de fumée s’était répandue dans la grande rue du village, et on avait vu tout à coup des tourbillons de flammes sortir de la grange de Gottlieb. Évidemment l’incendie couvait depuis quelques heures. Peut-être ces gueux l’avaient-ils allumé en partant ; peut-être aussi, en faisant leur cuisine, avaient-ils jeté, sans y prendre garde, une allumette près de la paille. Mais un incendie est l’effroi des campagnes ; tout cela demandait à être examiné de près. Le plus clair de l’affaire, c’est que ce pauvre Gottlieb était à peu près ruiné : qu’il y eût eu mauvaise intention ou simple accident, son sort n’en était pas meilleur.

Les jeunes gens de Niederhaslach avaient fait de leur mieux pour retrouver la piste de ces voleurs, les plus irrités disaient : « de ces incendiaires. » L’entreprise avait paru tout d’abord offrir quelques chances de réussite, car, dans leur fuite précipitée, les bohémiens avaient oublié derrière eux, en guise de pièces à conviction, un chapeau de feutre qui avait dû coiffer la tête d’un enfant, un sac d’avoine à demi rempli et cinq à six ustensiles de leur cuisine nomade. Mais allez donc suivre la trace d’un chariot dans des chemins qu’on venait de pierrer ! Avaient-ils pris à l’est ou à l’ouest ? Tandis que l’on battait les bois dans la direction des Vosges, n’étaient-ils pas déjà sur la route du Rhin, empressés de mettre la frontière entre leur dernier vol et les poursuites dont ils ne pouvaient manquer d’être l’objet ? Toujours est-il qu’après bien des efforts infructueux, en présence de traces qui semblaient se contredire, les plus intrépides avaient de guerre lasse abandonné la poursuite à la tombée de la nuit.

Tel était le résumé des explications que le père Girolt avait apportées au chalet le lendemain matin et dont nous avions involontairement entendu une partie. Il s’agissait maintenant de prévenir le retour de surprises semblables : mon père seul pourrait donner les ordres nécessaires et peut-être aussi aider à réparer dans une certaine mesure le mal commis, car on le savait toujours empressé à venir au secours des pauvres gens.

Ce qui avait donné à mon père une véritable autorité morale dans tout le pays, ce n’était pas seulement la supériorité de ses connaissances, la promptitude de son esprit, son grade de colonel d’une arme savante et son titre d’ingénieur, c’était surtout parce qu’on le savait homme à ne mesurer ni son temps ni sa peine. Ce n’était pas en manière de plaisanterie que le père Girolt lui avait proposé d’abdiquer en sa faveur la dignité de premier magistrat de Niederhaslach, c’était la certitude que ce serait un grand bien pour la contrée. Le père Girolt ne faisait pas fi de son écharpe municipale, bien au contraire, mais il en eût fait le sacrifice au bien public, et cela dit assez que le père Girolt, par le caractère, sinon par les connaissances, était supérieur en son genre à la plupart de ses administrés. Il aurait voulu que, par une fonction quelconque, l’assistance de mon père fût assurée à la commune. Éconduit, on l’a vu, en ce qui concernait les fonctions de maire, il avait repris la question qui lui tenait au cœur par un autre côté. Il n’était pas facile à décourager, le père Girolt. « Quel malheur, avait-il ajouté, puisque vous ne voulez pas être maire, quel malheur que l’envie ne vous prenne pas d’être conservateur des forêts ! oui, mon colonel, conservateur de nos belles forêts. Ce n’est pas à dédaigner pourtant une fonction pareille, on y peut faire grand bien. Le sous-préfet disait, il n’y a pas huit jours encore, que si vous vouliez dire seulement deux mots, moins que cela, faire la moitié d’un geste, le gouvernement n’aurait rien à vous refuser.

— Laissez-moi donc tranquille, père Girolt, avec votre gouvernement ; si vous aviez l’esprit de les surveiller vous-même, vos forêts, vous n’auriez pas besoin qu’un fonctionnaire fût appelé à les garder et à les aménager pour vous. C’est une misère pour un pays que ses habitants laissent tout à faire, même leurs affaires privées, aux gouvernants. La fonction et le fonctionnaire tiennent trop de place chez nous, père Girolt. »

La vérité est que ni garde ni conservateur n’eût pu se vanter de connaître la forêt comme mon père. Forestiers, schlitteurs, ségares et bûcherons ne juraient que par lui.

Dès les premières maisons du village, tout le monde vint à nous. Quand vous irez à Niederhaslach, j’ai bien peur que vous ne reconnaissiez pas mon village d’autrefois. À l’époque dont je parle, les maisons groupées autour de la vieille église gothique, comme des poussins autour du nid, avaient encore leur fraîche toilette de vigne grimpante, leurs fenêtres à petits carreaux encadrées de feuillage, l’escalier extérieur dont les six marches conduisaient à l’étage unique. L’eau des fontaines mêlée à l’eau du ciel courait librement dans les rues et ne prenait le lit du ruisseau que quand bon lui semblait. Sur le grand pas de la grange communale, les voisins se réunissaient le II

TOUT LE MONDE VINT À NOUS.
soir pour causer des grands événements de la journée, de la pluie qui ne voulait pas tomber ou du soleil qui se faisait attendre. Le village entier n’était qu’une famille. Il y régnait encore cette simplicité cordiale qui était moins rare alors à la campagne qu’à la ville, et quand Maurice et moi nous traversions la grande rue avec notre belle veste bleue des dimanches et nos chapeaux de paille à la marinière, nous étions bien vite rejoints pour aller à l’église par des camarades de notre âge, fiers de leur blouse de toile écrue et de leurs sabots tout luisants de neuf.

C’était toujours une fête que notre arrivée ; mais ce jour-là mon père, qui avait sa façon d’expédier les affaires tambour battant, n’était pas d’humeur à perdre de temps en bavardages inutiles. Tout en distribuant les bonjours à droite et à gauche, il alla droit à la mairie, entra dans une salle basse, suivi du père Girolt et de son adjoint, et ferma, sans plus de cérémonie, la porte au nez des curieux. Marguerite, Maurice et moi nous étions du nombre.

Heureusement nous n’en étions pas à nous demander l’emploi que nous ferions de nos personnes pendant cette attente forcée. C’est incroyable le nombre de choses intéressantes qu’il y a à voir dans un village, quand on sait ouvrir les yeux. Le moulin que fait tourner l’eau du torrent, les greniers à foin où l’on peut exécuter des cabrioles sérieuses sans crainte de se rompre les os, et le rucher bourdonnant d’abeilles autour duquel Marguerite rôdait déjà, avec sa bravoure accoutumée, et l’âne du père Girolt que j’allais oublier ! Avions-nous fait assez de promenades juchés tous trois ensemble sur son dos, surtout depuis que Maurice, à force de recommandations, s’était résigné à ne plus lui tirer, selon la place qu’il occupait, ou la queue ou les oreilles ! Tout le monde sait que les ânes n’entendent pas volontiers ce genre de plaisanterie, et qu’il faut savoir respecter la juste susceptibilité des bêtes et des gens, si l’on veut être digne de leur amitié.

Quand mon père reparut, il nous sembla que son absence n’avait pas duré dix minutes. Nous sautons à bas de l’âne, Marguerite accourt en fourrant dans son panier un beau gâteau de miel dont la bonne Mme Girolt lui avait fait cadeau sur sa bonne mine, et nous voilà tout oreilles.

L’heure avait été mise à profit. Tandis que nous nous amusions à cœur joie, mon père était allé de sa personne se rendre compte des dégâts commis. Le père Girolt n’avait rien exagéré. La grange de Gottlieb était bel et bien brûlée, il n’en restait que les murs et quelques poutres noircies. Le mal était fait ; il s’agissait d’en prévenir le retour. De grandes affiches allaient être posées sur les murs des villages voisins. Elles recommandaient aux maires et aux gardes champêtres de faire exécuter des rondes de surveillance pendant la nuit et d’arrêter impitoyablement toute caravane de Zingaris qui ne justifierait pas d’une autorisation de voyager dans le pays ; elles donnaient le signalement des principaux membres de la bande de bohémiens dont on avait à se plaindre, comme aussi celui de la voiture avec laquelle elle voyageait et des bêtes qui traînaient cette voiture. Chaque dimanche, après la messe, le maître d’école devait lire cette instruction sur la place du village : en outre, une plainte en bonne forme avait été rédigée à l’adresse de M. le procureur du roi, et l’on pouvait compter que la gendarmerie prévenue ne tarderait pas à se mettre aux trousses des fuyards.

« Sans compter, ajouta le père Girolt, que, sur les indications du colonel, Gottlieb a été envoyé dans la direction de la frontière, porteur des instructions nécessaires à l’arrestation des coupables. Gottlieb étant le meilleur marcheur du canton, qui sait s’il n’arrivera pas à temps et ne nous rapportera pas la bonne nouvelle qu’il a devancé les fuyards ! Il est plus intéressé qu’un autre à ne pas perdre de temps.

— Ce n’est pas impossible, dit mon père ; mais le plus sage est de ne pas trop compter sur l’arrestation des bohémiens. Ils sont malins, les bohémiens, et les grandes routes ne sont pas celles qu’ils préfèrent quand ils ont quelque chose à craindre.

— Tout de même, dit le père Girolt, ça va donner du cœur et des jambes à Gottlieb, de penser que, grâce à vous, sa grange est payée tout comme s’il l’avait assurée. Ah ! tenez, mon colonel, voilà des choses…

— Si tu tiens à remercier quelqu’un, répliqua mon père en coupant sans façon le discours de M. le maire, remercie la petite. C’est elle qui tient la bourse. »

Le père Girolt, déconcerté, promenait alternativement son regard de mon père à Marguerite, avec un air d’embarras si comique que ma petite sœur ne put s’empêcher de rire.

« Monsieur Girolt sait bien, dit-elle, que la bourse que je tiens ne s’ouvre que sur ton ordre. Tu ne veux pas de ses remercîments, eh bien, moi, je les accepte, mais pour ton compte, et à mon tour je remercie monsieur Girolt de te savoir gré d’être bon. »

Après quoi elle alla embrasser sur les deux joues son vieil ami le père Girolt.

Comme mon père avait, suivant sa coutume, fait les choses largement ; comme, grâce à ses générosités, pour une vieille casserole perdue, nos pauvres dépouillés de Niederhaslach avaient retrouvé de quoi en acheter une neuve, vous imaginez que les salamalecs ne manquèrent pas. Et là-dessus, mon père impatienté de tirer sa montre.

« Si cela continue, nous coucherons ici. Il n’est que temps de se mettre en route ; ne savez-vous pas qu’il faut que nous soyons de retour avant la nuit ? »

Il fallut cependant avaler une tasse de lait avant de prendre congé de nos hôtes. Quand nous partîmes, les ombres du soir remplissaient déjà le fond de la vallée. Il y avait moyen de raccourcir la distance d’un bon kilomètre en coupant par les prés, pour suivre ensuite à mi-côte le sentier des braconniers, qui serpente mystérieusement sous les derniers contre-forts de la grande forêt. Va pour le chemin des braconniers !

Cette promenade du soir n’avait rien de nouveau pour nous deux Maurice, accoutumés à courir librement la vallée, sans crainte du silence et de la solitude. Nous allions donc de l’avant, en éclaireurs, battant les buissons et frappant de nos grands bâtons de montagne le creux des arbres, sous prétexte d’éveiller les chauves-souris. De temps en temps, la douce voix de Marguerite, qui avec mon père formait l’arrière-garde, nous recommandait de ne pas prendre trop d’avance et surtout de ne pas quitter le chemin.

Nous avions ainsi joyeusement expédié plus de la moitié du voyage, quand Maurice s’arrêta, et je le vis qui restait immobile, un doigt sur ses lèvres, tandis que ses yeux interrogeaient la profondeur des buissons.

« Écoute bien, Édouard. Pour sûr, il y a là quelqu’un tout près d’ici.

— Je n’ai rien entendu, lui dis-je après quelques minutes de silence.

— Je te dis que si ! Écoute ! Tiens, tu n’entends pas ?… maintenant ?… »

Mon père et Marguerite nous avaient rejoints. Nous demeurions tous les quatre immobiles, les yeux en éveil, l’oreille tendue, pour percevoir le bruit indistinct qui avait éveillé l’attention de Maurice.

Notre incertitude fut de courte durée. Certains frôlements étouffés, un froissement de feuilles sèches et de branches brisées ne laissaient place à aucun doute.

« On dirait le pas d’un homme empêtré dans un taillis, dis-je à mi-voix à mon père.

— Non ! c’est en haut, je crois, que cela remue, dans le gros arbre, » dit Maurice.

D’un bond, mon père fut au pied du chêne que Maurice venait de désigner. De sa voix forte, pleine, sonore comme un appel de clairon :

« Qui va là ? Arrivez à l’ordre, si vous ne tenez pas à ce que j’aille vous dénicher. »

La réponse ne se fit pas attendre : une masse confuse venait de dégringoler à nos pieds.

« Père, c’est un grand singe ! s’écria Maurice ; prends garde, cela va te mordre ! »

Le singe de Maurice se retrouva debout presque aussitôt pour nous montrer un corps nerveux et bien proportionné dans sa petitesse, le corps d’un enfant de douze à quatorze ans, dont la tête ébouriffée se détachait en pleine lumière dans un dernier rayon du soleil, égaré sous les branches.

L’apparition fut rapide, mais nous eûmes le temps de voir un visage brun, encadré dans une forêt de cheveux en désordre et éclairé de grands yeux noirs, des yeux de chevreuil effrayé qui roulaient de côté et d’autre comme pour chercher une issue.

Nous n’avions pas eu le temps de jeter un cri, que le fugitif avait repris sa course et s’était lancé à fond de train de l’autre côté du chemin, sur la descente à pic qui rejoint le fond de la vallée.

« Pauvre petit diable ! s’écria mon père ; s’il n’est pas en caoutchouc il va se briser les os. »

Quant à nous, nous étions pétrifiés de surprise.

« Singulière trouvaille ! » murmura mon père.

Il réfléchit un instant, puis il ajouta :

« Quelque enfant de braconnier qui tendait des lacets et que nous aurons dérangé dans sa besogne ; à moins que… »

Il n’acheva point sa phrase, et nous fit signe de reprendre notre marche.

« Il avait la figure toute hâlée, s’écria Maurice, et ses cheveux !… Il en avait jusque sur le nez !… Tu les as vus, ses cheveux, Marguerite ?

— Oui, dit-elle ; mais il n’avait pas l’air méchant du tout. C’est terrible tout de même de penser comme il s’est jeté dans le ravin. »

La conversation se poursuivit longtemps sur ce ton. Nous trouvions à chaque instant un trait nouveau à ajouter au tableau, tant la première III

IL ME SEMBLAIT D’UNE BEAUTÉ SURNATURELLE.
émotion avait été vive. Mon père nous laissait dire, mais il était facile de voir qu’il ne perdait pas une de nos paroles.

Comme il se faisait tard, le souper fut bientôt fini. Moins d’un quart d’heure après, suivant la consigne, chacun gagna son lit ; les lumières s’éteignirent aux fenêtres. Dans l’escalier, Marguerite m’avait fait remarquer que notre père semblait faire sa ronde accoutumée avec plus de soin encore qu’à l’ordinaire.

Bientôt le silence de la nuit s’empara de la maison.

III

Je ne sais combien de temps j’avais pu dormir, quand un rêve vint troubler mon sommeil. Il me sembla que j’assistais encore à la scène de la forêt ; j’apercevais, avec une intensité de vision singulière, l’étroit chemin, le grand chêne à droite, à gauche le précipice qui surplombait la vallée, et, devant mes yeux effrayés, passait comme une flèche l’être mystérieux qui nous était apparu quelques heures auparavant. Il me semblait d’une beauté surnaturelle ; ses grands yeux pensifs étaient remplis de larmes, que je voyais distinctement couler le long de ses joues. Seulement, et c’était là ce qui causait mon épouvante, je croyais apercevoir, acharnée à sa poursuite, une meute de chiens impitoyables. Au premier rang, couraient, la gueule ouverte, les dents retroussées, l’œil furieux, deux dogues de haute taille, féroces comme le sont tous les chiens de garde. L’illusion était si forte que leurs aboiements me déchiraient l’oreille, et, chose singulière, leurs voix ressemblaient, à s’y tromper, à celles de Nestor et de Fox, les deux gardiens de la maison.

Bientôt un sentiment de malaise inexprimable s’empara de tout mon être. J’avais vaguement conscience de ce qui se passait, et, tandis que je m’agitais dans mon lit sans parvenir à reprendre entière possession de moi-même, des mots inarticulés s’échappaient de ma bouche, une sueur abondante couvrait mon corps, et toujours ces hurlements sinistres qui me poursuivaient sans interruption !

Je pus enfin me mettre sur mon coude, et cette épouvante obstinée se traduisit par un cri de détresse qui remplit toute la chambre.

Le son de ma voix avait rompu le sommeil. J’étais debout au pied de mon lit, les mains étendues, et j’entendais, distinctement cette fois, nos deux chiens, dont la voix faisait rage. Plus de doute, c’était bien Nestor et Fox. Ce que j’avais pris pour un rêve était une réalité.

Maurice, à son tour, s’était réveillé en sursaut.

« Qu’y a-t-il donc ? » s’écriait-il.

Je n’eus pas le temps de lui répondre. La fenêtre voisine, celle de la chambre de notre père, s’était ouverte avec fracas :

« Silence ! Fox. À bas ! Nestor ! à bas ! Quant à vous, tas d’ivrognes, tâchez de passer votre chemin, ou vous aurez affaire à moi !

— Mille excuses, mon colonel, de vous avoir réveillé, répondit une voix que je crus reconnaître ; mais, quand vous saurez ce que c’est, vous me direz merci.

— Tiens, c’est toi, Gottlieb. Du diable si j’attendais ta visite à un pareil moment !

— Dame ! c’est pas ma faute si le gibier s’amuse à flâner dans les bois quand les honnêtes gens ont le nez dans l’oreiller. M’a-t-il fait assez trotter, le gueux ! Venez voir un peu le joli paroissien que je vous amène. »

À peine le dialogue commencé, nous avions, Maurice et moi, couru à la fenêtre, sans prendre le temps de nous couvrir. L’obscurité avait empêché tout d’abord de distinguer nettement l’espèce de gibier dont parlait notre ami le garde champêtre ; mais peu d’instants après la clef grinça dans la serrure, la porte du jardin s’ouvrit, et mon père, une lanterne à la main, s’avança sur la route.

Une lueur rougeâtre éclairait alors la haute stature de Gottlieb, et nous aperçûmes à ses côtés, maintenue par sa main robuste, la silhouette d’un jeune gars dans lequel nous n’eûmes pas de peine à reconnaître le fugitif de la forêt. Il était bien là, en chair et en os, son pauvre corps grelottant sous la fraîcheur de la nuit, et ses yeux brillants interrogeant avec une expression suppliante et craintive le visage de mon père, qui l’examinait minutieusement, en promenant, sans mot dire, la lanterne de sa tête à ses pieds.

« Bonne prise, Gottlieb, dit-il enfin ; un des louveteaux de la bande, en attendant le reste. Voilà de l’excellente besogne, mon garçon. »

Et se retournant vers la maison, il aperçut nos têtes penchées sur le rebord de la croisée.

« Voyez-vous les curieux, qui, écoutent aux fenêtres ! Venez, les petits hommes, on aura peut-être besoin de vous. Mais habillez-vous, mordieu, chaudement !

— Et moi, mon père ? dit à la fenêtre voisine de la nôtre la voix fraîche de Marguerite. Je voudrais bien descendre, si tu le permets ?

— Descends aussi ! dit-il en riant ; mais prends ton manteau, ton châle, et dépêche-toi. Couvre bien ta tête, la nuit n’est pas chaude. »

Ce ne fut pas notre accoutrement qui nous retarda. Tant bien que mal emmaillottés, nous voilà sur la route, faisant cercle autour du bohémien.

« C’est bien lui, dit mon père, c’est bien le petit sauvage qui nous a si lestement brûlé la politesse dans la forêt ? »

La réponse fut unanime. La physionomie du prisonnier était de celles que l’on n’oublie pas ; nous l’aurions reconnu entre mille.

« Ne restons pas sur la route, dit mon père. Entre dans la maison avec ton prisonnier, Gottlieb. Quand nous serons dans la salle à manger, tu auras la parole, et tu nous diras tout ce que tu sais. »

Gottlieb ne demandait qu’à parler.

Après avoir été par les hauteurs faire sa déclaration à la douane, où on lui avait affirmé n’avoir pas vu les bohémiens, Gottlieb s’était dit qu’ainsi que le lui avait conseillé notre père, puisqu’il avait à traverser la forêt, il ne ferait pas mal de battre, au retour, les buissons en contre-bas de la vallée. Son idée était que, si quelque prise était à opérer, ce ne pouvait être que dans les creux, dans les ravins qui pouvaient avoir offert aux bandits des cachettes, si, par prudence, ils avaient cru devoir différer de marcher vers la frontière.

Il s’était donc mis en chasse avec l’espoir de retrouver la piste de quelque fuyard.

Jusqu’à la tombée de la nuit, cette battue était restée sans succès. Enfin, au moment où il allait se décourager, un bruit soudain de pierres roulant le long de la pente du grand ravin s’était fait entendre au-dessus de sa tête. Il s’était jeté à plat ventre dans un creux, l’oreille au guet, la main prête à tout événement, et il n’y était pas depuis cinq minutes, qu’un enfant tout effaré était venu sauter presque sur lui.

« Tu peux te vanter d’avoir eu de la chance, lui dit mon père en l’interrompant ; voilà, en somme, une capture qui ne t’aura pas donné beaucoup de mal.

— Vous croyez ça ! Ce serait vrai, si le galopin s’était laissé faire ; mais à peine avais-je le bras levé pour l’empoigner, que le voilà qui détale comme s’il avait eu des ailes… Je cours après lui, naturellement ; mais courir et tenir, c’est deux ! Pendant plus d’une heure, ce qu’il m’a fait sauter de fossés, ce qu’il m’a fait traverser de broussailles et de taillis, cela n’est pas à dire. Par moments, j’arrivais presque sur ses talons, et je m’imaginais qu’il n’y avait qu’à fermer la main pour le saisir par le fond de sa culotte… Plus souvent ! Vous auriez dit un lièvre à la façon dont il faisait des crochets, me distançant subitement de cinquante pas, toujours au grand galop, bondissant comme un chat par les prés, par les ravins et par les clairières. C’était à en perdre la tête et les jambes, et je commençais à tirer la langue d’une jolie longueur, quand, paf ! mon gaillard s’affaissa tout d’un coup et je le vis culbuter dans l’herbe tout de son long. En un clin d’œil je fus dessus. Le pauvre petit diable ne donnait presque plus signe de vie ; mais les bohémiens passent pour avoir leur sac si plein de rubriques, que, malgré les apparences, j’ai cru d’abord qu’il voulait se donner la mine de se trouver mal. Je le secouai pour lui apprendre à se moquer du monde, mais je vis bientôt que la malice n’y était pour rien. Le fait est qu’il devait être épuisé. Pour mon compte, j’étais à bout de forces quand je suis arrivé à votre porte, le traînant à grand’peine. Notre envie de courir nous avait passé à tous les deux, allez ! Ah ! le petit mâtin ! Si au lieu d’être un gamin c’eût été un homme, quelle raclée je lui aurais appliquée pour le payer de la course qu’il m’a fait faire ! »

Lorsque Gottlieb eut fini son récit, un silence se fit. Je ne sais quels sentiments agitaient le cœur de mon père ; mais, à voir le froncement de ses sourcils, il me sembla que les dernières paroles du garde champêtre l’avaient ému.

Marguerite s’était approchée du petit bohémien, et, comme la clarté de la lanterne tombait en plein sur son pâle visage, nous vîmes que les yeux de notre petite sœur étaient tout humides.

« Ah ! Gottlieb, on dirait que tu regrettes de n’avoir pas rudoyé davantage ce malheureux enfant ; mais vois donc dans quel état il est ! »

Jusqu’alors nous n’avions pas quitté Gottlieb de l’œil, mais à ce moment tous les regards se portèrent sur le petit bohémien.

Le pauvre garçon, vaincu par la souffrance, la fatigue, par la faim peut-être, s’était laissé aller, comme une masse inerte, sur le tapis de la chambre. Son visage exténué se détachait dans l’ombre ; nous entendions le bruit de sa respiration entrecoupée. Il dormait profondément.

« Pauvre petit diable ! » murmura mon père.

Et, mettant un genou en terre, il souleva avec précaution la tête du petit captif endormi, tandis que Marguerite, dont la charité prévoyante avait deviné sa pensée, glissait un coussin sous sa tête.

La chose avait été faite le plus doucement possible ; mais les bohémiens sont de la race des lièvres, ils ne dorment que d’un œil. Le nôtre poussa un gros soupir ; il se redressa sur son coude et ouvrit les yeux.

IV

Mon père ne lui laissa pas le temps de rassembler ses idées.

« Et d’abord, lui dit-il en essayant d’adoucir sa voix, d’abord, petit, je te défends d’avoir peur. Personne ici n’a envie de te manger. Comment t’appelles-tu ? »

Un éclair avait traversé les yeux du bohémien ; mais il fit comme s’il n’avait rien entendu, s’accroupit sur le tapis de la chambre, les mains croisées sur ses genoux et resta muet.

« D’où viens-tu ? répéta mon père. Que faisais-tu dans la forêt ? »

Pas un mot de réponse. Nous nous étions rapprochés et nous attendions avec curiosité que notre prisonnier ouvrît la bouche.

« Si vous lui parliez en allemand, dit alors Gottlieb. Tous ces bohémiens viennent d’au-delà du Rhin. »

Mon père répéta sa question en allemand. Même silence.

L’impatience commençait à le gagner. Il se contint cependant, et mettant la main sur son épaule :

« As-tu peur ? Sois tranquille ; nous ne sommes pas méchants, nous ne te voulons pas de mal.

— Je n’ai pas peur, répondit l’enfant avec une sorte de fierté blessée.

— À la bonne heure, reprit mon père ; tu vois que nous ne sommes pas des ogres. Mais cela n’est pas tout. As-tu faim ? Veux-tu manger ou veux-tu boire ? Est-ce cela qu’il te faut ?

— Oui, j’ai faim, » murmura le bohémien. Mon père se redressa avec un air de satisfaction visible. IV

« JE N’AI PAS PEUR. »

« On va te conduire à l’office. Répare tes forces. Dépêche-toi. »

Quand ce repas improvisé fut à portée de sa main, le bohémien ne fit ni une ni deux. Il attaqua bravement la belle tranche de gigot froid que Gottlieb lui offrit et se mit à y mordre à belles dents. On aurait juré que le pauvre garçon n’avait pas mangé depuis deux jours, à voir l’entrain avec lequel il avalait morceau sur morceau. Les restes du gigot y passèrent et la miche de pain ne fut pas épargnée.

Il n’y a rien de tel qu’un bon repas pour délier la langue. Lorsque le bohémien eut fini sa troisième tranche de gigot et dévoré la moitié de la miche, mon père, qui était revenu voir si tout allait bien, versa dans son verre deux doigts de vin.

Le sang était revenu aux joues de l’enfant, ses yeux brillaient. Mon père jugea que le moment était bon pour reprendre son interrogatoire.

« Eh bien, me diras-tu maintenant comment tu t’appelles et pourquoi tu as quitté tes compagnons ?

— Je suis Zaféri, dit le bohémien, et je me suis sauvé parce que les autres m’ont battu. »

Ces quelques mots furent dits dans une sorte de patois moitié allemand, moitié français, assez intelligible d’ailleurs pour nous, qui vivions non loin de la frontière et parlions les deux langues avec la même facilité.

« Qui appelles-tu les autres ? Les bohémiens qui sont venus ce matin à Niederhaslach ?

— Oui, reprit-il ; j’avais jeté près du foin une allumette que je croyais éteinte, le feu, par malheur, a gagné la meule. Les autres, alors, ont voulu me tuer, et ils ont dit que les gendarmes allaient venir.

— Le brigand ! s’écria Gottlieb hors de lui ; c’est lui qui a mis le feu à ma pauvre grange !

— Veux-tu te taire, imbécile ! — Ceci était une parenthèse à l’adresse de Gottlieb. — Tu étais dans ton tort, petit, reprit mon père ; un garçon de ton âge doit connaître les dangers du feu ; tu pouvais donner à croire que tes compagnons avaient mis exprès le feu à la grange, et je conçois leur colère ; mais ta mort n’eût pas rarrangé les choses, et tu as bien fait de leur éviter, en te sauvant, un crime qui n’eût pas réparé ta sottise. Mais, en leur échappant, quel était ton projet et qu’espérais-tu faire ?

— Je ne sais pas… J’ai couru d’un coup jusqu’à la forêt, et puis, quand j’ai été seul, j’ai pensé à Wolff. J’ai appelé, j’ai crié : Wolff ! de toutes mes forces, mais Wolff n’est pas venu.

— Qui cela, Wolff ?

— Wolff ? dit le bohémien, c’était mon ami !… Les autres l’ont attaché avec une corde, c’est sûr, car sans ça il m’aurait bien vite rattrapé. Ce n’est pas Wolff qui m’oublierait… Oh non ! Et avec lui je n’aurais peur ni des hommes, ni des loups, ni de personne !… »

Il avait parlé avec animation ; puis il ajouta :

« Mon pauvre chien ! C’est pourtant moi qui l’ai quitté !…

— Bon ! dit mon père en riant, c’est d’un chien qu’il s’agit. J’aime autant, j’aime mieux cela. On le retrouvera, ton ami à quatre pattes, si tu peux nous dire le chemin qu’ont pris ceux que tu appelles « les autres… »

Le bohémien leva ses grands yeux doux sur le visage de mon père et le laissa répéter sa question.

« Ont-ils pris par la forêt ou par la plaine ? Réponds-moi.

— Par la forêt… par la plaine… répéta le bohémien machinalement.

— Par l’une ou par l’autre ? cria mon père.

— Je ne sais pas… répondit l’enfant de sa même voix traînante.

— Si tu ne veux pas parler, mon garçon, et nous dire ce qu’il est utile que nous sachions pour avoir le droit de te garder, il se peut que les gendarmes t’emmènent malgré nous à la ville et te mettent en prison. »

Le bohémien ne sourcilla point. Il avait posé ses coudes sur la table et il appuyait son menton sur ses mains. Ses longs cheveux tombaient comme un voile épais devant ses yeux ; il n’avait plus l’air de voir ce qui se passait ni d’entendre ce qu’on lui disait.

Il y eut un nouveau silence, pendant lequel mon père s’entretint à demi-voix avec Gottlieb.

« On ne tirera rien de lui, disait Gottlieb. Ces gueux ne se trahissent pas entre eux.

— C’est possible. En tout cas, nous le verrons bien demain. »

Et se retournant vers le prisonnier :

« Zaféri ! » dit-il à haute voix.

Le bohémien ne parut pas entendre. Mon père lui prit les mains, mais sa tête perdit aussitôt l’équilibre et retomba sur sa poitrine. Sa bouche balbutia quelques mots inintelligibles.

« Il dort ! s’écria Marguerite. Ne vois-tu pas qu’il dort de tout son cœur ?… »

Il dormait, en effet. Le sommeil l’avait repris tout d’un coup. Mon père se mit à sourire.

« J’aurais dû m’y attendre, dit-il. Mais nous ne pouvons pas le laisser sur cette chaise et dans ces habits pleins de boue. Tu vas me chercher une chemise et un des pantalons de ton frère, Marguerite. Et toi, Gottlieb, apporte ici un matelas. »

La chose fut faite en peu d’instants. Alors mon père, assisté de Gottlieb, se mit en devoir de remplir son métier de bonne d’enfant. Marguerite se dirigeait vers la porte et nous allions la suivre pour regagner nos lits, quand une exclamation soudaine nous rappela.

« Les bourreaux ! disait mon père ; est-il possible de martyriser de la sorte un enfant !… »

J’accourus : le dos du bohémien était à vif, et je ne compris que trop les raisons qu’il avait eues de quitter ses barbares compagnons. Ses épaules meurtries étaient labourées de cicatrices encore fraîches ; on avait dû le battre à outrance, et le battre avec des baguettes souples comme des cravaches, car ces marques sanglantes avaient entamé la peau.

« Pauvre petit ! s’écria Marguerite. Père, tu ne l’enverras pas en prison ?

— Est-ce que l’on fait de ces questions quand il est minuit passé ? » répondit mon père.

Et se retournant vers Gottlieb :

« Tu vas me faire le plaisir de passer la nuit auprès de ce garçon. S’il arrivait quelque chose, tu n’aurais qu’à frapper au plafond, et je serais là. Quant à vous, les petits, il est temps de reprendre le chemin de vos lits. Demain vous pourrez faire la grasse matinée. Une fois n’est pas coutume. »

Prenant alors Marguerite dans ses bras, il l’embrassa tendrement.

« Sois tranquille, Margot, ce coureur de grands chemins ne manquera de rien. »

Un doux sourire éclaira le visage de Marguerite. Sans se dégager de cette étreinte caressante, elle rejeta sa tête en arrière, et, regardant son père dans les yeux :

« C’est qu’il a dû déjà tant souffrir ! s’écria-t-elle. C’est un enfant comme nous, père, plus malheureux, plus digne de pitié ; il ne peut pas être un grand coupable.

— Hé ! reprit-il, il y a des enfants qui ne valent pas cher. Mais calme-toi. »

Avant de nous séparer, nous jetâmes un dernier coup d’œil sur le bohémien. Il dormait sur le canapé où on l’avait couché, plus profondément que jamais, et Gottlieb, installé à côté de lui dans le grand fauteuil de cuir, s’arrangeait déjà pour passer la nuit le plus commodément possible.

V

En dépit de la permission de notre père, nous nous étions promis de nous réveiller de bonne heure le lendemain, pour rendre visite au petit bohémien ; mais l’enfant propose et le sommeil dispose. Il faisait grand jour depuis longtemps quand j’ouvris les yeux et lorsque Maurice daigna sortir de son lit.

Marguerite avait été plus leste. À peine avions-nous descendu les premières marches de l’escalier, qu’un bruit de voix nous apprit qu’une discussion importante était engagée dans le cabinet de mon père, situé au premier étage, juste au-dessus de la salle du rez-de-chaussée où le bohémien avait été enfermé la veille.

Le spectacle qui nous attendait n’avait rien de nouveau pour nous. Nous avions vu bien souvent Marguerite assise sur les genoux de notre père, les bras passés autour de son cou, tandis que lui, sans essayer de se dégager, prenait sa grosse voix, commençait par répondre non à toutes ses prières, et finissait invariablement par accorder tout ce que cette petite fée désirait obtenir de lui.

Ce jour-là, cependant, la querelle était plus chaude que de coutume.

« Comment ! disait mon père, tu veux que je prenne à ma charge ce garnement, cet incendiaire, sous le beau prétexte qu’il est trop ignorant et trop jeune pour avoir conscience de ses fautes, et trop petit pour en répondre ! Tu as peur qu’on ne le mette en prison, et qu’il ne s’y perde au lieu de s’y amender. Mais qui te parle de prison ? Il y a des établissements, des ménageries du gouvernement, des maisons de correction inventées tout exprès pour ces produits-là. Il y apprendra à lire, à écrire, à travailler ; il n’y manquera de rien, et de cette façon nous serons sûrs, au moins, qu’il ne jouera plus auprès des tas de foin avec des allumettes… Mademoiselle le trouve trop petit, trop jeune pour qu’il ait une conscience. Mais il est plus âgé que toi, ce prétendu bambin ; et d’ailleurs, va donc demander à Maurice, qui n’a que sept ans, s’il ne sait pas déjà quand il a bien ou quand il a mal fait. » V

« JE NE TE DEMANDE QU’UN JOUR. »

Marguerite voulut l’interrompre.

« Tais-toi ! Je sais ce que tu vas me dire : que je suis un sans-cœur, un bourru qui n’en fait qu’à sa tête. C’est possible. Tout cela n’empêche pas que ce bonhomme peut ne pas valoir grand’chose, et que c’est une drôle de compagnie à donner à de bons petits enfants comme toi et tes frères.

— Je vois bien, père, dit enfin Marguerite, que tout ce que tu dis là, c’est pour me taquiner. Je ne te demande qu’un jour, un seul jour de réflexion pour toi et d’épreuve pour lui. Ce n’est pas bien long, un jour, père.

— Un jour, c’est bientôt dit. Et après ? que veux-tu que je fasse de cet oiseau ? Avons-nous une volière pour des locataires de cette espèce ? Et qui t’assure, d’ailleurs, qu’il voudra rester, et que sa première idée ne sera pas de reprendre sa volée ?

— Oh ! père, il ne s’est pas sauvé, il n’a pas fui sa bande sans savoir où il allait, pour qu’on puisse supposer que l’envie lui reprenne de rejoindre jamais ceux qui l’ont si cruellement battu. Pourquoi ne deviendrait-il pas un enfant comme un autre, si on s’occupait un peu de lui ? Ne disais-tu pas l’autre jour, père, que nous aurions besoin d’un pâtre connaissant la forêt pour prendre soin des vaches et les conduire au pré ?

— Lui, un pâtre ! Il ne manquerait plus que cela !

— Si cela ne te va pas, nous trouverons autre chose. Voyons, puisque je ne demande qu’un jour d’épreuve, rien qu’un jour !…

— Mais, saperlipopette ! quelle poudre ce sauvage-là t’a-t-il donc jetée dans les yeux ? Il a été battu ; c’est vrai, et rudement battu ; mais mettrais-tu ta main au feu qu’il l’eût volé ?

— Père, répondit-elle, je ne songe qu’à une chose : il n’a eu sous les yeux que de mauvais exemples ; il n’a peut-être eu ni père ni mère pour l’élever et lui apprendre à distinguer le juste de l’injuste. Si nous l’abandonnons, il est perdu à jamais ; si nous nous occupons de lui, au contraire, il peut être sauvé. Le bon Dieu, en le poussant de notre côté, a montré ce qu’il attendait de nous. »

Le parti pris de mon père ne devait pas être bien inflexible, puisqu’au lieu de répondre, il se mit, sans mot dire, à contempler Marguerite d’un air moitié riant, moitié fâché. C’était sa façon, accoutumée d’éluder les questions embarrassantes. La chère petite, le regard brillant, les joues rouges comme un coquelicot, épiait son visage…

Voyant qu’il ne répondait rien, elle approcha tout à coup son frais minois de la joue de mon père et fit mine de l’embrasser à toute volée ; mais mon père, devinant le coup, recula vivement la tête, juste à temps pour recevoir le baiser au bout du nez. Se voyant ainsi pris à l’improviste, il ne put s’empêcher de rire et de bon cœur. Un juge qui rit est plus d’à moitié désarmé, et Marguerite était trop fine pour ne pas profiter de ses avantages.

La voilà donc qui saute à terre et qui se met à appeler Gottlieb.

« On n’a plus besoin de toi, mon bon Gottlieb. Tu peux t’en retourner au village et dire à M. Girolt que tout est arrangé.

— Non pas, dit mon père. Amène-nous ce petit, et reste là. »

Un instant après, le bohémien faisait son entrée. Une bonne nuit l’avait reposé. Son visage était moins jaune que la veille ; il avait meilleure mine dans ceux de mes habits dont mon père l’avait gratifié. Tel qu’il était, avec ses yeux noirs pleins de feu, sa mine éveillée, ses dents blanches, ses mouvements agiles et souples, on eût dit un écureuil échappé de la forêt.

« Approche, mon garçon, et tâche de répondre quand on te parle. Dans une heure d’ici, on va te reconduire auprès de ton père, et de ta mère, qui t’ont cherché toute la nuit. »

Nous ne comprenions rien à ces paroles ; mais Marguerite, plus avisée que nous, mit bien vite un doigt sur ses lèvres pour nous recommander le silence.

Zaféri leva sur mon père ses grands yeux étonnés.

« Ils ne peuvent pas m’attendre, dit-il lentement, puisqu’ils sont morts.

— Morts tous les deux ! s’écria mon père, ému du ton pénétré du bohémien. Et depuis combien d’années ?

— Je ne sais pas ; j’étais tout petit alors. Je sais seulement que c’était dans un endroit tout plein de neige. Mon père toussait beaucoup, et ma mère aussi était malade depuis longtemps. Alors le père est mort un matin, et ma mère deux jours après. Les autres les ont enterrés. Je me rappelle très-bien, car Wolff s’est couché tout du long en pleurant sur la terre, et il a fallu le battre, ainsi que moi, pour nous faire partir… Ils n’aimaient pas ma mère, les bohémiens ; ils ont été contents quand elle est morte.

— Qui te fait croire cela, mon enfant ? s’écria mon père.

— Elle n’était pas bohémienne. Elle avait la peau blanche. Les bohémiens n’aiment pas les étrangères. »

Mon père resta un instant sans parler ; puis, élevant la voix :

« Ainsi, lui dit-il, si on te gardait ici, tu serais content et tu n’essayerais pas de te sauver ?…

— Si Wolff revient, dit le bohémien, je resterai. Vous verrez qu’il reviendra ; et je voudrais bien le garder.

— Tu le garderas, qu’à cela ne tienne.

— Et vous ne me battrez pas, vous ?

— On ne te battra pas, si tu es sage.

— Et je pourrai aller dans la forêt quand je voudrai ?

— Drôle de bonhomme !… dit mon père ; le voilà qui fait ses conditions… Non pas ; tu resteras à la ferme, on t’apprendra un métier, et, au besoin, il y aura des murs pour t’empêcher de te promener aux heures de travail.

— Il n’y a pas de murs assez hauts pour Zaféri… Zaféri ne fait pas attention aux murs.

— Ah çà, tu es donc un chat ? »

Zaféri se contenta de sourire. Gottlieb attendait, debout, le résultat de l’entretien.

« Pour toi, mon brave, lui dit mon père, je te dois un dédommagement. J’ai remplacé aux autres les casseroles volées, je t’ai offert de rebâtir ta grange ; veux-tu mieux que tout ça ? Il y a longtemps que je cherche un premier garçon de ferme. Cela te va-t-il d’accrocher à un clou ton sabre de garde champêtre et de demeurer avec nous ? Je te donnerai en guise d’arrhes le prix de ta baraque brûlée, tu vendras le terrain, et tu me rendras le service de faire l’éducation de ce petit sauvage. Voilà de l’ouvrage tout trouvé. »

L’offre était si inattendue pour lui que Gottlieb ne sut d’abord trouver une formule de remercîment. La position de premier garçon de ferme, avec un gîte assuré pour ses vieux jours, était une fortune en comparaison de sa place de garde champêtre, qui suffisait à peine pour le faire vivre ; cependant une place, une place du gouvernement, qui vous donne le droit de porter un sabre et de l’autorité, ce n’était pas rien non plus, et je sais plus d’un paysan qui aurait refusé l’offre de mon père.

« Ah ! mon colonel !… mon colonel !… balbutia-t-il, ce n’est vraiment pas possible, mon colonel !…

— Eh si ! grosse bête, c’est possible, puisque c’est arrivé. »

À dater de ce jour, notre maison compta donc deux hôtes de plus. Quand la nouvelle fut connue à Niederhaslach, les indiscrets, petits ou grands, n’eurent guère de scrupules à se mettre en campagne. Nous eûmes fort à faire pour défendre notre protégé contre cette curiosité importune ; mais peu à peu les visiteurs devinrent plus rares, le calme se fit autour de notre maison, et les choses reprirent leur train accoutumé.

Les premiers temps, tout alla bien. Zaféri avait dû subir de nouveaux interrogatoires ; il y répondait assez franchement et toujours dans le même sens ; toutefois aucune de ses réponses ne contint une dénonciation, même déguisée, sur la route que ses anciens compagnons avaient dû prendre. Ce fut en vain que mon père essaya de lui arracher un aveu, sa bouche resta muette.

Il parlait peu d’ailleurs, et, quand il consentait à ouvrir la bouche, c’était pour en laisser sortir des paroles brèves, souvent hautaines ou ironiques. Soit défiance de race, soit timidité naturelle, jamais il ne prenait les devants.

« Drôle de bonhomme ! disait mon père. Avec son teint couleur de pain d’épice et sa manie de n’ouvrir la bouche que pour manger, il me fait penser au dernier des Mohicans. Un joli pensionnaire que tu nous as procuré là, Margot ! »

La comparaison de mon père nous resta dans l’esprit. Le fait est qu’il avait des héros de Cooper leur silencieux orgueil et leur défiance hautaine. Quand le soir venait et que nous apercevions son ombre, à peine éclairée par les derniers rayons, passer le long des murs de la ferme, il nous semblait, avec un peu d’imagination, apercevoir le fils de Chingachgook en personne.

Notre grand plaisir, à Maurice et à moi, était, vers la fin de la journée, de nous mettre à sa recherche. La poursuite n’était pas longue. L’heure du travail passée, nous étions presque sûrs de le trouver soit perché sur un des grands sapins du jardin, soit juché au sommet d’une sorte d’observatoire dont il avait fait son refuge de prédilection. Le mur d’enceinte était surmonté d’un relèvement de dalles plates, difficile à atteindre pour un grimpeur moins exercé ; mais, pour un gymnaste comme Zaféri, ce n’était rien. Du haut de ce mur, la vue embrassait l’horizon des bois et des lointains les plus reculés de la grande vallée.

C’était là que Zaféri passait de longues heures, allongé sur la pierre comme un lézard qui se chauffe au soleil, l’œil perdu dans le vide, si puissamment absorbé dans cette contemplation dont nous ignorions le but, qu’il nous fallait multiplier nos appels et nos éclats de voix pour parvenir enfin à le distraire de son rêve. Nous étions loin de savoir alors combien est lente à s’effacer l’empreinte de la vie antérieure, le souvenir des premières habitudes et des premiers instincts.

Il ne consentait pas toujours à se déranger ; mais, de temps à autre, nous avions la chance de le trouver occupé à de certains travaux qui nous remplissaient d’admiration. À vivre de la vie nomade, Zaféri avait appris une foule de petits métiers plus ingénieux les uns que les autres : il excellait à sculpter le bois, à tresser des corbeilles de jonc, à tailler dans l’écorce tendre du saule de merveilleux sifflets qui, à la foire de Niederhaslach, ne se seraient pas vendus moins de deux sous. Mais c’était en charmeur d’oiseaux qu’il fallait le voir, accroupi derrière la haie, le corps effacé dans les herbes, la tête attentive au ras du sol, pareil à un chat à la maraude. Son outil de chasse consistait en une feuille de lierre, pliée en quatre et fendue dans le sens de sa longueur, qui rendait sous sa bouche tous les sons imaginables. On entendait tour à tour le cri du moineau, le roucoulement de la tourterelle, le chant de la fauvette, ou l’appel moqueur du pinson. Bientôt, de tous les points du jardin, accourait la bande ailée : un froufrou joyeux remplissait les buissons voisins ; les oiseaux, sans défiance, arrivaient par douzaines et s’éparpillaient dans les feuilles en chantant à tue-tête, comme pour répondre de leur mieux à ces invitations perfides. Les plus hardis descendaient de branche en branche jusqu’à terre ; ils s’avançaient si près, qu’on eût dit qu’il n’y avait qu’à étendre la main pour les saisir. Lui, les yeux étincelants, continuait sa musique sans interruption.

C’était alors que sa véritable nature reprenait le dessus. Tout son corps tremblait ; on voyait qu’il se tenait à quatre pour ne pas mettre la griffe sur les pauvres petits. Heureusement pour eux, mon père, qui l’avait surpris à ce jeu, l’avait engagé à ne plus y revenir, en se servant d’arguments assez significatifs pour que Zaféri se le tînt pour dit.

Un mois se passa de la sorte. C’est peu d’un mois pour apprécier à leur véritable valeur les progrès qu’avait pu subir le caractère d’un hôte semblable. Toutefois Gottlieb se déclarait satisfait ; et les vaches, qui, pour s’attacher à leurs gardiens, n’exigent pas d’eux de grands frais de conversation, étaient contentes, elles aussi.

« Décidément, dit mon père, c’est Marguerite qui a eu raison. Quand ce peau-rouge aura appris à vivre, on fera de lui un chrétien comme un autre. »

Maurice et moi nous étions tout disposés à renchérir sur l’éloge. Cet artiste en sifflets, ce charmeur d’oiseaux, ce gymnaste merveilleux, qui, d’un seul bond, à l’aide d’une perche, se jetait lestement au milieu de notre lac, l’enjambant comme un ruisseau des rues ; ce grimpeur, qui ne connaissait pas d’obstacles, nous paraissait un personnage à part, digne de la plus haute considération.

Marguerite non-seulement ne fit pas chorus avec nous, mais elle se renferma, dans un silence qu’il était impossible de ne pas remarquer.

« Vous allez voir, dit mon père, que cette petite personne-là trouvera moyen de nous contredire, alors même que nous croyons abonder dans son sens.

— Tu te trompes, père, je suis de ton avis.

— C’est bon, c’est bon, on voit ce que c’est. Il te le faudrait apprivoisé en deux jours, et gentil comme un écureuil en cage. Cela viendra. On ne peut pourtant pas demander à un bohémien de changer de naturel comme on change d’habits. Aimerais-tu mieux qu’il fît la patte de velours, quitte à nous sauter à la figure un beau matin ? »

La conversation n’alla pas plus loin. J’aurais pu m’étonner longtemps encore de l’attitude réservée de Marguerite en ce qui concernait Zaféri, si une rencontre de pur hasard n’était venue m’apprendre la raison secrète de cette réserve inattendue.

VI

Un soir, nous étions rentrés de la promenade plus tôt que de coutume. Le jardin était vide, l’observatoire de Zaféri désert. L’idée nous vint de chercher Marguerite et de passer avec elle les quelques moments de liberté qui nous séparaient du repas du soir. Nous montons dans la chambre, personne. Nous l’appelons, pas de réponse.

Nous allions nous résigner à notre isolement, quand, au sortir de la maison, il me sembla apercevoir sous un massif de lilas un bout de robe blanche, à peine visible dans la mêlée des feuilles. VI

L’ARMOIRE ÉTAIT AU PILLAGE.

Le massif en question s’élevait vis-à-vis des croisées de la salle à manger du rez-de-chaussée. La fenêtre, de plain-pied avec le sol, était grande ouverte, si bien qu’un observateur, caché derrière les branches, était à même de voir ce qui s’y passait, sans courir le risque d’être aperçu lui-même.

Marguerite avait évidemment entendu nos appels ; pourquoi ce parti pris de ne pas répondre et cette immobilité mystérieuse ?

Je mis un doigt sur ma bouche ; Maurice avait compris. Nous marchons sur la pointe du pied, et, à force de précautions, nous arrivons à nous glisser sous les branches, sans avoir froissé une herbe ou fait crier un caillou.

C’était bien Marguerite que nous avions devant nous, Marguerite blottie dans les feuilles, la tête penchée en avant, une main en abat-jour devant ses yeux, tandis que de l’autre elle se retenait au tronc de l’arbuste.

Je suivis la direction de son regard, et un cri de surprise faillit m’échapper.

Je venais, en effet, d’apercevoir au fond de la chambre, debout devant l’armoire aux provisions, la silhouette caractéristique du bohémien. L’armoire était au pillage ; les doigts de Zaféri, agiles comme des doigts de singe, allaient et venaient des rayons aux poches de sa blouse. L’opération s’accomplissait avec une dextérité qui dénotait une main exercée. Il n’y avait plus à en douter, le protégé de Marguerite était un voleur et un gourmand.

À en juger par les précautions prises, le coupable ne devait pas en être à ses débuts. Il avait entre-bâillé la porte qui donnait sur le corridor, de façon à se ménager, en cas d’alarme, une retraite immédiate. Aucun objet n’avait été dérangé de sa place ; il poussait la prévoyance jusqu’à rétablir la symétrie des pyramides de biscuits, qui diminuaient de hauteur, mais dont l’architecture restait ainsi la même. Après avoir fait une trouée dans les assiettes de bonbons, il leur rendait leur forme première. Toutefois, les grands criminels eux-mêmes ayant leurs distractions, il n’est pas étonnant que les petits ne songent pas à tout. Zaféri avait craint de donner l’éveil en fermant la fenêtre : il avait dû se dire que le massif de lilas formait un rideau suffisamment épais, et la justice du ciel avait voulu que ce massif-là, précisément, devînt l’instrument de sa confusion.

En attendant, comme il connaissait la valeur du temps, il se hâtait d’en finir. Déjà sa main poussait le battant de l’armoire : il n’y avait plus à remettre en place que le grand sucrier de porcelaine, où ce larron sans scrupules avait dérobé deux ou trois morceaux choisis parmi les plus gros. Comme il allongeait le bras, la voix de Marguerite rompit tout à coup le silence.

« Oh ! Zaféri ! est-ce donc là ce que tu m’avais promis ?… »

Elle n’en dit pas davantage ; mais la trompette du jugement dernier n’eût pas produit plus d’effet que ces simples paroles. Zaféri pirouetta sur lui-même dans la direction d’où venait la voix. Un tressaillement agita tout son corps, et le sucrier, s’échappant de ses mains, vint se briser avec fracas sur le plancher.

« C’est la troisième fois, reprit Marguerite, qui s’était rapprochée de la fenêtre et qui se montrait ainsi à découvert ; je t’avais dit pourtant que je ne pardonnerais plus !… »

Qu’allait-il répondre ? Au risque de me trahir, j’avançai la tête à mon tour.

Ce que je vis alors ne saurait être décrit. En un clin d’œil, avec une rapidité qui tenait du prodige, le bohémien eut vidé sur la table le contenu de ses poches. Les biscuits, les amandes, les noix sèches, les morceaux de sucre, les pralines, pleuvaient pêle-mêle avec un bruit sec. Tout cela ne lui demanda qu’un instant. Le dernier fruit de son butin n’avait pas achevé de tomber que, sans prononcer un mot, sans lever les yeux, Zaféri ouvrit la porte et disparut. J’entendis le bruit pressé de ses pas sur les dalles du corridor, je vis son ombre filer comme une flèche vers la porte du jardin qui confinait à la ferme, et se perdre derrière les étables.

Avant que Marguerite fût revenue de sa stupéfaction, nos yeux s’étaient rencontrés.

« Vous avez tout entendu ? dit-elle.

— Tout ! m’écriai-je avec indignation. Je comprends maintenant ton silence de l’autre jour ; mais ce n’est pas moi qui me tairai ! Père saura tout, et dès ce soir !… »

Mon père nous avait élevés dans l’horreur de ce qui est mensonge et dissimulation. De penser que cet enfant, si cordialement accueilli, poussait l’ingratitude jusqu’à voler ses bienfaiteurs, cela me paraissait un crime véritablement indigne d’excuse et de pardon. Marguerite cependant continuait de garder le silence.

« Est-ce qu’on ne lui aurait pas donné des biscuits et des amandes, et du sucre, s’il avait pris seulement la peine d’ouvrir la bouche pour en demander ? Non, non, mon père ne nous pardonnerait jamais de lui avoir caché ce que nous avons vu. »

À mesure que je parlais, une vive rougeur envahissait les joues de Marguerite. Elle me prit les mains, et les serrant dans les siennes :

« Je t’en prie, Édouard, ne fais pas cela ! Et toi, mon cher petit Maurice, ne l’écoute pas ! Vous savez bien comme père est entier dans ses colères : laissez-moi le préparer, au moins. »

Mais, tout entier à mon idée fixe, je n’entendais rien.

« Et la clef ! m’écriai-je, comme frappé d’une pensée subite, la clef de l’armoire, que tu ne laisses jamais dans la serrure ! »

Comme Marguerite ne répondait pas, je plongeai rapidement la main dans une des poches de son tablier, et j’en retirai le trousseau de clefs.

« Tiens, tu vois bien ? Vas-tu prendre encore sa défense maintenant ? »

Marguerite baissa la tête. L’argument était sans réplique. Pour que Zaféri eût trouvé moyen d’ouvrir l’armoire quand la clef n’avait pas quitté la poche de Marguerite, il fallait qu’il fût un scélérat de profession. Tous les crimes à la fois ; l’effraction annonçant et préparant le vol !

Je croyais la cause entendue ; mais Marguerite avait repris contenance, et, d’une voix qui me frappa par son accent de fermeté :

« Laisse-moi parler, dit-elle, et si après cela tu ne veux rien entendre, c’est que tu te feras plus méchant que tu n’es… »

Je voulus l’interrompre.

« Oui, méchant ! reprit-elle avec une vivacité croissante. A-t-il été élevé comme nous ?… On lui a appris à voler, à marauder, à faire du bien des autres le sien ; il suit les exemples qu’il a eus sous les yeux !… Est-ce que ce n’est pas mon droit maintenant de chercher à le rendre meilleur à ma manière ? Que dirais-tu s’il se sauvait de nouveau dans les bois ? Eh bien, je t’avertis que, quand on le traite durement, il est capable de tout. Laisse-moi le temps de lui faire entendre raison, avant que la sévérité de notre père s’en mêle. Je te réponds bien que tu ne seras pas grondé : je me chargerai toute seule de dire que c’est ma faute et que tu n’y es pour rien. »

Le discours de Marguerite m’avait remué. Habitué à lui céder en tous points, je cherchais ma colère et je ne la trouvais plus. Ce bambin de Maurice lui-même avait compris qu’il ne s’agissait pas de rire, et ses yeux brillants ne quittaient plus le visage de sa sœur.

« C’est dit, n’est-ce pas ? » ajouta-t-elle après un silence.

Et, me sautant au cou pour m’éviter l’embarras d’une réponse, elle m’embrassa.

« Là, plains-toi maintenant ! Et là-dessus plus un mot. Voici père qui vient. »

C’est ainsi qu’un contrat de mutuel silence fut conclu de part et d’autre. Mes engagements étaient sincères, ceux de Maurice ne l’étaient pas moins ; mais, hélas ! promettre et tenir sont deux.

Mon père avait coutume, chaque soir, avant l’heure du coucher, de nous lire à haute voix ou de nous raconter une histoire instructive, et nous étions autorisés à l’interrompre quand un passage obscur nécessitait une explication. Peu de jours après la scène de la salle à manger, nous étions réunis autour de la lampe. Le sujet du récit était l’aventure de la Pie voleuse, et Maurice avait demandé des éclaircissements que la science de Marguerite s’était empressée de lui donner.

Les histoires qui ont cours sur ce chapitre, elle les avait contées gaiement, expliquant avec force détails la singulière manie de cet oiseau d’emporter dans son nid des objets de toute nature, de telle façon que les gens frustrés de leur bien ne savent qui accuser.

« Juge donc, Maurice, un voleur qui a des ailes ne se laisse pas prendre facilement. Bien des innocents pâtissent avant qu’on songe au vrai coupable. As-tu compris ? »

Le malheur voulut qu’au lieu de répondre oui, purement et simplement, Maurice, par un retour involontaire sur l’aventure de Zaféri, s’écria étourdiment :

« Tout de même, on aurait bien su que ce n’est pas une pie qui aurait cassé le sucrier ! »

Le mot n’était pas lâché que Maurice s’en était repenti. Il était devenu rouge comme une cerise. Le moyen de se tirer de là ! Cette malheureuse phrase était pour mon père aussi inintelligible que du chinois ; à moins de s’embarquer dans des inventions impossibles, une franche confession était nécessaire pour répondre à la question qu’il ne manqua pas d’adresser à Maurice.

Marguerite se résigna donc à un aveu sans détour, usant d’ingénieuses précautions pour présenter l’affaire sous le meilleur jour possible.

Nous nous attendions à une tempête ; ce ne fut qu’une bourrasque. La franchise de Marguerite avait à demi désarmé la colère paternelle, et ce petit avocat tint ferme jusqu’au bout.

« Ce qui est passé est passé, dit-elle. Tu me l’as dit toi-même dernièrement, on ne change pas du tout au tout en un jour. Je suis sûre que Zaféri, dans quelques mois, rougira de ses mauvaises habitudes, et que l’année ne se passera pas…

— L’année ! Comme tu y vas ! s’écria mon père. Je te réponds bien, par exemple, que si le chenapan s’avise de recommencer, je lui ferai perdre le goût de ces expéditions-là. »

Grâce à l’équipée de Maurice, il s’agissait de faire bonne garde maintenant. J’avais fini par me mettre de moitié dans le sentiment de compassion que le sort de ce paria inspirait à Marguerite. Avec la pente naturelle des enfants à grossir toute chose, je tremblais à l’idée que nous pouvions d’un jour à l’autre découvrir une faute nouvelle qui, dans ma pensée, pouvait être frappée d’un châtiment exemplaire, et qui sait ? suivie d’une expulsion sans pitié.

La semonce de Marguerite avait-elle porté ses fruits ? Je ne sais ; mais il se passa bien quinze ou vingt jours sans que la conduite du bohémien éveillât le plus léger soupçon. Nous n’en étions pas plus rassurés pour cela, et le réveil n’arriva que trop tôt.

Ce jour-là, nous venions précisément de parler de lui ; nous allions nous mettre à sa recherche, quand l’éclat soudain d’une voix irritée parvint à nos oreilles. Ces rumeurs venaient du côté de la Montagne-Rouge ; c’étaient des exclamations vibrantes, qui se succédaient à de courts intervalles, entrecoupées par un silence inquiétant. Il n’y avait que mon père pour remplir ainsi le jardin du bruit de sa voix ; sa colère devait être terrible.

Nous nous mettons à courir comme des fous ; mais nous eûmes beau courir, Maurice et moi, Marguerite courait plus vite encore.

Nous arrivons hors d’haleine, et voici ce que nous voyons :

Debout, appuyé contre le tronc d’un énorme noyer, la tête haute, les bras croisés sur sa maigre poitrine, le bohémien regardait mon père en face, sans trembler, sans un mouvement qui annonçât l’intention de fuir. Jusqu’à ce moment, mon père n’avait pas ajouté l’action aux paroles ; mais il était facile de voir qu’il ne se contenait plus. L’attitude de provocation hautaine de Zaféri, ces yeux qui ne s’abaissaient pas, avaient fini par le mettre hors de lui.

Que s’était-il donc passé ? Hélas ! le crime de Zaféri était de tous ceux qu’il pouvait commettre celui qui devait nous affliger le plus. Ce noyer abritait depuis le printemps un nid de chardonnerets, que tout notre monde connaissait et respectait. Le bohémien en avait eu envie ; il avait grimpé comme un singe jusqu’au haut de la dernière branche, et, non content de s’emparer du nid et des petits qu’il contenait, il avait poussé la cruauté jusqu’à tendre un piége au père et à la mère, dans lequel l’un et l’autre avaient donné.

Le nid était là, à ses pieds, dans l’herbe, les petits éparpillés tout autour ; un peu plus loin, nous apercevions les pauvres corps inanimés des vieux chardonnerets, que, dans un mouvement de dépit de s’être laissé surprendre, Zaféri avait étouffés.

Pour un autre méfait, mon père eût peut-être été capable d’indulgence. Mais ce qui de tout temps l’avait indigné, c’était la méchanceté sans excuse, le plaisir de faire le mal pour le mal. Attacher une casserole à la queue d’un chien ou d’un chat, ce sont des méchancetés auxquelles beaucoup d’enfants n’attachent pas d’importance, mais dont sa sévérité prévoyante nous avait guéris de bonne heure. Ce que Zaféri venait de faire était bien pire encore.

Notre père n’avait-il point d’ailleurs, un mois auparavant, prévenu Zaféri de ce qui l’attendait s’il s’avisait encore de tendre des piéges aux oiseaux ? Ainsi le mépris des ordres reçus aggravait la cruelle action du bohémien.

Telles étaient les réflexions qui s’agitaient dans ma tête. J’avais à peine eu le temps de me les formuler, que mon père, exaspéré par la contenance du bohémien, levait sa canne sur lui.

Un cri l’arrêta, un cri soudain et perçant ; Marguerite, les bras étendus, se jetait entre le coupable et son juge.

« Non ! non ! criait-elle, ne le bats pas, père, je t’en prie ! je t’en supplie… Il l’a mérité, oui, et pourtant, non, ne le bats pas ! »

À tout autre moment, la voix de Marguerite eût été écoutée ; mais il était clair que mon père ne voulait rien entendre.

« Laisse-moi, dit-il avec fermeté, je n’écoute rien aujourd’hui. »

Il l’avait prise par le bras avec l’intention de l’écarter doucement. Mais Marguerite, cramponnée à ses habits et en proie à une émotion extraordinaire, redoublait ses supplications.

Cependant mon père avait réussi à écarter Marguerite de son chemin. Voyant sa cause perdue, notre petite sœur lâcha prise ; ses bras retombèrent le long de son corps, et, sans dire un mot de plus, elle s’affaissa dans l’herbe et un déluge de pleurs sortit de ses yeux.

Cette fois, mon père s’arrêta tout de bon. Il voulut l’interroger. Marguerite était hors d’état de lui répondre, de grosses larmes coulaient le long de ses joues.

Mon père se retourna :

« Va-t’en ! cria-t-il tout à coup au bohémien, dont les yeux fixes suivaient cette scène, et qui n’avait pas bougé. Va-t’en vite ! » répéta-t-il d’une voix plus forte, accompagnée d’un geste de menace.

Zaféri quitta le tronc de l’arbre et s’éloigna lentement, de son pas habituel, comme s’il eût voulu montrer que, même en un pareil moment, les menaces n’avaient aucune prise sur lui.

« Le voilà parti, Marguerite. Et maintenant, ajouta-t-il en lui prenant la main, vas-tu me dire le secret de tout ceci ? Peut-on se mettre ainsi le sang à l’envers pour un drôle de cette espèce !… Crois-tu donc que je l’aurais tué ? »

Marguerite essaya de sourire ; elle se releva et fit en chancelant le bout du chemin qui nous séparait de la véranda. Voyant sa faiblesse, mon père la soutenait de la main.

« Là, dit-il en s’asseyant sur un banc et en la prenant sur ses genoux, j’espère que nous allons avoir une confession complète ? C’est bien fini ? On ne pleure plus ? Faut-il souffler sur ces yeux, dis, pour achever de les sécher tout à fait ? »

Il parlait avec tant de bonté que Marguerite, n’y tenant plus, prit enfin sur elle de lever les yeux.

« C’est vrai, dit-elle, je ne suis pas raisonnable ; mais sais-tu pourquoi j’ai eu une telle peur de le voir battre par toi ? C’est que je ne voulais pas qu’il pût se dire : Les miens m’ont battu pour une grange brûlée ; ici, on me bat pour un oiseau… Les enfants qui n’ont plus de mère, on les bat partout. Il pense à sa mère bien souvent, lui aussi. Quand je veux obtenir de lui quelque chose, c’est son souvenir que j’invoque… »

Mon père, pour toute réponse, l’embrassa tendrement.

« Elle devait être bonne, sa mère, continua Marguerite. Ce n’était pas une bohémienne ; il me l’a dit plus d’une fois et avec une sorte de fierté : « Ma mère ne se plaignait jamais. » Si tu l’avais battu, il se serait laissé frapper jusqu’au sang plutôt que de demander pardon. Et après il se serait enfui, comme il l’a fait le jour où les bohémiens l’ont si fort maltraité. Ce qu’il a fait est affreux ; je n’ai pas envie de le défendre sur ce point, tu le sais bien, et cependant je ne crois pas que le fond soit mauvais. Mais, tu l’as dit, c’est un sauvage. Une fois parti, il serait capable de se laisser mourir de faim dans un coin de la forêt !…

— Ah çà, lui dit mon père, de ce qu’on est sauvage, on aurait donc droit à plus de privilége que les civilisés ? Ainsi, selon toi, les taloches sont bonnes pour tes galopins de frères ; mais au bohémien, une chiquenaude, et ce serait trop !…

— Oh ! père, répondit Marguerite, une chiquenaude, ça ne se donne pas avec les cannes, avec une grosse et lourde canne comme la tienne… Tu ris, donc je n’ai pas tout à fait tort.

— Raison ou tort, je sais que c’est ton trop bon cœur qui parle, ma pauvre Marguerite, et cela suffit. Je voudrais que ta mère fût là, pour reconnaître jusqu’à ses défauts dans la petite fille qu’elle m’a laissée.

— Elle y est, père. Ceux qui ne sont plus là sont partout. »

La voix de mon père s’était troublée, et une muette étreinte termina l’entretien.

Voilà comment Marguerite gagna la première manche de son procès. Avait-elle été bien inspirée en plaidant quand même, au profit de ce petit malheureux, la cause de l’indulgence et du pardon ? C’est ce que la suite de cette histoire se chargera de vous apprendre.

VII

Mon père avait paru gagné aux sentiments de Marguerite. En réalité, ce fut à partir de ce moment qu’il s’occupa sérieusement du bohémien.

Il n’y avait point de mauvais tours que ne lui jouassent nos garçons de ferme. Tantôt c’était une poignée de sel que l’on jetait dans sa soupe quand il avait le dos tourné, tantôt un paquet d’orties que l’on mêlait au foin dont ses mains s’étaient chargées. Le plus souvent on affectait de ne pas plus faire attention à lui que s’il n’existait pas. Et quand il lui arrivait de se présenter de dix minutes en retard au souper, les écuelles étaient vides : il ne lui restait que la miche de pain sec qu’il dévorait silencieusement, sans qu’une parole de colère ou de révolte s’échappât de sa bouche.

Nos garçons de ferme, dans leur genre, ne valaient pas mieux que Zaféri. C’étaient des barbares d’une autre sorte. Ces paysans ignorants et pleins de préjugés jugeaient les bohémiens comme une race de parias, bons à pendre, indignes de vivre dans la société des honnêtes gens. Mon père, averti par Gottlieb, mit bon ordre à ce système de persécutions incessantes. Gottlieb, en revanche, reçut pour consigne de ne pas perdre de vue le petit bohémien et de lui tenir sérieusement la bride.

Quelques jours s’écoulèrent, pendant lesquels l’ancien garde champêtre, qui avait pris sa mission au sérieux, ne trouva pas le plus petit grief à alléguer contre le bohémien. Mais les bons procédés dont on usait maintenant à son égard n’avaient pas eu le temps de porter fruit. C’était toujours la même défiance, le même parti pris de dissimuler sa pensée et de vivre renfermé en lui-même.

« C’est étonnant, Marguerite, disait alors mon père, comme ton élève fait des progrès !

— N’est-ce pas ? disait-elle naïvement. Tu as beau railler, c’est positif. Si tu voyais comme il m’écoute !…

— Je ne raille pas ; Nestor et Fox m’écoutent aussi quand je leur parle. Un autre point de ressemblance, c’est qu’ils n’interrompent jamais. Mais, le dos tourné, ils se moquent des consignes.

— Oh ! père, père, si tu étais patient, tu serais parfait… Le monde n’a pas été fait en un jour.

— Ni l’éducation d’un bohémien en deux mois, d’accord. C’est égal, si tu pouvais lui apprendre à ouvrir la bouche un peu plus souvent, je connais quelqu’un qui ne serait pas fâché de savoir ce qu’il pense.

— Tu lui fais peur, et d’avoir peur cela donne l’air sournois.

— Ainsi tout va bien ?

— C’est selon ; promets-moi de rester huit jours sans me taquiner, et je m’engage à lui faire dire tout ce que tu voudras. »

Tout en plaisantant de la sorte, mon père était devenu fort attentif aux faits et gestes de Zaféri. Autrefois il ne revenait de la forêt ou du village qu’au moment du dîner : depuis quelque temps, ses absences étaient moins prolongées. Il m’arrivait de l’apercevoir dès cinq heures du soir, se promenant de long en large et d’un air indifférent sur son balcon, mais ayant, par le fait, les yeux souvent fixés sur les bâtiments de la ferme, où Zaféri était employé aux petits travaux de l’étable et de la basse-cour. Plus d’une fois même il descendait, et, sous prétexte qu’il avait à donner des ordres à Gottlieb, il allait faire, avant le dîner, inspection de ce côté. Maurice, qui n’était pas doué cependant d’un grand esprit d’observation, fit la même remarque.

Un soir, je le vis accourir, les yeux brillants, les joues allumées par la rapidité de la course :

« Viens vite ! me dit-il, tu verras comme c’est drôle ! »

Et, sans attendre ma réponse, il repartit de plus belle vers le fond du jardin.

Je le suivis. Arrivés près de la ferme, nous nous arrêtâmes tous deux. Mon père tenait la porte entre-bâillée, dans l’attitude de quelqu’un qui tient tout à la fois à voir et à ne pas être vu. Il nous avait entendus venir, s’était retourné un instant, et du geste nous avait recommandé le silence.

Nous prîmes place, sans faire de bruit, à ses côtés, et, comme nos tailles s’étageaient, nous pouvions voir ce qui se passait à quelques pas de la porte, sans nous faire tort l’un l’autre.

Ce qui fixait l’attention de mon père, c’était le petit bohémien.

Zaféri nous tournait le dos. Il était à genoux devant la niche à deux compartiments qui servait d’abri aux deux grands chiens de garde de la ferme, Nestor et Fox. Ces chiens n’avaient pas la réputation d’être commodes, et quand il m’arrivait, ainsi qu’à Maurice, de nous approcher de leur demeure, ce n’était pas sans respect. Il n’y avait guère que mon père et Gottlieb qui n’eussent rien à craindre de leur humeur farouche. Il paraît que Zaféri était parvenu à en faire ses amis, ses amis intimes. Entre sauvages on peut s’entendre. L’un des bras du petit bonhomme était familièrement passé autour du cou du grand Nestor, et, de son autre main restée libre, il flattait le museau du terrible Fox. À notre grand étonnement, ces deux animaux semblaient excessivement flattés d’être l’objet des attentions de Zaféri. Bien plus, il y avait de Nestor à Fox une sorte d’émulation de jalousie dont l’objet était le protégé de Marguerite ; quand Zaféri semblait caresser Nestor avec trop d’abandon, Fox, attristé de cette préférence, levait tristement la patte et la laissait retomber sur l’épaule du bohémien, comme pour l’avertir que son tour tardait bien à venir.

« Je comprends, lui dit Zaféri ; tu es un jaloux et de plus un gourmand ; tu voudrais peut-être du sucre. Zaféri n’en a plus, Zaféri a promis de n’en plus prendre. »

Mon père me regarda, et je compris ce regard. C’était là que passait notre sucre.

« C’est égal, nous dit tout bas Maurice, il faut qu’il ne soit pas peureux du tout, Zaféri. Ce n’est pas moi qui voudrais être où il est, à la portée de la gueule de Fox.

— Chut donc ! » dit mon père à voix basse.

Mais la scène que nous avions sous les yeux n’était pas une simple pantomime, c’était bel et bien un entretien, un conciliabule en règle. Zaféri tenait à ses deux terribles amis les plus étonnants discours. Se croyant seul avec eux, il parlait assez haut pour que, dans le silence que nous observions, chacune de ses paroles arrivât jusqu’à nous.

« Vous êtes de bons chiens, vous, leur disait-il ; vous êtes mes amis et je suis votre ami ; je ne pourrai cependant jamais vous aimer autant que j’aimais mon Wolff. Ce n’est ni votre faute ni la mienne. Wolff avait été élevé en même temps que moi par ma mère. Alors, vous comprenez, Wolff, c’était mon frère. Ah ! quel chien ! quel ami c’était que mon Wolff ! Il était plus fort à lui tout seul que vous deux ensemble. Comment se fait-il qu’il ne soit pas revenu me trouver ? Bien sûr, Wolff est mort ; car ce n’est pas lui qui aurait souffert qu’on le mît à la chaîne, comme vous le souffrez tous les jours. Wolff savait que ni les chiens ni les hommes ne sont faits pour être enfermés dans des niches ou dans des murailles. Wolff n’aurait pu vivre prisonnier ; la prison l’aurait tué, comme elle me tuerait moi-même, si je la subissais plus longtemps. Mais écoutez-moi bien. Ça ne peut pas durer, ça. Un jour, bientôt, je romprai votre chaîne, je vous détacherai pour toujours, et nous irons vivre librement, vivre au grand air, dans la grande forêt. Vous serez contents, n’est-ce pas ? Toi, Nestor, tu chasseras les lapins et les lièvres, et Fox et moi nous irons à la découverte dans les campagnes cultivées. Je vendrai des sifflets, des casse-noisettes et des paniers. Nous ne manquerons de rien, allez. Il y a dans la forêt des cachettes, des grottes qui valent bien les niches et les chalets. Nous y coucherons sur de la bonne mousse sèche ; c’est bien plus doux que les lits. » VII

« MAIS LA PETITE DEMOISELLE EST LÀ ! »

Nous écoutions stupéfaits cet étrange discours. Zaféri débitait tout cela avec une gravité singulière. Il était clair qu’il n’avait pas le moindre doute que ses auditeurs le comprissent.

La vérité est que les deux chiens semblaient ne pas perdre une seule de ses paroles ; leurs yeux disaient « oui » à chacune des parties de son discours.

Zaféri s’était tu un instant ; sa tête s’était inclinée sur sa poitrine. Mais bientôt elle se redressa :

« Sans la petite demoiselle, dit-il, je serais déjà loin et depuis longtemps…

— Mais la petite demoiselle est là, dit tout à coup une voix fraîche qui semblait descendre du ciel. Je t’y prends encore. Te voilà retombé dans tes mauvaises pensées. Ah ! Zaféri. »

Cette intervention inattendue nous avait surpris non moins que Zaféri. La tête de Marguerite venait d’apparaître à la fenêtre du grenier à foin qui dominait la basse-cour, juste en regard de la niche de Fox et de Nestor.

Comment se trouvait-elle là juste à point pour prendre Zaféri en flagrant délit de prédication séditieuse et de conspiration ? Nous ne le sûmes qu’après. C’était bien simple : la fermière l’avait avertie que deux de ses poules avaient pris l’habitude d’aller pondre dans le grenier. La petite ménagère, qui ne laissait rien perdre dans la maison, avait pris depuis quelques jours l’habitude d’aller faire sa ronde de découverte jusque dans le grenier. Une grande échelle était en permanence sous la fenêtre, et elle venait d’y grimper quand Zaféri s’était avisé de venir opérer sur Fox et sur Nestor les tentatives d’embauchage que je viens de raconter.

À la voix de Marguerite, Zaféri s’était relevé comme s’il eût été mû par un ressort : les deux chiens, surpris, s’étaient dressés à leur tour sur leurs pattes et s’étaient mis à aboyer avec fureur.

Ma petite sœur avait profité de ce moment de tumulte pour descendre lestement par l’échelle, avec son petit panier à œufs au bras. Une fois par terre, elle avait été droit au bohémien.

Zaféri stupéfait s’était laissé tomber sur le tronc d’un vieux poirier qu’on venait d’abattre. Marguerite s’assit résolûment à côté de lui.

« J’ai tout entendu, lui dit-elle de sa petite voix claire et posée. Tu t’ennuies ici ; tu veux te sauver, et tu crois que tu pourras emmener nos pauvres bons chiens Nestor et Fox. Mais elles sont meilleures et plus fidèles que toi, les braves bêtes : tu n’aurais pas fait dix pas dehors qu’elles seraient revenues à la ferme et que Gottlieb ou mon père te suivraient à la piste. »

Le bohémien l’écoutait d’un air sombre, sans la quitter des yeux.

« Et pourquoi veux-tu te sauver ? Que deviendrais-tu dans la forêt ? Est-ce qu’il te manque quelque chose ici ? Ce matin encore tu m’as demandé du sucre et je t’en ai donné. C’est bien mal, si c’était pour faire de nos chiens des ingrats comme toi, et les corrompre.

— Zaféri veut être libre ! s’écria-t-il avec une véhémence extraordinaire. Zaféri n’y tient plus. Il lui faut la liberté.

— La liberté, reprit Marguerite, tu l’auras aussitôt que tu l’auras méritée, dès que tu nous auras fait voir par ta bonne conduite que tu n’es plus un vagabond, mais un garçon sage et réfléchi, en qui on peut avoir confiance.

— Le colonel a voulu me battre.

— T’a-t-il battu ?

— Il le voulait, répéta le bohémien avec une obstination farouche. Si la canne avait touché Zaféri, Zaféri ne serait plus devant vous… »

Qu’est-ce que disait donc mon père, que ce petit sauvage était muet ? On le voit, c’était un orateur. La colère avait délié sa langue. Cependant mon père se taisait. J’avais peur de son calme, et que par une éruption soudaine il ne mît fin à la scène. Mais Marguerite ne tarda pas à élever la voix :

« Tu te sauverais, méchant ! Et pour quoi faire ? et pour quoi devenir ? C’est quelque chose de désolant, Zaféri, de t’entendre parler de la sorte ; je ne sais plus que penser de toi, en vérité. Les bohémiens ne sont plus dans le pays, ils t’ont abandonné, et qui voudrait de toi maintenant ?

— Ils reviendront ! s’écria-t-il. J’en suis sûr, ils reviendront !

— Et quand cela serait ! Est-ce qu’ils ne t’ont pas déchiré de coups ? Quand Gottlieb t’a trouvé mourant de faim sur la route, qui t’a donné à boire et à manger ? Qui te soigne depuis ce temps ? Qui t’a défendu contre la juste sévérité de mon père ? Qui t’a mérité ses bontés que tu oublies ? »

Le bohémien se tut, et il baissa la tête, comme si l’émotion commençait à le gagner.

« Sais-tu seulement ce que nous pourrions faire de toi, si tu consentais à être un brave garçon obéissant comme tu l’as été dans les premiers jours ? Tu aurais tout ce que tu voudrais. Tu irais dans la forêt avec les bûcherons, tu gagnerais de l’argent par ton travail ; tu aurais la bonne indépendance, celle que donne le travail. Qui sait ? tu pourrais devenir bûcheron toi-même un jour, avoir ta maison à toi, comme les autres ; ou bien encore, comme le disait l’autre jour mon père, il ferait de toi un garde forestier. Mon père est bon, tu le sais bien ; avec lui il n’y a qu’à mériter pour qu’il donne. »

Zaféri l’écoutait parler avec une attention visible. À ces derniers mots il se leva.

« Garde forestier ! s’écria-t-il. Et j’aurais un fusil ! un beau fusil tout neuf, avec une belle plaque brillante sur ma blouse ! Non, ça n’est pas possible !

— Tu aurais le fusil, la plaque et le reste. Essaye et tu verras.

— J’aurais des chiens à moi, à moi tout seul ! Et je pourrais courir dans la forêt, toute la journée !

— Tu aurais des chiens ! Et tu serais libre d’aller dans la forêt, par la pluie ou le soleil ; c’est le métier, c’est le devoir des gardes forestiers. Mais, pour en venir là, il faut m’obéir et faire tout ce que je te dirai !… »

En ce moment, la voix de Gottlieb retentit au loin :

« Zaféri !… criait-elle, Zaféri !… Où diable a-t-il passé ?…

— Va-t’en vite, lui dit-elle, et n’oublie pas ce que je t’ai dit. »

Le petit bohémien hésita un instant. Un gros combat devait se livrer dans son esprit, car, au lieu de s’en aller, il restait là, debout, devant Marguerite, l’œil inquiet, ses mains tortillant sa casquette de cuir.

Marguerite le regardait en souriant :

« Je vois ce que c’est, dit-elle : tu voudrais me dire merci, et tu ne sais pas comment t’y prendre. C’est entendu. Va-t’en, et ne recommence plus. »

Elle lui parlait d’un ton bref, comme un chef habitué à commander à son subordonné.

Le bohémien obéit. Il secoua sa tête ébouriffée, lui jeta un dernier regard, et l’instant d’après il avait disparu.

« À nous deux maintenant ! » dit mon père.

VIII

Il poussa la porte et entra dans la cour. Marguerite n’avait pas quitté sa place. En nous apercevant, elle jeta un petit cri de surprise et renfonça dans la poche de son tablier un petit livre qu’elle était en train d’en tirer.

« La lecture après le sermon ! dit mon père en riant.

— Vous écoutiez ? Et vous avez entendu ? dit-elle.

— Tout, même le discours aux chiens. Il va bien, ton protégé. »

Marguerite ignorait si mon père était d’humeur à rire ou à se fâcher. Elle leva sur lui ses grands yeux inquiets. Il continua du même ton :

« À quoi bon cacher ton livre, Marguerite ? Depuis tantôt deux mois que tu ne le quittes pas, ce livre, crois-tu que je ne l’aie pas vu ou deviné vingt fois dans ta poche. Pourrait-on savoir le titre de ce livre bien-aimé, mademoiselle ? »

La pauvre Marguerite ne savait plus quelle contenance tenir. Ce fut en rougissant qu’elle tira son pauvre petit livre de sa cachette et le présenta à mon père.

« Un alphabet ! s’écria-t-il. Que diable peux-tu bien faire de ce livre instructif, Marguerite ? En serais-tu à recommencer tes études à partir de l’A, B, C ? »

Marguerite ne put se retenir de rire.

« Mais non, père. Toi qui devines tout, comment n’as-tu pas compris tout de suite que j’avais entrepris de montrer à lire à Zaféri, et ai-je tort, quand j’ai si souvent entendu dire à mon père que l’ignorance était le fléau de nos campagnes ? »

Se rapprochant alors de notre père :

« Et puis ce petit livre-là n’est pas seulement un alphabet ; regarde-le : il s’y trouve, après les exercices de lecture, des maximes de morale tirées de l’Évangile, des prières, et, après les prières, quelques notions principales sur les choses qui intéressent le plus les gens destinés à vivre à la campagne. — Ne le reconnais-tu pas, père ? C’est notre alphabet à nous, c’est celui même dont maman se servait pour faire la classe aux enfants pauvres du village. »

Devant le souvenir de notre mère, si inopinément invoqué, mon père ne pouvait que désarmer. Mais il voulut cependant opérer sa retraite en bon ordre.

« Tout cela est bel et bon, dit-il, c’est même très-bien, ma fille, et je vois que, comme toujours, l’intention est excellente. Mais t’imagines-tu que le sauvage qui prêchait l’insurrection à nos chiens cessera d’être un sauvage parce que tu lui auras appris à épeler et même à lire couramment sans trop ânonner, et qu’il suffira que tu me prouves que tu es une maîtresse d’école accomplie, pour que je lui confie un fusil et une fonction qui ne peut s’accorder qu’à des gens éprouvés ?

— Je n’imagine rien de tout cela, répondit Marguerite sans se décourager ; mais tu m’as dit bien souvent, père, qu’à chaque jour suffit sa peine et qu’il fallait tout commencer par le commencement. C’est ce que j’ai fait. Zaféri n’est pas sot, et non-seulement déjà il sait épeler, mais, comme il a une bonne mémoire, il apprend vite et retient bien. Il y a mieux : il comprend ce qu’il apprend. Il sait par cœur une prière, celle que tu appelles la plus belle des prières, et, la première fois que je la lui ai récitée, j’ai cru qu’il allait pleurer. « C’est très-beau, me disait-il, ce qu’on dit dans cette prière ; c’est très-beau. Ainsi, tous, et même moi, nous avons un père qui est aux cieux, qui veille sur nous et qui veut notre bien. » Et il a ajouté : « Maman me l’avait déjà dit. »

— Tout cela n’empêche pas, répondit mon père, qu’il voulait nous quitter, et en nous volant nos chiens, encore !

— Père, dit Marguerite, je crois que nous n’avons pas raison de tenir Zaféri presque toujours enfermé. Si nous le laissions sortir avec les bûcherons et apprendre leur état, qui lui donnerait un mouvement plus en rapport avec ses goûts et ses habitudes, je suis sûre qu’il ne penserait pas à nous fuir.

— Marguerite a raison, papa. Si je ne sortais jamais, je voudrais sortir toujours. Quand il pleut, quand il faut rester, c’est ces jours-là que je m’ennuie le plus et que je fais des bêtises. »

Cette déclaration était de maître Maurice.

« Et quel est l’avis de M. Édouard ? dit mon père en souriant.

— Je crois, père, que ce doit être bien dur pour un enfant habitué à vivre au grand air, de voir par les beaux jours d’autres enfants sortir, tandis qu’il reste ou à l’étable ou confiné dans un espace toujours le même.

— Ainsi, dit mon père, de l’aveu de mes enfants, je serais un geôlier sans pitié. C’est le bohémien qui a raison, et c’est moi qui ai tort.

— Père, dit Marguerite, tu sais que les murs ne sont rien pour Zaféri. S’il est resté jusqu’ici dans l’enclos du jardin et de la ferme, c’est pour t’obéir. Mais, sur ce point-là, il est sûr que l’obéissance lui coûte trop. Rappelle-toi les jours un peu rares où tu l’as autorisé à faire des courses avec Gottlieb : comme il était content et même sage !

— Mes enfants, nous dit mon père, vous avez raison ; et pourtant je ne sais pas si le système contraire à celui que, tout d’abord, j’avais dû adopter portera de bons fruits avec un garçon comme celui-là. Marguerite, tu nous as donné une tâche qui n’est pas facile à remplir, quand tu as désiré attacher Zaféri à la ferme, et, si c’était à recommencer… »

Je vous fais grâce du reste de l’entretien. Mon père ne demandait pas mieux que de se laisser vaincre. Il promit d’aviser, et Marguerite se garda bien d’insister.

Notre petite sœur n’avait pas de soucis que du côté de Zaféri. Pendant les deux premiers mois, les distractions que nous avait apportées l’arrivée de notre nouvel hôte nous avaient retenus au chalet ; mais, une fois la première curiosité calmée, nous avions repris nos promenades le long de la vallée. Marguerite, depuis l’apparition des bohémiens à qui nous devions Zaféri, était moins tranquille sur nos excursions ; elle nous suppliait, quand nous partions, de ne pas aller trop loin, de nous méfier des mauvaises rencontres et d’éviter certains passages de la montagne plus dangereux que d’autres, à ses yeux, parce qu’on pouvait s’y égarer. Nous promettions au départ tout ce qu’elle voulait ; mais, chez des galopins de notre âge, les recommandations de prudence étaient trop souvent de celles qui entrent par une oreille et sortent par l’autre.

La seule concession qu’elle avait pu obtenir, c’est que, chaque samedi, nous lui donnerions notre après-midi tout entière. C’était un jour de gagné, un sur six, car il va sans dire que, le dimanche, mon père était de moitié dans nos courses.

Il faut dire ici que, suivant un usage établi par notre mère, le samedi appartenait aux bonnes œuvres. Ce jour-là, quelque temps qu’il fît, Marguerite s’en allait à Niederhaslach passer la revue de ses pauvres. Quand il pleuvait, la carriole abritait le panier aux provisions ; sinon, nous prenions nos bâtons ferrés, et en route par ce joli chemin des braconniers que vous connaissez déjà.

Niederhaslach n’était pas bien grand à cette époque, et la charité de Marguerite avait de bons yeux. Elle mettait un touchant orgueil à continuer la tradition maternelle. Grâce à elle, dans ces centaines de chaumières, il n’y avait peut-être pas une misère cachée que son regard n’eût découverte, pas un chagrin que son intervention n’eût adouci. Le lendemain, quand mon père examinait les comptes de la semaine, et que, par hasard, le chiffre habituel de l’addition s’était grossi d’un zéro, il ne demandait pas de longues explications :

« La main gauche, disait-il, doit ignorer ce que donne la main droite. Tu es ma main droite, Marguerite. Tout va bien. »

Jusqu’alors ces expéditions n’avaient eu que Maurice et moi pour complices. La charge étant parfois un peu lourde pour nos épaules, Marguerite ne tarda pas à se demander pourquoi Gottlieb ne s’adjoindrait pas à notre caravane. De cette façon, on emmènerait le bohémien son élève, et, en même temps qu’on lui confierait la moitié du fardeau, cette promenade serait pour lui une demi-journée de distraction bien gagnée. Il ne pouvait que lui être bon, d’ailleurs, d’aider pour sa part au but de la promenade et de voir par ses yeux que tout le monde n’oublie pas les pauvres.

Marguerite avait deviné juste. Un éclair de joie illumina les yeux de Zaféri quand cette bonne nouvelle lui fut donnée.

Je n’étais pas tout à fait rassuré sur l’accueil que lui feraient les gens de Niederhaslach, mais Marguerite avait refait la toilette de son disciple, et les curiosités dont Zaféri fut l’objet n’eurent rien de blessant pour lui. Il y avait peu de monde dans les rues. La plupart des indiscrets étaient aux champs. Marguerite acheva rapidement sa tournée, et vers le soir, après nous être bien reposés, nous reprîmes tous trois le chemin de la ferme.

Au moment où nous allions dépasser les dernières maisons du village, Marguerite s’arrêta tout à coup :

« Bon ! dit-elle, ne voilà-t-il pas que j’ai oublié la vieille Catherine, qui m’attend comme le Messie depuis samedi dernier ! Il n’y a plus rien dans la hotte de Gottlieb. Heureusement qu’il reste encore quelques provisions dans celle de Zaféri. Attendez-nous un moment : je ne m’arrêterai pas.

— Soit, lui dis-je, mais dépêche-toi : il se fait tard.

— Cinq minutes pour aller, autant pour revenir. » La vieille Catherine était la grand’mère de Schmidt, l’un de nos meilleurs garçons de ferme. Percluse de rhumatismes, impuissante à gagner sa vie, la pauvre vieille vivait des secours que lui apportait son fils et des libéralités de Marguerite.

Nous nous trouvions précisément à deux pas de la rue, au bout de laquelle la mère Catherine demeurait. C’était une ruelle étroite, bordée de chaque côté par des murs irréguliers faits de pierres entassées grossièrement les unes au-dessus des autres, et servant d’enclos à de vastes vergers. Quelques maisons isolées de distance en distance. La masure de Catherine était la dernière de toutes : au delà s’ouvrait la route qui mène au pré communal.

Nous revenons sur nos pas, et tandis que Marguerite, suivie du bohémien, enfile lestement la ruelle, Gottlieb se met en devoir de se débarrasser de sa hotte. Maurice et moi nous nous asseyons sur ce banc improvisé, le dos appuyé contre le mur de la maison qui faisait le coin. Nous n’avions pas eu le temps d’échanger vingt paroles, qu’un vacarme épouvantable nous ferma la bouche. C’étaient de rauques imprécations mêlées à de longs mugissements et au bruit d’un galop précipité. Un cri avait dominé le tumulte.

D’un bond nous voilà sur nos pieds, et nous courons à l’entrée de la rue. Dans ce cri, j’avais reconnu la voix de Marguerite !

Tout mon sang ne fit qu’un tour. Du bout de la ruelle où notre sœur s’était engagée, arrivait au triple galop, la tête baissée, les cornes en arrêt, ses gros yeux rouges brillant sous sa toison rugueuse, un taureau bien connu de tout le village par sa méchanceté. Le pâtre désespéré courait à sa poursuite en poussant des cris de détresse, en multipliant les signaux d’alarme ; mais Marguerite était trop avant dans la ruelle pour pouvoir rebrousser chemin vers nous, et pas d’allée latérale ! Aucune issue, aucune retraite à droite et à gauche. Les murs s’élevaient à hauteur d’homme ; la pauvre Marguerite n’était pas de force à tenter ce saut périlleux.

L’horreur de la situation m’apparut en une seconde. Au cou de Marguerite brillait un fichu rouge, dont la couleur voyante la désignait à la fureur de l’animal exaspéré. Il l’avait vue, il chargeait droit sur elle, elle ne pouvait pas lui échapper.

À la vue du taureau, le bohémien, moins exposé que nous cependant, s’était vivement dégagé de sa hotte, et, n’écoutant que l’instinct de la conservation, il fuyait à toute vitesse, quand un cri, un second cri sorti de la bouche de Marguerite, l’arrêta net dans sa fuite.

Notre chère petite sœur s’était affaissée sur ses genoux ; elle s’était adossée contre le mur, terrifiée, les yeux fermés, ses mains tremblantes étendues au-devant de sa tête.

Nous nous étions précipités dans la ruelle. Mais qu’allions-nous y faire ? Aucun de nous ne le savait. Je me rappelle seulement que Gottlieb courait comme un fou, en nous criant de toutes ses forces de crier à notre tour. Sans doute que nos cris et les siens pourraient arrêter le taureau dans sa course. Il avait ramassé sa hotte et la brandissait pour attirer sur lui l’attention de l’animal furieux. Nous nous figurions que nous arriverions à temps pour couvrir Marguerite de notre corps, et peut-être, tant étaient folles nos imaginations d’enfant, que nous ferions peur à cette bête furieuse et que nous la forcerions à rebrousser chemin.

L’intention était bonne ; mais, malgré la rapidité de notre course, jamais nous ne serions arrivés à temps.

Ce fut en ce moment que Zaféri entra en scène. Après une seconde d’hésitation, le bohémien avait pirouetté sur lui-même ; avec une incroyable agilité il nous avait tous dépassés, et était, en quelques bonds, parvenu à se placer entre elle et le taureau, qui arrivait à fond de train.

Le bohémien avait effectué son mouvement avec une prestesse inouïe. Dans ces moments-là, les secondes valent des siècles : Gottlieb profita de cette diversion pour se précipiter sur Marguerite, pour l’enlever dans ses bras et battre aussitôt en retraite. Zaféri, resté seul en face du taureau, semblait le défier du regard et du geste.

Il avait trouvé le moyen d’ôter sa blouse, et il l’agitait en l’air, comme les toréadors leur drapeau.

Le taureau fondit sur lui tête baissée. Zaféri était perdu, nous le pensions du moins. Mais point. L’intrépide enfant n’attendait que ce moment. Une seconde d’hésitation, et c’eût été fait de lui.

Le petit bohémien ne broncha pas. La blouse, lancée par ses mains habiles avec une présence d’esprit admirable, vint coiffer, à la façon d’un capuchon, la tête de son formidable adversaire, et le taureau, subitement privé de lumière, s’abattit comme une masse sur ses jambes de devant.

C’est alors que nous vîmes le merveilleux secours que l’instinct peut apporter au vrai VIII

ZAFÉRI POSAIT LESTEMENT L’UN DE SES PIEDS AU MILIEU
DU FRONT DE L’ANIMAL.
courage. Au même instant, Zaféri posait lestement l’un de ses pieds au milieu du front de l’animal, pour un moment stupéfié, et, s’en servant comme d’un tremplin pour s’enlever du sol par un brusque élan, nous le vîmes bondir et apparaître comme un chat sur la crête du mur de droite.

Le toréador, dans un cirque, n’eût pas exécuté cette manœuvre avec plus de hardiesse et de précision.

L’élan, toutefois, avait été si rapide que Zaféri ne put garder l’équilibre sur la crête étroite de la muraille. Il disparut de l’autre côté, dans l’herbe d’un verger. Mais la chute n’avait pas été grave. Se retrouvant sans doute presque aussitôt sur ses pieds, il reparut sur le mur, et il allait, au péril de sa vie, se précipiter sur le taureau, quand le pâtre, hors d’haleine, le prévint. Avant que le terrible animal fût parvenu à se dégager de la blouse qui lui couvrait les yeux, il avait, d’un geste soudain, empoigné l’anneau de fer qui lui traversait les naseaux, et de sa main robuste il le tenait en respect.

Tout le monde sait que les taureaux les plus furieux deviennent, comme par enchantement, aussi dociles que des moutons dès qu’ils se sentent maintenus par ce bienfaisant anneau, et l’on peut dire, sans jeu de mots, que le seul moyen de les maîtriser est de les conduire, grâce à ce procédé, par le bout du nez.

Bientôt nous ne pensâmes plus qu’à Marguerite ; plus pâle qu’une morte, elle s’abandonnait dans nos bras. La pauvre petite n’avait pas repris entière possession d’elle-même, et pourtant sa première pensée fut pour son sauveur, pour cet enfant trouvé, hier encore si sévèrement traité ; et qui venait de se jeter intrépidement entre elle et la mort.

IX

Dans notre égoïsme fraternel, nous l’avions un instant oublié.

Zaféri nous le rendait bien. Il s’était, avec un sang-froid phénoménal, posté vis-à-vis du taureau, que le pâtre apostrophait dans son rude langage, et l’examinait en connaisseur, les mains croisées derrière le dos.

Heureusement nous n’étions pas de petits hommes à nous payer d’un pareil dénoûment. Nos gosiers s’y prirent de telle façon qu’un sourd eût bien été obligé d’entendre.

Zaféri retourna la tête, et au même moment il se trouva dans nos bras.

Gottlieb lui-même, oublieux de sa dignité d’ancien garde champêtre, ne se dit pas que, peu de semaines auparavant, il traitait les bohémiens comme le dernier des gibiers, et, secouant la main de l’enfant à lui désarticuler le poignet :

« Vrai, mon petit, lui dit-il, voilà une journée qui te comptera. Cré nom ! c’est crâne tout de même, ce que tu as fait là ! »

Le regard de Marguerite, fixé sur le visage de Zaféri, lui disait plus éloquemment que des paroles toute sa reconnaissance.

C’est sans doute en réponse à ce regard que Zaféri, prenant la parole, dit d’une voix calme :

« Zaféri n’a pas eu peur. Il connaît les taureaux… Vous avez eu tort de craindre pour lui.

— C’est égal, dit Maurice, le mur était joliment haut ! Comme c’est beau, de savoir sauter comme cela !… Tu m’apprendras, dis ? »

Mais Marguerite n’était pas d’humeur à laisser la conversation s’égarer.

« Tu m’as sauvé la vie, dit-elle, voilà tout ce que je sais, et, quand je devrais vivre cent ans, je ne l’oublierai pas. »

Zaféri, pour toute réponse, se contenta de rougir jusqu’au blanc des yeux.

Il se faisait tard.

« Partons, reprit Marguerite. Mon pauvre père ne doit savoir que penser de mon retard.

— Mademoiselle Marguerite a raison, dit Gottlieb ; en route ! »

Se retournant alors vers le pâtre :

« Toi, dit-il, emmène ta bête, et ne t’avise plus, brigand que tu es, de la laisser à elle-même !

— Avec ça qu’il y a de ma faute, dit l’autre en grommelant, et que ça ne se voit pas tous les jours un taureau qui s’affole !

— Et les procès-verbaux aussi, ça se voit tous les jours ! cria Gottlieb, qui se souvenait de son métier de garde champêtre. Faut-il te le dire deux fois ? »

Marguerite s’interposa.

« Partons ! partons ! Gottlieb. Ce qui est fini est fini ; personne n’a de mal, et le pâtre a fait de son mieux pour réparer un instant d’oubli. »

Se souvenant tout à coup de la vieille Catherine, que nous avions tous oubliée une fois encore :

« Tiens, dit-elle au pâtre, prends cette hotte, mon bon Jean, et porte-la chez Catherine. Excuse-moi de n’avoir pu la lui porter moi-même. Dis-lui ce qui m’en a empêchée. »

Les gens du village commençaient à arriver. En voyant cet attroupement, les rares passants qui revenaient des champs devinaient bien que quelque chose d’insolite avait dû se passer.

Gottlieb s’empressa de satisfaire leur curiosité. De ce moment, la réputation de Zaféri fut faite ; les paysans n’estiment rien tant que le courage et la présence d’esprit. Ils ne tarissaient pas d’éloges, et il n’était que temps de partir, si nous voulions être de retour avant la nuit. Quant à Zaféri, il avait l’air absolument indifférent aux éloges qu’on faisait de lui.

Nous jetâmes un dernier coup d’œil sur le taureau, qui, immobile, maintenu par la main du pâtre, ne trahissait un reste de colère que par l’agitation saccadée de sa queue qui battait ses flancs. Puis Gottlieb alla chercher une carriole, car nos jambes, brisées par l’émotion, ne nous auraient pas portés bien loin ni bien vite.

Ce fut de ce char à trente-six portières, que mon père nous vit débarquer à la porte du jardin.

« J’étais inquiet, nous dit-il, et j’allais partir au-devant de vous. Vous serait-il arrivé quelque chose de fâcheux, que vous n’êtes pas revenus à pied ? »

Ce fut Marguerite qui se chargea de la réponse. Vous devinez quelle chaleur elle mit dans son récit. Elle n’avait pas achevé de parler que mon père ne tenait plus en place. Avec son caractère de premier mouvement, il ne faisait pas les choses à demi.

« Où est Zaféri ? » dit-il.

Le bohémien avait disparu.

« Cherchez-le-moi, et qu’on me l’apporte, mort ou vif. Je ne serai content que quand je l’aurai embrassé, ce petit gueux-là. Et dire, ajouta-t-il, qu’hier encore je ne faisais pas plus de cas de ce brave enfant que d’un sapajou !

— Je te l’avais bien dit, père, qu’il avait du bon.

— Du bon ! Tu appelles ça du bon ? reprit mon père ; tu pourrais dire du meilleur. Mais, ah ça ! où a-t-il donc été se nicher ? »

Et, s’en prenant à Gottlieb de ce que Zaféri n’était pas là :

« Il paraît que la mode est changée : ce sont les enfants qui font aujourd’hui la besogne des hommes.

— Mais, colonel !…

— Tais-toi donc, animal ! Ne vois-tu pas qu’il faut que quelqu’un ait tort, pour que je sois tout à fait content ? Est-ce que tu crois que j’ai perdu quelque chose de ce que m’a dit Marguerite ? Tu as été le premier à te mettre entre elle et le taureau, et je ne suis pas pour l’oublier. »

Pendant qu’on cherchait Zaféri, celui-ci se tenait à l’ombre derrière nous, assis sur un banc. Ce fut mon père qui l’aperçut le premier. Il alla droit à lui, et, l’enlevant comme une plume, il le maintint à la hauteur de ses yeux, puis, le déposant debout sur le banc même où il venait d’être assis, ce qui mettait la tête de l’enfant à la hauteur de celle de mon père, et lui posant affectueusement les deux mains sur les épaules :

« Sache, lui dit-il, mon enfant, que le colonel de Grandpierre est ton obligé, et comprends enfin que dans cette maison tu n’as plus que des amis dévoués à te faire un sort heureux et à t’assurer un avenir honorable. Mais, pour y arriver, il faut que tu nous aides. Je sais que tu n’as qu’une idée, que tu veux être libre, comme tu dis. Mais comment l’entends-tu ? S’agit-il de t’ouvrir la porte et de te dire : Va-t’en, cours les grands chemins, tu ne nous appartiens plus ; redeviens, si tu le veux, ce que tu étais hier, ce que sont les malheureux de ta race, un vagabond, un proscrit, un persécuté ? Si c’est là ce que tu veux, mon enfant, tu nous désespéreras, car ce que tu veux, c’est ton malheur, et, après le service que tu viens de nous rendre, c’est ton bonheur que nous voudrions faire. »

Zaféri avait écouté avec une attention très-grande les paroles de mon père ; sa figure s’était détendue ; on voyait qu’il aurait voulu répondre, mais que la parole ne lui venait pas pour exprimer sa pensée. Son regard se porta sur Marguerite, comme s’il lui demandait du secours.

La chère petite l’avait compris.

« Père, dit-elle, Zaféri ne demande pas cela. Ce qu’il voudrait, ce serait de partir chaque matin avec les bûcherons, au lieu de rester enfermé dans la ferme, où il s’ennuie, et de vivre comme eux d’un travail au grand air. Zaféri n’est pas paresseux. »

Zaféri semblait boire ces paroles. Il écoutait Marguerite sans l’interrompre. Ce ne fut qu’au dernier mot que ses lèvres remuèrent et que son visage rayonna.

« Oui, dit-il en embrassant du geste l’horizon noyé dans les premières ombres de la nuit, Zaféri IX

« ZAFÉRI VEUT GAGNER LE PAIN QU’IL MANGE. »
ne peut pas être prisonnier, même ici !… Mais Zaféri veut gagner le pain qu’il mange. »

Marguerite eut un cri de joie.

« Vous voyez, dit Marguerite, que j’ai deviné juste. Quel inconvénient y aurait-il à l’employer aux coupes ?

— Aucun, dit mon père. Va pour les coupes ! En somme, si, après ce qu’il vient de faire, il songeait encore à prendre la poudre d’escampette, ce serait un fier original.

— Et d’ailleurs, ajouta Marguerite, qui tenait à ce que la démonstration fût complète, s’il avait eu réellement l’intention de ne pas demeurer avec nous, ce ne sont pas nos murs qui l’auraient arrêté, nous le savons bien, mon père.

— Il rit, le monstre, il a souri ! dit mon père ; donc il approuve.

— Tu entends, dit Marguerite à Zaféri ; nos conventions sont faites, et tu les acceptes. Te voilà passé bûcheron, c’est dit ; il n’y a plus à y revenir. »

Zaféri se décida à prendre la parole :

« Mais après, dit-il, plus tard, quand je serai grand, je deviendrai garde-chasse, j’aurai un fusil et des chiens !… »

Mon père se mit à rire.

« Il y tient, le petit ! Eh oui ! tu auras des chiens, un fusil, une plaque, et un bonnet de police par-dessus le marché !… Mais il faut mériter tout cela, mon enfant, en obéissant à ton chef de file, à Marguerite. Tu es bien sûr que celle-là ne veut que ton bien, je suppose.

— J’obéirai à la demoiselle, » dit Zaféri avec solennité.

Mon père riait encore en entrant dans la salle à manger, mais Marguerite ne riait pas. Tout ce qui concernait l’avenir de son protégé était pour elle chose sérieuse, et rien ne pouvait la déconcerter sur ce chapitre-là.

Jusqu’à ce moment, Zaféri n’avait quitté la ferme que pour de courtes excursions dans la prairie où paissaient les vaches de la ferme. À dater de ce jour il était monté en grade. De garçon de ferme, il devenait apprenti bûcheron.

« Dès lundi, dit mon père tandis que Gottlieb dressait la table, dès lundi, nous mettrons Zaféri à l’épreuve. Est-ce que cela ne t’arrange pas, Gottlieb ? Il me semble que tu as l’air de grogner ? »

Gottlieb, ainsi interpellé, devint rouge comme une cerise.

« J’aurais eu à dire, mon colonel, que, par le temps qui court, ça n’est peut-être pas bien prudent de laisser ce petit courir les bois. »

Mon père parcourut d’un regard l’intérieur de la salle à manger. Le bohémien ne nous avait pas suivis ; il devait être à la cuisine, où il prenait ses repas avec les garçons de ferme. Il n’y avait aucun inconvénient à parler.

« Prudent ! Et qu’est-ce qui te fait dire, garde champêtre en retraite, que ce n’est pas prudent ?

— Ma foi, mon colonel, dit Gottlieb en clignant des yeux, ce n’est pas à moi de vous apprendre que ces gueux de bohémiens ont recommencé leurs promenades. Christian Baüer dit qu’on en a vu une bande au Ban de la Roche, il n’y a pas huit jours.

— Tais-toi ! cria brusquement mon père.

— Mais, mon colonel…

— Silence dans les rangs ! Ce qui est dit est dit. »

X

Le lundi suivant, c’est-à-dire le surlendemain, mon père entra dans notre chambre dès six heures du matin.

« Allons, debout, les petits hommes ! nous dit-il, ; il y aura vacances toute la journée ! »

Quelle surprise ! Deux jours de vacances de suite. Il y avait longtemps que pareille aubaine ne nous était arrivée. Cependant le visage de mon père était soucieux ; tout en nous regardant nous habiller en un tour de main, il se promenait dans la chambre, les sourcils froncés, les mains croisées derrière le dos.

Il aurait fallu voir avec quel entrain je plongeai mon nez dans l’eau fraîche, comme j’enfilai mon pantalon, et comme, cinq minutes après, j’avais mis mes cheveux en ordre, ajusté ma blouse et fait le nœud à ma cravate. Maurice y allait non moins lestement de son côté, et tout à coup sa voix rompit le silence.

« Père, dit-il, est-ce que nous irons dans la forêt ? Me permets-tu de mettre mes jambières, dis ? »

Apprenez que ces jambières étaient en cuir verni, d’un luisant magnifique, et qu’elles lui montaient jusqu’au genou. Le Petit Poucet n’eût pas été plus fier de ses bottes de sept lieues.

« Mets tes jambières, mon enfant, si cela te fait plaisir. Nous irons dans la forêt, et même assez loin. »

Marguerite, déjà tout habillée et prête à partir, nous attendait dans la salle à manger du rez-de-chaussée. Le temps d’avaler une tasse de lait chaud, et nous étions en route.

Mon père avait pris son fusil.

Il resta silencieux jusqu’aux premiers sapins ; mais nous avions eu le temps d’interroger Marguerite à voix basse sur le but de cette expédition inattendue ; elle nous avait répondu que son ignorance égalait la nôtre ; que père s’était borné à la réveiller et à lui dire de se tenir prête pour une excursion dans la montagne. Elle pensait qu’il s’agissait de chercher un emploi pour Zaféri, soit dans les chantiers de la vallée, soit chez les schlitteurs du Nideck, puisque le lundi était précisément le jour fixé pour son entrée en campagne.

Nous avions laissé la vallée à notre gauche et nous marchions dans l’ombre des sapins qui commencent la grande forêt du Nideck, quand mon père se décida à élever la voix :

« Il y a du nouveau dans la montagne, mes chers petits ; nous dit-il en hésitant un peu, comme si l’aveu lui en coûtait. J’aurais pu faire ma tournée tout seul, mais je n’ai pas voulu vous priver du plaisir de m’accompagner, car, d’ici à une quinzaine peut-être, je crains bien que vous ne soyez forcés de ne pas dépasser les limites de la vallée et, qui sait ? de ne pas sortir du jardin.

— Mon Dieu ! s’écria Marguerite, qu’est-il donc arrivé ?

— Rien encore ; mais ces caravanes de bohémiens que l’on signale tantôt au Ban de la Roche, tantôt au Champ du Feu, tantôt à Dàbo, m’ont donné quelque souci, et, puisque les gens de Niederhaslach ont confiance en moi, je m’en vais interroger aujourd’hui le monde de la forêt, à commencer par les bûcherons pour finir aux charbonniers.

— Alors, dit Marguerite, Zaféri va être condamné à rester en prison dans la ferme ?

— Non pas. Si les craintes de Gottlieb et des autres sont exagérées, ce qui est bien possible, nous l’enverrons aux grandes coupes du Nideck, où il fera son apprentissage en peu de temps ; sinon, je le confierai à nos bûcherons de l’entrée du bois, près de la maison de Christian Baüer. Mais, avant tout, je veux savoir à quoi m’en tenir. »

Et comme il s’aperçut que ces révélations avaient jeté quelque trouble dans nos jeunes esprits :

« Tout cela n’empêche pas, dit-il, que nous n’ayons une bonne journée devant nous, et il faut en profiter. Allons, Maurice, montre-nous que tu es un brave, et que les bohémiens ne te font pas peur. »

Le fait est que le temps était magnifique. Jamais la forêt ne m’avait paru plus belle. Nous étions en pleine futaie de hêtres et de sapins. Çà et là, le soleil du matin se glissait furtivement à travers les branches, et venait éclairer d’un vert tendre la feuillée encore humide ; les gouttes de rosée étincelaient comme des perles ; une bonne odeur de résine embaumait l’air ; déjà les mouches bourdonnaient par centaines autour des grandes touffes des ombellifères, et la voix fraîche du torrent chantait au loin dans son lit de blechnums et de cresson.

Bientôt le charme de cette promenade en plein bois effaça de notre esprit tout reste d’inquiétude. À la forêt des sapins et des hêtres, avaient succédé les grandes prairies vertes qui descendent en pente douce vers la route de la vallée. À la hauteur où nous étions, l’herbe était maigre ; des touffes de bruyères violettes croissaient mêlées aux pousses encore nues des genêts ; mais ces pâturages étaient pleins d’herbes savoureuses, de menthes, de sauges, de thym sauvage, qui fournissaient un lait excellent aux vaches blanches, rousses et noires qui nous regardaient passer en secouant la clochette pendue à leur cou. Lait, beurre et fromage se vendaient à Saverne et même à Strasbourg.

Puis la forêt recommença. Nous n’étions pas très-loin du Nideck. De temps à autre les blockhaus, ou huttes de bûcherons, montraient dans les clairières leurs toits couverts de mousse, mais la plupart étaient déserts ; les bûcherons travaillaient au chantier.

« C’est un vrai monde que la forêt, nous dit mon père en se remettant en route, un monde à part que l’on n’oublie pas, quand on y a vécu enfant. Nous allons les surprendre au travail, tous ces rudes ouvriers qui vivent de l’œuvre de leurs mains. Le métier est dur ; mais il leur suffit de peu pour se tirer d’affaire quand l’année est bonne.

— Et quand elle est mauvaise ? demanda Marguerite.

— Alors encore c’est à la forêt que ces pauvres gens demandent aide et secours, et il ne faut pas s’étonner si parfois les meilleurs se voient obligés de recourir à des expédients coupables. Ces années-là, nos forestiers ont une triste besogne sur les bras. Parmi ces malheureux, combien deviennent des braconniers d’occasion, combien décrochent leur vieux fusil pour aller se mettre à l’affût des lièvres ou des chevreuils ? Ils sont en faute, c’est vrai, mais ils ont derrière eux la femme et les enfants qui crient la faim. C’est une terrible chose que la misère !

— On ne les punit pas, père ! s’écria Marguerite.

— Si, mes enfants : la loi est la loi ; mais on ferme l’œil quand on le peut, et il n’y a pas de loi heureusement qui empêche de corriger l’amende par la charité.

— Et alors c’est toi, père, qui dans ces moments-là leur viens en aide. Tu as beau secouer la tête, j’en suis sûre. Oh ! tiens, il faut que je t’embrasse ! »

Elle l’aurait embrassé au beau milieu du chemin, si mon père n’avait repris aussitôt :

« Non, Marguerite, je ne suis pas le seul. Les plus charitables, car ils ont bientôt vu le fond de leur bourse, ce sont nos braves gardes forestiers, inflexibles sur le règlement et qui n’en ont que plus de mérite à tenir leur cœur ouvert à la pitié. Ce sont eux qui bien souvent frappent d’une main et consolent de l’autre : Le matin, le mari applique la loi ; le soir, la femme arrive au blockhaus du braconnier, avec un panier de pommes de terre sous le bras. »

Mon père finissait de parler quand le chemin s’élargit tout à coup. Nous étions arrivés à l’un des chantiers du Nideck. La clairière était remplie de monde, et, sitôt qu’ils nous eurent aperçus, les bûcherons se levèrent pour venir à notre rencontre.

Nous les avions surpris en plein déjeuner du matin. Un vrai repas de bûcherons ! des pommes de terre cuites dans du lait, du pain noir et deux cruches de vin blanc. C’était là le menu de ces ouvriers qui, les bras nus, la chemise ouverte sur la poitrine, allaient dans peu d’instants reprendre les uns leurs haches, les autres leurs traîneaux de schlitt pour conduire dans la vallée les pièces de bois débarrassées de leurs branches et de leurs feuilles.

Tandis que nous rôdions autour des souches qui leur servaient d’escabeaux, et que Marguerite, avec sa curiosité de ménagère, jetait un coup d’œil furtif sur le contenu des écuelles, mon père les entretint longuement à voix basse. Puis, se retournant vers nous :

« Savez-vous ce qu’on vous prépare, les X

NOUS DÉVORIONS À BELLES DENTS.
enfants ? C’est de déjeuner ici à la bonne franquette, à la fortune du pot. Qu’en dites-vous ? »

La proposition fut adoptée à l’unanimité. Tout le monde sait que rien n’est plus amusant qu’un repas improvisé sur l’herbe. Des pommes de terre, du lait, du pain noir surtout, de ce pain noir savoureux qui sent la bonne odeur du seigle, et un petit verre de vin blanc pour le dessert, n’y avait-il point là de quoi faire venir l’eau à la bouche ? Je crois bien qu’à la maison ce festin nous eût laissés assez indifférents ; mais il n’était pas loin de dix heures, l’air vif du matin nous avait aiguisé l’appétit, l’endroit était charmant, bien abrité du soleil ; il n’en fallait pas tant pour nous rendre heureux.

Voilà qui est convenu : nous déplions nos manteaux, nous les étalons sur l’herbe, nous nous asseyons en rond autour d’une grande jatte de lait, et, l’instant d’après, nous dévorions à belles dents et les pommes de terre et le pain noir. Je crois même que nous aurions bu un peu plus que notre part de la cruche de vin blanc, si mon père n’avait mis prudemment le holà.

« Voulez-vous bien vous arrêter ! nous disait-il. Ne savez-vous pas qu’à votre âge, si un verre de vin donne des jambes, deux verres les ôtent ? Et nous avons encore un bon bout de chemin devant nous. En route ! »

C’est étonnant comme de petits hommes, élevés au grand air, savent marcher dans les bois ! Nous courions comme de vrais cabris devant notre père, et Maurice déclarait avec beaucoup d’assurance qu’après un tel repas et avec ses jambières montantes jusqu’au genou, il ferait dix lieues et même douze, s’il le fallait.

Marguerite était moins expansive ; elle ruminait sans doute une question importante, car, après quelques instants d’hésitation, elle leva les yeux sur notre père et lui dit en hésitant :

« Je voudrais bien savoir si tu es content de ce que t’ont dit les bûcherons… Véritablement, père, je suis très-inquiète… Est-ce que j’ai tort de te demander cela ?

— Non, Marguerite, non ; d’autant plus que les révélations des bûcherons n’ont rien d’alarmant. Ils n’ont vu ni entrevu l’ombre d’un bohémien depuis le Nideck jusqu’à la route de Niederhaslach. Mais les charbonniers de la vallée de la Magel ont reconnu des traces, et il paraît certain qu’une bande de vagabonds a traversé le Champ du Feu et le Ban de la Roche.

— Alors, nous irons voir les charbonniers, dis ?

— Certainement, si vous n’êtes pas trop fatigués. »

Fatigués !… Maurice et moi nous échangions un regard, et tout à coup, obéissant à la même pensée, nous nous prîmes la main et nous nous mîmes à descendre au galop, en chantant, le chemin qui du chantier conduisait à l’extrémité de la vallée de la Magel.

« Pas si vite ! pas si vite !… » criait mon père.

Mais nous tenions à ce que la démonstration fût complète, et nous ne consentîmes à nous arrêter qu’au bout de cinq bonnes minutes.

Quand mon père et Marguerite nous eurent rejoints, ni l’un ni l’autre n’eurent le courage de nous gronder, tant nos visages rayonnaient de bonne humeur et de contentement.

Nous sortons des sapins pour entrer dans une fraîche vallée bordée d’ormes et de bouleaux. Le torrent grondait le long de la route ; l’eau transparente brillait au soleil, et quel plaisir de suivre ses bords pour admirer les évolutions des truites qui filaient comme des flèches à la poursuite des mouches ou des sauterelles que Maurice et moi nous nous amusions, tout en marchant, à jeter dans l’eau.

La route était peu fréquentée. Cependant, de temps à autre, nous rencontrions un chariot chargé de lourdes pièces de bois et traîné par une paire de nos petits bœufs des montagnes, à l’encolure épaisse, à l’œil vif, brillant sous leur toison crêpue. Mon père arrêtait le conducteur, échangeait quelques mots avec lui, et je crus voir bientôt que son visage se rembrunissait après chacun de ces entretiens.

« Il y a du nouveau, père ? demanda encore Marguerite.

— Non, non, je ne dis pas cela, répondit-il d’un air soucieux. Marchons toujours. »

XI

Après une heure de voyage, voici que les spirales de fumée, qui flottaient dans l’air comme un brouillard, nous annoncent enfin le feu des charbonniers.

Les grandes meules bien abritées, du vent s’élevaient les unes à côté des autres, semblables à d’énormes pains de sucre noirs comme de la suie. Au centre de ces meules recouvertes de terre et de fumier, et ne communiquant avec l’extérieur que par un mince tirant d’air, le bois se consumait lentement sous l’action d’une chaleur douce, et de temps en temps les charbonniers venaient s’assurer si tout allait bien.

Ces charbonniers étaient des nomades qui ne demeuraient pas toujours au même endroit. Non loin de là, leurs cabanes, de misérables huttes de branchages à peine fermées au vent et à la pluie, abritaient leurs provisions et leurs instruments de travail. Je les vois encore avec leurs visages barbouillés de suie, leurs dents blanches et leurs yeux que le contraste de leur peau noire faisait étinceler. Au demeurant, de braves gens et de bons ouvriers qui, en apercevant mon père, ôtaient respectueusement leurs bonnets de laine et n’attendaient pas ses questions pour lier conversation.

Nous nous étions rapprochés ; mais mon père, après quelques paroles sans importance sur le but de la visite, avait pris à part le chef de la troupe, un vieillard qui, dans toute sa personne, n’avait de blanc que les cheveux, et il lui parlait à voix basse, tandis que les autres faisaient cercle autour d’eux, en attendant la fin de ce mystérieux entretien.

La conversation se prolongea pendant plus de vingt minutes, et l’inquiétude commençait à nous gagner, quand mon père se retourna tout à coup vers nous :

« Qui veut un cadeau, dit-il, une belle canne de bois sculpté, par exemple ? Parlez, les enfants, vous n’avez qu’un seul mot à dire. »

Chacun de nous leva la main et souligna le geste d’un : moi ! énergique.

« Eh bien ! attendez un moment. Nos amis les charbonniers en ont à revendre. Vous n’avez que l’embarras du choix. »

Le vieux charbonnier se détacha du groupe de ses compagnons, entra dans l’une des cabanes et en ressortit l’instant d’après, apportant dans ses mains un assortiment de cannes vraiment magnifiques. Il y en avait de toutes les tailles et de tous les bois, les unes en sapin, les autres en chêne ou en bois de houx ; chacune se terminait par une poignée sculptée avec un art surprenant et qui représentait soit un minois d’écureuil, soit une hure de sanglier, soit encore une couleuvre enroulée autour du bâton.

Nous nous extasiions devant ces sculptures, où la nature était prise sur le fait avec une vérité singulière.

« Ce sont là les petits métiers de la forêt, nous dit mon père ; pendant que le bois brûle à petit XI

CES BRAVES GENS NE RESTENT PAS INOCCUPÉS.
feu dans la meule, ces braves gens ne restent pas inoccupés. — Montrez-leur donc votre couteau, » ajouta-t-il en s’adressant au charbonnier.

Ce couteau était un méchant outil qui ne valait guère plus d’une vingtaine de sous, et dont la lame, à force d’être aiguisée, était devenue mince comme un poinçon.

« Voilà ce qui suffit à des doigts habiles, aidés d’un goût naturel, reprit mon père, pour faire ces petits chefs-d’œuvre. Allons, mes enfants, décidez-vous, il est temps de partir. »

Choisir, c’était bientôt dit. Chacune de ces cannes nous paraissait merveilleuse, et nous ne nous lassions pas de les tourner et de les retourner entre nos mains. Enfin Marguerite se décida pour l’écureuil ; je pris la couleuvre, et Maurice, en sa qualité de Poucet de la bande, choisit naturellement la hure de sanglier, qui était presque aussi grosse que son poing.

Jugez de nos remercîments ! Mon père se joignit à nous et trouva discrètement le moyen d’acquitter notre dette par un témoignage de satisfaction plus expressif encore, car ces charbonniers ont peine à gagner leur vie, et ce n’était que justice de les payer autrement qu’en paroles.

Nous étions si heureux de heurter les cailloux de la route du bout de nos superbes cannes, que nous ne songions pas plus aux bohémiens que si ces misérables vagabonds n’eussent jamais existé. Ce fut mon père qui ramena le premier l’entretien sur ce sujet.

« Nous allons de ce pas, nous dit-il, à la maison forestière de Christian Baüer, où vous trouverez à goûter, en attendant le dîner de la maison. Rassurez-vous : il y a en effet des bohémiens au Ban de la Roche ; ils ont même eu l’audace de descendre il y a huit jours jusque dans la vallée de la Magel ; mais Christian Baüer se chargera de prévenir les autres gardes forestiers, et, quand ces rôdeurs de grand chemin se verront suivis de près, ils ne tarderont pas à prendre leur volée vers les bords du Rhin. »

Ce que disait mon père aurait dû me délivrer de toute inquiétude, et pourtant un secret pressentiment m’avertit qu’il n’avait pas voulu nous faire part de tout ce qu’il avait appris. Je vis bien que Marguerite était de mon avis. Au lieu de continuer la conversation, mon père marchait silencieusement à nos côtés, et l’expression de son visage décelait de sérieuses préoccupations.

Mes soupçons se changèrent en certitude quand, une heure après, nous nous assîmes autour de la table de Christian Baüer, et lorsque sa femme, la vieille Marie-Anne, posa devant nous une grande jarre de crème douce, du pain, du beurre et une corbeille de bonnes petites fraises des bois. Mon père nous laissa faire honneur à ce goûter improvisé ; il s’assit sur un banc, au fond de la chambre, à côté du forestier, et s’était mis à lui parler à demi-voix avec beaucoup d’animation, quand Marguerite lui demanda s’il ne voulait rien prendre :

« Mangez à votre aise, mes chers petits, nous dit-il ; nous avons une bonne demi-heure à passer ici, et je ne prendrai rien avant d’être de retour à la maison. »

Le retour au chalet fut silencieux et triste. Nous commencions à nous ressentir de la longueur de notre promenade, et le dîner fut vite expédié. Quand Gottlieb eut enlevé la nappe, mon père lui fit signe de rester, et il nous souhaita le bonsoir.

Cependant Marguerite hésitait à s’en aller. Le silence de notre père lui donnait à penser ; elle se risqua enfin, et, d’une voix timide :

« Eh bien, père, qu’as-tu décidé pour Zaféri ? Es-tu toujours d’avis de l’envoyer aux coupes, comme nous le lui avons promis ?

— C’est juste, répondit-il, et j’allais en parler à Gottlieb. Voici ce que j’ai décidé : Zaféri fera son apprentissage à l’entrée du bois, avec nos bûcherons. Le Nideck est décidément trop éloigné de nous ; il serait imprudent de perdre dès aujourd’hui cet enfant de vue. Là-dessus, bonsoir ; ne m’en demandez pas davantage. »

Mon père avait pris la voix brève qui lui était habituelle quand il voulait couper court à des questions importunes. Marguerite n’insista point, et elle sortit avec nous de la salle à manger, en laissant notre père en tête-à-tête avec Gottlieb.

Dès le lendemain, en effet, Zaféri fit ses débuts dans son nouveau métier. Chaque matin nos bûcherons l’emmenaient au bois avec eux, et de temps en temps Gottlieb allait leur rendre visite dans la journée.

Ce n’était pas assez que de lui procurer une occupation de son goût. Jusqu’ici Zaféri avait vécu avec les garçons de la ferme. Il dormait dans le dortoir commun, il mangeait à la cuisine, et l’on a vu que les rebuffades ne lui manquaient pas. Mon père avait eu beau le prendre sur un ton sévère ; ces paysans grossiers ne pouvaient pas admettre qu’entre un bohémien et eux il y eût égalité. Les préjugés sont inexorables à la campagne. Ne pouvant s’amuser ouvertement aux dépens du pauvre garçon, ils avaient eu recours à une guerre sourde dont Zaféri souffrait depuis son entrée dans la maison, mais toujours sans se plaindre.

À partir de ce jour, mon père voulut qu’il eût une chambre séparée, située à côté de celle de Gottlieb. Marguerite ne fut plus seule à s’intéresser au sort de son protégé. Elle se rencontra avec mon père pour lui rendre la vie aussi douce que possible, et bientôt Zaféri devint plus communicatif. Au lieu de se laisser arracher les paroles une à une, il répondait sans embarras et ne refusait pas, le soir venu, de se mêler à nos jeux. L’oiseau commençait à s’apprivoiser.

Cependant ce sujet d’observation qui, quinze jours auparavant, eût absorbé notre curiosité tout entière, ne nous empêchait pas d’être singulièrement émus de ce qui se passait à la maison. Depuis notre promenade au chantier du Nideck et dans la vallée des charbonniers, les allures de mon père avaient changé inopinément. Jusqu’alors sa vie avait été réglée d’une façon mathématique. Il s’en allait chaque jour, après midi, jeter un coup d’œil sur les coupes, inspecter les scieries de la vallée, ou rendre quelques visites à nos amis de Niederhaslach. Il revenait à la maison vers six heures, l’appétit aiguisé par la promenade, heureux de se reposer avec nous et de passer la soirée à causer sous la lampe, dans son cabinet du premier étage, ou, quand le temps était beau, à faire un tour ou deux dans le jardin.

Or voilà que tout à coup mon père interrompit ses excursions. Sitôt le déjeuner fini, il s’enfermait dans son cabinet de travail et n’en sortait plus qu’à l’heure du dîner.

Le premier jour de ce changement, il ne reçut que la visite du père Girolt ; mais l’entrevue dura près de trois Heures, et, le lendemain, le père Girolt revint accompagné de deux gardes de la montagne du Nideck, Christian Baüer et Nicolas Burkardt. Puis ce fut le tour de tous les forestiers des bois environnants ; il en venait de Grendelbruch, du Champ du Feu et jusque de la grande forêt de Dâbo. Tous ces gens restaient de longues heures enfermés avec mon père : la discussion était bruyante ; nous entendions du jardin le bruit de leurs voix, et, de temps à autre, mon père ouvrait la fenêtre.

« Holà ! Marguerite, apporte-nous une bouteille de vin blanc. »

Ou bien encore :

« Va-t’en dans ma chambre à coucher et cherches-y mon pot à tabac. S’il est vide, remplis-le ; tu trouveras ma blague dans le premier tiroir de la commode. »

Marguerite nous racontait alors qu’elle avait trouvé les gardes assis autour de la table : mon père présidait. Quand elle entrait, tout le monde se taisait. Ils restaient ainsi toute l’après-midi à boire et à fumer. Puis, quand ils se décidaient enfin à partir, et que nous les voyions défiler dans la grande allée du jardin, ils avaient l’air soucieux. Mon père les accompagnait jusque sur la route, et ils se séparaient en disant : « À bientôt. »

Bientôt, c’était le lendemain. La maison ne désemplissait pas. Nous ne savions plus que penser de ce changement extraordinaire dans les habitudes de notre père. Il fallait que la conversation de ces gens eût un grand intérêt pour qu’il renonçât ainsi tout à coup à sa vie au grand air et à la surveillance de ses travaux.

Un jour pourtant, l’après-midi se passa tout entière sans qu’un seul visiteur vînt sonner à la porte d’entrée. Mais à dix heures, au moment où les yeux de Maurice commençaient à se fermer, au moment où nous allions gagner nos lits, Nestor et Fox se mirent à aboyer avec force, et la clochette de la grande porte se fit entendre.

Marguerite se leva en sursaut.

« Mon Dieu, dit-elle, qui peut venir si tard ? » Mon père, qui était resté silencieux toute la soirée, étendit la main comme pour calmer ses inquiétudes, et, sans se déranger :

« Conduis les petits dans leur chambre, Marguerite. Gottlieb va ouvrir. Je sais ce que c’est. »

Notre éducation nous avait appris à ne pas importuner notre père de questions indiscrètes. Mais, le temps de lui dire bonsoir, de ramasser nos livres d’études et de gagner la porte, les visiteurs annoncés montaient déjà l’escalier. La bougie que tenait Marguerite éclairait la rampe, et, dans la demi-clarté qu’elle projetait, nous vîmes apparaître deux hommes que précédait Gottlieb et qui gravissaient avec peine les marches de l’escalier.

Je pus m’assurer alors que ce n’étaient cette fois ni des gardes forestiers ni des paysans. Les nouveaux venus étaient revêtus d’un accoutrement bizarre, une blouse bleue et des bottes de soldat ; dans ces bottes était fourré un pantalon à bande ; un bonnet de police coiffait leur tête. Ils avaient l’air exténué, et, quand ils furent arrivés devant la porte, où mon père les attendait, Gottlieb dut s’arrêter pour les laisser respirer.

Au risque d’être grondés si mon père nous avait surpris, nous étions restés immobiles sur l’escalier.

Je voulus parler, mais j’avais à peine ouvert la bouche que Marguerite m’interrompit.

« Chut ! dit-elle, père sait ce qu’il fait, et nous n’aurions pas dû nous arrêter. Bonsoir. »

La matinée du lendemain s’écoula sans incident. Mon père nous fit réciter nos leçons ainsi que de coutume, et le déjeuner se passa silencieusement. Seulement, au moment où nous allions jouer au jardin :

« Édouard, me dit mon père, et toi aussi, Maurice, écoutez-moi bien. Je vais vous priver d’un grand plaisir ; mais il le faut. »

Il y eut un moment de silence. Nous attendions, plus curieux encore que véritablement inquiets.

« À partir d’aujourd’hui, reprit-il, vous n’irez plus seuls dans la vallée, ni surtout dans la forêt ; ce sera ainsi jusqu’à nouvel ordre. »

Et ce fut tout.

Que s’était-il donc passé ? Le souvenir de ses prédictions, le jour de sa visite aux charbonniers, me revint à l’esprit. — « Il est possible, nous avait-il dit, que d’ici à une quinzaine de jours, vous soyez forcés de ne pas dépasser les limites de la vallée, et, qui sait ? de ne pas sortir du jardin. » Ces tristes prévisions s’étaient donc réalisées !

Je n’osais rompre le silence ; mais Maurice était d’un âge où la mémoire est courte.

« Tu sais, père, dit-il d’une voix plaintive, que nous ne sommes pas sortis depuis huit jours ! C’est pourtant bien long, huit jours, et il fait justement si beau aujourd’hui ! »

Mon père ne parut pas touché le moins du monde de ce semblant de reproche.

« C’est précisément parce que vous avez eu le bon esprit de rester à la maison toute la semaine que je n’ai pas parlé plus tôt. Huit jours plus tôt, huit jours plus tard, cela revient au même. Ce n’est pas une punition, c’est le principal. Et ne vous plaignez pas. Si les enfants des villes, si de petits Parisiens avaient pour prison un jardin comme le nôtre, ils se croiraient en Paradis. »

Il n’y avait pas à répliquer. Le pauvre Maurice avait le cœur bien gros ; mais en pareille circonstance, quand on a la prétention d’être de petits hommes obéissants, le meilleur parti à suivre est de s’y résigner et de n’y plus penser.

Nous allions donc sortir dans le jardin, puisque la forêt nous était interdite, et nous avions déjà franchi la porte quand notre père nous rappela.

« Si vous avez tant envie de vous promener, dit-il, je vous permets d’aller jusqu’au chantier, mais pas plus loin. Vous me direz comment Zaféri se tire d’affaire avec ses amis les bûcherons. Gottlieb vous accompagnera.

— Ce n’est pas très-loin, le chantier, petit père, dit Maurice, et si Gottlieb est occupé…

— S’il est occupé, vous attendrez à demain. Une fois pour toutes, je vous défends de sortir seuls. Est-ce dit ? »

C’était dit, et la voix de mon père montrait bien qu’il avait ses raisons pour parler ainsi.

Il se trouva que Gottlieb était libre. Marguerite voulut être de la partie. Les occupations du ménage ne lui laissaient guère de loisirs, et ce fut pour-elle une véritable fête de nous accompagner.

Nous suivîmes la vallée jusqu’à la troisième scierie, et là nous prîmes un chemin qui grimpait, assez lestement, je dois le dire, jusqu’à la futaie que nos bûcherons étaient en train d’abattre. Bientôt la voûte s’éclaircit. Nous touchions au sommet : deux pas encore, et voici la coupe.

Ce spectacle, qui n’était pas entièrement nouveau pour elle, avait cependant toujours le don d’intéresser Marguerite. Elle regardait d’un œil de pitié ces pauvres arbres mutilés, déjà privés de leurs branches. Une dizaine de bûcherons s’occupaient à l’œuvre : les uns façonnaient le bois de chauffage, les autres procédaient à l’enlèvement des écorces. Deux robustes gaillards, armés d’une longue scie à deux mains, divisaient par le milieu un magnifique sapin abattu, grand comme le mât d’un navire à trois ponts. Et quelle animation, quelle activité ! Comme ces braves gens expédiaient leur besogne, sans souci de la sueur qui ruisselait sur leurs fronts et du soleil d’été qui brûlait leurs bras nus ! Rude métier que celui-là ! Marguerite ne se lassait pas d’admirer ces travaux au grand air, qu’en véritables enfants de la forêt nous estimions les plus intéressants du monde.

Ce fut bien autre chose encore quand Zaféri entra en scène. Son instinct le rendait merveilleusement propre au genre spécial de travail qui lui avait été confié, au travail qui exigeait plutôt de l’adresse que de la vigueur corporelle.

La chemise ouverte laissant libre le jeu des poumons, les manches retroussées jusqu’aux coudes, sa peau brune colorée par la chaleur du sang, il allait et venait dans ce chantier à ciel ouvert, heureux d’échapper à toute contrainte et de pouvoir enfin donner pleine issue à ses besoins d’activité et de mouvement.

On lui avait assigné une tâche qui demandait un sang-froid à toute épreuve et un coup d’œil assuré. Il s’agissait du métier d’ébrancheur, le plus curieux de tous dans les bois, un métier de singe ou d’écureuil, beaucoup moins périlleux qu’on ne serait tenté de le croire au premier abord, et dans lequel cet enfant à demi-sauvage était passé maître après moins de trois semaines d’apprentissage.

Quand Marguerite le vit s’approcher d’un de ces énormes sapins marqués pour le sacrifice, quand elle comprit qu’il allait, avec le seul secours de deux crampons de fer fixés au talon et d’une corde roulée autour des reins, grimper jusqu’à la plus haute branche, elle ne put se défendre d’un mouvement d’effroi, et elle se cacha le visage dans ses deux mains, comme pour échapper à ce spectacle dont la vue lui donnait le vertige.

La curiosité cependant ne tarda point à l’emporter sur l’émotion. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Zaféri était déjà au milieu des airs. Cramponné, adhérent comme un lézard au tronc de cet arbre énorme, il montait lentement, enfonçant tour à tour d’un coup sec chaque crampon dans le bois, et se retenant d’une main aux rugosités de l’écorce, tandis que de l’autre il abattait à coups de hache les brindilles et les rameaux enchevêtrés dont le colosse devait être dépouillé avant sa chute.

C’était merveille de voir son assurance tranquille. Sa hachette allait et venait sans relâche ; le bois mort se brisait avec un bruit sec ; les copeaux, les brindilles desséchées, descendaient comme une pluie à chaque coup, les grosses branches avec un bruit retentissant. Après une heure de ce travail persévérant, l’arbre se dressait dans sa nudité majestueuse. Il n’y avait plus qu’à l’abandonner aux bûcherons.

Le bohémien noua le bout de la corde à l’un des nœuds de l’écorce, et se laissa glisser sur le sol.

« Fier luron, tout de même ! ne put s’empêcher de crier Gottlieb.

— À la bonne heure ! dit Marguerite XII

C’ÉTAIT MERVEILLE DE VOIR SON ASSURANCE
TRANQUILLE.
enthousiasmée ; c’est bien heureux à la fin que l’on consente à lui rendre justice. »

Zaféri, les yeux pleins d’un légitime orgueil, vint recevoir nos compliments.

« Si nous nous en allions, dit alors Maurice. Il n’y a plus rien à voir, et c’est ennuyeux de rester dans le même endroit des heures entières. »

XII

Maurice était un de ces petits hommes qui trouvent moyen de réaliser la fable du mouvement perpétuel. Rien ne nous retenait à la coupe ; je ne voulus pas le contredire, et, en bon prince, je m’offris à faire à Marguerite jusqu’au bout les honneurs de la forêt.

« Si tu veux, lui dis-je, nous irons maintenant visiter les cabanes des vrais bûcherons, ceux qui passent toute leur vie dans la forêt. C’est à deux pas d’ici.

— Deux pas, bien vrai ?

— Viens toujours, tu verras après.

— C’est que père nous a bien recommandé de ne pas aller trop loin !…

— Est-ce que Gottlieb n’est pas avec nous ?… Est-ce qu’il ne serait pas le premier à nous dire de nous en retourner, s’il y avait du danger ?… »

Maurice voltigeait déjà en éclaireur sur les bûches du schlittweg, comme pour nous montrer le chemin.

Pour tout dire, les deux pas en question exigeaient une demi-heure de marche.

« Es-tu sûr de la route, au moins ?

— Très-sûr. Nous allons arriver. »

Le sentier s’élargit bientôt, et nous nous arrêtâmes devant une nouvelle clairière. Au-delà de la clairière, une éclaircie soudaine donnait jour dans la vallée, et Marguerite aperçut la route blanche qui nous avait amenés au pied, de la montagne.

« Tiens, dit-elle, le chemin de la maison !

— Tu vois qu’il est facile de s’y retrouver. Nous sommes au bout du voyage.

— Et ces fameuses cabanes ? C’est que je ne vois rien, mais rien du tout !…

— Là devant toi, derrière les arbres… »

Il lui fallut quelques minutes pour s’orienter. C’est que les cabanes dont il s’agit ne ressemblent nullement à ce que l’on peut rencontrer tous les jours, et véritablement la surprise de Marguerite n’avait rien que de très-légitime. Sans la petite lucarne presque invisible et le tuyau de poêle qui passe à travers les poutres, on pourrait s’y tromper et n’y voir qu’un simple amas de bûches empilées les unes au-dessus des autres. La porte est si basse qu’un homme est obligé de se plier en deux pour entrer dans ce réduit. On la ferme au moyen d’un loquet, car vous pensez bien que les serrures n’ont pas cours dans ces habitations-là.

Tout en faisant le tour de ce blockhaus, Gottlieb nous expliquait les mœurs de ses habitants.

Le lundi, toute la bande quitte le village pour aller au bois. On emporte les provisions nécessaires ; peu de chose assurément : du pain, des pommes de terre, du lard fumé, un tonnelet de kirsch pour se donner du cœur à l’ouvrage. Au reste, ni femmes ni enfants ; la besogne est rude et les hommes y suffisent à peine.

« Pauvres gens ! dit Marguerite, voyez donc comme ces barraques ferment mal ! Comme il doit y faire humide quand il pleut !

— Heureusement, dit Gottlieb, que celles-là sont hors d’usage. Il y a six mois et plus que le chantier est abandonné.

— On peut y entrer alors ?

— Naturellement, lui dis-je. Elles seraient habitées que nous serions bien sots de nous gêner. »

Marguerite mit la main sur le loquet de la porte et elle entra. Le singulier réduit ! Nous aperçûmes tout d’abord des branchages de sapin amoncelés sur le sol ; dans le fond, une sorte d’estrade en planches qui avait dû servir de lit, voilà le mobilier. On voyait encore la place du poêle et le trou ménagé au plafond pour laisser sortir le tuyau. La lucarne ne livrait passage qu’à un jour douteux, et il nous fallut habituer nos yeux à cette obscurité.

« Quelle misère ! répéta Marguerite. On dirait en grand la niche de Nestor et de Fox. Ces pauvres gens ne doivent s’y enfermer que le moins longtemps possible ? »

Gottlieb secoua la tête.

« Vous ne pensez pas à la pluie, mademoiselle Marguerite, qui, dans les mois d’automne, les emprisonne pendant des journées entières. Après tout, cette vie-là en vaut d’autres, y compris le métier de garde champêtre, dont je ne voudrais plus pour un empire. Ce sont de bons et braves gens, bons comme le bon pain. Cependant les braconniers, qu’ils gênent, ne les aiment guère, et leurs débats troublent quelquefois le silence de la forêt. »

Et comme Marguerite, en inspectant l’intérieur de ces huttes, ne pouvait retenir de nouvelles exclamations de pitié :

« On se fait à ces habitations-là comme à d’autres, lui dit Gottlieb. Tout est affaire d’habitude ; et la preuve, c’est que les blockhaus sont tous les mêmes, sur le bord du Rhin et dans les Vosges.

— N’importe, dit Marguerite en sortant, c’est attristant. Si nous nous mettions en route, à présent que nous les avons vus ? Où donc est Maurice ? »

Maurice, qui ne pouvait rester en place et que nos lenteurs impatientaient, s’était mis bravement à passer en revue successivement les cinq ou six blockhaus dont les toits moussus émergeaient çà et là des vertes touffes des jeunes sapins. Seul d’entre nous, il trouvait ces petites maisons admirables ; il aurait voulu en habiter une à lui tout seul.

Marguerite n’avait pas achevé de parler, que j’entendis sa voix claire qui m’appelait précipitamment :

« Édouard ! criait-il ; Édouard ! viens vite ! »

J’accours, et je le vois sortir en toute hâte du blockhaus le plus éloigné. Il agitait au-dessus de sa tête un objet que l’éloignement ne me permit pas d’abord de reconnaître distinctement.

« Qu’est-ce que Gottlieb disait donc, que ces cabanes étaient abandonnées ? s’écria-t-il en arrivant tout essoufflé. Regarde plutôt. »

Il nous tendait une cuiller en bois, encore humide, et qui sentait la soupe à l’oignon à plein nez.

« Où as-tu trouvé cela ?

— Là-bas, dans la baraque du fond, et bien d’autres choses encore ! Venez voir ! »

Nous le suivons, Gottlieb, Marguerite et moi. Nous entrons dans la cabane, et Gottlieb, dès le premier pas, se met à pousser des exclamations qui ne laissaient aucun doute sur l’intérêt de la découverte.

Il était clair que plusieurs visiteurs inconnus avaient élu domicile dans cette hutte abandonnée, peu d’heures sans doute avant notre arrivée. Il semblait que leur place fût encore chaude. Le sol était semé de détritus de toute nature : pelures de pommes de terre, débris de légumes, taches encore humides que la terre n’avait pas eu le temps de boire. Ajoutez à cela des plumes d’oie éparpillées, qui montraient jusqu’à l’évidence quelle avait été la pièce de résistance du festin.

Chaque pas amenait une trouvaille nouvelle. Les huttes ne sont pas bien grandes ; mais elles peuvent contenir six à huit personnes, pour peu que les locataires consentent à se serrer les coudes. Maurice, qui, en vrai limier de chasse, mettait à profit sa taille exiguë pour fureter dans les petits coins, ne tarda pas à ramasser le bec de la bête encore garni de sa tête, mais le bec seul l’avait séduit.

Les cendres à peine refroidies et mises en tas indiquaient que le feu datait au plus de vingt-quatre heures. Les branchages amoncelés tout autour du foyer semblaient garder l’empreinte des corps. Plus de doute ! la cabane avait été habitée la veille, et ses hôtes n’étaient pas loin.

« Diable ! diable ! grommela Gottlieb entre ses dents, voilà qui ne fleure rien de bon ! »

Et voyant que nous restions pensifs tout en l’interrogeant des yeux :

« Filons ! dit-il ; il faut que le colonel soit averti. Ce ne sont pas mes amis les bûcherons, bien sûr, qui se seraient payés ce régal incognito !

— Ceux qui habitaient la hutte se sont sauvés, lui dis-je, et au grand galop encore ! »

Les indices ne manquaient pas pour révéler une fuite précipitée. La cuiller en bois en était un, ainsi que le désordre qui régnait dans la hutte.

« Je le vois bien, qu’ils se sont sauvés, murmura Gottlieb, qui grognait comme un chien de chasse en défaut. Cours après, maintenant ! »

Que penser de voyageurs qui, pour faire bombance, se retirent au fond des bois et se cachent dans une retraite abandonnée ? Tout cela donnait à réfléchir, et nous n’avions guère besoin de tenir conseil pour limiter notre choix à trois catégories d’individus : les braconniers, les contrebandiers de la vallée du Rhin, ou enfin les vagabonds mystérieux dont le nom flottait dans ma pensée, sans oser encore se fixer sur mes lèvres : les bohémiens !

Une fois sur cette pente, notre imagination alla bon train, et nos jambes firent comme elle.

La route de la vallée coupait au plus court : Marguerite, un peu fatiguée, s’appuya sur le bras de Gottlieb, et bientôt le toit de la ferme, puis celui du chalet apparurent à nos yeux.

Au moment où nous franchissions la petite porte du jardin, nous nous trouvâmes tout à coup nez à nez avec le père Girolt, que mon père reconduisait selon son habitude.

La conversation était engagée. Mon père parlait d’une voix forte, et voici ce qu’il disait :

« Les malheureux ! obligés maintenant de se cacher comme des voleurs ! Dans quel triste temps vivons-nous ? »

Il se tut en nous apercevant, serra la main du père Girolt, et, essayant de prendre un ton enjoué :

« Ah ! vous voilà les petits coureurs de montagnes ! Eh bien, Marguerite, la promenade t’a-t-elle réussi au moins ? »

Sans prendre le temps de respirer, je me mis à raconter la découverte du blockhaus, nos doutes et nos conjectures. Je parlais avec beaucoup d’animation, stupéfait de voir que mon père, si prompt d’ordinaire à manifester ses sentiments, me laissait dévider mon chapelet sans m’interrompre.

« N’est-ce pas, père, dis-je enfin, que j’ai deviné juste ? N’est-ce pas que ce sont des bohémiens ? »

Mon père ne répondit pas tout d’abord ; puis, comme obéissant à un sentiment, dont il ne pouvait plus comprimer l’explosion :

« Oui, dit-il de la même voix dont l’intonation vibrante m’avait surpris tout à l’heure, des bohémiens !… N’est-ce pas être un bohémien ; et pire encore, que d’être obligé de fuir la société des hommes, de vivre au hasard, sans un toit pour abriter sa tête, à la merci du premier gredin venu qui découvrira leurs traces dans la forêt et s’en ira dénoncer leur dernier refuge ! »

Mon père avait parlé tout d’une haleine. Il reconnut, à l’expression de nos physionomies, que nous n’avions pas compris un mot à cet étrange discours. Il sembla se consulter un instant ; puis, voyant que nous n’osions pas lui adresser de nouvelles questions :

« Venez avec moi, chers petits. À vrai dire, ces secrets-là ne sont pas faits pour être gardés devant vous. Venez donc, et, quand vous saurez la vérité, vous comprendrez que, si nous n’avions jamais affaire qu’à des bohémiens de cette espèce, ce n’est pas moi qui appellerais les gendarmes. »

XIII

Mon père monta dans son cabinet ; il s’assit dans son grand fauteuil de cuir, et quand chacun, y compris Gottlieb, fut en place, l’oreille tendue pour écouter ses explications, voici ce qu’il nous apprit :

Depuis trois semaines environ, les forêts des Vosges étaient traversées, à de courts intervalles, par de malheureux soldats, épaves échappées pour la plupart de l’armée de la Loire, essayant de se rapatrier, et suspects, les uns comme XIII

LES FORÊTS DES VOSGES ÉTAIENT TRAVERSÉES
PAR DE MALHEUREUX SOLDATS.
maraudeurs, les autres d’avoir trempé dans des complots politiques.

Ces pauvres gens, originaires de l’Alsace, cherchaient surtout à regagner leurs villages sans éveiller les soupçons. Ils comptaient y vivre cachés par les leurs, et ils espéraient pouvoir attendre en paix le jour où, grâce à l’oubli, il leur serait permis de reparaître à visage découvert.

Mais le voyage pour beaucoup avait été long. Leurs méfiances, exaspérées par le malheur, grossissaient encore à leurs yeux les dangers de la route. Ils marchaient la nuit, ne s’arrêtant qu’aux maisons regardées comme sûres et qui leur avaient été désignées à l’avance, ne frappant qu’à des portes connues, couchant souvent à la belle étoile, trop heureux quand ils trouvaient une misérable hutte de bûcheron pour abriter leurs têtes !

Le défilé ne faisait que de commencer. Mais déjà les forestiers étaient avertis, et presque tous prenaient pitié de ces malheureux. Ils étaient venus consulter mon père, et vous devinez la réponse ! Jusqu’au père Girolt, un fonctionnaire, qui avait été gagné à la cause commune, la cause de la compassion. Voilà comment le chalet, ainsi que la ferme et ses dépendances, étaient devenus une sorte de lieu d’information où les forestiers venaient prendre le mot d’ordre de la bouche de mon père.

« Comprenez-vous maintenant, me dit-il, mes inquiétudes, le soir de notre promenade à la vallée des Charbonniers ? Ces braves gens avaient reçu les premiers proscrits, l’avant-garde des fuyards, et, une heure après, Christian Baüer m’a confirmé leurs récits…

— Oui, je comprends, dit Marguerite ; je me rappelle aussi les deux hommes en bonnet de police que nous avons rencontrés l’autre nuit sur l’escalier…

— Ceux-là et bien d’autres, » répondit mon père.

Un malheur n’arrive jamais seul. En même temps que les fugitifs, des maraudeurs, profitant des malheurs du temps, s’étaient répandus dans les bois. On avait signalé aussi de nouvelles caravanes de bohémiens au Ban de la Roche, dans la forêt de Dâbo et jusqu’aux environs de Wangenburg, c’est-à-dire à sept ou huit lieues de la ferme.

C’est pour tous ces différents motifs que mon père nous avait défendu de recommencer nos promenades dans la forêt. À toute autre époque les forestiers auraient bientôt eu raison des bohémiens et même des maraudeurs ; mais tout allait mal, et leur audace redoublait chaque jour. Les forestiers étaient en trop petit nombre pour suffire à la besogne ; on soupçonnait d’ailleurs celui de Wangenburg d’être de moitié avec les braconniers, et, sauf Christian Baüer, Nicolas Burkardt et les gardes de Grendelbruch et de Dâbo, de vieux soldats incorruptibles, on ne pouvait être sûr de rien ni de personne.

À ce moment Gottlieb, qui jusqu’alors était resté dans son coin sans souffler mot, éleva la voix :

« Pardon, mon colonel, mais j’aurais un petit mot à dire.

— Parle, mon garçon.

— Eh bien, sauf votre respect, si j’avais été convaincu que les gens du blockhaus étaient des soldats, je n’aurais rien dit, puisque c’est un secret ; mais je ne me serais pas pressé de revenir avec les enfants pour vous informer de la chose. »

L’observation était d’une justesse si évidente que mon père, qui d’habitude ne souffrait guère la contradiction, en fut frappé.

« C’est juste, dit-il. Tu crois donc que ce sont des bohémiens ?

— Oui, mon colonel, répondit Gottlieb ; j’ai ouvert l’œil, et je suis sûr de mon fait. Ce sont des bohémiens, j’en mettrais ma main au feu !

— Tu es un garçon plein de sens, Gottlieb. Quelles sont tes preuves ?

— Tout ce que j’ai à dire, reprit-il, c’est que des soldats, de vrais soldats, en pays ami, se contenteraient de peu et ne se risqueraient pas de semer l’alarme, au risque de se faire découvrir, en volant des oies. Or le blockhaus avait servi de refuge et de cuisine à des gens aimant la bombance. M. Maurice y a trouvé une tête d’oie, c’est positif ; nous y avons tous vu des instruments de cuisine, une soupière, des plats. Les soldats dont vous parlez ne voyagent pas avec des batteries de cuisine. Mon avis est que les gens qui avaient laissé tout cela au blockhaus ne peuvent avoir été que des bohémiens qu’une alerte a mis en fuite. Si vous aviez vu le blockhaus, mon colonel, vous diriez tout le premier : « Gottlieb a vu clair. » Je ne sais pas grand’chose ; mais les pistes, voyez-vous, ça me connaît. »

Mon père n’insista plus. Il était évidemment ébranlé. Peut-être aussi n’avait-il combattu l’avis de Gottlieb que pour nous rassurer un peu. Sans avoir peur, positivement peur, ce qui s’appelle peur, nos imaginations ne laissaient pas que d’être assez inquiètes. C’est pour le coup que les visites des gardes forestiers commencèrent à nous intéresser. Quand donc cette engeance de braconniers et de bohémiens aurait-elle quitté le pays ! Comme il faut qu’il y ait des gueux abandonnés du ciel pour condamner deux petits hommes, qui n’avaient jamais fait de mal à personne, à vivre enfermés derrière les grilles d’un jardin !

Ce retour des bohémiens rendait Marguerite fort soucieuse en ce qui concernait Zaféri. Quelle influence leur passage ne pourrait-il pas exercer sur lui ?

Telles étaient nos réflexions. Notre indignation ne pouvait rien changer à l’affaire, mais c’est un soulagement que de s’indigner contre les chenapans, quand on n’a pas d’autres ressources à sa disposition.

Malheureusement, à cette époque, les montagnes des Vosges ne se prêtaient que trop aux incursions des maraudeurs ou aux invasions des bohémiens. Les maisons forestières étaient rares. D’immenses espaces, aujourd’hui défrichés, étaient couverts d’une végétation impénétrable, et, par endroits, c’était à peine si l’enchevêtrement des branches laissait apparaître quelques lambeaux du ciel.

Au-delà du Nideck déjà, même en plein midi, la nuit commençait, la nuit verte, chantée par les Allemands quand les Allemands avaient de vrais poëtes, l’obscurité silencieuse des grandes futaies abandonnées. Il y avait des ravins où les arbres pourrissaient sur pied, jusqu’à ce qu’un coup de vent vînt à renverser ces colosses desséchés qui s’abattaient alors le long des pentes, et faisaient comme des barricades monstrueuses où s’accrochait le réseau des plantes grimpantes, des rosiers et des framboisiers sauvages, des lianes de lierre mêlées aux branches épineuses des ronces et du houx.

Vous pensez bien que, dans ces labyrinthes de feuilles et de branches, les braconniers, les contrebandiers, les bohémiens, les maraudeurs de toute espèce, avaient beau jeu. Ces gens-là connaissaient le pays, ils savaient s’orienter et se ravitailler : avec quelques éclaireurs postés aux bons endroits, il leur était facile de vivre, une semaine ou deux, aussi tranquilles qu’une tribu de sauvages dans une forêt d’Amérique.

Est-ce que les bohémiens de Niederhaslach n’avaient pas trouvé moyen de s’enfuir sans laisser une trace derrière eux ? Et pourtant les bohémiens ne voyagent guère sans un bagage encombrant, sans un lourd chariot suspendu, ou, tout au moins, sans une tente et des effets de campement. Aussi mon père songeait-il maintenant à réunir et à armer une vingtaine d’hommes résolus. Il s’agissait de relever les pistes entrevues, une à une, de façon à prendre des points de repère et à acquérir une certitude définitive sur leurs chances d’échapper, en attendant que l’on pût organiser soit une surveillance secrète de jour et de nuit, soit une battue générale pour laquelle tous les paysans des villages menacés seraient convoqués.

Un beau matin, vers midi, Gottlieb entra tout droit dans la salle d’études, où mon père était en train de nous faire réciter nos leçons.

« Qu’y-a-t-il, Gottlieb ? dit mon père étonné de le voir violer aussi délibérément un lieu où l’on savait qu’il n’aimait pas à être dérangé.

— Je viens de la coupe, mon colonel.

— Eh bien ? » répéta mon père.

Et s’apercevant que Gottlieb ne nous quittait pas des yeux :

« Tu peux parler devant les enfants. De quoi s’agit-il ?

— Voilà, mon colonel. Je voulais vous dire que, si vous aviez observé Zaféri depuis quelque temps, vous n’auriez pas l’ombre d’un doute.

— Je ne comprends pas, dit mon père ; explique-toi clairement.

— Eh bien, on ne m’ôtera pas de la tête que ce petit sait quelque chose de ce qui se passe. Avec son flair de chien de chasse, il aura senti que les gens de sa race, les gens du blockhaus, étaient dans la forêt, pas très-loin peut-être, et depuis ce moment il a la fièvre, il ne mange que du bout des dents ! Demandez aux bûcherons. Voilà huit jours que je le suis. Ses yeux brillent dès qu’il arrive dans le bois ; il les roule de tous côtés, comme s’il voulait lire dans les feuilles et sur les chemins. Puis, quand nous nous reposons, savez-vous ce qu’il fait ? Il a l’air d’écouter ; il se couche de son long dans l’herbe, l’oreille contre terre, et il reste comme ça un quart d’heure, vingt minutes au moins, les yeux fermés.

— Le grand mal ! dit mon père d’un ton que démentait son regard ; n’a-t-il pas le droit de dormir, cet enfant ?

— Il ne dort pas, mon colonel. Ce matin je n’ai eu qu’à tousser un peu pour lui faire ouvrir les yeux. Il rêve, il est inquiet, et ça n’est pas naturel. Je le connais bien maintenant.

— C’est tout, mon garçon ?

— Oui, mon colonel.

— C’est bon, tu peux t’en aller. »

Quand la porte se fut refermée, mon père mit ses coudes sur la table, et, regardant Marguerite en face :

« Que penses-tu de tout ceci, mignonne ? lui demanda-t-il.

— Je pense, dit-elle avec sa vivacité accoutumée, que Gottlieb a perdu la tête. Dire que ce pauvre petit ne peut pas seulement se coucher dans l’herbe, sans qu’on y voie du mal !

— Tu te trompes du tout au tout, Marguerite. Gottlieb est un homme de bon sens, qui n’a aucun intérêt à voir du danger là où il n’y en a pas.

— Bon ! voilà que tu prends fait et cause pour lui, à présent !

— Mais non, mais non ! Sais-tu bien que tu es un vrai petit tyran, incapable de rien voir et de rien entendre quand il s’agit de ton protégé ?

— C’est que ce serait si affreux, de penser qu’après ce qu’il a fait à Niederhaslach, Zaféri serait capable d’une mauvaise action.

— Une mauvaise action ? Comment l’entends-tu ? Il peut avoir la nostalgie de son existence d’autrefois, sans être pour cela un criminel. S’il a des raisons de supposer que les siens, ceux qui l’ont élevé, après tout, sont dans la forêt, quoi de plus explicable, quoi de plus naturel que l’agitation remarquée en lui par Gottlieb ?

— Non, père, non ! s’écria Marguerite avec force, il n’a plus ni père ni mère, tu le sais, et nous ne sommes plus, nous ne pouvons plus être des étrangers à ses yeux maintenant. Ne l’enferme pas, je t’en prie. Ce serait le vrai moyen de le perdre. Zaféri ne regrette du passé, de son passé avec ses derniers maîtres, que son chien. »

Mon père se mit à rire.

« Il n’est pas question de cela, dit-il. Les bûcherons suffisent à le garder aussi bien que le feraient les murs de la ferme. Seulement tout ceci mérite réflexion, et c’était le devoir de Gottlieb, qui le voit de près, de parler le cœur sur la main. »

Marguerite avait beau dire ; le changement signalé par Gottlieb eût éclaté à des yeux moins prévenus que les siens. Zaféri était devenu méconnaissable. Ses gestes, sa démarche, avaient quelque chose de plus mystérieux encore que de coutume. Le soir même de la visite de Gottlieb, quand il rentra à la ferme, au lieu d’assister à nos jeux, comme il en avait pris peu à peu l’habitude, il s’éloigna de nous, cherchant les endroits écartés, et évidemment plus enfoncé que jamais dans ses rêveries.

Nous le trouvâmes de nouveau, vers le soir, perché au sommet de son observatoire, indifférent au reste du monde, plongé dans une sorte de demi-sommeil, l’œil errant dans le vide, la tête appuyée dans ses mains.

XIV

La nuit porte conseil. Dès le lendemain mon père appela Gottlieb dans la salle à manger, où il se promenait de long en large depuis une heure.

« Tu vas partir pour la coupe, dit-il, et tu iras dorénavant chaque matin avec les bûcherons.

— C’est cela, mon colonel, j’aurai l’œil sur le petit.

— Eh non ! pas de surveillance. S’il se croit prisonnier, il aura envie de se sauver, quoique, le diable m’emporte, si je vois l’intérêt de ce petit à quitter un bon gîte pour s’en aller retrouver les gredins qui l’ont meurtri de coups ! Mais tu as raison, Gottlieb ; il peut avoir découvert quelque chose, et il est bon de s’en assurer. »

La porte de la salle à manger était entr’ouverte. De la salle d’études nous avions tout entendu. Après avoir congédié Gottlieb, mon père vint nous rejoindre.

« Veux-tu que je le fasse parler, père ? dit Marguerite ; je suis sûre qu’il me répondra.

— Non, pas encore, ce serait trop tôt. Il vaut mieux être sûr de notre fait. S’il n’y a rien, ce qui est possible, il est inutile de lui donner l’éveil.

— Gottlieb est fou ! reprit Marguerite avec humeur. Zaféri est libre ; pourquoi se sauverait-il ?

— Pourquoi l’eau s’en va-t-elle toujours à la rivière ? lui répondit mon père. Tu ne sais pas combien est puissant l’instinct de sa race. Quoi qu’il en soit, agile comme il est, ce ne sont pas les occasions qui lui manqueront, et le mieux encore est de le laisser libre. »

La journée se passa sans incident. Zaféri revint le soir avec les ouvriers. Il était taciturne comme la veille, mais il nous regarda jouer dans le jardin, et, la nuit venue, il rentra dans la soupente où son lit l’attendait, sans que Marguerite eût obtenu de lui dix paroles.

Le lendemain matin, des rumeurs confuses de voix nous éveillèrent. Il était six heures à peine, et nous ne devions nous lever qu’à sept heures. Cependant la discussion était si bruyante que je XIV

IL AVAIT MIS À PROFIT SON AGILITÉ DE SINGE.
courus à la fenêtre. Un groupe de bûcherons s’était rassemblé devant la maison ; Gottlieb gesticulait au milieu du groupe, et mon père écoutait…

Zaféri, que mes yeux cherchaient, n’était pas avec eux.

Le temps de mettre nos bas, nos pantalons et nos souliers, et de frapper en passant à la porte de Marguerite, nous étions déjà descendus.

Nous apprîmes alors que le bohémien avait disparu. Son lit défait, portant l’empreinte de son corps, indiquait qu’il avait passé la plus grande partie de la nuit dans sa petite chambre. Il avait dû se lever avant tout le monde, passer devant la porte de la mansarde voisine où dormait Gottlieb et gagner la lucarne du corridor qui donnait sur la route.

Impossible de sortir par la grande porte : Zaféri n’en avait pas la clef et la serrure était intacte. Il avait évidemment mis à profit son agilité de singe pour se laisser glisser le long de la gouttière, jusqu’à l’un des poteaux de soutien des balcons.

« Tiens, regarde, dit mon père en me montrant quelques fragments de tuiles que le bohémien avait détachés dans sa descente ; voilà qui trahit le chemin qu’il a pris. Ne vous avisez pas, mes petits, de jouer à ce jeu-là ; il n’y a que des chats de cette espèce pour faire de ces tours de force sans se casser le cou. »

Marguerite arriva sur ces entrefaites. En deux mots elle fut mise au courant de l’aventure.

Je m’attendais à de vives exclamations. La chère petite resta muette. Cette révélation l’avait pétrifiée.

« Que faire ! dit-elle enfin, que faire !

— Rien pour le moment, répondit mon père d’un ton bref ; nous allons déjeuner d’abord, puis vous apprendrez vos leçons comme de coutume. Nous attendrons la fin de la journée et alors je verrai à prendre un parti. »

Apprendre nos leçons, c’était bientôt dit ; nous n’avions guère le cœur à l’ouvrage. Le de Viris illustribus ne put ce jour-là m’entrer dans la tête. Quand, sur le coup de midi, mon père ouvrit la porte pour examiner nos tâches, j’étais prêt à confesser mes distractions, et Maurice allait m’imiter, quand tout à coup la porte du jardin cria sur ses gonds, des pas précipités retentirent, et Gottlieb entra bruyamment dans la chambre.

« Mon colonel ! mon colonel : criait-il hors de lui, sans prendre seulement la peine d’ôter son bonnet, le bohémien est revenu. »

En un instant nous fûmes tous debout.

« Où ça, revenu ! dit mon père.

— À la coupe, au moment où nous nous y attendions le moins ! J’avais le dos tourné quand j’entends un grand cri. C’étaient les autres qui l’avaient vu arriver. Il est venu tout tranquillement, mon colonel, comme si rien ne s’était passé. Il a pris une hachette, et il s’est mis à l’ouvrage sans dire une parole. Ce n’est pas qu’il parle beaucoup d’habitude, mais vous comprenez, dans ce moment-là, nous pensions qu’il aurait quelque chose à nous dire. Il ne disait rien du tout, et nous autres, nous avions tous le bec fermé de le voir si peu embarrassé et nous regardant en face de l’air le plus naturel du monde. Alors je me suis approché et je lui ai dit :

— D’où viens-tu ?

Il a eu un drôle de regard, et il m’a répondu :

« J’ai été me promener. »

— Te promener ? Est-ce qu’on passe par les gouttières, est-ce qu’on prend le chemin des chats, quand on veut se promener honnêtement ? »

— Là-dessus il a eu un geste qui voulait dire :

« Je m’en moque ! » Ah ! si je ne m’étais pas retenu, quelle taloche je lui aurais appliquée ! Mais j’ai pensé, mon colonel, que ce droit vous revenait, et puis j’étais si pressé de venir vous raconter la chose, que je ne me suis pas amusé plus longtemps.

— Il aurait fallu l’emmener avec toi Gottlieb. Quant à le battre, dans n’importe quelle circonstance, eût-il été cent fois plus coupable, je te le défends absolument une fois pour toutes.

— L’emmener ! j’y ai bien pensé. Mais il aurait fallu pour cela le porter à bras. Quand je lui ai dit de venir, savez-vous ce qu’il m’a répondu ? — « Je reviendrai ce soir. Maintenant je suis fatigué et j’ai faim. »

— Lui a-t-on donné à manger, au moins ?

— Tant qu’il a voulu. Mais si vous voyiez dans quel état il est ? De la boue jusqu’à la ceinture, les mains sales, sa blouse déchirée, des égratignures plein la figure. Il a dû aller très-loin, car cette boue, c’était de la terre rouge du Schneeberg ; il n’y avait pas à s’y tromper. »

Nous avions cinq bonnes heures à attendre. L’impatience nous talonnait tous de telle façon que nous voulions partir pour la coupe immédiatement, ou du moins y dépêcher Gottlieb, avec la consigne de ramener le bohémien sans plus de retards.

Mais mon père ne voulut pas entendre de cette oreille-là.

« Ce petit, dit-il, est un original qui nous ménage encore plus d’un tour de sa façon. Surveillons-le, mais ne faisons rien qui puisse lui fournir, à défaut de raison, un prétexte à faire des sottises.

— Merci, père, dit Marguerite. Attendons. »

Marguerite ne savait évidemment que penser : cette fugue inexplicable avait mis en déroute tous les beaux raisonnements qu’elle avait faits au profit du bohémien. Il était revenu, c’est vrai, mais enfin il était parti, et il y avait tout au moins de la duplicité dans son affaire.

Enfin la troupe des bûcherons apparut dans le lointain de la route. Quelques instants après, Zaféri entrait dans le jardin, et Gottlieb l’introduisit aussitôt dans la salle d’études où nous étions réunis.

Gottlieb n’avait rien exagéré. Quel voyage ce fugitif repenti avait dû accomplir ! Il était fait comme un barbet, crotté jusqu’à l’échine, méconnaissable, et pourtant il avait essayé de se nettoyer.

Ses yeux étaient rouges, gonflés, et ils avaient un mauvais regard. Je me souvins de la scène des chardonnerets, et il me sembla que, ce jour-là, son visage avait eu la même expression.

« Tu es parti ce matin, lui dit mon père ; tu t’es sauvé par la fenêtre, au risque de te casser le cou. Tu sais bien qu’on n’aurait pas mieux demandé que de t’ouvrir la porte. À quoi bon s’évader comme un coupable, quand on peut partir librement. Où as-tu été ? »

J’avais cru que mon père ferait tout au moins semblant d’être très en colère. Mais non, sa voix était calme.

Peut-être le bohémien avait-il eu la même pensée. Il baissa les yeux, et, regardant fixement son bonnet, qu’il tournait et retournait entre ses doigts :

« Je suis allé me promener, dit-il d’une voix claire, très-loin dans la montagne.

— Soit ; mais pourquoi n’as-tu pas réveillé Gottlieb ? Il aurait été le premier à t’ouvrir la porte.

— Je n’ai pas voulu le réveiller. Il dormait.

— Qu’en sais-tu ?

— Il ronflait. »

Maurice et moi, nous ne pûmes nous empêcher de rire. Ce bravé Gottlieb faisait en effet plus de bruit la nuit que le jour ; il possédait une voix de nez qui n’appartenait qu’à lui, une véritable cornemuse dont le son perçait les murailles.

Mon père nous lança un regard qui nous invitait au silence ; puis il reprit du même ton :

« Et pourquoi cette promenade ? Qu’y avait-il de particulier à voir pour toi et de si bon matin dans la montagne ?

— J’ai cherché des fraises ; je me suis trompé de chemin, et j’ai été obligé de monter jusqu’au Schneeberg. Après cela je suis redescendu et j’ai été à la coupe.

— Il répète la leçon qu’il a préparée en chemin, murmura mon père en s’adressant à Marguerite. Autant de mensonges que de mots.

— C’est bien, mon garçon, reprit-il à haute voix. Puisque tu ne veux pas dire la vérité, Gottlieb t’enfermera dans ta chambre, puis, demain matin, on te conduira à Saverne, où tu chercheras d’autres amis. »

Cette menace, que mon père articula d’un accent très-ferme, ne parut faire aucune impression sur Zaféri. Nous savions bien, nous autres, que mon père ne parlait ainsi que pour lui faire peur ; mais le but ne fut pas atteint. Le bohémien resta impassible.

« Tu nous trompes, Zaféri ! s’écria alors Marguerite, qui, cédant à son indignation, ne pouvait plus se taire ; tu ne nous dis pas la vérité, et c’est mal ! Il t’est arrivé quelque chose, et, puisque tu es revenu, il faut le dire. »

Le bohémien détourna les yeux du visage de mon père, qu’il n’avait pas cessé de regarder en face, et le bonnet recommença à tourner entre ses doigts.

« Si tu nous dis la vérité, tout sera oublié. Il faut la dire ; parle. Mais parle donc !… »

Et, s’approchant de lui, d’un geste rapide elle lui enleva son bonnet, et, prenant ses deux mains dans ses petites mains frémissantes d’impatience :

« Tu es libre, tu le sais ; j’ai toujours été bonne pour toi, je n’ai pas oublié que tu t’es jeté devant le taureau le jour où nous étions à Niederhaslach. Si tu ne veux pas parler à mon père, parle-moi. Dis pourquoi tu t’es sauvé ce matin ? »

La réponse fut rapide et inattendue. Marguerite avait peu à peu poussé le bohémien contre l’angle du canapé. Tout à coup Zaféri s’affaissa sur les coussins, ses bras se détendirent, et de ses yeux gonflés sortit un déluge de larmes.

Jamais nous ne l’avions vu pleurer. Nous en étions arrivés à le croire incapable d’une émotion quelconque, et ce spectacle extraordinaire nous toucha profondément.

« Tu pleures ! s’écria Marguerite ; tu pleures parce que tu as peur d’être congédié, ou plutôt, car j’aimerais mieux cela, du chagrin d’avoir été coupable. Voyons, parle-moi ; dis-moi ce qui est arrivé. Le mensonge est ici la seule chose qu’on ne pardonne pas. »

Le bohémien releva la tête, et, d’une voix presque inintelligible :

« J’ai voulu retrouver Wolff, dit-il ; voilà tout.

— Son chien ! s’écria Marguerite ; son pauvre chien !… Nous aurions dû le deviner pourtant !

— J’ai bien couru, reprit le petit bohémien ; j’ai cherché partout, j’ai crié et j’ai sifflé… J’ai été jusqu’au Schneeberg… Mais les autres le tenaient, c’est sûr ; sans ça il serait venu !… — si, — s’il n’est pas mort.

— Tu sais donc que les autres sont dans la forêt ? » lui dit Marguerite.

Zaféri regarda autour de lui, et ses yeux se fixèrent sur Gottlieb, qui, le dos appuyé contre la porte, écoutait de toutes ses oreilles.

« Tu peux sortir, Gottlieb, dit Marguerite ; nous n’avons plus besoin de toi. »

Quand Gottlieb eut obéi, le bohémien regarda mon père ; il hésita un instant ; puis, d’une voix sourde, si peu distincte qu’elle nous arrivait à peine :

« C’est sûr, dit-il ; mais on ne les trouvera pas.

— Tu les as vus ?

— Non, mais les bûcherons le savent bien, que les zingari sont dans le bois. Et ce sont les mêmes, c’est sûr. Ils reviendront jusqu’à ce qu’ils me retrouvent.

— Et c’est pour cela que tu vas au-devant d’eux ! Est-ce pour leur épargner la peine de te chercher ? »

Mais, comme fatigué d’en avoir tant dit, le bohémien se releva.

« Laisse-le partir, père, dit Marguerite à demi-voix ; il ne dira plus rien. »

Zaféri n’attendit pas la permission. Il ramassa son bonnet, puis nous le vîmes traverser le jardin, se diriger vers la porte qui conduit aux bâtiments de la ferme et disparaître.

Mon père se promenait dans la chambre avec agitation.

« Singulière nature ! dit-il après avoir fait plusieurs tours de long en large et en revenant se poster devant Marguerite, qui le suivait des yeux avec inquiétude. — Voyons, Marguerite, tu n’es qu’une petite fille, mais tu as, Dieu merci, assez de bon sens et de raison pour voir clair dans cette aventure, et tes mioches de frères ne sont pas des sots. Que dis-tu, que dites-vous de tout ceci ? »

Marguerite posa son doigt contre sa bouche et parut s’absorber dans des réflexions profondes.

« Tu ne dis rien ?… Eh bien, veux-tu que je t’apprenne ce que je pense, moi ? C’est que, si nous ne prenons pas nos mesures en conséquence, cet enfant nous échappera un jour ou l’autre et plus tôt peut-être que nous ne pouvons nous y attendre. S’il ne nous quitte pas de lui-même, ses anciens compagnons l’enlèveront au premier moment.

— Il ne songeait qu’à son chien, cher père, et il a cru que Gottlieb lui défendrait de sortir.

— Ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Écoute bien, Marguerite, continua-t-il en s’asseyant devant elle. Zaféri a appris qu’il y avait des bohémiens dans la montagne, et du coup il a juré que c’étaient les siens. Il a eu un chien, et le souvenir de ce chien ne lui est pas sorti de la tête depuis qu’il vit avec nous. Voilà qui est très-naturel, quoique ce ne soit pas flatteur pour Nestor et pour Fox. Eh bien, ce petit a deviné juste, et il faut tenir compte de son instinct. Il y a quinze jours, ces vagabonds s’étaient réfugiés dans le blockhaus ; ils rôdent aujourd’hui dans les environs du Schneeberg. Sais-tu pourquoi ? C’est que les gens de cette race n’oublient jamais les leurs. Ils ont attendu l’occasion pour revenir ; le hasard nous a livré Zaféri, ils comptent sur le hasard pour le reprendre, et au besoin, comme je te le disais tout à l’heure, ils emploieront la ruse et la violence.

— Mais Zaféri ne-se laissera pas faire ! s’écria Marguerite ; il est habitué à nous, maintenant ! »

Mon père secoua la tête.

« Si habitué, dit-il, que, sans ton intervention, je n’aurais tiré de lui que des mensonges. Non, ce n’est pas en quelques mois que l’on peut se flatter d’avoir apprivoisé complètement un enfant à demi sauvage. Il ne sait pas lui-même ce qui se passe au fond de son cœur ; il est troublé, inquiet, il se méfie de nous tous, de toi-même peut-être. S’il était repris par ses anciens maîtres, je ne dis pas qu’il ne chercherait pas à s’enfuir de leurs mains, après avoir tâché de leur arracher son unique trésor, son chien, qu’il aime par-dessus tout. Mais en ce moment son instinct le pousse à rôder autour d’eux et tous ses vieux souvenirs se réveillent à la fois. Avait-il la conscience bien nette tout à l’heure, quand, au lieu de nous dire la vérité que nous aurions admise comme circonstance atténuante à sa faute, il cherchait à ruser malgré mes prières et mes menaces ? Si la vérité lui est échappée tout à coup, c’est que seule tu as su la lui arracher. »

Marguerite laissait parler mon père sans l’interrompre. Après un instant de silence il reprit :

« Si ce petit ne m’inspirait pas de l’intérêt, je n’en dirais pas si long. Mais je n’oublie pas qu’il t’a sauvé la vie à Niederhaslach, et que nous avons maintenant le devoir de ne pas l’abandonner.

— Tu veux donc l’enfermer ?

— Nullement ; voici ce que j’ai décidé. »

Mon père rapprocha son fauteuil en passant la main sous le menton de Marguerite ; il approcha ses lèvres de son frais visage et l’embrassa doucement au front.

— C’est mercredi aujourd’hui, dit-il. Eh bien, j’ai décidé que, dimanche ou lundi prochain, Gottlieb irait à Saverne mettre en ordre la maison.

— Nous allons donc rentrer en ville ?

— Le plus tôt possible, dit mon père. Vivre ainsi, ce n’est pas vivre ; j’en ai assez, moi qui pourtant n’ai pas servi l’Empire, de voir de pauvres soldats traqués comme des malfaiteurs, tandis que de vrais bandits sont à peine inquiétés et mettent à profit les malheurs du temps pour faire leurs mauvais coups ! On n’est plus sûr de rien aujourd’hui. Si j’étais seul, je resterais. Mais, depuis la mort de votre pauvre mère, est-ce que je ne me dois pas à vous tout entier ? Je ne suis pas plus tranquille pour vous que pour Zaféri. Qui nous dit que, par représailles, ces païens n’essayeront pas de s’emparer de l’un de vous ? Des bohémiens voleurs d’enfants, ça n’a jamais été chose rare. »

Marguerite se tut. Elle jeta sur Maurice un regard plein d’inquiétude ; elle était de l’avis de mon père.

« Quant au bohémien, si c’était à recommencer, je ne le prendrais pas en nourrice. Mais la chose est faite, et il n’y a plus à y revenir. Nous l’emmènerons donc avec nous. C’était décidé hier déjà, et l’affaire d’aujourd’hui m’a confirmé dans ma résolution.

— Mais d’ici à huit jours, père, qu’allons-nous faire de lui ?

— On ne le laissera pas aller plus loin que la coupe, et on ne le préviendra que quand la voiture sera prête. En attendant, les bûcherons auront l’œil sur lui. »

Puis, voyant que Marguerite ne répondait pas, il ajouta :

« Qu’en dis-tu ? N’ai-je pas raison ?

— Tu as raison, père ; cela vaut mieux ainsi.

— À la bonne heure. J’étais sûr que nous serions d’accord.

— Seulement, dit-elle, ce sera pour lui un changement terrible !…

— Bah ! il n’a pas dû voir beaucoup de villes dans sa vie, et le changement le distraira. Nous reviendrons tous l’année prochaine. Il faut bien espérer que dans un an la montagne sera débarrassée de cette engeance. »

Dans la journée même, les préparatifs du départ commencèrent. Ce n’était pas une petite besogne. En deux jours, la maison fut sens dessus-dessous. Il s’agissait de choisir entre les bagages que nous emporterions et ceux que nous laisserions à la campagne. Marguerite donnait les ordres, et mon père, qui ne s’occupait pas de ces détails, la laissait faire. Maurice et moi nous avions bien offert notre concours à Marguerite, mais elle nous déclara d’un ton fort net que nous n’y entendions rien.

XV

Le vendredi suivant, Marguerite se trouva un peu fatiguée.

Gottlieb, qui, selon sa coutume, était allé le matin jeter un coup d’œil sur les travaux de la coupe, avait promis d’être de retour à midi pour lui donner un coup de main. Midi avait sonné, le déjeuner était fini, et Gottlieb n’arrivait pas.

« Si nous allions à sa rencontre ? dit Marguerite. Véritablement je ne serais pas fâchée de dire adieu à cette pauvre forêt, que nous ne reverrons peut-être pas avant un an. »

Il faisait un temps superbe, trop beau peut-être, car du fond de la vallée soufflait une brise chaude, une de ces brises d’été qui sentent la pluie. La chaleur était très-forte, et le sable blanc de la route, semé de parcelles de mica, brillait au soleil comme un ruisseau d’argent.

Mon père interrogea le baromètre. Le baromètre marquait variable.

« Le traître n’a pas le courage de son opinion, dit-il ; mais c’est égal, je crois que l’orage aura bien la politesse d’attendre jusqu’au soir.

— Nous pourrions aller à la coupe, dit Maurice ; nous verrions travailler Zaféri, et s’il pleut, eh bien, nous irons à la maison forestière de Christian Baüer : c’est très-simple. »

La proposition de Maurice fut adoptée à l’unanimité. Mon père prend sa canne de houx, Marguerite son châle de voyage, nous autres petits nos manteaux d’été, et nous nous mettons en route.

Jusqu’à la forêt tout alla bien. Mais à peine avions-nous franchi le premier rideau des arbres, que d’épais nuages d’un bleu foncé, de véritables nimbus gros de tempête et de pluie, arrivèrent au galop du fond de la vallée.

« Marchons toujours, dit Maurice, ça ne sera rien. »

Notre père n’était pas aussi rassuré. Il se consulta un instant, puis, après avoir interrogé le ciel :

« Mieux vaut rester sous les arbres, dit-il ; en retournant dans la vallée, nous serions trempés comme des soupes avant d’être de retour au chalet. En marche donc et lestement, si nous voulons arriver à la maison forestière avant l’orage. »

Nous nous remîmes à marcher d’un bon pas. Déjà les rafales s’engouffraient sous les arbres, et quelques gouttelettes tièdes, apportées par le vent, fouettaient nos visages.

« Ton châle est-il bon, mignonne ? demanda mon père. Tu n’as pas peur de te mouiller ?

— Non, père, merci, dit Marguerite ; mais c’est égal, dépêchons-nous. »

Nous étions entrés en pleine futaie. Bientôt les gouttes d’eau se multiplièrent : le vent tomba tout à coup, et il se fit dans les feuilles ce crépitement significatif qui révèle la première ondée et que l’on entend dans les bois avant même de ressentir les premières atteintes de la pluie.

Heureusement la coupe n’était pas loin. En supposant que l’averse vînt à passer au travers des feuilles, comme à travers les trous d’un crible, nos bûcherons auraient bien vite fait de nous tailler avec leurs haches un abri de feuillage où nous pourrions en sécurité laisser tomber l’ondée la plus forte.

Ce fut Maurice qui, en éclaireur infatigable, pénétra le premier dans la clairière. La clairière était déserte.

« Ils ont eu peur de la pluie, nous cria-t-il, et ils se sont sauvés.

— Non ! non ! dit mon père, la pluie n’est pas assez forte ; ce n’est pas l’orage qui les a fait partir ! »

Comme pour lui répondre, une brusque rafale passa en gémissant dans la cime des arbres, et nous entendîmes tout au loin, répercutée par les échos du Nideck, la grande voix du tonnerre.

Au point où nous en étions, mieux valait avancer que reculer. XV

UNE BRUSQUE RAFALE PASSA EN GÉMISSANT
DANS LA CIME DES ARBRES.

Il n’y avait pas de temps à perdre. Quelle que fût la raison de ce départ inattendu, il nous fallait hâter le pas, si nous voulions arriver à la maison forestière avant le gros de l’averse.

La pluie perçait déjà le feuillage. Marguerite, le nez dans son châle de campagne, trottait comme une perdrix, à côté de mon père. Nous traversions heureusement une sapinière touffue, dont les branches entremêlées nous dérobaient la vue du ciel et nous abritaient tant bien que mal.

Quand nous ne fûmes plus qu’à dix minutes de la maison forestière, mon père nous dit :

« Mettons-nous à crier tous ensemble ! Christian Baüer ne sera pas fâché de savoir qu’il lui arrive du monde ! »

Nos quatre voix partirent à l’unisson. C’était une gamme descendante dont la voix grave de mon père et le timbre argentin de Marguerite faisaient l’octave.

« Holà ! répondit une voix sonore ; qui va là !

— Ce brave Christian ! dit mon père à demi-voix, depuis qu’on ne parle plus que de bohémiens, c’est un vrai gendarme !

— Holà ! ho ! répéta une autre voix ; nous arrivons !

— Tiens ! dit mon père, voilà Gottlieb à présent. Nous allons retrouver tout notre monde. »

Un bruit de pas se fit entendre, et, au débouché de la sapinière, nous nous trouvions nez à nez avec nos deux amis.

« Que s’est-il donc passé ? s’écria mon père en les apercevant.

— Les bohémiens ont pillé la maison forestière, répondit Gottlieb, et Zaféri a disparu. »

La pluie tombait de plus belle. Nous entrons vite dans la salle basse de la maison forestière où nos bûcherons, au nombre de dix, étaient rassemblés. Au milieu du groupe se trouvaient trois étrangers vêtus de mauvaises blouses de toile bleue et de pantalons de soldats. Dans un coin, la femme de Christian Baüer, la vieille Marie-Anne, se tenait accroupie sur un escabeau de bois et sanglotait, la tête cachée dans son tablier.

La discussion était bruyante : mais, sitôt que mon père fut entré, tout le monde se tut.

Il embrassa d’un coup d’œil l’intérieur de la chambre ; puis, s’asseyant sur un banc adossé au poêle :

« Parle, mon garçon, dit-il en s’adressant à Gottlieb ; et pas de mots inutiles, n’est-ce pas ?

— Voici, mon colonel. Je suis arrivé à la coupe ce matin vers dix heures. Une heure après j’allais partir et les bûcherons étaient en train de faire cuire leurs pommes de terre, quand nous entendons de grands cris dans la forêt, des cris de femme qui appelaient au secours !… Nous sautons sur nos haches, nous courons vers la sapinière, et nous rencontrons Marie-Anne qui, tout en courant de son côté, pleurait toutes les larmes de son corps. C’est bien la peine de pleurer quand le mal est fait ! Il n’y a pas à dire, tout ce qui s’est passé, c’est de sa faute. »

Marie-Anne voulut parler, mais les larmes étouffèrent sa voix.

« Il faut que vous sachiez, continua Gottlieb, que, ce matin, Christian était parti comme d’habitude pour faire sa ronde, et qu’il avait positivement ordonné à Marie-Anne de garder la maison. Mais voilà, les femmes veulent toujours en faire à leur tête, et Marie-Anne, après avoir mis la clef dans sa poche, est allée bavarder chez Nicolas Burkardt, au bas de la côte. À peine revenue, qu’est-ce qu’elle voit ? La porte de l’étable grande ouverte, l’autre porte enfoncée, et cinq ou six chenapans de mauvaise mine qui rôdaient autour de la maison. Là-dessus la fureur la prend : elle se met à crier comme une possédée, et ces bohémiens, qui n’ont pas pour un sou de courage quand ils trouvent quelqu’un à qui parler, commencent par se sauver. Mais déjà ils avaient eu le temps d’emporter les casseroles de la cuisine, le linge du séchoir et tout ce qui leur était tombé sous la main. Si cette sotte de Marie-Anne, au lieu de crier comme une folle et de leur montrer le poing, avait couru tout de suite à la coupe, sans perdre une minute, peut-être que nous serions arrivés à temps pour surprendre les voleurs. Mais quand elle est venue il était déjà trop tard. La place était nette. Christian, au même moment, revenait du Nideck. Dame ! vous pensez bien qu’en apprenant la chose il n’a pas été content, et, si sa femme l’a payé un peu cher, m’est avis qu’elle ne l’a pas tout à fait volé.

— Tout cela, dit mon père, ne m’apprend pas comment Zaféri a disparu. »

Je vis bien alors que Gottlieb n’avait tant grossi les torts de Marie-Anne que pour retarder l’aveu des siens. Il devint rouge jusqu’au blanc des yeux, et, d’une voix beaucoup moins assurée :

« Vous comprenez, mon colonel, que, dans le premier moment, nous n’avons pas songé à lui. L’orage venait de commencer ; je ne sais pas s’il a plu de votre côté, mais, de ce côté de la montagne, ç’a été un véritable déluge. C’est bien facile à voir : les ruisseaux sont devenus des torrents. Christian n’avait pas fini ses explications avec Marie-Anne que je lui prends le bras.

« Hé ! Christian, entends-tu ?

— Parfaitement, qu’il me dit ; c’est un chien qui aboie au bas de la côte. »

Il n’avait pas fini de parler que je me retourne pour chercher Zaféri. Le petit filait déjà comme une flèche, droit devant lui, sans regarder à droite ni à gauche. Nous courons sur ses talons naturellement ; mais lui, il criait tout en courant, il criait et il sifflait tour à tour, et les aboiements lui répondaient toujours plus fort. M’est avis que c’étaient les bohémiens qui excitaient le chien. Je dis alors à Christian :

« Ton fusil est-il chargé ?

— Oui, répond Christian ; nous allons les tenir, et, s’ils bougent, je tire dans le tas !…

— Tout à coup les aboiements cessèrent. On avait dû faire taire le chien ; mais Zaféri allait toujours son train, et quel train ! Les branches nous coupaient la figure ; il nous distançait malgré tout, et voilà que nous arrivons au bord du ravin, vous savez, le grand ravin rempli de pierres…

— Oui, je sais ; va toujours.

— Puisque vous voyez l’endroit, mon colonel, vous savez qu’il faut être un singe ou un fou pour essayer de le descendre à pic. Eh bien, nous étions à peine au bord, que le petit dégringolait la pente comme si le diable l’emportait. À ce même moment, le chien avait recommencé de crier. Je vis, comme je vous vois, Zaféri arriver au fond du ravin, se jeter dans les broussailles de l’autre côté du torrent ; j’entendis un hurlement du chien, puis un grand cri, puis plus rien.

— Mille tonnerres !… s’écria mon père ; cet enfant vous a appelés et vous l’avez laissé prendre…

— Pardon, mon colonel, dit Gottlieb avec une certaine fermeté, la faute est de ne pas l’avoir gardé de près à la maison forestière, ça c’est vrai ; mais, une fois dans la forêt, bonsoir ! Je suis payé pour savoir comment il galope, ce petit ; c’est la deuxième fois qu’il me fait courir. Nous avons pris au plus court, par un sentier de chèvres, au risque de nous casser le cou ; cela n’a pas été trop difficile de retrouver l’endroit ; mais du petit et des autres, plus de trace. On ne m’ôtera pas de la tête que ces bohémiens ont, dans les environs, un trou où ils se cachent. Quand ils auront vu venir le petit, ils se seront jetés sur lui et ils lui auront fermé la bouche. Voilà mon avis. Mais le moyen de retrouver l’endroit avec cette pluie qui nous aveuglait, et l’avance que Zaféri avait sur nous ! C’est égal, mon colonel, nous le retrouverons. Il n’y a qu’à faire garder les routes pendant la nuit : il faudra bien qu’ils sortent de leur cachette, et, avec vingt hommes qui connaissent la forêt, leur affaire est faite. »

Mon père haussa les épaules et fit quelques pas de long en large.

« Est-ce tout ? dit-il enfin.

— Pas encore : voilà deux camarades qui voudraient vous dire un mot. »

Gottlieb montrait du doigt les deux étrangers qui s’avancèrent aussitôt :

« Des soldats, dit mon père. D’où venez-vous ?

— Nous avons passé la nuit au Nideck, dit l’un, et nous allons à Wangenburg.

— Avez-vous de l’argent ?

— Oui, mon colonel, et, une fois à Wangenburg, nous serons tranquilles.

— Qu’avez-vous à me dire ?

— Voici l’affaire. Nous étions hier, mon camarade et moi, couchés au soleil, sur le grand rocher de la cascade, juste au-dessus du ravin de grès rouge. Tout à coup, mon camarade me dit : — « Tiens, voilà du monde, et du vilain monde encore. À qui en ont-ils donc, ces gens, pour flâner dans un endroit où il n’y a que des pierres, des arbres et pas de chemin ? » Je regarde, et j’aperçois dans l’ombre des sapins, aussi distinctement que je vous vois, une bande de bohémiens.

— Êtes-vous bien sûrs que ce fussent des bohémiens ?

— Oui, mon colonel, de vrais Zingari, noirs comme des taupes.

— Combien étaient-ils ?

— Six hommes et une femme.

— Avaient-ils un chien avec eux ?

— Oui, un grand chien-loup, une espèce de chien de berger qui courait tantôt devant, tantôt derrière. Et puis il y en avait deux qui étaient très-chargés. Ça m’a eu l’air d’être des effets de campement.

— C’est ce que je pensais, murmura mon père. Il y a longtemps qu’ils méditent leur coup : ils ont rôdé dans les environs avec l’espoir d’enlever le petit, et le hasard le leur a livré. Ils auront laissé leur voiture à quelques lieues d’ici. C’est bien ; merci, mon brave. »

Mon père avait prononcé ces quelques paroles à demi-voix, comme s’il se parlait à lui-même. Il s’approcha ensuite de la fenêtre, et écarta de la main les rideaux pour consulter l’état du ciel.

L’orage s’en allait lentement dans la direction du Schneeberg. Quelques gouttes de pluie rayaient encore l’horizon, mais il était temps de songer au retour.

« Voici ce que j’ai décidé, dit-il, faute de mieux. La journée est si avancée, la nuit est si proche, et des recherches, la nuit, dans la forêt, où tout est cachette, seraient si inutiles, qu’il n’y a rien à faire avant demain matin. Mais, d’ici là, Baüer, il faut prévenir Nicolas Burkardt d’abord, puis les gardes de Grendelbruch, de Dâbo, ceux de la vallée de la Magel jusqu’au Champ-du-Feu. Il y a du monde ici, il faut que tout le monde s’y mette. Que chacun de ceux que tu feras prévenir se rende, soit à pied, soit à cheval, pour réparer le temps que la nuit va nous faire perdre, aux issues extérieures de la forêt. Je vais faire, moi, prévenir par Gottlieb nos gens de Niederhaslach que je les attendrai tous demain matin avant cinq heures, ici même, dans la maison du garde. Ce sera notre quartier général, notre centre. Nous prendrons, nous, la forêt par toutes les routes de son milieu ; les autres convergeront au contraire de notre côté. Ce sera bien le diable si, pris entre deux feux, les bohémiens nous échappent. Allons, à demain, cinq heures au plus tard. »

Il indiqua par leur nom à Christian les issues qu’il aurait à faire prendre à revers, lui dit par quels passages ses hommes et lui-même se porteraient à leur rencontre ; puis, prenant sa canne de houx, il nous fit signe de ramasser nos manteaux, et nous sortîmes de la maison forestière, accompagnés de Gottlieb et de Christian Baüer, qui, sans déroger à la consigne que venait de lui donner mon père, pouvait nous faire un bout d’escorte jusqu’à l’endroit où le chemin débouchait dans la vallée.

Mon père marchait, la tête penchée, sans dire une parole.

Nous n’étions pas très-bavards de notre côté. Nous ne verrions pas notre père pendant toute la journée du lendemain, et cette journée serait terriblement longue.

L’idée de cette grande expédition où allait s’engager notre père nous trottait dans la tête. Nous regrettions de n’être pas partis pour Saverne aussitôt qu’il avait été question d’y aller.

Comme le chemin nous parut long ! Et quel soulagement de voir enfin le chalet apparaître au détour de la route !

Nous montons dans nos chambres. En un tour de main, nous changeons nos habits mouillés contre de bons vêtements bien chauds et nous revenons dans la salle à manger, où Gottlieb avait déjà dressé la table.

Un souper de viandes froides, quelques provisions prises dans le garde-manger, nous attendaient. Mon père ne tarda pas à arriver, ainsi que Marguerite, et ce fut notre petite sœur qui, la première, aborda le chapitre des explications.

« Tu veux donc partir, dit-elle à mon père, tu veux nous laisser seuls pendant toute cette longue journée !

— Bah ! dit-il en affectant un ton enjoué, demain c’est samedi, tu iras faire ta tournée ordinaire à Niederhaslach, et qui sait ? peut-être en rentrant me trouveras-tu tranquillement installé dans le grand fauteuil que voilà !… avec ton Zaféri retrouvé.

— Oui, mais si tu n’étais pas rentré avant la nuit ? S’il allait t’arriver malheur !

— Comme tu y vas ! Apprends que, de mémoire d’homme, les bohémiens sont aussi poltrons que des lièvres ; pillards, je l’accorde, très-hardis quand ils savent une maison abandonnée, mais c’est tout. Si Marie-Anne avait eu le bon esprit de ne pas quitter sa maison et ses casseroles, elle n’aurait pas vu le bout du nez du plus effronté de ces voleurs.

— Mais pourquoi les poursuivre, père ? Est-ce que Christian et les autres ne pourraient pas s’en charger à ta place ? »

Mon père bondit sur sa chaise.

« Eh quoi ! Marguerite, c’est toi qui me conseilles de laisser faire à d’autres la besogne qui m’appartient ! C’est à nous qu’on a volé un enfant, et c’est à ces braves gens que j’abandonnerais le soin de le délivrer ! Tu ne penses pas à ce que tu me dis, Marguerite. »

Marguerite se tut.

« Ne seras-tu pas heureuse, reprit-il, si je te ramène ton petit protégé, guéri une fois pour toutes de la manie de prendre la fuite sans crier gare ? Eh bien, il sera ici, lui et son chien, demain soir ; tu peux y compter. »

Marguerite secoua la tête :

« Zaféri est très-coupable, dit-elle. S’il m’avait écoutée, tout cela ne serait pas arrivé ! Et d’ailleurs il saurait bien revenir tout seul, s’il le voulait ! Il n’est pas facile à garder contre son gré, Zaféri, nous en savons quelque chose. »

Mon père ne voulut pas pousser la discussion plus loin. Il prit sa pipe, l’alluma et en tira plusieurs bouffées, tandis que Gottlieb enlevait les restes du souper.

« C’est bien vrai pourtant, dis-je alors, que nous serons terriblement inquiets pendant toute cette journée de demain. »

Mon père haussa les épaules sans répondre.

« Si tu le permettais, le soir après le souper, nous irions t’attendre sur la route ? Pas bien loin, jusqu’aux sapins seulement ! Nous crierions tous les quarts d’heure, et, quand tu nous entendrais, tu tirerais un coup de fusil pour nous prévenir de ton retour. »

Mon père réfléchissait :

« Eh bien, soit, dit-il. Et, si je ramène Zaféri, j’en tirerai deux. Va donc pour les sapins et pour les coups de fusil ! »

Il tira sa montre de sa poche et il ajouta :

« Et maintenant l’heure me paraît venue de nous séparer, mes chers petits. Dormez bien, soyez bien sages ; et toi, Marguerite, ne fais pas de mauvais rêves. Figure-toi que je vais à la chasse : c’est une chasse comme une autre, en réalité ; seulement nous prendrons le gibier sans brûler un grain de poudre. »

Il nous embrassa tendrement l’un après l’autre en nous congédiant. Puis, voyant que les yeux de Marguerite étaient humides :

« Es-tu donc enfant, ma pauvre Margot ! Puisque je t’assure qu’il n’y a aucun danger. »

Je m’étais bien promis de dormir pour chasser les idées noires qui me poursuivaient obstinément, mais le sommeil ne vint qu’assez tard. La fatigue cependant finissait par l’emporter, quand j’entendis la porte de notre chambre s’ouvrir doucement, et que, dans le demi-sommeil, je sentis qu’une paire de moustaches effleurait mon front.

« C’est toi, père, murmurai-je en refermant mes bras autour de son cou. »

Un baiser me ferma la bouche. Je l’entendis s’éloigner sur la pointe des pieds et s’arrêter un instant devant le lit de Maurice. Puis la porte se referma, et, malgré les efforts que je fis pour rassembler mes idées, je m’endormis profondément.

XVI

Quand je me réveillai, ma première pensée fut de courir à la fenêtre pour interroger l’horizon. La matinée était radieuse. Un petit vent frais faisait trembler les feuilles ; mais c’était le vent du nord, signe de beau temps et de soleil. Des nuages blancs, semblables à des fumées légères, couraient dans le ciel bleu : l’air sentait bon, et de tous les points de la vallée m’arrivait la chanson joyeuse des merles, des pinsons, des moineaux francs et des grives, qui se réjouissaient à leur manière de la beauté du jour.

La première moitié de la journée s’écoula tristement. Nous ne savions que faire de notre temps ; jamais les heures ne m’avaient paru si longues. J’errais comme une âme en peine autour de la ferme : je passais en revue les travaux de l’étable, de la laiterie et de la buanderie ; mais, si mes yeux paraissaient attentifs, mon esprit s’envolait par delà les montagnes, bien, bien loin de là. Une pensée, toujours la même, me poursuivait obstinément. S’il n’y avait vraiment aucun danger, comme mon père nous l’avait affirmé, pourquoi donc avait-il éprouvé le besoin de venir nous embrasser dans notre petit lit, avant de partir ? C’est vrai que les bohémiens sont des gens pleins de ruse, plus habiles à dresser une embûche qu’à faire le mal à visage découvert. Mais les bêtes les plus inoffensives se révoltent, elles aussi, quand elles sont acculées dans leurs trous ? Pourquoi s’était-il piqué d’honneur à commander l’expédition !

À mesure que les heures passaient, mes craintes devenaient plus vives. Je ne tenais plus en place. J’avais hâte que le soir arrivât : je songeais qu’à ce moment il nous serait permis au moins d’aller à l’entrée de la vallée pour surveiller la route et distinguer de loin le retour de l’expédition ! Mon Dieu ! si seulement nous pouvions entendre alors les deux coups de fusil annoncés, ou si même nous n’en entendions qu’un seul ! Nous avions fait bon marché du bohémien, je vous en réponds ! Est-ce que ce petit vagabond n’aurait pas dû rester en place ! Tant pis pour lui s’il s’était laissé prendre ! À lui de se tirer d’affaire maintenant comme il le pourrait !

Comme j’en étais là de mes réflexions, une préoccupation d’une autre nature vint tout à coup s’imposer à mon esprit.

Mon père nous avait donné la permission d’aller jusqu’aux sapins : fallait-il demander à Marguerite de nous accompagner ? Sans doute ce n’était pas une entreprise aventureuse que de faire une demi-lieue tout au plus dans un chemin que parcouraient tous les quarts d’heure les schlitteurs de la vallée ; mais Marguerite voyait pour nous des dangers partout. Et si par hasard nous venions à avoir des renseignements, s’il nous était démontré que nous pouvions passer jusqu’à la maison de Nicolas Burkardt, ne serais-je pas coupable d’entraîner notre petite sœur aussi loin ? Marguerite ne manquait pas de courage, mais elle n’avait pourtant pas autant que nous l’habitude de courir par les chemins de montagne.

Mon parti fut pris en un instant.

Quatre heures venaient de sonner. J’entendis dans la cour la voix de Marguerite qui donnait l’ordre d’atteler la voiture pour Niederhaslach.

Je mis un doigt sur ma bouche, et, prenant Maurice à l’écart :

« Écoute, lui dis-je : Marguerite va nous demander de partir avec elle. Quoi qu’elle en dise, il faudra répondre : Non.

— Tu veux donc rester à la maison ! s’écria-t-il stupéfait.

— Laisse-moi faire, j’ai mon idée. »

Marguerite nous rejoignit comme je finissais de parler.

« La voiture va être prête, dit-elle ; voulez-vous que j’aille vous chercher vos chapeaux ? »

Je secouai la tête :

« C’est inutile. Maurice et moi nous n’avons pas envie du tout d’aller à Niederhaslach. »

La pauvre Marguerite ne s’attendait guère à ce refus.

« Ta, ta, ta, dit-elle, tout cela n’est qu’un mauvais prétexte pour me taquiner. Puisque vous ne voulez pas que j’aille chercher vos chapeaux, vous irez les chercher vous-mêmes.

— Non, je t’assure, nous n’avons pas le cœur à la promenade. Toi, c’est autre chose ; tu as tes pauvres…

— C’est vrai, dit-elle, et je ne peux pas me dispenser d’aller les voir, puisque je l’ai promis.

— Eh bien, avec la voiture, et Locker ou Schmidt qui la conduira, tu seras bientôt de retour. Il sera six heures et demie, et, qui sait ? mon père sera peut-être rentré à ce moment-là !… »

Marguerite hésita quelque temps, mais elle comprit bientôt qu’essayer de convaincre deux entêtés de notre espèce était peine inutile, et, dans un premier mouvement de déconvenue, elle courut à la voiture sans nous dire adieu.

Mais son bon petit cœur était incapable de rancune. Elle n’avait pas fait le geste de monter sur le marchepied de la voiture, que sa mauvaise humeur tomba tout à coup et qu’elle revint sur ses pas pour nous jeter ses bras autour du cou, sans nous laisser le temps de nous reconnaître.

« Ce serait mal, très-mal, de nous quitter ainsi, quand nous avons tous le cœur bien gros. Adieu donc, méchants frères que vous êtes ! Si la maison n’était pas bien gardée et si je n’avais pas confiance en vous, il y a longtemps que j’aurais renvoyé la voiture ! »

Je ne répondis que par un baiser à ces tendres paroles, tant je craignais encore que Marguerite ne revînt sur sa détermination.

Il était dit que mon idée me coûterait cher ; mais, quand on a quatorze ans et que l’on s’est logé pour une fois une idée fixe dans la tête, il est bien difficile qu’elle en sorte avant que l’expérience ait prouvé qu’elle était mauvaise.

Schmidt avait pris les rênes. La voiture avait disparu au détour du chemin, et Maurice m’interrogeait avidement du regard.

Je m’étais trop pressé de compter sur sa complicité. Quand je lui appris que je voulais partir sans délai pour aller nous embusquer à l’entrée de la forêt, sa physionomie devint sérieuse, et il se mit à gratter le bout de son nez, ce qui était chez lui le signe d’une grande perplexité d’esprit.

« Pauvre Marguerite ! dit-il, si elle allait rentrer avant notre retour ? Elle ne saurait pas où nous sommes. Et Claude, et Locker, tous les garçons de la ferme, est-ce qu’ils nous laisseront nous en aller comme cela ! »

Une voix intérieure m’avertissait que Maurice avait raison ; mais j’étais convaincu qu’en courant à la rencontre de mon père, nous allions accomplir un acte de courage et de devoir, et je lui répondis avec vivacité :

« D’abord, il n’y a aucun danger. Ensuite, les garçons de la ferme n’ont rien à dire, puisque père nous a permis d’aller jusqu’aux sapins. Enfin, nous serons de retour bien avant Marguerite.

— C’est possible ; mais si elle se dépêchait de rentrer ? »

Je me tus pour réfléchir au moyen de tout concilier, et mon cerveau inventif ne tarda pas à me suggérer une combinaison nouvelle :

« J’ai trouvé ! m’écriai-je au bout d’un instant ; viens voir plutôt ! »

J’entrai dans la salle d’études, je pris sur la table une feuille de papier blanc et deux pains à cacheter. Je collai ce papier contre la porte, et, d’une grosse écriture tremblée, j’écrivis ce qui suit :

« Ma chère Marguerite,

« Nous sommes partis à la rencontre de père. Il nous l’avait permis. Nous n’irons pas plus loin que les sapins ou que Nicolas Burkardt. Sois bien tranquille, nous sommes sages, et en te disant notre projet nous ne t’aurons pas privée d’aller à Niederhaslach.

« Signé : Édouard. »

Je tendis le crayon à Maurice, qui a son tour écrivit en toutes lettres :

« Signé : Maurice. »

Mais, avant de me rendre le crayon, Maurice me dit :

« Il serait plus simple pourtant de prévenir Locker ou un autre…

— Non, non ; ce seraient de nouvelles discussions. Nous allons sortir par la porte du fond. Plus tôt nous serons partis, mieux cela vaudra. »

Maurice était à bout d’objections. Toutefois mon désir de ne pas perdre de temps ne me fit pas oublier les précautions nécessaires ; non-seulement j’eus soin de prendre nos deux manteaux, mais, comme mon secret espoir était de rencontrer l’expédition et de rentrer avec elle à la tombée de la nuit, je pris encore deux torches enduites de résine et une boîte d’allumettes, afin de pouvoir éclairer le retour de mon père.

« Nous rentrerons donc bien tard ! dit Maurice envoyant ces préparatifs.

— Je ne sais pas ; nous attendrons dans la vallée ou chez Burkardt, et, s’il se fait tard, Marguerite saura bien nous rejoindre.

— Alors, si j’emportais des provisions ? à six heures nous aurons faim. »

Il courut à l’office et revint les mains chargées : du pain, des tablettes de chocolat, une gourde de cuir, et, Dieu me pardonne, une douzaine de pommes de terre crues, que ses deux petites mains jointes avaient peine à contenir.

« Y penses-tu ! m’écriai-je ; où veux-tu que nous fourrions tout cela ?

— Tiens ! est-ce que tu n’as pas ton havre-sac ?

— C’est vrai ; mais c’est que c’est terriblement lourd, des pommes de terre !

— Si l’on peut dire !… Puisque nous allons jusqu’aux sapins, c’est bien le moins que nous fassions du feu ! Tu sais comme c’est bon, les pommes de terre cuites sous la cendre ! On n’aurait pas faim qu’on en mangerait tout de même. »

Il fallut en passer par ses volontés. J’entassai donc toutes ces provisions au fond du havre-sac ; je le mis sur mon dos ; nous fîmes un détour pour gagner la petite porte qui s’ouvrait sur la prairie, et, l’instant d’après, nous marchions d’un bon pas vers la grande forêt de sapins dont la ligne noire bordait l’horizon.

Voici la lisière du bois, puis les premiers rochers ; le ruisseau était proche ; une mousse épaisse, imprégnée d’eau, étalait au pied des hêtres son velours d’émeraude, taché çà et là de touffes de myrtilles et de joncs.

Quel bonheur de se sentir les jambes à l’aise et de marcher sous un beau ciel, quand l’air est doux et que les derniers rayons du soleil couchant caressent paresseusement la cime des grands arbres ! Les sapins n’étaient pas loin : avec eux commençait la véritable forêt. Devions-nous nous arrêter en si beau chemin ?

Le malheur voulut que, ce jour-là, la route fût plus fréquentée que d’habitude. Nous rencontrions à chaque instant des schlitteurs ou des bûcherons qui descendaient des scieries voisines et nous donnaient le bonsoir en passant.

L’un d’eux, le grand Michel de Grendelbruch, qui nous connaissait pour avoir bu à la ferme plus d’un verre de vin blanc, nous arrêta au moment où nous entrions dans l’ombre des sapins.

— Il y a du nouveau dans la montagne ! dit-il en clignant de l’œil ; c’est pas à vous qu’il faut le dire.

— Mais si ! m’écriai-je. Est-il arrivé quelque chose ?

— Pas encore ; mais ça viendra. Tous les passages sont gardés. Si ces bohémiens de malheur en échappent, ils auront de la chance.

— As-tu vu mon père ?

— À midi, M. le colonel était au Nideck avec Christian Baüer ; à deux heures, j’ai rencontré Gottlieb plus bas, dans le ravin de Grès-Rouge. Il y a des gardes dans toute la forêt : ils ont fait un grand cercle, et ils marchent tous en même temps vers le château : voilà ce que j’ai appris. Si les bohémiens sont dans le rond, ils seront attrapés, c’est sûr.

— Mais s’ils n’y sont pas !

— Ils y sont ! On a été plus vite qu’eux, puisque l’alarme a été donnée cette nuit. J’étais au Champ-du-Feu quand l’ordre est venu de garder les chemins. Ça leur apprendra à venir faire leurs coups dans le voisinage des honnêtes gens !

— Ainsi, Michel, il n’y a pas de danger par ici ?

— Du danger ? plus souvent ! Le garde de Grendelbruch est en sentinelle au-dessus de la maison de Burkardt.

— Nous pouvons continuer notre chemin, bien sûr ?

— Aussi vrai que j’existe ; jusqu’à la maison de Burkardt, vous rencontrerez du monde.

— Au revoir, Michel, et merci.

— Il n’y a pas de quoi, monsieur Édouard. »

La maison forestière de Nicolas Burkardt était à mi-vallée, adossée à la côte. Au sommet de cette côte, se trouvait la maison bien connue de Christian Baüer, où nous nous étions rendus la veille par le chemin des coupes. Pour arriver chez Burkardt de l’endroit où nous étions, il n’y avait qu’à suivre la vallée en droite ligne, et, puisque le chemin était libre, pourquoi ne pas pousser jusque-là ?

Maurice ne demanda pas mieux que de me suivre. Dix minutes plus tard, nous arrivions à la maison forestière.

Mais là, une première surprise nous attendait. Les volets de l’habitation étaient fermés ; nous frappons à la porte : personne.

« C’est naturel, dit Maurice, Burkardt a dû partir ce matin avec les autres.

— Lui, soit ; mais sa femme ?

— Elle sera allée à Wangenburg.

— C’est égal ; Michel aurait bien dû nous prévenir. Si nous nous mettions à crier, puisque le garde de Grendelbruch est au sommet de la côte, il nous entendra peut-être. »

Nous eûmes beau unir nos voix, crier sur un ton grave, crier sur un ton aigu ; l’écho seul nous répondit.

« Bah ! dit Maurice, nous sommes toujours bien ici pour attendre. Si nous allions boire, avant d’allumer notre feu ; j’ai très-soif, et toi ? »

C’était un moyen d’utiliser cette fameuse gourde que Maurice emportait invariablement avec lui. Je défais mon havre-sac, je le dépose XVI

ET J’APERÇUS NOTRE PETITE SŒUR.
sur la dernière marche de l’escalier extérieur de la maison forestière et nous descendons vers le ruisseau.

Un quart d’heure après nous revenions vers la maison de Burkardt. Maurice avait pris les devants ; il avait dépassé le mur, il se dirigeait vers l’escalier, quand je l’entendis pousser un grand cri de surprise, auquel une autre exclamation répondit aussitôt :

« Marguerite !

— Maurice ! »

Et j’aperçus notre petite sœur, accroupie sur la marche de pierre, qui nous tendait les bras, trop agitée encore pour parler, et les yeux remplis de larmes.

XVII

Pour le coup, j’eus enfin conscience de mes torts. Pauvre Marguerite ! comme elle avait couru ! Comme sa petite tête avait dû travailler en chemin ! Son front était mouillé de sueur, ses joues étaient empourprées par la rapidité de la marche. Sans lui laisser le temps de formuler ses reproches :

« Mon Dieu ! lui dis-je, comment se fait-il que tu sois venue toute seule et de si loin ! »

Elle me força à la regarder en face.

« Est-ce que je pouvais agir autrement ?… Tiens, Édouard, la seule chose qui me console, c’est que tu n’es pas né pour le mensonge… Tu te trahiras toujours. Crois-tu donc que je n’aie pas vu que tu me cachais quelque chose ?

— Alors tu n’es pas allée à Niederhaslach ?

— Non ; j’étais si inquiète, si tourmentée que j’ai fait arrêter la voiture au deuxième tournant. Je suis rentrée bien vite à la maison, j’ai traversé le jardin en courant, et à la porte… »

Son chagrin lui coupa la parole.

« Voyons, lui dis-je, tu n’es pas raisonnable. Est-ce que le papier que je t’ai laissé ne t’a pas dit toute la vérité ? Et puis pourquoi n’avoir pas emmené quelqu’un ? Locker ou Schmidt n’aurait pas demandé mieux que de t’accompagner…

— Est-ce que je sais ?… Je n’avais plus qu’une idée. Je n’ai pris que le temps de chercher mon manteau, et me voilà. »

Je vis bien qu’elle ne me pardonnait pas d’avoir agi en sournois sans la consulter. Le meilleur moyen d’obtenir un pardon était de dire la vérité.

« Écoute bien, Marguerite… Si tu veux tout savoir, c’est que j’ai perdu la tête, moi aussi ; je suis très-inquiet depuis ce matin. Vrai, la main sur la conscience, je n’aurais pas pu rester en place ! »

À ces mots, Marguerite devint très-pâle.

« Crois-tu donc que père soit en danger ?

— Non, non ! m’écriai-je, effrayé de l’effet qu’avaient produit ces paroles ; non, je ne le crois pas ! Je te dirai même que le garde de Grendelbruch est en sentinelle au sommet de la côte, pas bien loin d’ici. Michel, que nous avons rencontré en chemin, tu sais, le grand Michel de Grendelbruch, l’a vu, de ses yeux vu. »

Un bruit lointain me coupa la parole : Pan ! pan ! pan !… Plusieurs détonations venaient d’éclater à intervalles rapprochés. Le son s’était engouffré dans la vallée, et les échos des montagnes voisines répétaient sourdement ces signaux d’alarme ou de combat.

Marguerite joignit les mains d’un geste désespéré.

« Mon Dieu ! que se passe-t-il donc ! Où est-il, ce garde ?

— Je te l’ai déjà dit : tout près de la maison de Christian Baüer. Viens vite, nous trouverons au moins quelqu’un à qui parler ?

— Connais-tu le chemin, au moins ?

— Oui, sois tranquille : la maison est au sommet de la côte ; il n’y a qu’à monter tout droit. »

Ah ! pourquoi ne me rappelai-je pas alors les recommandations de mon père ? Pourquoi, au lieu de me fier sottement à mes talents de guide, ne me suis-je pas dit que sortir du grand chemin, c’était risquer presque à coup sûr de nous fourvoyer dans ces sentiers de chevreuil ou de garde forestier.

La pauvre Marguerite ne savait pas qu’en forêt on peut se perdre dans l’espace de moins d’une demi-lieue, et que rien n’est plus difficile que de s’orienter dans ces massifs de collines et d’arbres, où les grandes voies de communication n’existaient pas encore. Elle croyait qu’il n’y avait qu’à marcher un quart d’heure tout au plus ; mais j’aurais dû me dire, moi qui l’entraînais, qu’il se faisait tard et qu’une fois engagés sous les futaies, dans les labyrinthes des taillis, la moindre fausse piste, la première bifurcation du chemin, pouvaient nous mener dans une voie sans issue.

Je connaissais très-bien la partie de la forêt où se trouvait la maison de Christian Baüer, la sapinière et le chantier des coupes ; mais je n’y étais jamais allé par ce versant de la montagne. Voilà ce qui aurait dû m’arrêter si, dans un moment pareil, un éclair de bon sens avait pu traverser ma cervelle.

Nous grimpions, nous grimpions péniblement par un sentier de chèvres, et les minutes succédaient aux minutes ; l’ascension dura trois bons quarts d’heure, au bout desquels un coin du ciel nous apparut enfin à travers les feuilles.

« Nous sommes arrivés, m’écriai-je, nous sommes sur le plateau ! Crions fort, tous ensemble, pour que le garde nous entende ! »

Mais ce nouveau signal fut aussi infructueux que le précédent. Au lieu du plateau, nous trouvions un chemin de schlitt, un large sentier à pente douce, planté de traverses marquées d’une entaille aux deux bouts, et destinées à faciliter la descente des lourds traîneaux chargés de bois.

« Nous nous serons trompés de direction, dis-je après quelques minutes de réflexion ; nous avons trop tourné à droite. Mais ce chemin de schlitt conduit sûrement à la maison forestière. Deux pas encore, et nous y sommes. »

Notre marche, loin d’être facile, était pleine de difficultés. Qu’un ruisseau se présente, ces braves chemins de schlitt se continuent par une échelle horizontale jetée d’un bord à l’autre. À travers les barreaux, on aperçoit l’eau joyeuse qui chante sur les cailloux avec sa voix moqueuse et semble se railler de votre maladresse. Mais les bûches sont si espacées, ces ponts sommaires si étroits que les plus expérimentés courent certains risques à tenter l’aventure.

Après deux ou trois traversées de ce genre, toute trace de schlittage avait disparu.

Ce chemin de schlitt était un chemin abandonné. Les quelques traverses qui en marquaient la fin étaient pourries et déjà recouvertes à moitié par un enduit de moisissure verdâtre.

La situation devenait embarrassante. Évidemment le garde de Grendelbruch n’était plus à son poste, car il aurait entendu nos cris. Fallait-il retourner sur nos pas, au risque de nous tromper de chemin une fois encore ? valait-il mieux explorer les environs avant d’abandonner la partie ? D’après mes calculs, la maison de Christian Baüer ne devait pas être loin.

Marguerite me consultait du regard, et de mon côté j’interrogeais chaque tronc d’arbre, jusqu’aux moindres plis du terrain. Le chemin de schlitt était remplacé par un sentier encaissé et de plus en plus étroit. À droite et à gauche, des XVII

LA SITUATION DEVENAIT EMBARRASSANTE.
escarpements de terre rouge mêlée d’argile. Je songeais que si nous trouvions, d’un côté ou de l’autre, un chemin grimpant à pic, nous pourrions arriver sur un sommet dénudé où nous aurions chance de nous reconnaître et d’apercevoir soit la maison forestière, soit le grand ravin du Nideck.

Enfin voilà le sentier attendu. C’était plutôt une piste de chevreuil qu’un véritable chemin ; mais il grimpait à pic au-dessus de nos têtes ; l’ascension ne pouvait être longue. À tout prix il fallait monter pour nous orienter ensuite.

« Nous tenons notre affaire ! m’écriai-je ; un peu de courage, et nous saurons bientôt à quoi nous en tenir. »

Ce ne fut pas une montée, mais un véritable assaut. J’entendais la respiration essoufflée de Marguerite, et mon cœur battait à coups précipités. Au bout d’un quart d’heure nous n’en pouvions plus.

D’un commun accord, une halte fut décidée.

« En avons-nous encore pour longtemps comme cela ? demanda Marguerite en essuyant la sueur qui coulait de son front.

— Non, Dieu merci ; nous sommes déjà très-haut. Une fois au sommet, nous verrons où nous sommes, et puis nous n’aurons plus qu’à descendre, et les descentes, cela repose. »

Maurice voulait reprendre le voyage sans plus tarder. Bientôt les arbres devinrent plus rares, le ciel brilla au-dessus de nos têtes ; voici le plateau.

Quelle ne fut pas notre désillusion ! Ce fut en vain que mes yeux interrogèrent l’horizon. Partout une mer de feuilles, des collines étagées en amphithéâtre, les flèches des sapins tranchant en noir sur la cime arrondie des châtaigniers et des hêtres, l’inconnu de la grande forêt dans sa majesté silencieuse. Pas une éclaircie, pas un toit de chaume, rien, pas même la spirale de fumée qui annonce de loin le feu des charbonniers. Plus de doute : nous avions fait un grand détour ; nous nous étions fourvoyés dans un îlot, perdu lui-même au milieu d’îlots semblables.

Et le jour qui baissait ! Déjà le pâle croissant de la lune brillait au ciel ; derrière les rangées de collines, le soleil descendait lentement dans son lit de nuages frangés de pourpre, et semblait en disparaissant mettre le feu à la forêt lointaine.

« Il n’y a qu’une chose à faire ! m’écriai-je : c’est de reprendre le chemin de schlitt et de le redescendre jusqu’au bout. Dépêchons-nous ! »

Marguerite et Maurice me suivaient machinalement. J’avais conscience de ma faute. Ma voix tremblait : j’avais le pressentiment d’un malheur. Ma sœur n’osait plus m’interroger.

Descendre, c’était bientôt dit ! Mais allez donc suivre en droite ligne un chemin qui n’a pas un pied de large ! C’était tantôt un fourré d’épines qui dressait devant nos yeux ses écheveaux de branches hérissées de pointes aiguës, tantôt encore un entassement de roches qui nous barrait la route. Force était de tourner l’obstacle et de chercher une échappée nouvelle, quitte à perdre la bonne direction.

Marguerite ne tarda pas à se rendre compte de la situation.

« Il n’y a plus de chemin ! s’écria-t-elle désespérée ; où allons-nous ? »

Je n’osais répondre ; nous marchions en aveugles. Nous aurions dû être arrivés depuis quelque temps déjà au niveau de l’ancien chemin de schlitt, et le chemin n’apparaissait pas.

« Es-tu sûr de la route, Édouard ? répéta Maurice ; nous allons bien loin ! »

Mon cœur battait à se rompre, et le peu de courage qui me restait encore commençait à m’abandonner.

« Marchons toujours ! m’écriai-je en balbutiant ; ce sont ces maudits détours qui ont allongé le chemin. »

Il n’y avait plus à se le dissimuler : nous avions terriblement obliqué à gauche, depuis notre départ du plateau. Nous étions certainement sur un autre versant de la colline ; notre seule chance était de trouver au bas de cette descente à pic un chemin frayé qui nous permît de chercher à rejoindre la route de la vallée ou le lit du torrent qui vient du Nideck.

Enfin la descente s’acheva. Nous sortons des broussailles et nous nous trouvons dans une prairie humide, dans une sorte de gorge d’aspect sauvage à pente douce, resserrée entre deux collines abruptes. Pas un chemin ! Des deux côtés, l’alignement majestueux des sapins centenaires. Et déjà les grandes ombres du crépuscule s’allongeaient sur l’herbe ; déjà le ciel, où ne s’allumaient pas encore les premières étoiles, s’obscurcissait au-dessus de nos têtes.

Si encore nous avions été seuls, Maurice et moi ! Mais de voir Marguerite à mes côtés, de songer que la nuit venait, que ses forces allaient être à bout, voilà ce qui achevait de troubler mes idées. Désabusé de toute illusion, comprenant enfin qu’il n’y avait plus à payer d’audace, je me laissai tomber dans l’herbe et, pour la première fois depuis notre départ, ma confiance m’abandonna.

XVIII

Marguerite m’avait compris. Elle demeura d’abord interdite, silencieuse, et fut comme terrassée par l’émotion. Mais cette émotion ne dura qu’un instant.

Elle se jeta à genoux près de moi, et me prit fiévreusement la tête dans ses deux mains.

« N’as-tu pas honte de te décourager ainsi ? Lève-toi, mon pauvre Édouard, et marchons. Vois donc comme il se fait tard !

— Nous sommes perdus, égarés, je ne sais où, et par ma faute !

— Tais-toi ! reprit-elle avec force. Je ne veux pas que tu parles ainsi ! Marchons toujours, nous finirons bien par rencontrer une cabane de bûcheron ou une maison forestière !

— Marcher ! c’est bon à dire ; mais où ? dans quelle direction ? Ah ! comme ce Michel nous a trompés !… et comme j’ai été coupable de vous mener si loin !… Mon Dieu, mon Dieu, qu’est-ce que père va penser de nous ?

— Nous avons tous eu tort, et moi la première, qui n’aurais pas dû t’écouter. Mais maintenant le mal est fait ; il faut retrouver le chemin : eh bien, nous le retrouverons. Nous avons nos manteaux, des provisions et des allumettes pour faire du feu. Allons, en route ; Maurice nous attend.

— Oui, dit Maurice, Marguerite a raison ; il faut vite, bien vite, rentrer à la maison. »

Mon premier saisissement s’était un peu calmé. Je pris mon bâton, et nous nous mîmes à descendre rapidement la pente douce de la prairie.

Nous n’avions pas fait cent pas qu’un bruit sourd, semblable à un coup de tonnerre affaibli par l’éloignement, parvint à nos oreilles. C’était un nouveau coup de fusil, et un coup de fusil tiré à une bonne demi-lieue de distance !

Je m’arrêtai. Le son venait de la droite, et depuis quelques minutes nous marchions dans une direction opposée.

Ainsi mon père était en ce moment sur le chemin de la ferme ! Pauvre père ! il n’avait pas oublié sa promesse, et, pour hâter notre arrivée, il avait donné le signal convenu ! Qu’allait-il devenir en trouvant la maison déserte, le nid abandonné !

Ce fut cet incident qui acheva de nous perdre. J’ai su depuis qu’en suivant la prairie nous aurions rejoint le lit du torrent, et, une fois le torrent retrouvé, nous étions sauvés.

Je ne songeai pas à me dire que les échos de la montagne, en répercutant le son, trompent des oreilles peu exercées. Le son paraissant venir de la droite, j’en conclus qu’il fallait prendre à droite sans hésitation.

À partir de ce moment nous devions marcher dans la direction du Schneeberg, et cela par des chemins affreux, au risque de nous voir arrêtés tout à coup par un de ces prodigieux éboulements de terrain et de débris de rochers qui, alors comme aujourd’hui, annonçaient de loin le grand ravin du Nideck.

« Vite dans la forêt ! m’écriai-je ; nous trouverons bientôt un chemin et la vallée au bout, c’est impossible autrement. »

Marguerite et Maurice répondirent à cette invitation par une exclamation joyeuse.

« Oh ! j’ai bien reconnu le bruit du fusil de père, répondit le pauvre petit tout radieux. C’est maintenant qu’il s’agit de faire de grands pas !

— Un chemin ! cria Marguerite au même instant ; voilà le chemin ! »

Ce chemin n’était qu’un mince ruban qui se détachait vaguement sur le fond plus sombre de la mousse et des herbes environnantes. Il n’y avait pas encore de quoi chanter victoire, mais, faute de mieux, nous le suivîmes résolûment.

Cependant, à mesure que nous avancions, ce fameux sentier semblait devenir de plus en plus douteux. Il nous fallait marcher avec une lenteur extrême pour ne pas abandonner cette maigre piste à peine visible et fréquemment ensevelie sous la végétation des herbes parasites.

« Mon Dieu ! s’écria tout à coup Marguerite, je ne vois plus le chemin. Voilà deux minutes au moins que nous marchons dans la mousse ! »

Marguerite ne disait que trop vrai. Je ne perdis pas courage pour cela. Me voyez-vous courir en éclaireur, le nez dans la mousse, cherchant à quatre pattes une borne, une ornière, un indice quelconque qui pût nous remettre sur la voie ! Ces maudits sentiers s’embrouillaient les uns dans les autres, comme des fils dans un écheveau ! À chaque instant je croyais avoir trouvé le bon. Je n’ai jamais vu tant de chemins à la fois ! Et le temps qui passait ! et la rosée qui commençait à tomber ! et la nuit qui, d’instant en instant, se faisait plus épaisse !

J’entendais avec terreur la respiration haletante de Marguerite ; je lui pris la main, sa main était froide, et bientôt :

« Arrêtons-nous un instant, dit-elle, je n’en puis plus, et Maurice ne se tient pas sur ses jambes.

— J’ai faim, murmura Maurice ; quand j’aurai mangé, cela ira mieux. Mais j’ai si faim ! »

Le pauvre petit se coucha de tout son long, et il appuya sa tête sur les genoux de Marguerite. J’avais allumé les deux torches de résine, je les avais plantées en terre, et je profitais de la clarté rougeâtre qu’elles répandaient pour reconnaître les environs.

Nous étions dans un grand bois de sapins espacés régulièrement, semblables aux colonnes d’un temple immense. La terre était semée d’une poussière brune comme du tabac d’Espagne, faite de détritus de feuilles mortes et d’aiguilles de sapins desséchées. Çà et là des touffes de genêts, quelques broussailles maigres, abritées dans le creux des roches.

Quel triste repas nous allions faire ! J’avais ramassé du bois, des brindilles de sapin, des feuilles sèches : bientôt une belle flamme claire, pétillante, illumina les ténèbres. Maurice se rapprocha du feu.

« Quand il y aura de la braise, tu mettras le pommes de terre, dis ? »

Et, souriant tristement :

« Tu vois que j’avais raison de les prendre… Marguerite en mangera aussi. — Pourquoi ne dis-tu rien, Marguerite ? »

Marguerite se disait, sans doute, que cette halte accordée à la fatigue n’était qu’un bien faible répit ; qu’il faudrait tout à l’heure se résigner au danger d’une longue nuit passée à la belle étoile, ou d’un nouveau voyage à la découverte, sans guide, sans boussole et peut-être, hélas ! sans issue.

Du pain, des pommes de terre cuites sous la cendre, quelques morceaux de chocolat, l’eau contenue dans la gourde, voilà tout le menu. Cependant ces quelques bouchées nous firent du bien. Quand Maurice eut mangé sa dernière pomme de terre, il regarda Marguerite d’un air inquiet, et, se rapprochant d’elle, il appuya de nouveau sa tête sur ses genoux.

« Est-ce que nous allons partir tout de suite ? dit-il. Je voudrais bien me reposer encore un peu ?…

— Es-tu bien fatigué, mon chéri ?

— Oh non ! je suis même très-fort, va. Tu XVIII

IL DORMAIT DE TOUT SON CŒUR.
verras tout à l’heure. Donne-moi seulement cinq minutes, et tu verras ! »

Marguerite ramena le pan de son manteau sur le visage de notre jeune frère.

« Repose-toi bien, dit-elle, pendant qu’Édouard va mettre du bois dans le feu. »

Maurice s’installa de son mieux, et je mis une nouvelle brassée de branches sèches dans le foyer.

Quelques instants s’étaient écoulés quand Marguerite me toucha le bras : elle écarta son manteau, et je vis alors que les yeux de Maurice s’étaient fermés.

« Tu dors ? lui dis-je à demi-voix.

— Je ne dors pas, dit-il d’une voix éteinte ; non, je ferme seulement les yeux pour mieux réfléchir. »

L’instant d’après, le bruit égal de sa respiration nous prouva qu’il dormait de tout son cœur. Je pus ramener sur sa poitrine son petit manteau, dont les boutons s’étaient défaits sans qu’il parût s’en apercevoir.

Marguerite ne se plaignait pas. Elle trouvait assez de force dans son courage pour résister à ses pensées, et pour supporter cet enfant endormi qui s’abandonnait de tout son poids. Je voulus, à plusieurs reprises, la dégager de son fardeau ; elle repoussait mes avances et continuait à regarder la flamme, sans troubler d’un seul mot le silence de la nuit.

Je me levais de temps à autre et je rôdais dans les environs, sous prétexte de chercher les aliments nécessaires à l’entretien du feu. Après avoir ramassé, dans un rayon de cinquante pas, tous les bouts de bois mort qui jonchaient le sol, j’eus l’idée de pousser mes excursions un peu plus loin.

Je me gardais bien de perdre de vue le foyer, et c’est ainsi que j’arrivai à un endroit où une vaste trouée s’ouvrit tout à coup devant mes yeux.

Une bouffée de vent frais m’avait fouetté le visage. La nuit était trop noire pour me permettre de m’orienter, mais le ciel, illuminé enfin par les étoiles, se développait au-dessus de ma tête. Je fis un pas en avant, et mon pied retomba dans le vide ; je n’eus que le temps de me rejeter en arrière. Au même moment j’entendis le bruit retentissant des pierres que mon pied avait heurtées et qui roulaient le long de la pente vers le fond du ravin.

L’éclaircie s’ouvrait sur un précipice. Et comme la clarté du feu illuminait la forêt, on devait le voir des montagnes voisines. Qui sait si ce ravin n’était pas celui de Nideck ? Qu’un bûcheron ou qu’un garde forestier attardé dans les rochers aperçût cette flamme solitaire qui brillait dans les ténèbres, et nous étions sauvés !

J’avais hâte d’apporter à Marguerite cette promesse de délivrance ; mais, comme je me mettais en marche, il me sembla entendre, à quelque distance, le craquement que fait un pied en écrasant du bois mort. Un frisson parcourut mon corps, et mes yeux interrogèrent en vain la profondeur de la forêt.

Seuls, les grands sapins détachaient dans l’ombre leurs troncs énormes rougis par la réverbération du feu.

« Je me serai trompé, me dis-je ; m’en vais-je prendre peur pour une branche sèche qui tombe d’un arbre ! »

Quand j’eus rejoint Marguerite, elle m’accueillit silencieusement. Elle n’osait me croire, et elle se défiait d’une joie prématurée.

« Faut-il réveiller Maurice ? me dit-elle quand j’eus fini de parler.

— Sans doute ; nous trouverons bien un chemin pour descendre au fond du ravin, et, si nous avions le bonheur de rencontrer le torrent, nous n’aurions qu’à le suivre pour gagner la vallée, la vraie, la grande vallée, celle qui mène à la ferme et se continue jusqu’à Niederhaslach ! »

J’avais parlé un peu trop haut. Le bruit de ma voix tira Maurice de son sommeil. Il s’éveilla en sursaut, se dressa sur son coude et passa sa petite main sur ses yeux.

« Il est temps de partir, Maurice, » lui dit doucement Marguerite.

Et, quoiqu’une sorte de pressentiment l’avertît que nous n’étions pas au bout de nos peines :

« Un peu de courage, mon chéri, ajouta-t-elle ; si Édouard ne s’est pas trompé, nous allons être dans le bon chemin. »

XIX.

Maurice s’était relevé. Nous nous empressions tous deux autour de lui ; je réchauffais ses deux petites mains dans les miennes, tandis que Marguerite rajustait son manteau et nouait un foulard autour de son cou.

Le cher petit luttait encore contre le sommeil. Tout en s’efforçant de tenir ses yeux grands ouverts, il les promenait de côté et d’autre et cherchait à s’orienter.

« Es-tu bien réveillé ? lui disais-je ; te sens-tu de force à marcher maintenant ?

— Je crois que oui, murmura-t-il. Mais tais-toi, j’entends quelque chose… ; ne parle pas ! »

L’oreille de Maurice était d’une sensibilité extraordinaire, et ses yeux valaient son oreille. Je suivis la direction de son regard : il s’attachait, depuis un instant, avec une étrange fixité, sur un amas de roches que les flammes vacillantes de notre feu éclairaient par intervalles.

« Vois donc, reprit-il ; vois donc là-bas !… J’ai vu des ombres derrière le rocher… J’en suis sûr… Je les ai vues… »

Je crus qu’il rêvait encore, qu’un cauchemar obstiné le poursuivait ; et, passant mon bras autour de son cou :

« N’aie donc pas peur !… Éveille-toi bien ; c’est moi, c’est Édouard qui te parle, et Marguerite est là !

— Si ! si ! répéta-t-il avec une anxiété croissante, je les ai vues, et maintenant je les entends de nouveau… Tu n’entends donc pas !… »

Il n’y avait pas à s’y tromper : c’était tout autour de nous des frôlements mystérieux dans les herbes et dans les broussailles. La terre craquait sous des pas invisibles, et tout à coup, au moment où le feu jetait une clarté plus vive, une grande ombre se détacha du creux des rochers et s’allongea comme un serpent dans le cercle de lumière projeté par la flamme.

« Qui va là ? » m’écriai-je.

La réponse fut terrible, inattendue. Des pas précipités se firent entendre. Les ombres prirent corps et nous apparurent sous la figure de plusieurs hommes qui arrivaient de droite et de gauche et qui nous entourèrent en un instant.

Je n’eus que le temps de pousser un cri d’alarme : « Sauvez-vous ! » et d’appeler au secours. Mais quel secours pouvions-nous espérer ! Une main vigoureuse m’avait déjà fermé la bouche, et en un clin d’œil je me sentis enlevé de terre comme un fétu de paille.

J’avais pu cependant entrevoir comme dans un éclair la physionomie de ces bandits, et à leur teint noirâtre, à leurs longs cheveux plats, à leur accoutrement étrange, j’avais reconnu les bohémiens !

Ce qui se passa dans les premières minutes qui suivirent cet enlèvement, je ne saurais guère le dire. Je me souviens seulement que je voulus me débattre dans les bras de l’homme qui XIX

JE N’EUS QUE LE TEMPS DE POUSSER UN CRI D’ALARME.
m’emportait, et que sa main aussitôt se serra comme un étau autour de mon cou. Je sentis qu’il m’entraînait dans une descente précipitée ; je crus reconnaître qu’il traversait le torrent ; puis le bruit des branches écartées violemment sur notre passage m’avertit qu’il venait de rentrer sous bois. Tout à coup l’étreinte se relâcha, je tombai dans un lit de branchages amoncelés, et, au même moment, Marguerite et Maurice furent jetés de la même façon à mes côtés.

Pendant les premières minutes qui suivirent, je n’eus pas la force de prononcer une parole ; il me semblait que je traversais un rêve affreux, et mes yeux troublés observaient machinalement le spectacle qui se déroulait sous mes yeux.

Nous nous trouvions dans une sorte de carrière abandonnée qui ne communiquait avec l’extérieur que par une étroite issue. Un feu rougeâtre brûlait dans un trou creusé en terre. Au-dessus de ce feu, une marmite boiteuse tant bien que mal équilibrée sur les charbons incandescents. Un peu plus loin, une femme accroupie dans un monceau de feuilles, les cheveux en désordre, les yeux brillants, nous regardait avec un sourire farouche.

Cependant les bohémiens s’étaient approchés du feu. Ils étaient cinq en tout. Leurs guenilles aux couleurs rougeâtres, leurs cheveux d’un noir luisant, leur teint de brique délayée dans de l’eau, suffisaient à dénoncer leur origine. Je ne m’étais pas trompé.

« Bonne prise ! dit la vieille dans un patois moitié allemand, moitié français, semblable à celui que parlait Zaféri dans les premiers temps de son arrivée à la ferme. Ce sont bien les petits de la vallée, du monde de connaissance ! » Et elle se mit à rire bruyamment.

« Ils étaient tout seuls là-haut, dit l’un ; c’est eux qui ont allumé le feu. C’est une bonne idée qu’ils ont eue là pour se faire pincer. »

La vieille vint nous regarder sous le nez l’un après l’autre.

« On a donc perdu son papa ? dit-elle, qu’on va se promener, comme les petits chats, pendant la nuit ! »

— Marguerite et Maurice n’osaient pas ouvrir la bouche. Mais moi je voulais être brave ; je songeais que maintenant il me fallait avoir du courage pour trois. N’allez pas croire que mon cœur fût bien solide ; je crois même, pour tout dire, qu’il battait très-fort, mais enfin j’étais l’aîné, et cette horrible vieille semblait attendre une réponse.

« Si vous nous ramenez à la maison, m’écriai-je, il y aura une bonne récompense pour vous… Mon père ne regarde pas à l’argent !… »

J’avais cru trouver un argument irrésistible ; je ne réussis qu’à obtenir un genre de succès auquel je ne m’attendais guère. La vieille se remit à rire de plus belle, et les autres l’imitèrent en chœur.

« Nous verrons ça, mon petit, dit-elle, quand nous aurons passé le Rhin. En attendant, tu vas me faire le plaisir de te taire. »

Ces menaces ne me firent pas trop peur. Après tout, l’idée que ces gens-là n’étaient peut-être pas aussi rassurés qu’ils en avaient l’air, me donnait des forces.

« Mon père saura bien vous retrouver et vous punir !… Il y a du monde dans la forêt ! tous les gardes y sont ! Je n’ai pas peur de vous, allez, je n’ai pas peur du tout !…

— Tais-toi, Édouard, je t’en prie, murmura Marguerite d’une voix suppliante ; tu vas les mettre en fureur… »

Mais j’en étais arrivé à ce degré d’exaltation où les paroles ne coûtent rien.

« Je sais très-bien pourquoi mon père ne vous a pas attrapés : c’est parce que vous n’êtes pas encore sortis de votre trou ; mais il faudra bien en sortir un jour ou l’autre, et alors vous serez tous pris ; tandis que, si vous nous ramenez de suite à la maison, on ne vous fera rien…

— Veux-tu te taire, petit serpent ! cria la vieille exaspérée. Ah ! c’est ton père qui nous a traqués comme des loups pendant toute la journée. Je ne suis pas fâchée de le savoir.

— Il a bien fait ! Et je ne me tairai pas ! Non, je ne me tairai pas !… Au secours !… Au secours !… »

Je criais d’une voix aiguë, désespérée, à pleins poumons. La vieille se précipitait déjà sur moi, les mains crispées, quand un des bohémiens la retint par le bras :

« Laisse-le, dit-il ; voilà le maître qui vient. »

Les broussailles qui masquaient l’ouverture de la carrière s’entr’ouvrirent ; un grand chien maigre se fraya passage le premier, et presque aussitôt deux nouveaux venus entrèrent à sa suite.

La lueur du foyer ne les éclairait qu’à demi, de sorte qu’au premier moment le haut de leur corps demeura dans les ténèbres ; mais, à mesure qu’ils s’approchaient du feu, leur silhouette devenait de plus en plus distincte.

L’un était un bohémien semblable aux autres par son accoutrement, mais de plus forte taille et à l’œil singulièrement vif et hardi.

L’autre, petit, de la taille d’un enfant de quatorze à quinze ans, disparaissait presque derrière son compagnon. Il arriva tout près du feu sans que nos regards fussent parvenus à le dévisager. Mais alors un jet soudain de lumière l’enveloppa ; sa tête émergea de l’ombre, un cri de joie sortit de mes lèvres, tandis que Marguerite s’écriait :

« Zaféri ! voilà Zaféri !… »

C’était Zaféri en effet, Zaféri pâle, les cheveux en désordre, ses habits, ceux que nous lui avions donnés, déchirés aux coudes et aux genoux.

Au cri que Marguerite avait poussé, le petit bohémien tressaillit de tout son corps ; mais pas un mot ne sortit de ses lèvres, et il se contenta d’attacher, d’un air indifférent, sur nous ses grands yeux noirs.

Cependant Marguerite, les mains tendues vers lui, s’était jetée de son côté ; Maurice et moi, d’un élan commun, nous l’avions devancée. Surpris par cet assaut rapide, Zaféri lança à notre rencontre ses deux poings fermés. J’étais si loin de m’attendre à cet accueil que je n’eus pas le temps de me détourner, et soit hasard, soit qu’il m’eût visé de préférence, la bourrade m’atteignit en pleine poitrine.

Marguerite indignée était allée droit sur lui. Avec un calme incroyable, il lui prit les deux poignets et, la poussant à reculons, il la rejeta sur son lit à branches sèches.

Mais j’étais resté libre de mes mouvements. À cette vue, la colère m’emporta. Quoi ! cet être misérable, qui, deux jours auparavant, était encore des nôtres, osait rudoyer Marguerite ! Il avait l’audace de me regarder fixement. Je sautai sur lui et je le saisis à la gorge.

L’issue de la lutte ne pouvait être douteuse. Un instant déconcerté par cette attaque inopinée, Zaféri ne tarda pas à prendre le dessus. Ses bras m’étreignirent avec force, et je m’en fus retomber sur les fagots, impuissant, vaincu, désespéré.

Cet incident amusa fort les bohémiens. Le chef de la troupe, celui que la vieille avait appelé le maître, s’approcha de Zaféri, et, lui posant sa main sur l’épaule :

« C’est bien, petit, dit-il. Zaféri est le vrai fils de son père, et je savais bien qu’il n’avait pas abandonné les siens pour toujours. »

Je regardai Marguerite à la dérobée ; je n’osais chercher ses yeux, car je devinais l’impression que cette scène inattendue avait dû faire sur elle. La pauvre petite baissait la tête ; de grosses larmes coulaient lentement le long de ses joues.

« Du courage ! lui dis-je à voix basse ; la forêt est gardée. Mon père a eu le temps d’aller à la ferme et d’en revenir. Il a certainement laissé les forestiers à leur poste, et, si les bohémiens veulent nous emmener avec eux, ils ne pourront point passer. Le Rhin est loin. Tu verras qu’ils seront pris !…

— On les a cherchés toute la journée et on ne les a pas trouvés, me répondit Marguerite.

— C’est qu’ils étaient restés dans leur trou et qu’on ne peut pas voir leur feu du dehors !… Mais quand ils seront sortis ce sera différent. On les prendra tous, et ce misérable Zaféri sera pris comme les autres !… Qui aurait pu penser… ?

— Oh ! dit Marguerite, c’est affreux ; c’est comme un rêve !… Je le vois et je n’y crois pas !…

— Tais-toi. Les voilà qui parlent. »

Une discussion bruyante venait de s’engager parmi les bohémiens. J’appris de la sorte que notre feu leur avait donné l’éveil depuis plus d’une demi-heure. Tandis que cinq d’entre eux étaient partis à la découverte, le chef de la troupe, accompagné de Zaféri et de son chien, s’était posté au bord du torrent, prêt à avertir les siens à la première alerte.

Ainsi il avait fallu qu’une sorte de fatalité nous amenât juste en face du repaire où ces bandits se tenaient cachés et nous jetât dans leurs mains.

Qu’allaient-ils faire de nous maintenant ?

Telle était la question que je me posais avec une inquiétude croissante. Les bohémiens, qui d’abord parlaient très-haut, avaient peu à peu baissé la voix. Les histoires de voleurs d’enfants que j’avais lues, et dont la lecture, hélas ! aurait dû me mettre sur mes gardes, me revenaient à la mémoire ; je faisais tous mes efforts pour saisir quelques mots au passage, mais, dans ce murmure confus, je ne parvenais pas à saisir une indication précise. Je crus comprendre seulement qu’ils hésitaient sur la direction à prendre pour sortir de la forêt du Nideck et gagner la vallée du Rhin sans être inquiétés.

Quand ils eurent fini de parler, Marguerite se serra contre moi, et, mettant sa bouche contre mon oreille :

« Écoute bien, Édouard, me-dit-elle ; veux-tu que je lui parle encore ? Il est impossible que les bohémiens l’aient changé en si peu de temps !… Quand je pense à ce qu’il a fait à Niederhaslach…

— Non, non ! répondis-je, ça ne servirait qu’à nous attirer de nouveaux malheurs !… Si nous étions seuls, je ne dis pas non, et j’aurais bientôt fait, je t’en réponds, de lui rendre en tout cas ses coups de poing !…

— C’est vrai ! reprit Marguerite, il t’a frappé !… Et moi, moi aussi, il m’a repoussée bien rudement.

— Il a son chien, repris-je, c’est tout ce qu’il voulait. Regarde-le plutôt ; il n’a pas seulement l’air de savoir que nous sommes là. »

Au risque d’attirer l’attention des bohémiens, j’avais haussé la voix. Zaféri devait m’entendre. Il ne fit pas un mouvement. Il s’était assis devant le feu, et son chien était venu s’allonger à ses côtés. C’était un grand chien maigre, qu’il caressait avec une satisfaction visible, un animal de haute taille, semblable à ces chiens de berger que nous avions rencontrés parfois dans les bruyères du Schneeberg, escortant un troupeau de moutons, l’œil hagard, la langue pendante, et que nous observions de loin avec une curiosité mêlée de crainte, tant leur aspect sauvage les faisait ressembler à des loups.

Cependant les bohémiens s’agitaient autour de nous. La vieille avait retiré la marmite du feu. Une vapeur odorante en sortit comme un tourbillon. Ils s’assirent tous en cercle autour du foyer et avalèrent leur repas en quelques bouchées.

Ce maigre festin fut bientôt fini. Les bohémiens se mirent aussitôt à ramasser les objets éparpillés autour d’eux. Tout leur bagage consistait en quelques effets de campement, en quelques ustensiles de cuisine qu’ils assujettirent lestement sur leur dos. La vieille bohémienne s’arma d’une pioche, elle jeta sur son bras un paquet de guenilles, et le chef donna le signal du départ.

Alors la vieille s’approcha de nous, et, tendant la main à Marguerite :

« Il faut partir ; si tu es fatiguée, donne-moi la main. »

Marguerite se recula précipitamment.

« Tu ne veux pas ? À ton aise. Mais alors il faudra marcher droit, sans dire ouf ! Le premier qui bouge aura ça dans la bouche. »

Elle avait sorti de sa poche un mouchoir sordide qu’elle roula dans ses mains de manière à en faire une sorte de bâillon.

« Vous voilà prévenus, mes petits amours. »

Comment lutter ? Comment se débattre ? Marguerite affectait un courage qu’elle était bien loin d’avoir, et je vis que le pauvre Maurice se retenait de toutes ses forces pour ne pas éclater en sanglots.

« Assez parlé, la mère ! reprit le bohémien. — Partons-nous ? »

XX

Ah ! comme ces voleurs d’enfants connaissaient leur métier ! comme ils s’entendaient aux expéditions nocturnes ! que de précautions pour dépister les recherches ! Le grand bohémien, le chef et Zaféri marchaient en éclaireurs en tête de la colonne ; deux autres marchaient en queue. Nous nous traînions péniblement au milieu de la troupe, et sur nos talons, en gardien vigilant, cheminait le cinquième.

Chaque fois que je me retournais et que, profitant d’un rayon de lumière tombant des étoiles, je cherchais à voir si nous étions bien guidés, je rencontrais le regard perçant de Zaféri. Comment songer à une évasion ! Le chien courait, infatigable, de la tête à la queue de la colonne ; il s’arrêtait par instants comme pour compter son monde, et je me disais que, si nous avions voulu fuir, avant six pas l’alarme serait donnée.

Une seule consolation nous restait : les bohémiens ne nous avaient pas séparés, et, à la condition de parler à voix basse, nous pouvions au moins, de temps à autre, échanger quelques mots.

Les sentiers que nous suivions étaient, pour la plupart, d’anciens chemins de schlitt. Sitôt que la route s’élargissait, les bohémiens rentraient en pleine futaie : désireux sans doute de ménager leurs forces et peut-être les nôtres, ils n’avançaient que lentement. Les haltes étaient fréquentes. Nous luttions contre la fatigue, et qu’était-ce d’ailleurs que notre fatigue auprès de l’inquiétude qui remplissait nos cœurs ?

Marguerite s’était accrochée à mon bras. Elle marchait courageusement, et je l’entendis bientôt qui disait à Maurice :

« Donne-moi la main ? que je te sente auprès de moi.

— Non, Marguerite, dit le pauvre petit, je vais très-bien, même… je suis content d’avoir dormi, car je n’ai plus sommeil du tout !

— Eh bien, marchons, répondit Marguerite. Il me semble que, si nous nous arrêtions tout à fait, je perdrais courage…

— Que veux-tu dire ?

— Est-ce que tu ne vois pas que lorsqu’ils s’arrêteront, ce sera pour se cacher de nouveau dans quelque creux de rocher, et, une fois là, personne ne pourrait venir à notre secours. »

Après une demi-heure de ce triste voyage, de pâles rayons de lumière filtrèrent à travers le feuillage. Jusque-là nous n’avions eu pour guide que la vague clarté qui tombait des étoiles. Voici que maintenant un espace dénudé s’ouvrait devant nos pas : nous étions au bord d’une coupe, l’un de ces vastes chantiers abandonnés après l’exploitation, et où les touffes vivaces des jeunes châtaigniers et des sapins dressaient déjà çà et là, au milieu des souches de bois mort, leurs têtes verdoyantes.

Au-delà de la coupe, à une centaine de mètres vis-à-vis de nous, recommençait la grande forêt qui couvrait à cette époque les flancs de toutes nos montagnes. Un mince ruban de route se reliait à cette forêt par un sentier qui cheminait entre les jeunes pousses des sapins et des châtaigniers et qui traversait l’ancien chantier dans toute sa largeur.

Avant de quitter l’abri des arbres pour s’engager à ciel ouvert dans cette vaste clairière taillée par la main des hommes, les bohémiens se consultèrent entre eux. Je suivis la direction de leurs regards, je fis un pas en avant, j’écartai de la main les feuilles qui dérobaient à mes yeux une partie de l’horizon, et je vis alors que l’éclaircie donnait jour sur un groupe de collines assez rapprochées de nous. La silhouette d’une tour en ruines, que la lune éclairait, se détachait en pleine lumière sur le flanc de la colline la moins éloignée. Nous étions au pied du Schneeberg : cette tour était la tour du Nideck, et la route qui côtoyait la forêt au-delà de la coupe, le grand chemin de Wangenburg.

« Sommes-nous loin ? demanda Marguerite.

— Non ; je m’y reconnais tout à fait maintenant. Tu vois bien cette route là-bas, en face de nous : c’est la route de Wangenburg, et elle doit être gardée. Vois plutôt, ils sont inquiets, ils tiennent conseil. »

Le cercle des bohémiens s’était refermé autour de nous. Ils se parlaient à voix basse. Le chien, le nez en arrêt, les oreilles dressées, humait l’air et poussait de sourds gémissements.

« Si nous nous mettions à crier tous à la fois ? dit Maurice d’une voix faible comme un souffle. Les gardes nous entendraient et ils viendraient !

— Oui ; mais les bohémiens aussi auraient bien vite fait de nous fermer la bouche. Attendons encore. »

Bientôt deux d’entre eux partirent en éclaireurs, l’échiné courbée, le nez au ras des herbes. La troupe elle-même rebroussa chemin, et force nous fut de rentrer avec elle dans l’épaisseur du taillis.

« À terre ! nous dit la vieille bohémienne. Vous pouvez vous asseoir, mes petits agneaux ; mais pas un cri, ou je tords le cou au premier qui bougera. »

Je ne m’étais donc pas trompé : leur instinct les avait avertis du danger ; le danger pour eux eût été la délivrance pour nous !

À partir de ce moment, je n’eus plus qu’une pensée : profiter de la première occasion pour jeter, à tout risque, un grand cri d’alarme.

Un quart d’heure, un siècle s’écoula ; puis les éclaireurs revinrent, et une nouvelle discussion s’engagea.

Ce fut en vain que je m’efforçai d’en saisir le sens. Les bohémiens chuchotaient à voix basse. Ils finirent par se remettre en route. Seulement, au lieu de continuer leur marche droit devant eux, ce qui les eût obligés à traverser la coupe, ils ne quittèrent pas l’abri des arbres et se mirent à côtoyer l’ancien chantier en suivant dans tous ses détours la lisière du bois.

« Où allons-nous, mon Dieu ! murmura Marguerite.

— Sois tranquille, lui répondis-je sur le même ton : la route de Wangenburg est gardée, c’est sûr, maintenant. Il n’y a plus que le chemin de ronde du Schneeberg qui est un peu plus haut. C’est là que nous allons.

— Pourvu qu’il soit gardé !

— Il le sera. D’ailleurs, tu vois que nous sommes toujours au bord du chantier. S’ils lui tournaient le dos, coûte que coûte, il faudrait appeler au secours. »

Cinq à six minutes plus tard, nouvelle halte. Le chien, le poil hérissé, donnait des signes visibles d’inquiétude.

« Le chemin de ronde est gardé ! murmurai-je encore.

— C’est le moment de crier, répondit Maurice. Ne vois-tu pas qu’ils ne savent plus où aller ? »

Oui, Maurice avait raison ; le moment était venu. Les bohémiens, sérieusement alarmés, s’étaient groupés en bataillon serré : pour la première fois depuis le départ, les mailles de la chaîne humaine qui nous retenait prisonniers s’étaient rompues. Un intervalle de quelques pas nous séparait du groupe.

Et la vaste étendue de la coupe, éclairée par les rayons de la lune, brillait à nos yeux à travers le feuillage ! Là-bas, au-delà des souches, au-delà des jeunes pousses des châtaigniers et des sapins, la route de Wangenburg nous attendait, et il y avait dix à parier contre un que la route était gardée ! Plus haut, le chemin de ronde devait être gardé, lui aussi ; nos amis veillaient dans l’ombre, d’autant plus attentifs qu’ils étaient plus silencieux.

Et pourtant, de ma gorge desséchée, aucun son ne pouvait sortir !

C’est que Zaféri était là. Immobile, son regard perçant attaché sur nous, il nous barrait le passage, Exaspéré par la surveillance obstinée de ce misérable espion qui ne nous avait pas quittés de l’œil un seul instant, j’allais me précipiter sur lui, quand tout à coup ses lèvres remuèrent, et je vis que son doigt se posait sur sa bouche :

« Attention ! disait-il. Regardez-moi bien ; et quand je dirai : « Venez ! » vous viendrez. »

Sa voix était si faible que je l’entendis à peine. Il s’approcha, et, me prenant la main d’un geste furtif :

« Je vais appeler Wolff, murmura-t-il ; quand il sera là, je le prendrai par l’oreille, et nous nous sauverons. Les forestiers sont tout près : il y en a sur le chemin de ronde et sur la route de Wangenburg. Wolff ne se trompe jamais. »

Ah ! le brave petit ! Après tant d’années écoulées, il me semble que j’entends encore le son de sa voix ! Il avait donc attendu, lui aussi, le moment favorable ! Il n’avait joué cette triste comédie que pour nous sauver plus sûrement.

Un bruit sourd sortit de ses lèvres, et le chien accourut au même instant. Zaféri lui prit l’oreille, et, de la main laissée libre, il s’empara de la main de Marguerite :

« Attention ! murmura-t-il encore, quand je dirai : Wolff ! vous viendrez. »

Ce fut l’arrivée du chien qui troubla le complot. Jusque-là, la vieille bohémienne n’avait pas quitté le groupe de ses compagnons. Quand elle vit le chien passer comme une flèche à ses côtés, elle se retourna brusquement et s’élança vers la lisière du bois.

Je n’eus que le temps d’apercevoir ce mouvement, et j’allais étendre la main pour prévenir Zaféri, qui, tout entier à ses projets, n’avait rien vu ni rien entendu, quand le petit bohémien donna le signal :

« Wolff ! » s’écria-t-il.

Il entraîna Marguerite à sa suite, il écarta les branches, et se précipita tête baissée vers la coupe.

Mais la vieille s’était déjà jetée à sa rencontre, les bras étendus pour lui fermer le passage.

« À moi les autres ! à moi ! criait-elle furieuse. Ah ! fils de chien ! je suis arrivée à temps ! »

Zaféri s’arrêta net. Il lâcha la main de Marguerite et recula d’un pas. Les bohémiens accouraient.

Quel moment ! Mes jambes me soutenaient à peine. Nous nous étions blottis tous trois derrière notre sauveur : nous ne trouvions pas une parole ; Marguerite, plus morte que vive, s’était affaissée sur ses genoux.

L’hésitation de Zaféri ne dura qu’une minute :

« Hue ! Wolff ! s’écria-t-il. À moi ! à moi ! »

Il porta les doigts à sa bouche et en tira des sifflements désespérés. Le chien, excité par son maître, hurlait avec fureur. La montagne était pleine de ses cris épouvantables.

Sans cette inspiration subite nous étions perdus. Les bohémiens interdits se regardèrent, et leurs bras déjà tendus retombèrent dans le vide.

Seule, la vieille bohémienne n’avait point reculé d’une semelle.

« Tais-toi ! Veux-tu te taire ! misérable serpent ! » cria-t-elle.

Et, brandissant la pioche dont elle était armée, elle se jeta à corps perdu sur Zaféri.

Zaféri fit un bond de côté. Mais le coup qui lui était destiné ne devait pas être perdu. La pioche siffla dans l’air, s’abattit sur son épaule, ricocha brusquement et vint retomber sur la tête du chien. J’entendis un hurlement funèbre comme un cri d’agonie. Le pauvre Wolff battit l’air de ses pattes de devant et retomba lourdement, le museau le premier, en poussant un sourd gémissement.

En même temps, leste comme un chat sauvage, Zaféri avait pris son élan. Il avait saisi la vieille à la gorge, et le choc fut si rapide que tous deux, enlacés dans la même étreinte, roulèrent avec fracas dans les broussailles.

J’aurais voulu me sauver que mes jambes m’auraient refusé tout service. Ces incidents s’étaient précipités coup sur coup avec une rapidité extraordinaire. Les bohémiens, un instant interdits, faisaient mine de se jeter sur nous ; mes yeux se fermèrent instinctivement, et j’adressais déjà au ciel une de ces prières ferventes qui sortent du cœur aux moments suprêmes, quand une XX

ELLE SE JETA À CORPS PERDU SUR ZAFÉRI.
brusque détonation rompit le silence de la nuit.

Les sifflements de Zaféri, les hurlements de Wolff, avaient été entendus !

« Au secours ! au secours ! » criai-je de toutes mes forces.

Avec l’espoir, la présence d’esprit et le courage m’étaient revenus. Je ramassai une pierre et me précipitai sur la bohémienne aux prises avec Zaféri. J’eus le bonheur de faire une diversion heureuse. La bohémienne était dessus ; d’un coup de ma pierre assené sur sa tête, je la forçai de lâcher sa proie, et, en une seconde, Zaféri dégagé s’était à son tour jeté sur elle.

Les broussailles craquaient sous le poids de Zaféri qui maintenait toujours la bohémienne. Ces bandits fuyaient déjà dans toutes les directions !

« Au secours ! au secours ! » criai-je encore.

Des cris d’encouragement me répondirent. Enfin des ombres confuses accouraient par le sentier de la coupe.

« Courage ! courage ! criai-je à Zaféri ; nos amis arrivent !

— Par ici ! criait Marguerite.

— Papa ! papa ! criait Maurice en même temps. Venez vite !… »

J’agitais mon mouchoir en signe de ralliement, et deux minutes après je reconnus la voix de Gottlieb qui, tout en courant, nous disait :

« Tenez bon ! Nous voilà… Nous arrivons !… »

Il apparut presque aussitôt, son fusil à la main, suivi de Christian Baüer et de cinq-à six bûcherons munis de leurs haches.

Écarter les broussailles, arracher Zaféri des mains de la vieille bohémienne, qui, bien que maîtrisée par le courageux garçon, s’accrochait à lui avec fureur, fut l’affaire d’un instant.

La bohémienne se débattait avec une rage inouïe. Elle avait la figure en sang ; c’était l’effet de ma pierre. Il fallut que Gottlieb lui tordît les poignets pour l’empêcher de se jeter de nouveau sur le petit bohémien.

« Où est mon père ? demandai-je tout bas à Gottlieb.

— Je l’ai quitté il y a un quart d’heure, me répondit Gottlieb, très-inquiet de vous, mais bien portant. »

Je transmis vite ces nouvelles à Marguerite et à Maurice, empressés en ce moment autour de Zaféri.

Pauvre Zaféri ! L’exaltation qui l’avait soutenu jusque-là l’avait abandonné. Il s’était laissé tomber dans l’herbe, à côté du corps immobile de son chien. Il avait pris la tête ensanglantée du pauvre animal dans ses mains, et, pâle comme un mort, il murmurait à son oreille des mots entrecoupés.

« Reste là, Gottlieb, dit alors Christian Bauer. tandis que nous allons tâcher de rattraper ces gueux. Par où se sont-ils sauvés ?

— Par là, lui dis-je en étendant la main dans la direction où les bohémiens s’étaient enfuis. Mais où sont donc les gardes du chemin de ronde ? pourquoi ne viennent-ils donc pas ?

— Soyez tranquille, ils accourent, dit un bûcheron ; et tenez, les voilà qui appellent. »

XXI

Des exclamations lointaines se faisaient en effet entendre au-dessus de nos têtes. Les bûcherons, laissant deux des leurs avec nous, allèrent reprendre leur course interrompue.

« Annoncez au colonel, si vous le rencontrez, que ses enfants sont tous en bonne santé et que je ne les quitterai pas, » leur dit Gottlieb.

La vieille bohémienne, maintenue par sa main robuste, ne bougeait plus. Mais Gottlieb n’était pas homme à se fier à ces semblants de résignation. Tout en exprimant sa joie de nous revoir, il fit signe à un bûcheron, lui donna à tenir les mains de la bohémienne et les lui lia lestement derrière le dos. Cela fait, il se mit en devoir de lui fermer la bouche. Un vaste mouchoir à carreaux remplit l’office de bâillon : cette misérable femme nous avait menacés de ce châtiment, ce fut elle qui le subit. Juste retour des choses d’ici-bas.

Elle comprit alors que toute résistance était inutile, et, la tête baissée, ses yeux farouches brillant sous la toison ébouriffée de ses cheveux, elle attacha obstinément ses regards sur le petit bohémien, dont les larmes tombaient sur la tête du pauvre Wolff.

Marguerite s’était agenouillée à ses côtés.

Wolff respirait encore. Ses narines dilatées aspiraient l’air avec force ; des tremblements convulsifs agitaient ses membres, et, comme Marguerite avançait la main pour flatter son museau, la pauvre bête lui lécha les doigts en poussant un gémissement plaintif.

« Il n’est pas mort, Zaféri, dit-elle ; tu vois bien XXI

MARGUERITE S’ÉTAIT AGENOUILLÉE À SES CÔTÉS.
qu’il n’est pas tout à fait mort. Nous le sauverons, ne pleure pas ; nous le porterons à la maison forestière. Tu verras qu’il en reviendra. »

Zaféri n’écoutait rien. Ce fut en vain que Maurice lui passa les bras autour du cou et qu’il ajouta :

« Marguerite a raison. Viens vite. Allons-nous-en… »

Mais le pauvre Zaféri était hors d’état de se relever. Ses mains avaient tout à coup laissé échapper la tête de son chien, et il s’était affaissé sur lui-même :

« Bon ! s’écria Gottlieb, le voilà qui se trouve mal, à présent ! »

Et, s’adressant à l’un des bûcherons :

« Vite des allumettes et du feu, qu’on y voie tout à fait clair. — Et toi, dit-il à l’autre, tu me réponds de la vieille. Laisse-moi la gourde en attendant.

— Vite ! vite ! répétait Marguerite ; dépêchez-vous ! »

Ce fut l’affaire d’une minute. L’instant d’après les fagots de broussailles réunis en tas illuminaient les ténèbres.

Marguerite avait roulé son manteau sous la tête du bohémien. Zaféri, pâle, les yeux fermés, les lèvres serrées, ne respirait qu’à peine. Ma petite sœur s’était emparée de la gourde que tenait Gottlieb : elle avait versé de l’eau-de-vie dans le creux de sa main, et en frottait les tempes de Zaféri, tandis que Gottlieb essayait de lui réchauffer les mains dans les siennes.

Ces soins empressés eurent un plein succès. Bientôt Zaféri rouvrit les yeux.

« J’ai mal ! murmura-t-il.

— Où cela ?

— Là ! » dit-il encore en montrant son épaule.

Et sa tête retomba dans les plis du manteau.

Gottlieb eut bientôt fait de lui ôter sa blouse et de déchirer sa chemise. L’épaule était marbrée de plaques rougeâtres ; de minces filets de sang zébraient la peau. La lutte qu’il venait de soutenir avait enflammé cette plaie, qui était large mais peu profonde. Quand Gottlieb y mit la main, le bohémien jeta un cri.

« Bon ! dit-il, je vois ce que c’est. On l’a donc frappé, ce petit, et rudement encore ? »

Comme il parlait, ses yeux avisèrent la pioche.

« Voilà l’affaire, dit-il ; c’est la vieille qui a fait le coup ? »

Nous n’étions guère d’humeur à raconter notre histoire dans un pareil moment.

« Mon père est donc bien loin ? demanda Marguerite.

— Cela dépend, répondit Gottlieb. Quand nous l’avons quitté, il était au bas de la côte, donnant ses instructions à nos gens. Mais, dame ! s’il a entendu les coups de feu, il doit être en route à l’heure qu’il est. »

Marguerite regarda Zaféri ; puis, après une minute d’hésitation :

« Crois-tu que tu pourrais marcher, lui dit-elle, si Gottlieb te donnait le bras ?

— Oui, répondit-il en se relevant avec effort. Partons ! j’ai froid. »

Il avait trop présumé de ses forces. À peine fut-il debout, qu’une nouvelle faiblesse le reprit.

« Attention ! dit Gottlieb ; c’est les jambes qui vont mal. Arrive ici, toi. »

L’un des bûcherons s’avança.

« Tu vas prendre ta hache et me couper de grosses branches de bois vert, les plus solides que tu pourras trouver. As-tu de la ficelle ?

— Voilà ! dit le bûcheron en dénouant un paquet de cordes qui lui servait de ceinture.

— C’est parfait. Fais-moi le plaisir maintenant de nous confectionner une bonne litière où ce petit pourra s’étendre comme dans un lit. »

Il ajouta en s’adressant à Marguerite :

« Dans cinq minutes ce sera fait. »

Le bûcheron se fit aider par son compagnon, et pendant ce temps Gottlieb, pour acquit de conscience, se mit à fouiller minutieusement la vieille bohémienne, tandis que Marguerite enveloppait Zaféri, avec force précautions, dans mon manteau, que j’avais substitué au sien.

Quand la litière fut prête, on y coucha Zaféri tout de son long. Les bûcherons avaient jeté, en travers des bâtons reliés par les cordes, des branches vertes de sapin. Zaféri déclara qu’il se trouvait on ne peut mieux.

« En route alors ! dit Gottlieb, et doucement. C’est une voiture comme une autre, et, par hasard, le chemin est bon. »

Un bûcheron se plaça en tête, l’autre en queue, et leurs bras enlevèrent la litière du sol. Mais Gottlieb n’oubliait pas la bohémienne. Sans prendre garde que le bâillon l’empêchait de lui répondre, il saisit le bout de la corde qui liait ses poignets et lui cria :

« Quant à toi, tu vas marcher droit, et ne t’avise pas de répliquer. »

Les bûcherons n’avaient pas fait un pas, que Zaféri appela Marguerite.

« Wolff ! dit-il ; où est Wolff ? »

Dans ce moment de confusion, le pauvre chien avait été oublié.

« On reviendra le chercher, ton chien, lui dit Gottlieb.

— Non, non ! tout de suite ! répéta le petit bohémien en jetant sur Marguerite un regard suppliant.

— Zaféri a raison, dit Marguerite. Vous voyez bien qu’il y a place pour deux sur la litière. Prends-le, mon bon Gottlieb, et couche-le près de son maître. Je veux qu’il guérisse, lui aussi. »

Gottlieb obéit. Le chien fut étendu aux pieds de Zaféri, et notre petite troupe reprit lentement sa marche.

Nous traversons la coupe, nous arrivons sur la route de Wangenburg, et nous nous mettons à descendre la côte par un large chemin taillé dans le grès rouge.

Ce ne fut qu’après avoir franchi l’espace d’un bon quart de lieue, qu’un bruit de pas qui venaient à notre rencontre troubla le silence de la montagne.

« Pour sûr, c’est le colonel qui arrive avec du monde ! s’écria Gottlieb.

— Père ! père ! s’écria Marguerite à toute voix.

— Père ! » répéta Maurice ; et je fis chorus avec lui.

Nous nous étions jetés à la rencontre des arrivants, et bientôt, au tournant de la route, mon père nous serrait l’un après l’autre dans ses bras. Son cœur battait avec force contre les nôtres ; mais il ne nous dit pas un mot.

La maison d’un des gardes n’était pas bien loin. Sur les pas de mon père étaient accourus Nicolas Burkardt, Locker, Schmidt, tous nos garçons de ferme, et ce fameux garde de Grendelbruch en personne, que nos voix avaient appelé en vain au début de notre aventure.

Zaféri passa des mains de Gottlieb dans celles de ces braves gens. On l’eut bientôt couché sur un bon lit de couvertures de laine. Il grelottait la fièvre et se plaignait d’avoir froid. Cependant une compresse d’eau fraîche appliquée sur son épaule calma les plus vives douleurs, et un peu de vin chaud parvint à le ranimer.

Ses yeux inquiets cherchaient les yeux de Marguerite.

« J’ai compris, dit Marguerite. — Père, ajouta-t-elle, veux-tu regarder maintenant la blessure du chien ? »

Wolff s’était couché tout de son long, le museau appuyé sur le plancher de la hutte. C’est une chose merveilleuse de voir comme les bêtes savent reconnaître les personnes qui leur veulent du bien. Quand mon père s’approcha de lui, ce grand chien à demi sauvage remua la queue en signe d’amitié, et poussa un petit gémissement plaintif qui ne laissait aucun doute sur ses intentions.

« À la bonne heure ! dit mon père ; voilà un malade qui a confiance dans son médecin. »

La physionomie de Wolff n’avait rien d’aimable ; et, en ce moment surtout, avec ses poils ébouriffés et son museau rempli de sang, le pauvre animal ne payait vraiment pas de mine. Mais tout le monde sait qu’il ne faut juger sur l’apparence ni les bêtes ni les gens.

Mon père se fit apporter de l’eau et se mit en devoir de laver avec précaution la blessure encore béante. Wolff se laissa faire avec une résignation héroïque. Il grognait bien un peu quand la douleur était trop vive, mais cela ne l’empêchait pas de lécher, tout en grognant, les mains de mon père. Et ses yeux, brillants d’intelligence, semblaient dire : « Vous voyez que je fais tout ce que je peux pour me retenir, et il ne faut pas trop m’en vouloir si je crie un peu pour me soulager. »

« Là ! dit mon père quand il eut achevé le premier pansement ; rassure-toi, Zaféri ; ton chien n’en mourra pas. Il n’y a pas l’ombre de fracture. »

Gottlieb ramassa le baquet rempli d’eau et sortit de la hutte.

Cependant Zaféri restait appuyé sur le chevet du lit. Je vis alors qu’en s’en allant Gottlieb avait laissé la porte ouverte. Zaféri ne quittait pas du regard le groupe de nos bûcherons qui stationnaient devant la hutte ; dans un cercle de lumière que projetaient les torches, j’aperçus la vieille bohémienne qui s’était accroupie sur la terre et dont les yeux farouches défiaient les siens.

J’allai bien vite fermer la porte. Zaféri laissa retomber sa tête en poussant un soupir et cacha son visage dans les plis de la couverture.

Pendant ce temps, mon père avait attiré Marguerite sur ses genoux ; il avait pris sa tête dans ses mains ; il l’embrassait sur le front et les joues, trop ému encore pour prononcer une parole, tandis que Maurice, appuyé contre son dos, ses petits bras passés autour de son cou, mêlait ses baisers à ceux de sa sœur. Je trouvai moyen à mon tour de me faire une place, et la fête fut complète.

Cependant il vint un moment où Marguerite retrouva la parole ; mais mon père l’arrêta dès les premiers mots :

« À demain les explications, dit-il. Vous allez tâcher de dormir, mes pauvres petits. Il y a là une petite pièce où l’on vous accommodera une sorte de lit. À la guerre…

— Oh ! père, nous aurions voulu te confesser nos fautes. Nous dormirions mieux avec ton pardon. Tu ne nous as pas fait de reproches, mais tu ne peux pas être content de tes enfants, puisqu’ils sont si mécontents d’eux-mêmes :

— Oh oui ! m’écriai-je, bien mécontents.

— Ça, c’est bien vrai ! dit Maurice à son tour.

— Il est trop tard, répondit mon père à Marguerite, pour une confession qui pourrait être longue. Mais, fût-il trop tôt pour vous pardonner, je veux que vous dormiez en paix cette nuit. Je vous pardonne donc. Votre faute est d’ailleurs de celles qui portent en elles-mêmes leur punition. Dormez, réparez vos forces. Vous verrez plus clair encore demain matin dans vos consciences. »

Il nous embrassa l’un après l’autre, le bon père… Et deux minutes après, vaincus par la fatigue, mais le cœur un peu desserré, nous dormions, tout coupables que nous étions, du sommeil de l’innocence.

XXII.

Il faisait grand jour quand mes yeux s’ouvrirent. Marguerite et Maurice dormaient encore. Zaféri était assis sur son lit, pensif ; mais, eu égard à son état de souffrance, son visage était calme et reposé. Au bruit que je fis en me redressant, Marguerite et Maurice se réveillèrent, et mon père, en même temps, se montra à travers l’entrebâillement de la porte.

« Voilà trois fois que je viens, dit-il, et trois fois le brave petit m’a fait signe que vous dormiez toujours. Savez-vous qu’il est midi passé ?

— Midi ! s’écria Marguerite. Et il me semble que j’aurais pu dormir vingt-quatre heures encore !

— Moi, dit Maurice, je ne sens plus mes jambes. Je ne puis plus remuer les pieds, ils sont en plomb.

— On va vous apporter à chacun un joli seau d’eau fraîche ; vous vous fourrerez la tête dedans, et, quand vous vous en tirerez, vous serez réveillés. Votre toilette faite, un déjeuner en plein air achèvera de vous remettre. Le temps est superbe. »

L’air vif de la forêt pénétrant par la porte entr’ouverte, la vue du soleil qui illuminait tout au dehors, avaient déjà ranimé nos esprits.

En cinq minutes nous fûmes sur pied. Les fatigues de la veille et ce long sommeil nous avaient donné un appétit magnifique. Les provisions apportées par les bûcherons furent dévorées en un clin d’œil.

Mon père avait tout fait préparer pour le départ. Nous avions deux malades à emmener : Zaféri et son chien. Une litière plus confortable que celle qui avait été la veille improvisée dans le bois était prête ; mon père y fit transporter le matelas de Zaféri. Celui-ci voulut marcher, mais mon père avait examiné son épaule ; elle était fort enflée, très-meurtrie, et il ne pouvait remuer le bras. Bien qu’il ne fît entendre aucune plainte, il était évident qu’il devait souffrir beaucoup.

Nous n’attendions plus que les gens que mon père avait envoyé chercher pour porter la litière. « Dans un quart d’heure ils seront là, avait dit mon père à Zaféri ; mais couche-t’y tout de suite pour l’essayer, et ne te fatigue pas à rester debout. »

Quand Zaféri fut installé commodément sur le matelas avec son Wolff à ses côtés, il jeta sur mon père et sur Marguerite, qui tous deux avaient procédé à son installation, un regard reconnaissant.

« C’est bien ! c’est bon ! lui dit mon père, répondant à ce regard ; tu es un brave enfant. Par ce que Gottlieb a pu me dire, je sais que tu t’es bien conduit. Nous reparlerons de tout cela plus tard. Ne t’agite pas, tu as encore les mains brûlantes et de la fièvre. Au chalet tout s’expliquera. »

Marguerite, habituée à lire dans les yeux de Zaféri, devina qu’il avait une requête à adresser à mon père, mais qu’il n’osait parler. Se penchant sur lui, elle lui demanda tout bas ce qu’il désirait. Le petit bohémien hésita d’abord à répondre. Une vive rougeur avait envahi ses joues.

« Je voudrais savoir, murmura-t-il enfin, ce que Ruth et les autres, le chef surtout, sont devenus. »

La question surprit mon père, mais elle ne le fâcha pas.

« Oui, reprit Zaféri, j’ai pensé à eux dans la forêt et cette nuit encore ! Je ne voudrais pas qu’à cause de moi il leur arrivât de la peine et qu’on les mît en prison. »

Mon père fit un mouvement que Zaféri interpréta comme un refus.

« Si vous les laissez partir, dit-il en joignant les mains en signe de supplication, ils ne reviendront plus. Ils savent bien maintenant que ce n’était pas la force qui me retenait loin d’eux ; ils savent que vous avez tous été bons, trop bons pour Zaféri, et qu’il ne consentira jamais plus à vivre avec eux, Wolff non plus. »

Le chien, en entendant prononcer son nom, avait levé la tête et répondu à son maître par un petit grognement d’adhésion.

« Si Wolff est de cet avis, je n’ai plus rien à dire, répondit mon père, sinon que j’en étais avant lui. Rassure-toi, Zaféri ; nous n’avions fait qu’un prisonnier, le chef même de la bande, un rude gaillard, soit dit en passant, qui m’a donné du fil à retordre ; les autres avaient réussi à s’enfuir après l’avoir lâchement abandonné. Cette conduite des siens l’avait disposé à la franchise envers nous. Ce matin au point du jour, je l’ai interrogé ; j’ai trouvé en lui un homme moins noir que je ne l’avais supposé et, si je ne me trompe, à la fois moins mauvais que la plupart de ses pareils et plus intelligent. Il a joué carte sur table avec moi :

— Nous voulions ravoir Zaféri, m’a-t-il dit, parce que nous avions peur qu’il fût maltraité chez vous. Nous avons appris de lui que, loin d’avoir à se plaindre de vous, il n’avait qu’à s’en louer. Il ne s’était exposé à être repris par nous que pour nous réclamer son chien, qui avait été le chien de sa pauvre mère. Mon avis avait été de vous le renvoyer avec la bête ; mais les autres n’ont pas voulu y consentir. La vieille Ruth prétendait que, si nous parvenions à passer la frontière, on pourrait par lettre négocier avec vous sa rançon. Quand vos trois petits sont venus se faire prendre à leur tour, elle a vu là toute une fortune, et je n’aurais pas pu venir à bout, bien que je sois le chef de la bande, de vaincre leur résistance. Ma foi ! je les avais laissé faire, mais en m’en lavant les mains. Les choses ont mal tourné, et j’en suis presque content. J’ai fait bien des métiers, mais celui de voleur d’enfants n’a jamais été de mon goût. Zaféri pourra vous le dire, j’ai quelquefois été rude pour lui, jamais méchant ni injuste.

— C’est vrai, dit Zaféri. Éphraïm n’était pas dur non plus pour ma mère. C’est la vieille Ruth qui est la plus méchante. »

Mon père continua :

« Cet homme, ton Éphraïm, s’est mis ensuite à me parler de ta mère, et m’en a bien parlé. C’était une pauvre femme très-courageuse et très-douce, m’a-t-il dit ; bien qu’elle ne fût pas bohémienne, elle s’était attachée à l’un d’entre nous par reconnaissance plus que par amour. Celui-là lui avait sauvé la vie. Il l’avait trouvée à moitié morte sur un champ de bataille du côté de Leipzig ; c’était une vivandière. Elle avait vu mourir à ses côtés le soldat qui était son mari, dans l’affaire où elle-même elle avait ensuite été blessée. Savais-tu cela, Zaféri ?

— Non, dit-il, non… Ma pauvre mère !…

— Ce n’est pas tout, dit mon père : le bohémien m’a fait alors en ce qui le concerne une révélation qui, m’a-t-il dit et non sans raison, pouvait nous mettre à notre aise pour l’avenir, à cause de ce qu’il appelle « nos idées : » ta mère n’avait consenti à devenir la femme de ton père qu’à la condition que les enfants qui pourraient naître de ce mariage seraient chrétiens comme elle, et ton père y avait adhéré. Mais il en avait fait mystère à tous les autres, excepté à moi. Notre bande était nombreuse alors, et Zaféri a été baptisé en cachette à Stuttgard. Sa mère m’a même laissé en mourant des papiers qui le constatent, et ces papiers, les voilà ! Rendez-les au petit. Ils sont à lui. Personne dans la bande ne s’est jamais douté de tout cela, excepté cette damnée Ruth, à qui il n’est pas facile de cacher quelque chose, et qui avait un jour surpris, paraît-il, Zaféri, encore enfant, faisant le signe de la croix et récitant avec sa mère une prière.

— « Notre Père qui êtes aux cieux…, » murmura Zaféri, la prière de ma mère… C’est donc pour cela que je l’avais apprise si vite quand Mlle Marguerite me l’a récitée la première fois, et pour cela aussi que je l’ai trouvée si belle !… Depuis la mort de ma mère je l’avais pourtant oubliée…

— Pauvre Zaféri ! » dit Marguerite.

Mon père reprit son récit :

« Et c’était même à cause de sa religion, avait ajouté le bohémien, que la vieille Ruth avait toujours eu pour la mère et pour l’enfant tant de haine, qu’elle ne manquait pas une occasion de leur faire des misères. »

Là-dessus, Éphraïm s’était tu. Mais je ne le laissai pas languir.

« Je suis content de vous, lui dis-je. Si vous me promettez de quitter le pays et de laisser nos paysans tranquilles, j’aurai confiance dans votre parole et je vous ferai rendre la liberté. Quant à cette diablesse que vous appelez Ruth, c’est autre chose, et celle-là payera pour les autres. »

Mais cela ne faisait pas l’affaire d’Éphraïm. Il se grattait la tête comme quelqu’un qui n’a pas tout ce qu’il désire.

« Ruth est mauvaise, reprit-il, je ne puis pas dire non ; mais je ne puis pas non plus l’abandonner. Mettez-vous à ma place, Monsieur : c’est elle qui m’a élevé ; elle a, tant bien que mal, remplacé pour moi père et mère. Elle m’a roué de coups bien souvent, c’est vrai ; mais vous voyez que je n’en suis pas mort, et, si j’ai mangé du pain tous les jours tant que j’ai été hors d’état de me suffire à moi-même, c’est en somme à elle que je le dois.

— Ma foi, là-dessus je les ai lâchés tous les deux. Lâchés, entendons : je les ai fait reconduire à la frontière par un des adjoints du père Girolt pour qu’il ne leur arrivât pas malheur jusque-là, et j’ai même garni le gousset de ton ancien chef, pour lui ôter l’envie de voler pendant quelques semaines. Es-tu content de moi, mon garçon ? »

Mon père s’était approché de Zaféri et lui tendit la main.

Zaféri, d’un geste passionné, prit cette main dans sa main gauche, dont il avait l’usage, et l’approcha de ses lèvres ; puis, regardant mon père de ses grands yeux humides de larmes :

« Maintenant, lui dit-il, Zaféri est à vous. Vous le trouverez docile et obéissant, car il sait que vous êtes tout aussi bon pour lui que Mlle Marguerite. »

Le récit de mon père nous avait tous fort émus. Maurice pleurait dans son coin. Marguerite était radieuse, et, d’un mouvement commun, nous nous jetâmes tous à la fois dans les bras de notre père.

« C’est bon ! nous dit-il, c’est bon ! Le bien est meilleur à faire que le mal, après tout. »

Et, content d’avoir une raison pour changer de conversation :

« J’aperçois enfin, s’écria-t-il, les hommes que nous attendions pour porter la litière de Zaféri. Nous allons nous mettre sans retard en route pour le chalet, et tâcher d’y arriver pour l’heure du dîner. Cela creuse, une nuit passée dans les bois ; et un vrai repos nous fera grand bien à tous, après les trois lieues que nous venons de faire. »

Pendant la route, qui se fit sans trop de fatigue pour Zaféri et pour nous-mêmes, Marguerite, Maurice et moi nous donnâmes successivement à mon père les éclaircissements qui lui manquaient encore sur toute notre conduite et sur la partie des événements de la veille qu’il ne pouvait connaître que par nous.

Mon père s’abstint de toute remontrance. Il faut dire que notre contrition était parfaite et plus que parfaite, et qu’il vit bien qu’il n’aurait eu à prêcher que des convertis.

Arrivés au chalet, nous y trouvâmes, outre un bon dîner, le médecin que la prévoyance de mon père avait fait avertir dès le matin. Il ne nous dissimula pas que la blessure de Zaféri était grave et qu’il ne serait pas remis avant trois mois. Il y avait une luxation de l’épaule.

Il ne pouvait plus être question de retourner à Saverne.

Quant à maître Wolff, Zaféri apprit avec une joie singulière que sa situation était bien moins grave que la sienne. La blessure que le pauvre animal avait reçue à la tête devait se cicatriser en quelques semaines ; et il retrouva l’usage de ses pattes au bout de huit jours. Il fallait le voir, dans les rares moments où on parvenait à lui faire quitter le pied du lit de Zaféri, afin qu’il prît l’air dans le jardin, il fallait le voir se promener dans nos allées, la tête coiffée de compresses, d’un pas majestueux et dolent, mais toujours aux aguets, et les regards tournés à chaque instant sur la fenêtre de Zaféri.

Wolff avait d’ailleurs un caractère excellent. Il trouva le moyen, dès le début, de se concilier l’amitié de Fox et de Nestor eux-mêmes. Sa grande taille, ses crocs formidables, y avaient peut-être contribué autant que ses aimables manières. Les bêtes ni les gens ne se font pas volontiers des ennemis redoutables ; leur instinct leur dit qu’un ami solide n’est jamais à dédaigner.

Ce ne fut qu’au bout de trois semaines que Zaféri eut l’autorisation de descendre au jardin. La fièvre avait cessé, mais il garda pendant près de deux mois son bras droit en écharpe et sans pouvoir en faire usage.

Ce temps d’épreuves, du reste, avait profité à Zaféri. Vaincu par les soins qu’on avait de lui, sa métamorphose avait été complète. Il avait demandé à Marguerite de reprendre ses leçons de lecture. Elle et moi devînmes ses professeurs. Il faisait des progrès rapides ; en moins d’un mois il sut lire couramment.

« Quel dommage, dit un jour Marguerite, que l’état de son bras droit l’empêche d’apprendre à écrire !

— Mais, dit Zaféri, j’ai deux bras, j’ai deux mains ! Ce que l’une ne peut pas faire, pourquoi ne pas le demander à l’autre ? Si la demoiselle voulait, M. Édouard m’apprendrait à écrire de la main gauche. Ma main gauche a toujours valu ma main droite.

— Il a raison, dit notre père qui entendit la proposition de Zaféri. C’est une assez sotte coutume, en effet, que celle que nous avons d’inutiliser un de nos membres. J’ai toujours fait des armes des deux mains, et je m’en suis bien trouvé. »

L’école de la main gauche fut incontinent instituée au chalet, et non pas seulement au profit de Zaféri, mais au nôtre. Au bout de deux mois nous avions deux mains, une de plus que la plupart des humains, et l’une n’avait rien à reprocher à l’autre. Marguerite, Maurice et moi, nous écrivions indifféremment avec la droite et avec la gauche, — et plus d’une fois dans notre vie cela nous a été d’un bon secours.

Quant à Zaféri, ses progrès en écriture furent aussi rapides que ceux qu’il avait faits en lecture. J’ajoute que, sur ce point, il se permit de dépasser bientôt ses maîtres. Ce n’était pas par la calligraphie, si j’en excepte Marguerite, que l’on brillait dans la maison. Mon père était ravi de nous voir cette ferveur d’enseignement mutuel.

Le soir, chacun faisait alternativement des lectures à haute voix : histoire, géographie, voyages, histoire naturelle. Les bonnes soirées ! Zaféri ouvrait de grands yeux à tous ces récits ; tout était découverte pour lui, étonnement, admiration, ou quelquefois désolation, suivant que ce qu’il entendait tournait au tragique. Ce petit être, autrefois indomptable, était d’une sensibilité presque féminine.

Notre père nous apprit un matin que, grâce à une combinaison heureuse qu’il espérait voir réussir, nous passerions tout l’hiver au chalet. Il avait retrouvé, dans un voyage qu’il avait récemment fait à Strasbourg, un de ses vieux amis, ancien professeur de sciences dans un lycée de Paris. Cet excellent homme avait consenti à venir partager notre solitude. Sa présence au chalet fut un bien inestimable pour nous tous ; grâce à lui et grâce à mon père, nous pûmes faire en un an, chacun dans notre voie, des progrès incroyables et le plus grand de tous : M. Manuel nous fit aimer l’étude, aimer le travail ; il nous le rendit si attrayant que nous finîmes par l’aimer dans sa régularité même ; les heures de classe valaient pour nous les heures de récréation.

L’émulation était extrême entre nous, mais sans jamais dégénérer en rivalité.

Marguerite, bien qu’occupée aux heures voulues des soins du ménage, participait à la plupart de nos leçons ; les sciences même ne lui faisaient pas peur. Les éléments de mathématiques, de chimie, de physique, loin de la rebuter, avaient de l’attrait pour cette intelligence nette et prompte à tout comprendre.

« Va toujours ! lui disait mon père ; je ne suis pas de ceux qui jugent que les femmes en savent toujours assez et que les plus ignorantes sont souvent les meilleures. Une instruction variée et solide n’est pas exclusive de la science du ménage. Les femmes bornées font faire bien des sottises à leurs maris. »

Je crois en vérité qu’entre mon père et M. Manuel nous aurions pu pousser les préliminaires de notre éducation jusqu’au point où les écoles spéciales deviennent nécessaires. Mon père, après avoir examiné avec M. Manuel nos aptitudes particulières, nous avait assigné à chacun la voie dans laquelle il croyait que nous pourrions réussir.

« Édouard sera médecin, m’avait-il dit un jour. Guérir les hommes, ou l’essayer, sera son lot. Quant à Maurice, il aime et supporte la contradiction : il sera avocat, il défendra la veuve et l’orphelin.

Pour Zaféri, sa vocation est tout indiquée : l’administration des forêts sera son affaire. »

Chacun de nous avait dit « amen », et de bon cœur, à ces prophéties de mon père.

Tout allait donc au miracle, au chalet, quand vint une nouvelle sous forme de lettre, qui faillit bouleverser tous nos projets : des affaires de famille forçaient M. Manuel à quitter l’Alsace et à aller s’établir, et sans espoir de retour, à Paris.

« Aux grands maux les grands remèdes ! dit mon père, qui était pour les résolutions promptes. Nous irons tous à Paris. Ce n’est que là qu’on a sous la main tout ce qu’on veut. Le chalet ne nous reverra que pendant les deux mois de vacances auxquels ont droit les maîtres et les écoliers. Ces deux mois ne nous en paraîtront que meilleurs.

Paris ! c’était pour Zaféri bien loin de la forêt ; mais c’était un centre d’études bien attrayant pour sa nature avide de voir et de savoir.

Contre notre attente, il ne broncha pas.

« C’est le plus court chemin pour revenir dans les Vosges, » lui dit mon père.

Zaféri l’avait compris ainsi.

Quinze jours après, nous étions tous à Paris, dans le quartier des colléges, avec Wolff, bien entendu.

L’effet produit par Paris, par cette vaste fourmilière d’hommes, par cette accumulation de monuments et de maisons, par cette subite révélation des grandeurs et des misères de la vie sociale, se faisant valoir par leurs contrastes mêmes, fut magique pour Zaféri.

Il comprit que la vie de l’homme, dans l’exercice de sa sociabilité, était, elle aussi, un grand spectacle ; que les forêts n’étaient pas tout sur la terre ; que, sous l’œil de Dieu, l’homme, lui aussi, avait travaillé pour la gloire de ce monde, et qu’un esprit méditatif pouvait trouver matière à réflexions et à émotions dans un tel centre de civilisation.

Quand, sur l’avis de M. Manuel, il fut entendu que nous entrerions tous les trois, Maurice, lui et moi, au collége pour y préparer notre avenir, au lieu de se révolter, il témoigna à mon père toute sa gratitude de vouloir bien pour l’éducation le faire l’égal de ses enfants. Nous n’étions qu’externes, il est vrai ; nous retrouvions le soir la famille, et les jours de congé nous rendaient périodiquement à nos douces habitudes de promenades. Les environs de Paris ont leur attrait. Mais, tant que durait la semaine, c’était le collége, c’était la régularité, et mon père n’était pas assuré tout d’abord que son petit sauvage d’autrefois pût se soumettre à ce genre d’acclimatation qui paraît dur, même à quelques enfants civilisés. Ses doutes cédèrent bientôt à l’évidence : Zaféri devint un des meilleurs élèves du collége, et paya amplement mon père par ses succès des sacrifices qu’il avait faits pour lui.

Que vous dirai-je ? À l’heure où je clos ce récit de nos jeunes années, que j’ai entrepris à la demande de Marguerite, de Maurice et de Zaféri, nous sommes tous trois des hommes, — et Marguerite est une femme. — Nous avons dans son mari un frère de plus. Ma petite sœur est mère de deux aimables enfants. L’ancien petit Maurice, qui, pour le dire en passant, a la tête de plus que son frère aîné, est un oncle parfait, — et je suis, paraît-il, un oncle passable, — car mon neveu et ma nièce semblent avoir pour l’oncle Édouard une affection particulière.

Toutes les prédictions de mon père se XXII

ZAFÉRI EST ENTRÉ DANS L’ADMINISTRATION DES FORÊTS.
réalisent successivement : je suis médecin ; j’ai des clients qui se portent tous bien et qui veulent bien croire que j’y suis pour quelque chose. Maurice est avocat depuis hier. — L’avenir est aux avocats, dit-on. — Nous le verrons bien.

Mon père, après avoir été le meilleur des pères, est devenu, — Marguerite l’en gronde quelquefois, — un par trop bon grand-père. Il monte tous les matins à cheval sur une canne avec ses deux petits-enfants et leur commande des manœuvres étourdissantes. Cette cavalerie en miniature suffit à sa gloire. — « Ce régiment-là, dit-il à Marguerite, en vaut bien un autre. Il est aussi difficile à mener. »

Et Zaféri ? — Eh bien, Zaféri est entré dans l’administration des forêts. Mon père est parvenu à le faire nommer dans le département du Bas-Rhin. Plus heureux que nous, il habite notre chalet toute l’année, et, à toutes nos vacances, nous allons l’y rejoindre. Quand nous arrivons, c’est grande fête, et la fête dure autant que nos congés. Tous nos souvenirs sont dans ce lieu charmant.

Zaféri n’a eu qu’un chagrin depuis qu’il a quitté la vie sauvage, il a perdu son ami Wolff. Le pauvre animal est mort un jour au coin de notre feu, sans s’en apercevoir. Il était chargé d’années. Les chiens, hélas ! ne sont pas éternels.

Vous parlerai-je de Nestor et de Fox ? Pourquoi non ? Eux aussi ne sont plus de ce monde ; mais ils ont fait souche et revivent dans une nombreuse postérité. Zaféri a adopté un de leurs enfants qu’il a nommé Wolff, en souvenir de son premier ami.

Si je pouvais prédire l’avenir, je vous parlerais du nôtre. Mais mieux vaut laisser à Dieu le soin d’y pourvoir à son gré !


TABLE DES MATIÈRES

(ne fait pas partie de l’ouvrage original)

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