Le Chancelier de l’empire allemand et Mortiz Busch

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Le Chancelier de l’empire allemand et Mortiz Busch
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 693-704).
LE
CHANCELIER DE L’EMPIRE ALLEMAND
ET
M. MORITZ BUSCH

Tel homme de génie affecte un fastueux dédain pour toute l’espèce humaine et ne laisse pas de tenir beaucoup à sa réputation, à l’idée que peut se faire de son caractère et de ses talens le vil troupeau qu’il méprise. Le grand politique qui est aujourd’hui l’arbitre souverain des destinées de l’Europe est un exemple frappant de cette contradiction. Il regarde l’humanité comme un aigle regarde une fourmilière, mais cet aigle est très soucieux de ce que peuvent penser de lui les fourmis. Nous ne connaissons aucun homme d’état qui ait provoqué de son vivant tant de publications destinées à nous expliquer son génie, ses intentions, ses desseins, ses méthodes, ses procédés.

A côté de celles qui s’adressent aux lecteurs sérieux, M. de Bismarck en autorise d’autres, d’un style plus familier, à l’usage des simples, du vulgaire, de la foule, et il semble avoir fait de M. Moritz Busch son vulgarisateur d’office. M. Busch excelle dans la biographie anecdotique, il a toutes les qualités requises pour cette sorte d’ouvrages. Il professe pour son héros une dévotion qui touche à la bigoterie. Le grand chancelier, auprès duquel il a ses entrées, est pour lui un être infaillible et impeccable, un dieu dont il adore les mystères et qu’il ne se permet pas de discuter. Dans notre siècle, qu’on accuse de manquer de respect, un tel exemple d’humilité portée jusqu’à l’immolation, jusqu’à l’anéantissement de soi-même, a quelque chose de rare et de touchant. M. Busch dirait volontiers à M. de Bismarck ce que disait à Faust l’honnête Wagner :

Marcher près de vous me suffit,
C’est tout honneur et tout profit.


Aussi est-il infiniment sensible à la moindre marque d’attention qu’il obtient de son maître. Pendant l’automne de 1877, comme il était en séjour à Varzin, on partit une après-midi pour aller pêcher. Il était assis sur le siège de la voiture, et il y avait quelque désordre dans sa toilette; rattache de son paletot dépassait son collet. M. de Bismarck, à qui il tournait le dos, dit au conseiller intime Tidemann : « Rentrez-lui donc son attache ; nous pourrions être tentés de nous en servir pour le pendre, et il n’a pas mérité un traitement si rigoureux. »

Les historiens anecdotiers et un peu commères ne dédaignent aucun détail. Ils n’ignorent pas que, dans l’histoire d’un grand homme, ce sont les petites choses qui intéressent le plus les petites gens, que la foule des lecteurs aime à savoir ce qu’il mange et ce qu’il boit, s’il fait lui-même sa barbe, à quelle heure il se lève, à quelle heure il se couche, s’il dort sur le côté gauche ou sur le côté droit, combien il a d’armoires dans son cabinet de travail, comment il s’y prend pour empêcher sa cheminée de fumer, s’il préfère aux œufs sur le plat les œufs à la coque. Paul-Louis Courier nous raconte dans le Pamphlet des pamphlets qu’il déjeunait un jour chez son camarade Duroc, logé depuis peu dans une vieille maison fort laide, entre cour et jardin, où il occupait le rez-de-chaussée. Ils étaient plusieurs à table en devoir de bien faire, quand tout à coup se présente sans être annoncé le camarade Bonaparte, nouveau propriétaire de la vieille maison, dont il habitait le premier étage. Il venait en voisin, et cette bonhomie étonna tous les convives. Ils se lèvent, ils s’empressent ; le héros les fait rasseoir : « Il n’était pas de ces camarades à qui l’on peut dire : Mets-toi là et mange avec nous. Cela eût été bon avant l’acquisition de la vieille maison. Debout à nous regarder, ne sachant trop que dire, il allait et venait. « Ce sont des artichauts dont vous déjeunez là? — Oui, général. — Vous, Rapp, vous les mangez à l’huile ? — Oui, général. — Et vous, Savary, à la sauce ? Moi, je les mange au sel. — Ah ! général, répond celui qui s’appelait alors Savary, vous êtes un grand homme, vous êtes inimitable. » Nous ignorons si M. de Bismarck mange les artichauts au sel ou à l’huile ; mais nous savons par M. Busch, qu’il est un gros mangeur, que les gens qui pensent beaucoup ont besoin de beaucoup de nourriture. Nous savons aussi que, quoiqu’il ait du goût pour la bonne chère, il s’accommode des mets les plus simples, que malgré sa préférence pour le cognac il ne fait point fi de l’eau-de-vie de grain et qu’il en conserve soigneusement dans les caves de son château de Schönhausen quelques barriques, qu’il laisse vieillir pour l’usage de ses arrière-neveux. En cela comme en toute autre chose, M. Busch le trouve inimitable. Nous ne méprisons pas les anecdotes. Il en est d’intéressantes, qui en disent très long sur les hommes et les choses. M. de Bismarck a raconté à son biographe que lorsqu’il fut envoyé à Francfort pour y représenter la Prusse, il n’y avait dans les séances de la commission militaire que le plénipotentiaire de l’Autriche qui, en vertu de son droit présidentiel, se permît de fumer. Un jour, M. de Bismarck eut l’audace de lui demander du feu, ce qui causa à tout le monde une indicible surprise mêlée de déplaisir. C’était un événement, presque une révolution, et les représentans des moyens comme des petits états s’empressèrent d’en référer à leurs gouvernemens, de leur soumettre le cas. Les petites cours réfléchirent longuement sur cette affaire, qui leur parut si grave qu’elles ne savaient quel parti prendre, et durant la moitié d’une année, il n’y eut que les deux grandes puissances qui fumèrent, après quoi le plénipotentiaire bavarois crut devoir sauvegarder la dignité de son pays en fumant aussi. Le Saxon mourait d’envie d’en faire autant, mais il n’avait pas encore obtenu l’autorisation de son ministre. Toutefois, dans la séance suivante, le Hanovrien, qui était au mieux avec l’Autriche, s’étant résolu à franchir le pas, il le franchit aussi et fuma. A quelque temps de là, le Wurtembergeois sentit qu’il y allait de l’honneur du pays souabe, et quoi qu’il n’aimât pas à fumer, on le vit tirer de son étui un cigare long, mince, clair, couleur paille de seigle, qu’il alluma d’un air bourru, comme un homme qui fait à sa patrie le plus douloureux des sacrifices. De ce jour, il n’y eut que Hesse-Darmstadt qui ne fuma pas. Cette anecdote est très instructive, elle nous apprend à peu près ce qu’était l’ancienne Confédération germanique; c’est tout un chapitre d’histoire.

Non moins instructive est une autre anecdote que rapporte M. Busch sans oser prendre sur lui d’en garantir la parfaite authenticité. Dans le temps de son orageuse et remuante jeunesse, M. de Bismarck, accompagné d’un ami, alla un jour chasser la bécasse. On devait traverser un marécage recouvert d’un perfide gazon. L’ami était gros, un peu lourd; il enfonça, demeura embourbé jusqu’aux aisselles et bientôt jusqu’aux oreilles. Après avoir fait de vains efforts pour se dégager, il appela à son secours le futur chancelier de l’empire germanique, qui lui répondit tranquillement : « Mon cher ami, tu ne sortiras jamais de ce trou, je ne vois aucun moyen de t’en tirer. Mais je veux t’épargner une mort lente, honteuse et dégradante en t’envoyant dans la tête une volée de plomb qui te procurera une fin plus convenable, plus digne de toi. Ne bouge pas, ce sera l’affaire d’une seconde. » Parlant ainsi, il relevait lentement le canon de son fusil et couchait en joue l’infortuné, qui, saisi d’une folle terreur, fit un effort surhumain et réussit à regagner la rive. A peine y fut-il en sûreté qu’il accabla d’injures son aimable compagnon. Celui-ci lui riposta sans s’émouvoir : « Tu vois si j’avais raison ; il faut que chacun s’aide lui-même. » A ces mots, lui tournant le dos, il s’en alla chercher ses bécasses. Voilà un trait qui peint un homme et qui doit donner à réfléchir aux alliés de M. de Bismarck, à tous ceux qui veulent chasser avec lui. Si jamais ils se trouvaient embourbés jusqu’aux aisselles, il croirait s’acquitter de tout ce qu’il leur doit en leur proposant de leur casser la tête et de leur procurer ainsi une fin convenable.

M. Busch ne nous en voudra pas de joindre quelques critiques à nos éloges. Les deux nouveaux volumes qu’il vient de nous donner sous le titre de Notre Chancelier[1] renferment plus d’une page agréable et piquante ; mais il aurait mieux fait d’en retrancher certains chapitres qui ne nous apprennent rien. Il a cousu le vieux au neuf, il a mêlé à l’inédit de longues citations des discours les plus connus de M. de Bismarck, de longs passages de ses lettres intimes que tout le monde a lues, de longs extraits des dépêches publiées par M. de Poschinger. Enfin il s’est pillé lui-même en reproduisant des pages entières de son premier livre, qui était composé avec plus d’art. Que ne s’épargne-t-il la fatigue des répétitions ! Ce qu’il a dit une fois ne s’oublie pas ; il donne aux vérités qu’il enseigne un tour si particulier qu’elles demeurent à jamais gravées dans la mémoire. On pourrait lui adresser ce compliment qu’une mère faisait à sa fille : « Il y a toujours à tous vos enfans la marque de l’ouvrier. »

Nous lui reprochons ses redites, le remplissage, la bourre dont il grossit ses volumes. D’autres l’accuseront d’être trop discret, trop avare de ses confidences. S’ils se flattent d’être initiés par lui à toutes les pensées secrètes de son maître, leur curiosité sera déçue. Il entr’ouvre quelquefois la porte qui conduit dans les coulisses de la politique et il la referme bien vite. M. Busch est un homme qui ne dit que ce qu’on lui permet de dire. Il y a çà et là dans son nouveau livre, comme dans le premier, quelques révélations qui ont fait scandale et n’ont pas été agréables à tout le monde ; mais on peut être certain que, dans ces rares occasions, il a été indiscret par ordre supérieur. C’est par ordre supérieur que M. Busch s’est permis de prétendre qu’en 1880 les Russes avaient tenté de se ménager des intelligences à Paris par l’entremise du général Obrutschef. « Les Français, lui dit à ce sujet M. de Bismarck, n’ont pas voulu les écouter ; ils nous ont informés eux-mêmes de ces tentatives, comme une femme vertueuse dénonce à son mari les propositions intervenantes qu’elle a reçues. » Les insinuations de M. Busch sont destinées à décourager les galans qui seraient disposés à nouer quelque intrigue avec nous. Dans une charmante comédie qui a été jouée plus de cent fois cet hiver, on voit un amant très épris se présenter à un rendez-vous qu’il a obtenu à grand’peine. Quel n’est pas son déplaisir de trouver la femme qu’il aime en train de se réconcilier avec son mari ! Il s’écrie piteusement : « Vous auriez dû m’avertir que je vous trouverais en famille. » M. de Bismarck a été bien aise de faire savoir à tout l’univers qu’il n’y avait rien à faire avec la France, qu’on la trouverait toujours en famille. Il se défie pourtant beaucoup de la fidélité de sa femme, puisqu’il la tient sous les verrous et les grilles de cette sombre prison qu’on appelle la triple alliance. Tant de précautions pourraient bien nous dégoûter de notre vertu.

M. Busch ne se pique pas toujours de conséquence, ses récits contredisent quelquefois ses doctrines. En général, il cherche à persuader à ses lecteurs que M. de Bismarck a toujours été pacifique, qu’il n’use de violence qu’à l’égard des entêtés qui refusent d’entendre raison, que toutes les fois que le renard a étranglé la poule, c’était dans un cas de légitime défense et que la poule avait commencé. Il affirme que, jusqu’en 1870, le ministre prussien s’est constamment appliqué à conserver de bons rapports avec le gouvernement français, qu’il ne désespérait pas d’établir une entente durable entre les deux nations, que c’est l’empereur Napoléon III qui a lassé sa patience et lui a mis l’épée à la main. Ce n’est pas l’opinion d’un ingénieux écrivain italien, M. Gaetano Negri, qui, dans un livre tout récent, établit que dès 1867 la principale occupation de M. de Bismarck a été d’irriter, d’exaspérer le gouvernement français jusqu’à ce que la guerre fût inévitable[2].

Personne n’ignore qu’au moment de la crise suprême, on crut encore à un arrangement, que l’étincelle qui mit le feu aux poudres fut le télégramme d’Ems annonçant à toute l’Europe une insulte faite par le roi de Prusse à l’ambassadeur de France. Cette insulte était purement imaginaire. Le roi Guillaume avait approuvé sans réserve la renonciation du prince Léopold au trône d’Espagne, tout en refusant par dignité de prendre aucun engagement pour l’avenir. Jusqu’au bout il avait été courtois pour l’ambassadeur, et quand il partit pour Coblentz, M. Benedetti le revit à la gare, où il l’accueillit avec sa bienveillance accoutumée. « Qui avait rédigé le télégramme? demande M. Negri. On ne peut plus douter que la main qui mouvait en secret les fils de cette tragi-comédie n’ait voulu par un scandale européen rendre impossible la réconciliation des deux gouvernemens. Le but fut pleinement atteint. En France, les ministres, la chambre, la population, tout le monde sentit l’affront et perdit la tête. »

On savait depuis longtemps que M. de Bismarck, revenu subitement de Varzin à Berlin, avait vu de mauvais œil la tournure pacifique que prenaient les choses, qu’il avait chargé le comte Eulenburg de se rendre à Ems pour représenter au roi le fâcheux effet de ses concessions. Nous savons par M. Busch dans quelles circonstances il rédigea de sa main le fameux et funeste télégramme : « Il reçut du conseiller intime Abeken, qui se trouvait à Ems avec le roi, un rapport sur ce qui s’était passé, avec l’autorisation royale d’en publier le contenu. Il donna lecture de ce rapport aux comtes de Moltke et de Roon, qui dînaient avec lui, et les deux généraux sentirent aussitôt que la situation se dessinait dans le sens de la paix. Le chancelier répondit que cela dépendrait du ton et du style de la publication à laquelle on l’autorisait. En présence de ses hôtes, il fit un extrait du rapport télégraphique en y pratiquant des suppressions, mais sans rien ajouter. » Cet extrait, qui fut aussitôt expédié à toutes les légations prussiennes et communiqué à la presse, portait en substance que le roi avait refusé de recevoir l’ambassadeur de France et lui avait fait signifier par l’adjudant de service qu’il n’avait plus rien à lui dire. C’est ainsi que, par d’habiles suppressions, où dispose des événemens ; le sort de deux empires peut dépendre d’une rature faite avec art. Ici encore, M. Busch a été indiscret à bon escient. Dans l’intérêt de sa popularité, M. de Bismarck ne craint pas de faire savoir que cette guerre si glorieuse pour les armes allemandes a été son œuvre personnelle, que la courtoisie de son roi a failli la faire avorter, que c’est lui qui a paré le coup.

M. Busch déclare modestement dans sa préface qu’il n’est pas de force à faire le portrait du grand homme qu’il a l’honneur de servir, qu’il laisse ce soin aux historiens futurs, qu’il a rassemblé dans son livre des croquis, dont ils pourront se servir pour leurs tableaux à l’huile. Assurément ses croquis leur rendront service, mais il a quelquefois d’étranges idées. Comment lui est-il venu à l’esprit d’instituer un parallèle en forme entre Goethe et M. de Bismarck, de trouver que l’auteur de Faust et de la Métamorphose des plantes ressemblait beaucoup à l’auteur de la bataille de Sadowa? Cette ressemblance nous échappe. Il nous paraît que si Goethe revenait au monde, les âpretés du chancelier de l’empire allemand étonneraient son génie harmonieux, d’une divine souplesse, qu’il admirerait ce prince des violens comme le naturaliste admire un de ces beaux monstres qui lui font découvrir dans la nature des lois et des forces inconnues. M. Busch a mieux rencontré quand il nous dit que M. de Bismarck joint à l’énergie incomparable de la volonté la plus vive intelligence politique et une sûreté de jugement qui ne se laisse jamais influencer par des dogmes ou des préjugés de parti : « Une tête froide, nous dit-il, et un cœur chaud, l’imagination la plus fertile et la plus fougueuse audace, Ulysse et Achille en une seule personne : voilà le secret de ses prodigieux succès. » M. Negri le définit de son côté un homme qui unit au culte de la force une exquise finesse, un Ostrogoth très civilisé, en quoi il diffère d’Ulysse et d’Achille, qui n’étaient pas des Ostrogoths.

Quant à nous, ce que nous admirons le plus en lui, c’est la part considérable qu’a le pur instinct dans ses talens et dans ses règles de conduite, la simplicité des moyens qu’il emploie, le merveilleux bon sens avec lequel, s’affranchissant de toute vaine superstition, il a considéré la politique comme l’application la plus relevée de l’art de trafiquer et de conclure de bons marchés. Le fond de ce grand homme d’état est un hobereau de la Marche de Brandebourg, doué au suprême degré de l’esprit des affaires. Nous croyons à sa passion pour les bruyères et pour les bois. Il a pu dire un jour, avec une parfaite sincérité : « Je ne suis jamais mieux que dans mes bottes graissées, bien loin de la civilisation. Les lieux qui me plaisent sont ceux où l’on n’entend que le coup de bec du pivert sur un tronc d’arbre. » Mais nous croyons aussi les témoins qui nous assurent qu’il est très habile à cultiver ses champs, à exploiter ses sapinières, qu’il est à la fois un excellent économe, un bon forestier, un bon industriel; que ses brasseries, ses distilleries, ses scieries à vapeur prospèrent à souhait et que son papier de bois, quand il en fera, lui rapportera de gros bénéfices. Ce que nous croyons surtout, c’est qu’il ne s’est jamais mieux peint que lorsqu’il a dit de lui-même « qu’il agit toujours par des raisons qui ne se trouvent pas près d’une table couverte d’un tapis vert, mais dans les libres espaces d’une verte campagne. »

On peut se représenter que les occasions eussent manqué à son génie. Il l’aurait employé à gérer son bien, à arrondir son domaine, à gouverner sa maison et ses paysans, à mettre dedans les plus subtils maquignons, à faire avec ses voisins des marchés avantageux. Donnant à sa sagesse un faux air de folie, il eût fait tinter à leurs oreilles les grelots de sa marotte; il les eût étonnés par ses hâbleries, amusés par ses fanfaronnades, alléchés par ses promesses; tour à tour, il les eût abusés agréablement et désabusés brutalement. Connaisseur incomparable des hommes, il se serait servi pour son profit particulier de ce talent de tentateur qu’il possède comme personne. Il ne se fût pas ennuyé; la chasse, l’équitation, la pêche, eussent occupé ses loisirs; il y aurait joint le plaisir de mystifier quelquefois ses amis comme ses ennemis, genre de passe-temps très goûté d’un vrai Prussien, et ses ennemis comme ses amis auraient dit de lui ce que les habitués de la cave d’Auerbach disaient de Méphistophélès : « Cet homme sait de bons tours; c’est quelque jongleur de campagne. » Les occasions sont venues. Au lieu d’administrer ses terres, il a eu désormais un état à gouverner, une Allemagne à fonder, des empires à créer ou à démolir, et l’Europe est devenue son jardin.

Mais les procédés dont a usé le politique sont ceux que le propriétaire eût pratiqués. Il est certain, quand on regarde au fond des choses, que l’art d’arrondir son domaine ou de se défaire à un bon prix d’un cheval fourbu est celui dont on a besoin pour agrandir un royaume et pour tromper des souverains qu’on se propose de dépouiller. Les grandes et les petites affaires ne différent que par leur importance, la méthode pour les faire réussir est la même, les rubriques les plus simples sont souvent les plus efficaces, les ruses de paysan sont les meilleures. C’est précisément par la simplicité de ses moyens que M. de Bismarck a gagné tant de parties risquées. Les naïfs ne reconnaissaient pas Méphistophélès dans le jongleur de campagne ; les uns s’amusaient de lui, les autres haussaient les épaules ; ses compatriotes eux-mêmes ont mis bien du temps à le prendre au sérieux. On le traitait de burschikoser Junker, de hohler Renommist, de hobereau tapageur, de fier-à-bras, de marchand d’orviétan. Il était déjà ministre, et tel écrivain de talent et d’esprit le regardait encore comme « un gentilhomme campagnard dont les connaissances politiques ne s’élevaient pas au-dessus de ce qui est le bien commun de tous les hommes cultivés. » Il laissait dire, il avait une foi profonde dans l’insondable bêtise humaine, et tout le monde s’est pris à ses pièges, les plus habiles ont succombé à ses séductions, les plus forts se sont laissé mystifier par lui. L’énergie qu’il eût consacrée à forcer un cerf, il l’a dépensée à forcer des empereurs, et l’adresse qui lui eût servi à pêcher des brochets, il l’a employée à pêcher des provinces, des duchés, des villes libres, des royaumes.

D’un gentilhomme campagnard de la Marche qui a l’esprit des affaires, il ne faut pas attendre qu’il mette jamais du sentiment dans la politique, qu’il mêle des émotions, des attendrissemens à ses calculs, qu’il use de la victoire en grand seigneur, en bon prince, qu’il ait des égards pour ses victimes. Les paysans ne s’attendrissent jamais, et il est permis de croire qu’un hobereau prussien est le moins sentimental des hommes, le plus disposé à considérer la générosité chevaleresque comme une faiblesse indigne d’un baron qui se respecte. Le prince de Bismarck disait un jour à M. Busch : « Dans la petite chambre du tisserand de Donchery, où je demeurai près d’une heure assis en face de l’empereur Napoléon, j’éprouvai le même sentiment que quand j’étais au bal dans ma jeunesse et que j’avais engagé pour le cotillon une jeune fille à laquelle je ne savais que dire et que personne ne venait prendre pour faire un tour de valse avec elle. » Il disait à propos de cette même entrevue, et ce n’est pas M. Busch qui nous l’a redit : «Figurez-vous qu’il croyait à notre générosité ! » Il disait aussi en racontant son premier entretien avec Jules Favre : « Quand je lui parlai de la cession de Metz et de Strasbourg, il fit une grimace comme si j’avais plaisanté. J’aurais pu lui répondre par une petite histoire qui s’était passée à Berlin, il y a bien des années, chez le grand marchand de fourrures. Je voulais avoir une pelisse neuve, et le prix qu’il m’en demandait était trop fort pour moi. Je lui dis : « Vous plaisantez, cher monsieur. — Non, répliqua-t-il ; en affaires, je ne plaisante jamais. «  Ce qu’il est aujourd’hui, il l’a toujours été. Peu de temps après la révolution de mars 1848, un député démocrate avec qui il était en bons termes s’avisa de lui dire : « Monsieur le baron, vous êtes de tous les hommes de votre parti celui qui nous témoigne le plus de politesse. Nous voulons vous proposer un accord. Si nous devenons les maîtres, nous vous ménagerons, et dans le cas contraire, vous nous rendrez la pareille. » A quoi il répondit : «Si votre parti triomphe, mon petit d’Ester, ce ne sera plus pour moi la peine de vivre; si nous devenons les plus forts, nous vous pendrons, mais nous serons polis jusqu’au dernier échelon de la potence. »

Si la générosité ne peut être la vertu d’un politique qui est avant tout un grand homme d’affaires, il en a d’autres et de fort utiles. Le véritable homme d’affaires est supérieur aux petites vanités, qui souvent coûtent beaucoup et ne rapportent jamais rien. Il met son faste à n’en point avoir; il laisse aux autres l’étalage et la parade, et se réserve le solide. Il sait l’importance des petits détails, il ne les néglige jamais; ses comptes sont rigoureusement exacts, il n’admet pas qu’on lui fasse tort d’un centime. Ses projets, ses combinaisons l’occupent, le possèdent tout entier; les dissipations du monde, les questions domestiques, les joies ou les soucis de famille, rien ne le distrait de ses pensées, qui sont sa vraie famille. Il donne peu de temps aux plaisirs de l’esprit; s’il lit quelquefois Shakspeare, c’est que Shakspeare est de tous les poètes celui qui a vu le plus clair dans les dessous des choses humaines. Il n’y a pour l’homme d’affaires ni amis ni ennemis; il avait fait hier un marché, il est prêt à le rompre s’il s’en présente un meilleur, et les visages qui lui déplaisent lui deviennent agréables lorsqu’ils peuvent lui servir à quoi que ce soit; il estime que la vengeance n’est pas une idée politique. Si vive, si impétueuse que soit son humeur, il sait la maîtriser dès qu’il y va de ses intérêts, à qui il sacrifie tout, même ses emportemens, et ce violent étonnera l’univers par la longueur de ses patiences. Après le succès, il ne se laisse pas griser par la victoire, il se défie de ses prospérités, il compte avec la fortune et avec ses chances, il n’épuise pas son bonheur, il renonce aux entreprises quand elles ont un air d’aventures.

Cependant l’homme d’affaires qui gouverne un état a souvent un défaut ou une infirmité d’esprit qui lui joue de mauvais tours. Il est trop sujet à ne prendre au sérieux que les faits et les chiffres, à mépriser ce qui ne se laisse ni peser ni compter; il ne croit pas aux forces morales, à ces fluides impondérables qui n’exercent aucune action sur la balance la plus sensible, et qui influent si profondément sur nos destinées. M. de Bismarck a toujours pensé que César avait un droit d’obéissance sur les idées et les esprits, qu’il ne tenait qu’à lui de violenter les opinions, et, chaque année, il se retrouve aux prises avec son parlement. Il s’est imaginé aussi que la force et la ruse finissent par avoir raison des consciences, et le parti du centre catholique a résisté victorieusement à ses assauts. Il s’est trouvé au Vatican un homme qui a déjoué ses artifices, éventé ses pièges, bravé ses menaces ; César demande à capituler. Qu’on soit catholique ou libre-penseur, ce spectacle est réjouissant. Il est bon que la force ait ses défaites, que la ruse n’ait pas toujours le dernier mot dans le gouvernement des sociétés.

M. de Bismarck est, parmi les hommes d’état, l’homme d’affaires le plus accompli qui se soit jamais vu, et il est aussi le plus personnel de tous les grands politiques. Si rempli qu’il fût de son moi. Napoléon Ier représentait les idées moyennes de son temps et les a répandues sur l’Europe. Il semblait que la Corse eût envoyé cet étranger à la France pour que, libre d’engagemens envers les partis, il eût l’impartialité nécessaire à l’arbitre chargé d’accommoder leurs différends, de concilier les principes de gouvernement et de conservation avec les idées nouvelles. Ce grand conquérant a été le podestat de la révolution. M. de Bismarck, en toute chose, ne s’inspira que de ses idées particulières, et par la puissance de sa volonté il les a imposées à sa nation. Quand il a déclaré la guerre à l’Autriche, il avait contre lui l’opinion, la presse, les chambres, la cour et les scrupules de son souverain. Jamais personne n’assuma plus gaîment de plus redoutables responsabilités. Si la fortune avait trahi ses espérances, le Titan serait demeuré enseveli sous sa montagne. Sans doute il y avait beaucoup d’Allemands aussi désireux que lui de démolir la vieille Confédération germanique et de la remplacer par autre chose. Mais la monarchie césarienne et militaire qu’il a fondée ressemble bien peu à l’Allemagne constitutionnelle et libérale qu’ils lui demandaient. Il leur a bâti une maison de fer dont l’architecture leur paraît un peu triste, la distribution peu confortable, et dont le mobilier, moitié gothique, moitié empire, ne répond pas à leurs besoins. Leurs chaises sont dures, peu communes ; ils s’y trouvent mal assis.

Ne comptant qu’avec lui-même et ne suivant que son idée, le chancelier a bien de la peine à s’entendre avec son parlement et il n’a jamais de majorité fixe pour appuyer ses projets de lois. Il est obligé de la composer selon les circonstances, en la cherchant tour à tour à droite ou à gauche ; c’est un travail de marqueterie ou de maître mosaïste. Il négocie sans cesse avec tous les partis ; sa maxime est : Donnant donnant : Do ut des ; sa pratique est de donner peu pour recevoir beaucoup. Il aurait voulu former un parti de bismarckiens sans phrase et que toute l’Allemagne en fût ; c’était beaucoup demander à un peuple aussi réfléchi et aussi raisonneur que l’Allemand. Aussi se plaignait-il un jour qu’il n’y avait qu’un groupe politique qui fût à lui et que ce groupe se composait de deux hommes, lui et son roi. Encore a-t-il le chagrin de constater que son roi n’est pas toujours de son avis : « Vous vous trompez bien si vous croyez qu’il m’est facile de lui faire entendre raison, disait-il à un diplomate. Les écorchures de ma main vous prouvent le contraire. L’autre jour, dans mon dépit de ne pouvoir le persuader, j’ai serré si fort un bouton de porte que le cristal s’est brisé dans mes doigts. »

Les hommes trop personnels dans leurs idées comme dans leurs règles de conduite sont condamnés à la solitude, et quelque savoureuses que soient les joies de l’orgueil et de l’omnipotence, l’homme n’est pas né pour vivre seul. Le solitaire de Varzin se livre par intervalles à de mélancoliques réflexions. Il se plaint « que sa carrière politique lui a procuré peu de satisfaction, que personne ne l’aime et qu’il n’a fait le bonheur de personne, pas même le sien. » Sa consolation est de se considérer comme l’instrument, comme l’ouvrier des destinées, chargé d’une mission spéciale dont il ne doit compte qu’aux puissances célestes, comme un vase d’élection où Dieu lui-même a versé ses pensées et ses colères: « Si je cessais d’être chrétien, disait-il à Ferrières, en 1870, je ne servirais pas mon roi une heure de plus. Si je n’obéissais pas au maître du ciel, je n’aurais cure des autres. Que me rapporteraient toutes les peines et les ennuis que j’endure si je n’avais le sentiment d’accomplir un devoir? Je suis royaliste parce que je crois à une vie après la mort, car, de mon naturel, je suis républicain. Que m’importent les décorations et les titres? C’est dans ma foi que j’ai puisé la force de lutter dix ans durant contre toutes les absurdités dont on me régale. Otez-moi mes croyances et vous m’ôterez ma patrie. Enlevez-moi mes convictions et vous aurez perdu votre chancelier. Retirez-moi de ma société avec Dieu et demain je bouclerai mes malles pour m’en aller cultiver mon avoine à Varzin. » Lorsqu’on n’est d’accord avec personne, on aime à croire qu’on a les secrets de Dieu et qu’on accomplit ses ordres.

Sans doute, le Dieu de M. de Bismarck lui ressemble; il a comme lui des yeux qui jettent la foudre et des sourcils buissonnans; comme lui, il est impatient de toute contradiction, obligé de se tenir à quatre pour ne pas étrangler ses Richter et ses Windthorst, tous ceux qui doutent de son omniscience. Ce n’est plus le Dieu de Spinoza, auquel M. de Bismarck a cru quelque temps. C’est une divinité peu débonnaire; c’est Odin, le distributeur de royaumes, accompagné de ses deux corbeaux, qui lui révèlent le passé et l’avenir; c’est Thor à la barbe farouche, traîné par ses boucs et brandissant sa formidable massue. Quand M. de Bismarck ne dit pas : « Mon empereur et moi, » il dit : « Dieu et Bismarck. » Dieu est un complice plus maniable qu’un empereur; quelque proposition qu’on lui fasse, il se tait, et qui ne dit mot consent.

Mais la plus grande cause de chagrin et de souci pour les hommes d’état qui remontent le courant des opinions et bataillent contre leur siècle, c’est l’inquiétude qu’ils ressentent pour la durée de leur œuvre. M. de Bismarck ne peut se dissimuler qu’il a besoin de toute son autorité, de son prodigieux prestige pour empêcher l’Allemagne de s’abandonner à ses inclinations naturelles, pour la retenir sur la pente où elle glisse, et il se dit souvent : « Après moi, ce sera le gâchis. » Un autre que lui se serait appliqué à ménager les transitions, à préparer l’avènement du régime parlementaire, mais il n’entendait ni se soumettre ni se démettre. Pour conserver son œuvre, il lui faudrait un successeur fait à son image et doué de son génie. Comme le remarque très sensément M. Busch, ce serait un miracle, et il est difficile de croire aux miracles. Le chancelier n’a pas fait école; la seule qualité qu’il demande à ceux qui le servent est l’obéissance qui ne raisonne pas, et, pour employer son expression, « une discipline de sous-officiers. » — « Les diplomates allemands, dit M. Busch, sont, du premier au dernier, à cent piques au-dessous de leur chef; les libéraux, qui se flattent de recueillir son héritage, sont encore moins capables et n’ont aucune pratique des affaires. M. Virchow a donné à entendre que ses amis et lui se promettent d’arriver au pouvoir sous le futur règne et qu’alors la politique allemande, même la politique étrangère, prendra une autre tournure, que M. de Bismarck est un homme supérieur, mais qu’il représente une politique surannée, qui n’est plus de ce siècle. Nous serons condamnés ainsi, ajoute M. Busch, à passer par de cruelles expériences, et la machine se détraquera bien vite. Mais on aura le temps de faire beaucoup de sottises et un mal peut-être irréparable. »

Telles sont ses conclusions, et il avoue qu’elles ne sont pas réjouissantes. Mais à qui la faute? Il avait écrit ses premiers volumes pour prêcher l’humilité aux Français vaincus et leur ôter toute espérance de se relever jamais. Il a écrit les autres pour reprocher à l’Allemagne son esprit de révolte, le sot orgueil qui la rend indocile au joug, ingrate envers l’homme providentiel dont elle discute les volontés : « Qu’ils aillent se plonger dans la mare aux grenouilles tous ceux qui ont méconnu leur maître! s’écrie-t-il en finissant; voilà la morale de mon livre. » Touchés de ses vertes réprimandes, les Allemands se décideront-ils à répudier leurs chimères, à accepter pour toujours, les yeux fermés, le régime autoritaire, le socialisme d’état et le reste? Il est permis d’en douter, si éloquent que soit le prophète qui les tance, si redoutable que soit la grenouillère dont il les menace.


G. VALBERT.

  1. Unser Reichskansler, Studien zu einem, Charakterbilde, von Moritz Busch, Leipzig, 1881.
  2. Bismarck, saggio storico, di Gaetano Negri. Milan, 1884.