Le Chant de l’équipage/20

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Grès et Cie (p. 251-256).
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XX

C’EST LE VENT DE LA MER…


Eliasar laissa tomber son mouchoir devant Heresa qui le ramassa pour montrer que le signal avait été aperçu. Krühl, selon son habitude, marchait en tête en faisant des moulinets avec son bâton.

Il pouvait être deux heures de l’après-midi. La chaleur étouffante pesait sur les épaules ; la sueur ruisselait sur les visages hâlés des aventuriers

Krühl voulut couper au plus court pour regagner la rive où le canot de l’Ange-du-Nord devait le ramener à bord. Eliasar se retourna et vit que le capitaine Joaquin Heresa ralentissait sa marche. Dannolt et Conrad à ses côtés s’étaient arrêtés pour suivre les explications qu’il leur fournissait.

Eliasar, les yeux fixés sur Krühl, dont le dos voûté le provoquait, ouvrit très doucement son couteau et le glissa dans la poche de son veston afin de l’avoir tout prêt sous la main.

Plusieurs fois encore il regarda derrière lui. Joaquin Heresa et les deux matelots n’avaient pas bougé de place.

Quelques arbres les cachèrent à la vue d’Eliasar qui, alors, soupira bruyamment.

Brusquement, il se trouva seul, effroyablement seul devant le dénouement de la monstrueuse aventure dont il avait créé, un à un, les détails les plus infimes.

Il sentait nettement qu’il ne pouvait plus reculer. À ce moment, pourtant, sa soif de richesses ne le tourmentait pas. Il se savait capable de tuer, mais sans goût en quelque sorte ; sa tâche l’écœurait, et les perles rares contenues dans la ceinture de Krühl, le trésor, celui-là véritable, qu’il avait poursuivi avec tant de clairvoyance et d’opiniâtreté, ne lui laissaient plus aucun désir.

Il toussa plusieurs fois, tâta le manche de son couteau et la lame froide dont il sentit le fil.

Krühl, méditatif, avançait vite, préoccupé à son habitude. Il chantonnait, car la récente découverte d’Eliasar lui redonnait de l’espoir et revivifiait sa confiance défaillante.

― Vous savez, dit-il, sans se retourner, j’ai un sale béguin pour la Cubaine. Je lui reconnaîtrai quelque chose sur ma part.

― Ah ! répondit Eliasar dont la voix s’étrangla.

Krühl ne parla plus. Et son compagnon, comprenant que la seconde décisive venait de sonner dans sa poitrine, s’arrêta un peu pour respirer.

Il sortit son couteau de sa poche. La lame brillait au soleil comme un ventre de poisson. Il assujettit l’arme dans sa main, se rapprocha de Krühl et, ses genoux se dérobant sous lui, il leva le bras…

Le Hollandais se retourna, aperçut le geste homicide, la figure affreuse d’Eliasar que la peur décomposait.

Sans comprendre, il regardait le petit homme et le couteau étrangement brillant qu’Eliasar ne pouvait lâcher.

Dans un éblouissement, la vérité le pénétra comme une blessure.

― Cochon ! salaud ! cochon ! rugit-il. Et il se rua sur Samuel qu’il roula dans l’herbe en lui tordant le poignet. La main du misérable s’ouvrit, et la navaja tomba lourdement, comme un fruit mûr.

― Ah ! saleté ! hurlait Krühl… saleté !…

Il avait pris Eliasar à la gorge et l’étranglait doucement. L’homme râlait, rentrait le menton, essayant de mordre les doigts puissants qui le contraignaient à mourir.

― Tu voulais mon pèse, hein ? Et tu savais où était caché le trésor de cet imbécile de Krühl !

Il porta la main à son flanc et tâta sa ceinture par-dessus sa chemise de flanelle.

D’un bond il fut sur pied et lâcha Eliasar. Subitement sa figure prit une expression de désappointement assez comique. Il fouilla sous sa chemise, déboucla sa ceinture, l’allongea sur l’herbe. Elle était vide.

― Bon Dieu de bon Dieu ! répétait Krühl en contemplant la ceinture étalée sur les cailloux, comme une couleuvre aplatie.

Anéanti par la révélation brutale du désastre, il fixait sur Eliasar un regard hébété.

Ce dernier s’était remis sur ses jambes et le dévisageait froidement. Un sourire narquois entr’ouvrait ses lèvres.

― Nous sommes faits, dit-il simplement.

― Bon Dieu ! beugla Krühl. C’est la Cubaine. C’est Chita qui m’a volé ! C’est elle qui m’a volé ! courons, courons !

Les coudes au corps, ils coururent à travers la forêt. Les branches leur fouettaient le visage, les cailloux roulaient sous leurs pieds. Ils traversèrent les hautes herbes, gravirent la colline de la caverne.

― Appelez Heresa, criait Krühl. Appelez-le, Eliasar. Vous voyez bien que je ne peux plus.

Il s’arrêta près d’un arbre, prit ses flancs à pleines mains pour calmer la douleur aiguë d’un point de côté.

― Heresa ! Eha ! Heresa !

Ils reprirent leur course vers la grève, vers la mer. Le sang battait dans leurs tempes. Derrière eux le bruit d’une galopade leur fit retourner la tête. Ils aperçurent Oliine dans ses habits de pître. Il s’arrêta dès qu’il vit qu’on le regardait.

Eliasar ramassa un caillou.

― Laissez-le, laissez cet imbécile. Courons… Ils bondirent en avant, sautèrent par-dessus le cadavre gonflé du nègre. Dans un éblouissement, Eliasar aperçut des lèvres énormes, tuméfiées, obscènes qui découvraient des dents de bête.

― Courons ! Courons ! répétait Krühl, dont la voix larmoyait d’angoisse.

― Voici le chemin, s’écria Eliasar, prenons à gauche, toujours tout droit… là, la falaise !…

― La mer ! hurla Krühl.

Ils atteignirent, pantelants, le sommet de la falaise qui surplombait la grève.

La mer s’étalait à leurs pieds, infinie et calme. À un mille de la côte, l’Ange-du-Nord, toute sa voilure déployée, prenait le large.

― Mon Dieu ! mon Dieu !… Ils sont partis avec le canot ! gémit Krühl en s’agenouillant et en s’arrachant les cheveux.

Samuel Eliasar, debout, la bouche figée dans un sourire raide, regardait s’éloigner le navire, précieusement détaillé sur le bleu délicat d’un ciel limpide. On pouvait distinguer à l’arrière la silhouette ridicule du capitaine Heresa, nonchalamment appuyé sur l’épaule de Chita, dont le jupon rouge flamboyait. À la corne du mât flottait le pavillon noir.

― Écoutez, dit Eliasar.

Krühl tendit l’oreille. 

Portée par le vent, la voix aiguë de Bébé-Salé arrivait jusqu’à eux. Il chantait la vieille chanson de la Côte :

La bonne Sainte-Anne a répondu
Il vente

Et tout l’équipage de l’Ange-du-Nord reprenait au refrain :

C’est le vent de la mer qui nous tourmente.


FIN