Le Chancellor/Chapitre XXX

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Hetzel (p. 93-94).

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Suite du 7 décembre. — Un nouvel appareil flottant nous porte. Il ne peut couler, car les pièces de bois qui le composent surnageront, quoi qu’il arrive. Mais la mer ne le disjoindra-t-elle pas ? Ne rompra-t-elle pas les cordes qui le lient ? N’anéantira-t-elle pas enfin les naufragés qui sont entassés à sa surface ?

De vingt-huit personnes que comptait le Chancellor au départ de Charleston, dix ont déjà péri.

Nous sommes donc dix-huit encore, — dix-huit sur ce radeau qui forme une sorte de quadrilatère irrégulier, mesurant environ quarante pieds de long sur vingt de large.

Voici les noms des survivants du Chancellor : MM. Letourneur, l’ingénieur Falsten, miss Herbey et moi, passagers ; — le capitaine Robert Kurtis, le lieutenant Walter, le bosseman, le maître d’hôtel Hobbart, le cuisinier nègre Jynxtrop, le charpentier Daoulas ; — les sept matelots Austin, Owen, Wilson, O’Ready, Burke, Sandon et Flaypol.

Le ciel nous a-t-il suffisamment éprouvés depuis soixante-douze jours que nous avons quitté la côte américaine, et sa main s’est-elle assez appesantie sur nous ? Le plus confiant n’oserait l’espérer.

Mais laissons l’avenir, ne songeons qu’au présent, et continuons d’enregistrer les incidents de ce drame à mesure qu’ils se présentent.

Les passagers du radeau sont connus. Voici maintenant quelles sont leurs ressources.

Robert Kurtis n’a pu embarquer que ce qui restait des provisions retirées de la cambuse, dont la plus grande partie a été détruite au moment où a été submergé le pont du Chancellor. Ces provisions sont peu abondantes, si l’on considère que nous sommes dix-huit à nourrir et que bien des jours peuvent s’écouler encore avant qu’un navire ou une terre soient signalés. Un baril de biscuits, un baril de viande sèche, un petit tonneau de brandevin, deux barriques d’eau, voilà tout ce qui a pu être sauvé. Il est donc important de se rationner dès ce premier jour.

De vêtements de rechange, nous n’en avons absolument aucun. Quelques voiles nous serviront à la fois de couvertures et d’abri. Les outils, appartenant au charpentier Daoulas, le sextant et la boussole, une carte, nos couteaux de poche, une bouilloire de métal, une tasse de fer blanc qui n’a jamais quitté le vieil Irlandais O’Ready : tels sont les instruments et ustensiles qui nous restent. Toutes les caisses, déposées sur le pont et destinées au premier radeau, ont coulé au moment de l’engloutissement partiel du navire, et, depuis ce moment, il n’a plus été possible de pénétrer dans la cale.

Voilà donc la situation. Elle est grave sans être désespérée. Malheureusement, il est à craindre que l’énergie morale en même temps que l’énergie physique manque à plus d’un. D’ailleurs, il en est parmi nous dont les mauvais instincts seront bien difficiles à contenir !