Le Chancellor/Chapitre LII

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Hetzel (p. 158-162).

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— 25 janvier. — La nuit du 24 au 25 janvier a été brumeuse, et, par suite de je ne sais quel phénomène, une des plus chaudes que l’on puisse imaginer. Ce brouillard est étouffant. C’est à croire qu’une étincelle suffirait à y mettre le feu, comme à quelque substance explosive. Le radeau est non-seulement stationnaire, mais il ne ressent plus aucun mouvement. Je me demande quelquefois s’il flotte encore.

Pendant cette nuit, j’essaye de compter combien nous sommes à bord. Il me semble que nous sommes encore onze, mais je puis à peine rassembler les idées nécessaires pour établir ce calcul. Tantôt je trouve dix, tantôt douze. Ce doit être onze, depuis que Jynxtrop a péri. Demain, ils ne seront plus que dix, je serai mort.

Je sens bien, en effet, que j’arrive au terme de mes souffrances, car toute ma vie repasse dans mon souvenir. Mon pays, mes amis, ma famille, il m’est donné de les revoir une dernière fois en rêve !

Vers le matin, je me suis éveillé, si toutefois on peut appeler sommeil cet assoupissement maladif dans lequel j’ai été plongé. Que Dieu me pardonne, mais je pense sérieusement à en finir ! Cette idée s’incruste dans mon cerveau. J’éprouve une sorte de charme à me dire que ces misères se termineront quand je le voudrai.

Je fais connaître ma résolution à Robert Kurtis, et je lui parle avec une singulière tranquillité d’esprit. Le capitaine se contente de faire un signe affirmatif.

« Pour moi, dit-il ensuite, je ne me tuerai pas. Ce serait abandonner mon poste. Si la mort ne me prend pas avant mes compagnons, je resterai le dernier sur ce radeau ! »

La brume persiste. Nous flottons au milieu d’une atmosphère grisâtre. On ne voit même plus la surface de l’eau. Le brouillard s’élève de l’Océan comme une nuée épaisse, mais on sent bien qu’au-dessus brille un soleil ardent, qui aura bientôt pompé toutes ces vapeurs.

Vers sept heures, je crois entendre des cris d’oiseaux au-dessus de ma tête. Robert Kurtis, toujours debout, écoute avidement ces cris. Ils se renouvellent par trois fois.

À la troisième fois, je m’approche, et j’entends le capitaine qui murmure d’une voix sourde :

« Des oiseaux !… Mais alors… la terre serait donc proche !… »

Robert Kurtis croit-il donc encore à la terre ? Je n’y crois pas, moi ! Il n’existe ni continents, ni îles. Le globe n’est plus qu’un sphéroïde liquide, comme il était dans la seconde période de sa formation !

Cependant, j’attends le lever de la brume avec une certaine impatience, — non que je compte apercevoir la terre, mais cette absurde pensée d’une espérance irréalisable m’obsède, et j’ai hâte de m’en débarrasser.

Vers onze heures seulement, le brouillard commence à se dissiper. Tandis que ses épaisses volutes roulent à la surface des flots, j’entrevois par des trouées supérieures l’azur du ciel. De vifs rayons percent la brume et nous piquent comme des flèches de métal rougies à blanc. Mais cette condensation des vapeurs s’opère dans les hautes couches, et je ne puis encore observer l’horizon.

Pendant une demi-heure, ces tourbillons nous enveloppent, et ils ne se dissipent pas sans peine, car le vent fait absolument défaut.

Robert Kurtis, appuyé sur le bord de la plate-forme, cherche à percer cet opaque rideau de brumes.

Enfin, le soleil, dans toute son ardeur, nettoie la surface de l’Océan, le brouillard recule, la clarté se fait dans un rayon plus étendu, l’horizon apparaît…

Il est, cet horizon, ce qu’il a toujours été depuis six semaines, — une ligne continue et circulaire, sur laquelle se confondent le ciel et l’eau !

Robert Kurtis, après avoir regardé autour de lui, ne prononce pas un seul mot. Ah ! je le plains sincèrement, puisque, de nous tous, il est le seul qui n’ait pas le droit d’en finir quand il le voudra. Pour moi, je mourrai demain, et, si la mort ne me frappe pas, j’irai au-devant de la mort. Quant à mes compagnons, j’ignore s’ils sont encore vivants, mais il me semble que bien des jours se sont écoulés depuis que je ne les ai vus.

La nuit est arrivée. Je n’ai pu dormir un seul instant. Vers deux heures, la soif m’a causé des douleurs telles que je n’ai pu retenir mes cris. Quoi ! avant de mourir, n’aurai-je pas cette suprême volupté d’éteindre le feu qui me brûle la poitrine ?

De vifs rayons percent la brume.

Si ! Je boirai mon propre sang à défaut du sang des autres ! Cela ne me servira de rien, je le sais, mais, du moins, je tromperai mon mal !

À peine cette idée a-t-elle traversé mon esprit, qu’elle est mise à exécution. Je parviens à ouvrir mon couteau. Mon bras est à nu. D’un coup rapide, je tranche une veine. Le sang ne sort que goutte à goutte, et me voilà me désaltérant à cette source de ma vie ! Ce sang repasse en moi, il apaise un instant mes tourments atroces ; puis, il s’arrête, il n’a plus la force de couler !

Miss Herbey se traîne vers eux.

Que demain est long à venir !

Avec le jour, un brouillard épais s’est encore amassé à l’horizon et a rétréci le cercle dont le radeau forme le centre. Ce brouillard est brûlant comme les buées qui s’échappent d’une chaudière.

C’est aujourd’hui mon dernier jour.

Avant de mourir, je serais content de serrer la main d’un ami. Robert Kurtis est là, près de moi. Je me traîne jusqu’à lui et je lui prends la main. Il me comprend, il sait que c’est un adieu, et il semble que, par une dernière pensée d’espoir, il veuille me retenir ! C’est inutile.

J’aurais aussi voulu revoir MM. Letourneur, miss Herbey… Je n’ose pas ! La jeune fille lirait ma résolution dans mes yeux ! Elle me parlerait de Dieu, de l’autre vie qu’il faut attendre ! Attendre, je n’en ai plus le courage… Dieu me pardonne !

Je reviens vers l’arrière du radeau, et, après de longs efforts, je parviens à me dresser debout près du mât. Une dernière fois, je parcours du regard cette mer impitoyable, cet horizon qui ne se déplace pas ! Une terre m’apparaîtrait, une voile s’élèverait au-dessus des flots, que je me croirais le jouet d’une illusion… Mais la mer est déserte !

Il est dix heures du matin. C’est le moment d’en finir. Les tiraillements de la faim, les aiguillons de la soif me déchirent avec une nouvelle violence. L’instinct de la conservation s’éteint en moi. Dans quelques instants, j’aurai fini de souffrir !… Que Dieu me prenne en pitié !

En ce moment, une voix s’élève. Je reconnais la voix de Daoulas.

Le charpentier est près de Robert Kurtis.

« Capitaine, dit-il, nous allons tirer au sort. »

Au moment de me jeter à la mer, je m’arrête. Pourquoi ? je ne saurais le dire, mais je reviens à l’arrière du radeau.