Le Chant du Moghreb

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Le Chant du Moghreb
Revue des Deux Mondes6e période, tome 12 (p. 663-672).
POÉSIES

LE CHANT DU MOGHREB


DERNIÈRE CHARGE


La harka haillonneuse, aux larges étriers,
Toute remplie, hier, de la voix du Prophète,
Par les coteaux fleuris et les moissons en fête,
Fit résonner sa voix et ses appels guerriers.

Tout à l’heure, elle a fui, sous les coups meurtriers
Des cavaliers français, hurlant à sa défaite !
Les sabres furent prompts ! Et devant la Mort prête,
On vit, aux fils d’Allah, des pieds de lévriers !

Elle a fui, la harka, sur des pistes sanglantes !
Les troupes, maintenant, se reforment, sans bruit.
Le soleil joue avec les armes aveuglantes.

Tout est calme. Pourtant, là-bas, où l’orge luit,
Son délire bercé par un galop sonore,
La tête fracassée, un spahi charge encore !

LA MOSQUÉE


La mosquée aux murs froids où pleure une fontaine,
Farouchement fermée à l’infidèle, hier,
Aujourd’hui, sous l’assaut de la flamme et du fer,
A vu choir jusqu’au sol sa majesté hautaine.

Elle a vu les roumis, derrière un capitaine,
Aussi prompts que l’éclair succédant à l’éclair,
Tuer ses défenseurs et mériter l’enfer,
Une âpre joie au cœur, et, dans les yeux, la haine.

Maintenant, le soir tombe. O silence ! O douceur !
Parmi les nefs s’épanche un mystère berceur,
Allah ! que ta maison est suave dans l’ombre !

Cependant, seul témoin du carnage récent,
Sur les dalles, doré par le soleil qui sombre,
Un Coran grand ouvert a des tâches de sang.


BALEUK !


Baleuk ! baleuk ! baleuk ! Ce cri remplit la rue !
Gare à ce dromadaire aux pas muets et mous,
Balançant son chef glabre au bout de son col roux,
Comme un marteau géant à travers la cohue !

Baleuk ! baleuk ! baleuk ! Sous une outre ventrue,
Peau de bouc ruisselante et docile aux remous,
Voici le porteur d’eau ! Baleuk ! Gare à ces trous !
Et gare à ces ânons ! Gare à celui qui rue !

Gare à ces mendians, bien encapuchonnés,
Dont la plainte se mêle au vol strident des mouches,
Auprès d’un chien qui dort, les pattes sous le nez !

Baleuk ! Voici le porche où, de leurs yeux farouches,
Pendantes aux créneaux, et saignant un sang noir,
Des têtes de roumis regardent sans rien voir !

APRÈS LE COMBAT


Le canon tonne au loin. El Hadjami s’enfuit.
La dernière harka, que la crainte accompagne,
Tourbillonnante, vient de gravir la montagne,
Puis la poudre se tait. Miracle ! Plus un bruit !

Or maintenant, sur Fez, voici tomber la nuit.
Lentement, à travers la sournoise campagne,
Un convoi, mi-noyé par l’ombre qui le gagne,
Marche vers Bab-Guissa. La porte s’ouvre à lui.

Mulets après mulets, dans la rue incertaine,
Heurtant leur front au mur, butant à chaque pas,
Portent de longs fardeaux dont la forme est humaine.

Kl l’on voit défiler, deux à deux, sur les bâts,
Chair morte, front glacé, la lèvre déjà noire,
Des Français, des héros, rançon de la victoire !


LE CAMP


Coups de maillets, jurons, et des cris, par milliers !
On prépare le camp ! Rois rouges de la plaine,
Les spahis ont défait leurs longs burnous de laine,
Et parqué les chevaux en groupes réguliers,

Un à un, les chameaux se sont agenouillés,
Lèvre pendante, l’œil dédaigneux, panse pleine !
Le couchant resplendit ! L’espace est sans haleine,
L’or vespéral revêt les objets familiers.

Fantassins, artilleurs, occupent la colline ;
Mais les goumiers, là-bas, campent dans la ravine,
Et ces amans du bled, du soleil et du vent,

Pour le repas nocturne, embaumé de pastèque,
Les pieds nus enfoncés dans un fleuve vivant,
Egorgent des moutons, la face vers la Mecque !

LE TUÉ


L’orge ondule… Un pavot sourit. Une cigogne,
Debout, sur un créneau, fait claquer son bec dur ;
Le chemin crevassé va longeant le vieux mur,
Une carcasse croule en poussière. Un chien grogne…

Un geai, couleur saphir, effleure une charogne.
Joie, horreur et beauté ! Heureux de son fruit mûr,
A ses pieds, un figuier répand du clair-obscur.
Là-bas, quel animal s’acharne à la besogne ?

Or mon cheval s’ébroue et se cabre ! Soudain,
Un cadavre apparaît, un fusil dans la main,
Parmi d’épais gazons, la plus molle des couches !

Hier, on s’est battu ! Cet homme est tombé là !
Sous un schrapnel français, pour la gloire d’Allah !
Dans les trous de ses yeux vit un peuple de mouches !


INDOLENCE


Laissez-moi seul ! Laissez mon âme ivre de songe
Goûter le crépuscule aux mourantes douceurs ;
Je veux baigner mes yeux dans l’ombre qui s’allonge
Sur la ville et sur ses rumeurs.

Et ne me parlez pas ! Souvent la voix humaine
Irrite la douleur qui voulait s’endormir :
Je veux que le soir seul frôle de son haleine
Ou mon regret ou mon désir.

Un prestige revêt la cité millénaire,
Beauté demi-croulante où défaille le jour ;
Voici que la mosquée El Andalous s’éclaire,
Un turban d’or sertit sa tour.

L’esprit ne peut avoir pour ami que lui-même,
A l’instant pathétique où s’approche la nuit :
Laissez-moi recueillir, comme un bienfait suprême,
La pourpre du ciel qui s’enfuit.

Je ne veux rien sentir que votre grâce, ô choses,
Le reflet d’un reflet et l’écho d’un écho,
La brise qui secoue en l’âme mille roses,
Et laisse au front sa fraîcheur d’eau.

Que ton urne, ô silence, inclinée à ma bouche,
Me verse son lait sombre et son enchantement,
Et que sur ma terrasse où traîne sa babouche
Le Bonheur passe lentement.

L’ombre s’ajoute à l’ombre et l’arôme à l’arôme,
Une gaze légère apaise les couleurs :
Fez, la sainte, n’est plus qu’une ville fantôme
Qui se dilue en des pâleurs.

Laissez-moi. Laissez-moi. La tâche est achevée !
Le vieux Moghreb se tait, sous l’azur indulgent.
Fraternelle, là-bas, la lune s’est levée,
Traînant un long haïk d’argent !

Ah ! que vienne vers moi mon amante irréelle,
La Sultane Indolence aux gestes de velours,
Pour que je dorme enfin, jusqu’à l’aube nouvelle,
Sous ses regards tristes et lourds.


FEZ



I


Un palmier se dessine au loin, parmi la brume :
La ville dort ; le jour hésite dans le ciel,
Les citronniers fleuris évaporent leur miel,
Le vent léger agite un éventail de plume.

Musicien ailé que l’extase consume,
Dans le feuillage où passe un émoi fraternel,
Un rossignol, sans fin, sanglote son appel…
Or voici qu’au levant une gloire s’allume :

La montagne secoue à ses pieds son sommeil :
Le haut An le et Djemel monte vers le soleil :
L’océan lumineux déferle à pleines lames !

L’aurore, sur tes murs, ô Fez, jette du sang,
Et l’on croit voir passer, dans l’air éblouissant.
Des archanges guerriers sous des burnous de flammes.


II


Aux pentes du Zalagh que l’aloès encombre,
La poussière suspend un mobile rideau :
L’été règne, brutal ! les jardins manquent d’eau,
La grenade est brûlante et tiède le concombre.

L’ânier frôle les murs, pour avoir un peu d’ombre.
L’air est mort. La chaleur pèse comme un fardeau.
L’outre attire les yeux vers sa robe de peau,
Seule fraîcheur, parmi les ruelles sans nombre.

Le derviche a cessé ses plaintes et ses chants,
Et chapelet aux doigts, dans le Souk, les marchands,
Prolongent un sommeil taquiné par les mouches.

Le sol chauffe les pieds à travers les babouches.
Tout est blancheur. Et Fez semble, sous le ciel bleu,
Une cité de sel que fait flamboyer Dieu.


III


L’air est moins chaud. Le vent glisse, baiser discret…
Une étoffe abondante alourdissant leur grâce,
Les femmes, lentement, montent sur leur terrasse,
Et colorent le soir d’un émouvant attrait.

Derrière les coteaux, le soleil disparaît :
Une mosquée en feu s’élève sur sa trace,
Verte et pourpre, parmi les cendres de l’espace,
Et la Foi chante, en haut de son haut minaret.

Une cigogne passe, une rhaita soupire.
Le couchant fastueux s’éteint dans un sourire :
Le Rêve a la douceur d’un amour éternel.

C’est l’heure où le Maghreb lance aux deux son appel :
La voix des Muezzins s’exalte, et la Prière,
Comme un nouveau soleil, fait pleuvoir sa lumière.


IV


Tu le lèves enfin, lune à la face ronde !
Du lait semble aussitôt ruisseler sur du lait.
Dans la cour aux murs nus où ta clarté se plait :
Ce ne sont que pâleurs qu’une pâleur inonde…

L’eau danse, scintillante, en la vasque profonde :
Sa liquide chanson joue avec son reflet,
Miroitante féerie et sonore ballet !
L’heure fuit perle à perle et seconde à seconde…

Les tapis de Rabat, laine et chaude couleur,
Déroulent sur le marbre une pelouse en fleur,
Mais le ciel irradie à la fenêtre haute,

Et, touchés par l’azur dont la douceur séduit,
Quatre grands peupliers enfoncent, côte à côte,
Un long peigne d’airain aux cheveux de la nuit.


LE SOLEIL ÉTERNEL



I


C’est une heure limpide où lame se recueille,
Où le réel n’est plus qu’un grand songe divin,
Où, sauf le vent qui passe et l’insecte et la feuille,
Tout est menteur et vain.

Rien n’est devant les yeux qu’un ciel doucement pâle,
Et votre lent cortège, ô nuages légers,
Eternels pèlerins d’une Mecque idéale,
A la terre étrangers ;

Rien, si ce n’est la libre et muette étendue,
Et les monts de cristal au fluide contour,
Que baigne comme une eau largement répandue,
La clarté d’un beau jour.

La ville est indistincte : au milieu du feuillage,
Elle suspend à peine une vague blancheur :
Rien ne trouble la paix du noble paysage,
Ni celle de mon cœur.

Pas un bruit : simplement le chant d’une colombe,
Invisible collier de perles qui se rompt :
Le silence grandit quand chaque perle tombe
Sur mon âme et mon front.

Oh ! ce chant de colombe, ami de ma tristesse,
Voix que la solitude élève vers l’Esprit,
Echo d’un autre monde, ineffable caresse,
Musique qui sourit !

Pas un visage humain : du soleil et des branches,
Des fourmis s’affairant à quelque dur labeur,
Une vigne écroulée en vertes avalanches,
Ombre molle, fraîcheur.

Tout est béatitude et grâce familière,
L’air qui joue avec l’air et berce les oiseaux,
Les satins chatoyans tissés par la lumière,
Et noués aux rameaux.


II


Mais ce qui plus encore incline à la sagesse
Mon âme et l’initie aux graves voluptés,
C’est, tout autour de moi, dans la poussière épaisse,
Un peuple de tombeaux, comme au hasard jetés.

Pas de faste pompeux sur ce qui fut la vie !
Une pierre suffit à recouvrir un mort.
Pas de marbre orgueilleux, sculpté par le génie,
Et dressant vers le ciel un inutile effort !

Pas une (leur non plus, mais une dalle nue,
Toute blanche de chaux ou grise de lichen,
Qui près d’une autre dalle, autant qu’elle inconnue,
Avec la terre indique, ô défunts, votre hymen.

Au milieu des rochers, dans le soleil ou l’ombre,
Sans qu’un ordre rigide ait aligné leurs rangs,
Elles sont, ça et là, modestes et sans nombre,
Toutes semblables pour des êtres différens.

Car là se sont couchés des enfans et des femmes,
Des jeunes gens portant l’aurore en leurs regards,
Des oulémas pensifs comme des pasteurs d’âmes,
Des guerriers valeureux, amans des étendards.

Le riche et l’indigent, dans la nuit uniforme,
Sentent peser sur eux un poids de cendre égal ;
Le porteur d’eau, lassé par l’outre au ventre énorme,
Près du Chérif puissant, autrefois sans rival.

Tous ont déposé là l’angoisse d’être un homme,
Tels les chameaux meurtris par les sangles, le soir,
S’agenouillent enfin pour commencer leur somme,
Les naseaux rafraîchis à l’eau de l’abreuvoir.

C’est là que, terminant le long labeur servile,
Ils ont pu rejeter le haillon de leur corps,
Et s’élancer plus haut que la matière hostile,
Vers Allah, le seul Dieu, le pain vivant des forts !

La nécropole immense aux tombes minuscules
Offre au contemplatif ses multiples sentiers,
Simple et calme, parmi la paix des crépuscules,
Les matins flamboyans ou les midis altiers.

Elle s’étend au loin comme un jardin de pierre
Où chaque stèle aurait pour rose un souvenir :
Son sol a la douceur d’un tapis de prière,
Et ses rares figuiers paraissent me bénir.

Des fantômes que vêt une étoile candide,
Beau lin spirituel qui n’eut jamais de plis,
Marchent devant mes pas, et leur clarté me guide,
Parmi ce labyrinthe aux murs bas et polis.

Le vieil Islam crédule enchante ma pensée,
Chaque tombe promet la vie à mon espoir,
Le cimetière est comme un nouvel Elysée
Où mon rêve se plaît à vaguer jusqu’au soir.

Et, lorsque l’univers dans les ténèbres plonge,
Quand, par delà les monts aux rudes contreforts,
Le soleil des vivans s’est retiré, je songe
Au soleil éternel que regardent les morts.


ALFRED DROIN.