Le Chant du Verdier

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Société d'Éditions littéraires et artistiques, Paul Ollendorff Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 7--).

LE CHANT DU VERDIER


LIVRE DE PRINTEMPS

À ma Tante Florine
en Souvenir
Je dédie ce livre de printemps.


Jeudi Saint, 12 Avril 1906.

Le jour baisse, il est sept heures, sept heures d’un soir d’avril innocent et recueilli, dans une lueur ambrée toujours plus douce :

Un mouton noir resté seul à brouter : Mathi n’a pas sonné midi, que se passe-t-il aujourd’hui ? Je n’entends pas non plus l’Angelus…

Le Clocher : Mes cloches sont parties. Longtemps je les ai vues voler au-dessus du Rhône, monter, monter et puis plus rien ! Je suis veuf et désolé, mais elles sont à Rome, et le Curé dit que c’est une ville éternelle, remplie de lumière.

Un Moineau sur la hune : J’entends Mathi qui monte pour « tintata » contre le bois, la procession de la Croix va sortir.

Les toits du village : Ah ! Seigneur, prions ?


Le clocher résonne de coups lugubres, l’église gémit : Miserere !

La procession sort.

Pieds nus, un homme en cagoule blanche porte le saint gibet et se courbe sous le bois pesant.

Le fleuve immaculé du cortège coule aux plis des chemins, monte, s’enfonce et disparaît, éclairant le crépuscule pieux qui bleuit, des voiles flottent.

Le blanc se propage, dans la campagne grise, où le premier Printemps souffle une buée légère et verte.

Le Vent : Parce Domine.

Le Verdier chante : Cet homme qui se traîne porte les péchés du village, mais ces filles toutes blanches sont des lys qui marchent.

Pardonnez-nous, Seigneur !

Jésus va mourir, puis il ressuscitera. Il s’en ira vers vous quand la terre aura refleuri, alors la paix descendra. Cependant, aujourd’hui nous pleurons.

Ayez pitié de nous, Seigneur.

Le Chemin : Pourquoi cet homme a-t-il les pieds nus ?

Une Voix de femme : Tour d’ivoire, Porte du Ciel, Étoile du matin…

Les Arbres : Oh ! ces coups qui durent, est-ce encore un des nôtres qu’on abat ?

Le plus vieux Noyer : Non, c’est au fond du passé les bourreaux qui clouent ses pieds et ses mains sur la vraie Croix.

Le Vent : Parce Domine.


La procession rentre. Les lys voilés se dorent sous le portail, l’ombre se referme, le clocher vide est silencieux.

Le Verdier se pose sur le bénitier du cimetière.


Vendredi Saint, 3 heures.

Une Voix lointaine tout au fond des vallées : Mon Père, mon Père, pourquoi m’avez-vous abandonné !


Samedi Saint, 7 heures.

Ce matin, on bénit l’eau devant le porche de l’église.

Le marguillier a bien à faire, il faut sonner, remplir le grand cuvier où déjà il a versé douze brantes, et quand le prêtre a prononcé les paroles rituelles, chacun vient puiser pour emporter chez soi un peu de bénédiction.

Et puis, Mathi descendra une brante de réserve dans la cave de la cure.

Les Bénitiers : Nous avons soif ! Il fait bon entendre remuer dans ce grand vase ! La bise et le chaud ont séché l’eau dans les pierres, mais nous serons mouillés de nouveau. Alleluia !

L’Église : Que la vie se ranime au fond des coupes consacrées. Les doigts bruns se tremperont dans l’eau bénite qui purifie le front, la poitrine et les épaules, et quelquefois, l’oiseau du ciel aimé de Dieu y viendra boire en passant.


4 heures après-midi.

Maigre et long comme une racine, Carême exténué est assis sous les pins de Tsupuis.

La colline râpée se chauffe au soleil, l’herbe jaune frémit, les pins se tordent comme des serpents rouges. Le vent heureux fait un bruit de ruisseau ; il y a, dans l’air, du miel et une enivrante senteur d’arbre, l’émoi des sèves et des résines dorées.

Carême regarde, au loin, la route pierreuse et les fumées qui montent d’invisibles toits, il sait que la soupe mitonne dans la cuisine des Capucins, mais il se dit : Jamais je n’aurai la force d’aller jusque-là ! Et, face au ciel, il retombe.

Carême est mort.

À la lisière du bois, les hépatiques blanches et mauves sèment un deuil sans tristesse.

Sur la plus haute branche d’un pin, le Verdier chante.


7 heures.

La petite-fille court vers l’église pour se confesser : J’ai mal répondu à la mère, j’ai battu la petite sœur, j’ai menti quatre fois… Les cailloux roulent.

Le paroissien tout chaud dans sa main : Comme elle va, comme elle va ! Elle n’aura plus de souffle pour dire ses péchés !

Une volée secoue l’air bleu.

Les Cloches revenues : Nos cœurs battent d’avoir été si loin ! Ah ! que nous chantons mieux pour avoir entendu nos sœurs d’Italie, dans la ville tout en or et où notre Saint-Père est blanc comme un christ d’ivoire. Sonne, sonne, Mathi, nous sommes là, c’est demain Pâques, les abricotiers sont en fleurs, et les âmes deviennent claires comme des surplis neufs, après l’absolution. Alleluia ?

Le Cabri, seul, dans l’étable : La mère l’a dit, et les enfants riaient. Ce soir ils vont me tuer.


Dimanche de Pâques.

Un homme, appuyé à la claire-voie bleue de la chapelle, où les branches de sapin de viennent rousses, prie en fumant sa pipe : Pater noster.

Sur son dos, la toile rude du gilet fait des barres brunes, sa ceinture de laine pend en deux bouts frangés, et la fumée pénètre sous la voûte comme un encens. Il est seul et absorbé.

Au loin, on sonne l’élévation, à la grande église.

Le Chemin : Ils vont monter à la distribution du pain et du vin, tous ceux du village. Il n’y en aura que cinq ou six qui resteront chez eux, pour ne pas faire comme les autres.

Une grosse Pierre : Cette année, on aura la moitié plus que d’habitude, Édouard a dit que demain on met un Procureur neuf.

Les Parchemins de la Société, au fond d’un coffre de fer, dans le grenier du Conseiller : Depuis combien de siècles sommes-nous enfermés dans cette boîte ? Les deux clefs sont perdues, les fêtes ne sont pas pour nous.

La Cheminée : C’est le grand-père d’Alexis qui a égaré les clefs un soir qu’il était « chique », tenez-vous tranquilles, je vous dirai ce que je vois.

La Cloche : Je ne me rappelle plus qui a donné les trois mesures de froment pour faire la pâte de l’aumône de Pâques, c’est tout vieux ! La Société est une bonne chose, elle a la garde des vignes, et celui qui en fait partie est sûr de ne pas aller seul au cimetière ; au moins il n’a pas que ceux qui portent et quelques parents pour accompagner, mais les quarante-neuf qui suivent, cela fait une jolie bande, et, pour une famille, c’est un honneur.

La Chapelle : Quelle bonne odeur tiède de boulangerie, j’en suis toute gaie ! L’autel est couvert de miches couleur de peau vivante, elles montent les degrés, une est toute seule au milieu, que dit-elle ?

« Ô Jésus, ainsi que toi, nous sommes aujourd’hui des victimes, le couteau va nous couper, les dents nous broyer, prions ! »

Des hommes passent en portant des bouquets de channes.

La Cave voisine : Adieu les barreaux, on vous emmène !

Les gars déposent les barreaux au fond du sanctuaire, et maintenant, dans la chapelle enivrée, s’épanche le fendant d’un rouge de framboise, on l’entend :

« Jésus, comme ton sang sur le Calvaire, me voici répandu en sacrifice, accepte l’offrande et regarde favorablement nos campagnes. »

Dans la grande église, la messe est finie, ils arrivent.

La Corde de la cloche : Je me dénoue, je vole, sonne plus fort, Fabien !

Les anciens procureurs sont entrés. Ils ont pris, sur les bancs, les grands vans d’osier blonds et bruns qui attendent et saisissent les pains de l’aumône.

Les Pains de quatre livres : Nous sommes quarante-neuf pour la Société, et un pour le Secrétaire.

Les Pains de trois livres : Nous allons partir en six morceaux, chacun aura sa demi-livre.

Les tranches qui donnent faim, s’empilent et vont vers les mains tendues.

Les flacons de verre, les vases d’étain, les pots de Thoune à fleurs, se considèrent : « Bonjour, bonjour ! »

Sans cesse penchées et relevées, les channes de quarteron se vident, l’air est capiteux, le jour enchanté flatte les belles joues et les tresses luisantes.

La Poussière : Ils sont à genoux et font, en se découvrant, le signe de la croix pour remercier Dieu.

Les Anges peints : Voici, ô Christ, l’éternel symbole de ton incarnation, le pain des champs, le vin des vignes, offerts à tous en souvenir de ton Corps sacré et de ton précieux Sang, sois loué dans le ciel. Alleluia.

Le Soleil : Que ces filles sont plaisantes ! Comme je touche de bon cœur leurs cous qui brûlent contre le mouchoir de soie.

Les Tabliers des belles fêtes : Profitons de cette matinée qui nous mène dehors, l’arche aux habits est triste comme une tombe.

Un petit Bonnet à rubans d’or : J’éclaire plus fort que les bouquets de l’autel.

La Fontaine toute proche : J’ai tort aujourd’hui. Ils me tournent le dos. J’entends couler les barreaux aussi dru que l’eau que je verse, et le vin est gai, il a de l’esprit, il porte dans la tête les jolies idées, tandis que l’eau tombe tout droit dans les jambes, le sonneur l’a dit.

Sur la croix de fer, le Verdier chante :

« Ils s’en vont heureux et je les regarde. Tous ils portent dans leurs mains la vraie nourriture des simples, et c’est toi, Seigneur, qui la leur a donnée. Alleluia. »

Le dimanche de Pâques s’est endormi dans un crépuscule orangé, que parfume la fleur de l’ormeau.


Lundi.

Sur le plateau de Lintine, le matin, en chape d’argent, prépare le passage de la grande procession qui va, six heures durant, et jusqu’à la forêt, demander à Dieu de bénir les récoltes.

La Rosée : Ai-je mis assez de perles ? Il y en a partout.

Un Tulipon : Nous courberons plus bas la tête quand nous verrons la Croix. Comme notre fourrure blanche est jolie !

Le Soleil : Je n’ai plus que deux petits nuages à ôter et je suis prêt.

Le Vent : Agnus Dei

La grande Croix de bois : J’aperçois le beau crucifix en argent de l’église, qui luit comme la lune dans l’eau.

Un Chardonneret : Voici la bannière rouge de Saint-Germain, entendez-vous les litanies ?

Le Vent : Le Seigneur soit avec nous…

Un long rosaire d’hommes et de femmes, petits grains noirs dans l’étendue des champs, s’allonge vers le plateau, la bannière monte, grandit. La croix se dresse. Le prêtre blanc la détache de sa hampe et la brandit.

La Terre : À genoux !

Tous les Échos de la montagne : Benedicat vos omnipotens.

Sur une touffé de genêt, le Verdier chante.


Midi.

La procession rentre, elle est montée là-haut, comme les oiseaux sur les buissons, le tour est fini.

À présent, chez Alexandre, à la scie, le curé et le vicaire, les chantres et le sacristain auront un tout à fait bon dîner, et la commune paiera douze francs. Dans la cuisine noire, la soupe, le jambon, et le fromage de la raclette causent en les attendant.


Le Vent me dit : Tu as bien fait de quitter ta maison de la ville pour venir où tout est simple et sain.

Je donnerai, pour t’amuser, un coup de balai aux dernières feuilles mortes qui volent haut, et je coudrai à petits plis la robe d’eau de la fontaine qui est une coquette. Elle ne m’aime pas, mon doigt trace des rides sur sa beauté claire et froide, et je ris.

Notre ami Printemps est bien occupé, il court comme un fou du cerisier au frêne gris. Je l’aide un peu, je pousse les fleurs hors des boutons, bien doucement, car elles tremblent. Le Haut-de-Cry est encore tout drapé de neige, et ce grand fantôme leur fait peur. Il faut que j’aille là-haut faire un peu d’ordre. Philippe Varone dit que la neige n’a pas de racines et qu’elle doit s’en aller quand il fait doux, il a raison.

À la première aube, avec les geais blonds et les pies tracassières, nous nous amusons bien ! Et Printemps qui travaille, qui travaille, nous crie : Mais, que faites-vous donc ? — Tu le vois, parce que tu es venu, nous rions.

Le Prunellier dans la baie : Je vais bientôt fleurir, il y a si longtemps que je m’ennuie ! tout sec et gris. J’aurai de belles boules bleues, comme de gros yeux, mais les filles les arrachent, voilà !

Sur un tronc de lierre, le Verdier chante.

Le Vent : Verdier, sais-tu qu’il y a des hommes riches dans les plaines ? À cette heure, ils dorment !

Le Verdier : Tais-toi, la fleur du noisetier me tourne la tête, ohé Printemps !

Le Majenson : Avez-vous vu l’abricotier de Patience ? Non, alors vous n’avez rien vu, c’est comme un feu d’artifice.

Le Chemin : Quatre petites filles qui passent portent dans leurs bras quatre cabris et c’est bon de les voir ! Le cœur des cabris bat très fort, les bras des petites filles tremblent, leurs joues sont rouges comme le drapeau de la procession, et elles soufflent !… Où allez vous, les enfants ?

Les petites Filles : On va chez la grand’mère, c’est la quatrième maison là outre, mais c’est loin, ils sont tant lourds, ces cabris, il faut serrer, serrer !

Et elles rient.

Les Cabris : Nous allons tomber.

Une petite Tresse qui sort d’une petite coiffe de soie : Il fait beau temps aujourd’hui !

Le Tablier qui vole : Tiens, après la semaine sainte, nous irons longtemps sans pluie. On s’amusera bien par les prés avec les cocardes, on fera des flûtes de roseaux et des maisons avec des pierres, en gardant les moutons.

Un petit Pied : Mon soulier est troué, je regarde par la fenêtre, c’est joli dehors !

La Grange : Quel concert de chats dans la paille !

Les Moineaux : On va prendre un bon bain de poussière.

La Vache rouge dans l’étable : Il est bientôt six heures, je le vois au jour sous la porte. Ce n’est pas malheureux ! J’irai vite me gratter contre le mûrier. Je n’en peux plus, il faut que je me batte. Attention quand on ira boire ! S’il y avait assez à manger dehors, je me sauverais bien, mais l’herbe est toute courte !

La mère Jollien tond ses brebis, à genoux dans le pré. La laine noire gonfle en paquets légers qui se tiennent sur les pointes de l’herbe. La brebis couchée frisonne, ses pattes sont liées :

Comme j’ai froid maintenant ! C’est l’hiver qui revient tout à coup ! je vais tousser, j’attraperai les époints et je mourrai comme ma seur, l’autre année. Quelle idée aussi de s’habiller avec notre laine.

La mère Jollien : Il m’en faut trois livres pour une bonne robe, j’aurai assez.

La Fontaine : Voilà les vaches qui se battent, la rouge est furieuse, il y aura des cornes cassées par là.

Le Chemin : Elie passe comme tous les soirs, devant la maison de son bon ami, mais voilà, on dit que les amours ne vont plus, Victorien en cherche une autre. C’est pourtant une belle fille, avec une figure bien douce et qui sourit toujours. Que faire ! les garçons ont leurs idées.

Mathi : Je suis un peu en retard, j’ai été à la vigne. On n’a pas encore tout à fait fini : depuis un mois et demi, toujours en haut et en bas ! Mais on n’a pas fait carême aussi fort que l’an passé, on avait de la viande à manger trois fois la semaine, le cure a donné la permission. Comme ça, va mieux. À présent, il me faut sonner l’angelus.

La Cloche : J’ouvre ma gorge verte dans un air délicieux. Avril, je chante pour toi. J’étais triste à ne voir que la neige, à me plaindre au vent d’hiver, maintenant, je re garderai des fleurs et des nids.

Les Croix bleues du cimetière, l’une à l’autre : Croyez-vous que les iris seront bientôt là ?

Les Contrevents de la cure : Nous voilà tranquilles. Cette bise terrible ne viendra plus nous lancer contre les murs, on va se chauffer au soleil clair. Nous entendons la clématite du balcon qui commence à pousser, elle sent si bon que toutes les abeilles du rhabilleur voltigent par là et nous causons ; c’est un joli moment.


Printemps : Voici que s’épanouissent la primerole élégante, la sanguinaire pleine de maléfices et la pervenche douce. Les touffes de narcisses pointent dans les prés, il y a partout des violettes plus pâles, plus foncées, quelques-unes blanches, des marguerites qu’on voit de loin, et des scyllas aux clochettes retombantes. Je suis content. Rose-Marie descend après goûter pour re garder mon œuvre ; elle va prendre les quatre-vingts, et je me suis amusé à remettre deux fleurs bleues dans ses yeux, un rire tout frais sur sa bouche. Elle a gardé la joie de ses vingt ans, il n’y a que ses cheveux blancs qui l’ennuient. Hélas ! elle sait que je puis rendre des feuilles neuves aux coudriers, mais pas les mèches brunes aux fronts ridés. Elle me le demanderait pourtant, si elle osait.

Rose-Marie : J’ai des narcisses dans mon courtil qui sont encore plus jolis que ceux qui vont sortir ici, ils sont tout blancs avec un petit bord rouge, ça c’est bien agréable. Comme il fait clair à présent contre le soir ! On a fait un bon café, et la santé va toujours, allons, tant mieux, je ne veux pas mourir aujourd’hui.

Le Mulet échappé qui se roule : Moi, non plus !

Un Raccard tout seul au bout du village : Ils viendront ce soir comme hier, cela remue mes vieilles planches de les entendre s’embrasser, leur bonheur me fait craquer. En ai-je abrité, à chaque printemps, dans le reste de la paille et du foin, dans les feuilles sèches. Et puis, j’ai entendu dire qu’après quelques-uns se sont disputés. Barbara s’est tuée, mais il en revient toujours, et j’aime ces soirées sans taguelin, cela me distrait, c’est plus plaisant que le bal des mulots.

Un Pas, des Voix basses : C’est toi, Mérentienne ?

C’est moi, Franci.

L’ombre : Je ne dirai rien.


Notre-Dame des Paniers sourit dans sa chapelle, au bord du ravin, à travers la grille inébranlable où les guirlandes lie-de-vin de bruyère flétrie tracent ses initiales sur le fer forgé.

Un dais d’indienne bleue, arrondi sur une baguette d’osier lui fait un dôme riant, elle est engoncée dans son manteau rigide, un collier de fleurs entoure son col, et les sceptres blancs des cierges se dressent parmi les ornements dorés .

Pour lui faire honneur, les anges diaprés dansent comme David devant l’arche. Ils dansent parce que le temps de la douleur est passé, et que Jésus goûte, dans son royaume, une éternelle félicité .

Cependant, pour rappeler aux fidèles les mérites du Crucifié, on le voit pendu à la voûte, tordu sur sa croix, inondé d’une pluie de sang qui s’alourdit en grosses gouttes prêtes à couler sur le pavé.

Et Notre-Dame sourit à ses pensées :

« On dirait que le torrent est joyeux, il a changé sa plainte d’hiver pour un beau cantique que j’aime. Je l’entends chaque année et ne m’en lasse point. Ô Père éternel, je vous rends grâce pour le bonheur que vous répandez aujourd’hui sur la terre. »


Ma maison n’est point oubliée. Théoduline est descendue tantôt pour balayer la Chapelle, et m’a dit : « Ah, Madame la Vierge, vous êtes bien contente que quelqu’un vienne vous voir, vous n’êtes au moins plus seule. »

Elle a poli ma couronne, et placé sur l’autel un bouquet de violettes, dans le vase de porcelaine aux bords ondulés. J’aurai maintenant des fleurs sous mes pieds, un voile frais, c’est le renouvellement.

Mon Dieu, mettez aussi de beaux calices épanouis aux cœurs des montagnards, faites fleurir leurs âmes dans le printemps du Paradis.


La porte s’ouvre, une femme entre avec deux enfants : « Tirez le chapeau, dites un Pater et un Ave. »

Notre-Dame : Soyez bénis.

La femme est partie, la souriante statue demeure, Notre-Dame reste solitaire.

Une nuit, en descendant des mayens, un homme a vu un grand bouc noir dressé contre la grille. Était-ce le diable qui venait la regarder ?

Près de la première station du calvaire qui longe le gouffre, le Verdier chante.


Sur le sentier de la ruine, Printemps joue aux billes avec des noix de galle de l’automne passé ; les boules luisantes comme des friandises, roulent dans la poussière. Le chemin d’en haut se remplit de figures qui descendent, noires et pressées, telles que des mouches.

Les Souliers neufs d’Astérie : Dépêchons-nous de nous montrer, nous sommes tout propres et bien façonnés, avec un beau dessin en guirlande, Joseph-Marie a réussi cette fois !

Les Bas bien tirés : Et nous aussi, nous sommes neufs, l’aiguille a fait le dernier point hier soir, comme on commençait de sonner l’angelus : c’est bien glorieux d’aller sans un trou, avec une tresse violette qui gonfle sur la jambe, et des jarretières de toutes laines, gaies comme l’arc-en-ciel,

Le Chapelet : Clic, clic, clic, j’ai des grains d’os adoucis, le cloutier a tricoté le jaune qui les tient pour faire la chaînette qui remue au fond de la poche ; j’ai une médaille de Notre-Dame, c’est la mère qui l’a rapportée d’Einsiedeln, elle est bien bonne pour préserver des malheurs, clic, clic, clic.

Printemps : Pendant qu’ils vont à la messe, je grimpe à la forêt, et puis, j’irai tout droit par les plateaux d’en-dessus où je n’ai rien mis encore.

Il prend sa cavagne, l’emplit de violettes, de primevères, d’anémones et de crocus blancs, et monte par le chemin des chèvres où le schiste s’effrite en poudre grise.

Là-haut, l’herbe froissée est toute meurtrie du poids de la neige, à peine fondue, qui traîne encore par places comme un linge déchiré ; de loin en loin, à ras du sol, un chardon isolé montre sa tête ronde.

En apercevant Printemps avec sa hotte parfumée, tout le plateau tressaille, jusqu’à l’humble parmélie, épouse fidèle du rocher. Les mélèzes harmonisent avec le vent un Te Deum qui retentit dans la forêt, et, sur les pas du voyageur alerte, c’est un tapis de fête, qui se déroule jaune, blanc et violet.

Et voici les maisons, qui n’ont pas encore dépouillé la mélancolie des heures mortes, elles apparaissent à travers les saules hérissés de baguettes jaunes, qui ont l’air de venir de la Chine ou de ces pays loin… tout en couleurs.

Pendant le service divin, les villages rêvent sous l’enchantement pieux du Dimanche ; seule, l’église musicale prie, et on l’entend : Veni Creator Spiritus. Sur son rayonnant visage, Printemps rabat ses ailes blondes, il invoque le Tout-Puissant, à genoux près de la dernière neige qui agonise contre un raccard.

Tandis qu’il se recueille, les logis déserts méditent avec lui, et le calme du jour béni est plein d’une caressante douceur : dorment les fenêtres fermées, dorment les toits sans fumée, dorment les portes closes où sont attachées des couronnes.

Sur la crête bleue d’un toit, le Verdier chante :

« Printemps, rajeunis cette paix.

Donne tes fleurs aux petits qui courent dans les prés où se promène le coq important.

Qu’ils reviennent à la maison le poing rempli de couleur fraîche et de bonne odeur, pour dérider la fenêtre abandonnée pendant l’hiver.

Pose une benoîte brune et rose près de l’agneau étonné qui est né d’hier, elle le réjouira.

Ranime les joubardes serrées au faîte de la maison, et les vieilles poutres seront joyeuses en les voyant.

Fais jaillir entre les pierres l’ésule douce aux vieux murs, qui vont sourire à ses feuilles tremblantes. Lève dans l’herbe nouvelle les cierges blancs des crocus, alors nous serons contents.

Le soleil va jaunir parce que tu es venu. »

La messe n’est pas finie. Sur les seuils, la poule impatiente pique des choses toutes petites, et secoue des ailes de soie ou sont écrits des signes anciens et mystérieux. Et la terre battue, alentour des demeures, est, comme aux abords des nids d’écureuils, couverte de lobes bruns, de feuilles sèches et de menus débris.

Dans le lointain, le curé prêche :

« Il y a, mes Frères, deux commandements qui ne sont pas observés par les fidèles, je veux parler du sixième et du septième com mandement, or… »

La phrase s’est envolée vers les chênes, par là-haut.

Je monte encore, dit Printemps, appuyé contre une barrière qui fléchit comme un ruban souple et gris, je n’ai pas été aux mayens. Et sa forme blanche disparaît entre les rochers lourds, tout velus de lichen.

Une petite-fille penchée à une fenêtre : Où partez-vous ?

Printemps : Là-bas, pour que tu puisses aller faire des bouquets le dimanche.

La route est solitaire, un oiseau au vol onduleux plonge sous les sapins ; rien, là-haut, que la brume silencieuse et l’eau vive, et Printemps oppressé pose ses deux mains sur son cœur, des larmes douces tombent de ses yeux immortels sur l’orpin brûlant qui végète à ses pieds.

« Cette solitude est si belle que j’ai peur d’y toucher. Que feront de plus des feuilles à ces arbres, des fleurs près de ces rochers ? La majesté de ces montagnes a-t-elle besoin d’être égayée ? J’hésite devant elle, si forte et si sereine ; dois-je franchir la porte invisible de ce temple de beauté ? Les trembles, jeunes et nus, sont pâles d’amour, et les lacs d’argent pur sont des miroirs d’anges où dorment les secrets du ciel. Ici viendront les marraines qui sont des fées, quelques-unes les ont vues debout près des mayens ou penchées sur l’eau calme ; vais-je les rencontrer ? »

Un frisson court entre les ailes… la grande montagne, toujours attristée, est pleine d’un mystère inquiétant.

Cependant, sur le seul pieu qui reste d’une clôture disparue, le Verdier chante, et Printemps se rassure. Au bord des lacs, d’un doigt léger, il ouvre les calices rutilants des renoncules, sème dans l’herbe bise des violettes blêmes, plus petites que celles d’en bas, conduit des cortèges d’hépatiques autour des pierres seules, et puis il redescend.

En dessous les bois ont une autre vie. Là se tient, après la pluie, la morille fauve, divisée comme un rayon de miel, là les filles passent et perdent, en tricotant, des bouts de laine bleue. Au-devant du village, la croix gravée et peinte se dresse sur la route avec le cœur sanglant d’où rayonnent les outils de la Passion, et l’inscription qui supplie : Souffrance de Jésus, sauvez-nous !


Le marguillier vient me voir :

« J’ai le temps à présent, j’ai dit : Je vais donner le bonjour. Je ne suis plus à la charrue comme le mulet. On a eu assez à faire tout ce mois passé, le vent du levant a tout fait sortir dans la vigne, maintenant c’est fini, pourvu que vienne pas la gelée.

« — Vous aimez le printemps Mathi ? »

« — Oui, c’est très plaisant quand on a bonne santé. Et puis, sont tout dehors les poiriers, les pommiers ! Ici, c’est un beau pays qui a de tout : des cerises, du vin, du fruitage, tandis qu’il y a d’autres endroits qui ne tiennent pas le vin, comme à Colombey où est le curé Gillard. Ils n’ont rien que des petits morceaux de vigne, et des tonneaux par rapport à la grandeur des morceaux et puis un cep… une petite grappe, un autre cep… une autre petite grappe, ça ne fait qu’une goutte pour quelquefois, quand ils ont besoin. Autrement ils se tiennent sur le lait, et quand il vient quelqu’un, on fait le café, avec le pot et la tasse, au lieu de la bouteille ! Mais, pour l’herbe et le gazon, chez eux profite bien, le fourrage vient jusqu’ici, » et Mathi frappe son genou. Un bout de journal sort de la poche du pantalon brun, en laine épaisse et roide.

« — Qu’est-ce que c’est, Mathi ?… »

« — Une gazette qu’on m’a prêtée par rapport au tremblement de terre de San-Francisco. » Et il déplie la feuille que le soleil rend toute blanche.

« — Attendez, je peux lire « quanti » qu’il fait pas sombre. » Il commence à demi-voix, les mots bourdonnent comme des guêpes, et — lorsqu’il lit trente mille moutons, oh, la ! la ! — Mathi s’arrête court. « Quel pays riche ! c’est pour ça que viennent les catastrophes, ils sont trop orgueilleux à « Ner-Yok » et par là, c’est des pounitions du bon Dieu ! »

La belle lumière coule sur les manches violettes du gilet de travail, elle joue avec la poussière arrêtée à la ganse du chapeau, et les rides de Mathi, dans sa face illuminée, font de beaux petits plis dodus. Il a oublié, serrée entre le pouce et l’index, la pincée de tabac qu’il allait prendre ; suffoqué par la richesse de San-Francisco, il la lâche et recherche sa tabatière : « Souhaitez-vous une prise ?  » — « Volontiers, comme il sent bon votre tabac ! » — « J’y ai mis une goutte d’huile de genièvre. »

La gazette éclaire les yeux ronds, intéressés. Mathi reprend : « Trente mille moutons ! Et tout saccagé ! À présent ils auront assez à faire par là, mais ceux qui sont morts, sont morts… Ah ! oui, c’est des pounitions de Dieu, pas autre chose ! Pour ça, Pompéï était aussi une grande ville, elle a pourtant été submergée, enfoncée… C’était alors du côté de Naples. »

« — Mais vous avez vu qu’aujourd’hui encore à Naples ils ont peur ? Il y a un volcan qui marche. »

« — Oui, on m’a dit, et que Notre-Dame n’a rien fait pour empêcher. Mais Notre-Dame ne va pas contre son Fils ; quanti que Dieu a dit : Ils ont mérité, il faut les châtier, Notre-Dame se tient tranquille.

Nous avons des livres où j’ai lu que lorsqu’elle est venue en France à la Salette, elle а dit : Je ne peux plus tenir les bras de mon Fils ! — Si on est trop riche, on se laisse aller aux passions, et viennent les fléaux, car il y a un moment que le bon Dieu ne peut plus supporter. »

« — Vous avez raison, Mathi. »

« Tout ça c’est pour remplacer les guerres. Les catastrophes, c’est des guerres d’une autre façon. Et puis les savants disent que les volcans sont pour faire respirer le monde, quanti quand il est plein et qu’il a brûlé, brûlé dedans, il pousse tout dehors et allez ! »

« — Justement. »

Les jets de rosiers se dressent, ardents comme des crêtes de coq et fiers de se montrer.

Près de la cheminée, le Verdier chante.


Et c’est encore le matin.

Le Botch tranquille, attelé à un petit char carré, remue son nez mouillé en attendant Gérôme qui boit dans la cave. Au bord du chemin frissonnent les feuilles sensibles de la chélidoine au sang jaune ; elle dit au bœuf : « Tes yeux sont tristes, tu ne t’ennuies pas ? »

Le Botch : Non, cela ne me fait rien d’attendre. Ils vont me faire traîner des pierres jusqu’au soir, c’est une pauvre vie que je mène par ce beau temps. Mais je m’arrête souvent en même temps que le mulet de Bridy, qui travaille par là, et nous causons. Il ne s’inquiète pas, ce gaillard ; chaque fois qu’il peut, crac, il se sauve, et on ne le revoit plus qu’à la nuit. Mais toi, la plante, que fais-tu dans ton creux ?

« — J’attends mes fleurs, elles ne viennent qu’avec les hirondelles, ce sera encore long. »

Gérôme à son botch : Arri ! Arri !

La Chélidoine : Au revoir.

Les geais, en manteau isabelle, jouent sous les aubépines, les gamins font des ricochets dans le double bassin de la fontaine, le soleil est tout pâle et les enfants gardent le gros gilet de laine rousse, bordé de vert, où se voit un dessin tressé dans le tricot. Ils causent en se tenant par le cou ; en haut d’un escalier de pierre une petite fille élève au dessus de sa tête une grosse botte de myosotis, azurée comme un morceau de ciel. Sur un frêne, le Verdier chante :

« Printemps, que ta suave bénédiction parfume le front de cette enfant ! »

Entre les troncs clairs des noyers, il y a de grandes taches indigo, c’est la montagne, au loin…

Et la journée sera douce : les feuilles circonspectes avancent dans leur petit voyage si lent ! Elles se comparent, la route entend ce qui se dit dans le prunier.

Un Bourgeon fermé : Allez toujours, les pressés, moi j’attends. J’ai senti la bise cette nuit, vous serez jolies quand vous aurez le nez gelé, tout noir.

Une Feuille : Toi, d’abord, tu n’es pas né, et tu radotes. Regarde le Midi, rose comme une fleur, c’est le grand beau, nous n’avons rien à craindre. Angélique criait tout à l’heure : « C’est le vingt aujourd’hui. Au vingt avril, on peut sortir ! »

Une Mésange : Elle a raison, dépêchez-vous que nous cachions nos nids, tout le monde nous voit !

Le Pic : Toc, toc, toc.

La Mésange : Que cherches-tu, par là, Tête-en-Bas ?

Le Pic : Peu de chose ! Il y a beau temps que je fais maigre, mais j’espère que tout va bouger à présent, et que mon garde-manger se remplira.

Le Bourgeon : Vous verrez, vous verrez, c’est demain la Saint-Georges, un saint froid, une fête froide, on saura qui a raison…


Dans le potager planté de petites promesses, l’abricotier triomphe. Il regarde de haut l’humble oseille, l’hysope et l’estragon, il est insolent et fait la roue dans son coin, mais le cognassier pense : « C’est égal, mes fleurs sont plus grandes que les siennes, si j’en ai moins. »

La neige est venue un moment ce matin, quelques minutes où les flocons volaient avec les pétales détachées.

C’est la rancune de l’hiver, encore assis là-haut, qui envoie une dernière poignée de poussière avant de s’en aller. Claude dit qu’il a blanchi en bas, presque jusqu’aux vignes.

Le bourgeon de prunier se rengorge dans sa cachette, mais Printemps rit à la barbe du vieux géant qu’il remplace : « Tu as beau faire, ce n’est plus l’heure, ramasse ta neige et va te cacher dans les trous bleus du glacier. » Le soleil monte pour aller voir ce qui se passe sur le petit chemin, le long des emblavures.

Le Blé qui pousse : Enfin, me voilà sorti ! Le pays a changé depuis l’autre année où je n’étais qu’un grain à cette même place. Ils ont abattu les arbres en haut du Zandbote, les chênes et les ormeaux sont par terre, et le joli cerisier, pourquoi ?

Un caillou : Ils font une route nouvelle et massacrent tout, croyant que sera mieux ! Je suis bien content d’être ici, on casse des pierres toute la journée.

Le Trèfle : Les hommes ne peuvent pas se tenir tranquilles, à cause de leur ambition. Nous sommes bien plus heureux, Dieu nous laisse notre simplicité.

Le Lézard : Tu parles sensément. Moi, je ne voudrais pas changer mon sort : Sur la grosse pierre ronde où l’on est si bien, je fais la cour à ma bonne amie ; elle est caressante, toute longue et grise avec de jolis points bruns ; sa gorge bat, ses yeux sont beaux, nous nous aimons tendrement. Notre maison de terre douce est comme un palais : à l’entrée, les prêles ont mis des piliers d’or, il y a plusieurs terrasses à notre jardin, où poussent des buissons de gratterons violets, des bosquets de ronces et de fusains. Le ruisseau coule en bas, près des menthes qui sentent fort, les cétoines polies se reposent là. Maintenant la tige des spirées luit toute rouge comme la poitrine du « grand seigneur » qui passe quelquefois dans la haie ; sur ce bord mouillé, les plantes deviennent plus grosses qu’ailleurs, et la source descend à deux pas sous les coudres aux belles feuilles, elle nous dit ce qu’elle a vu dans la forêt.

Un petit Nuage : C’est joli de t’entendre, lézard, tu me donnes envie de m’arrêter ici un instant.

Le Lézard : Tu ne saurais mieux faire, reste un moment près de nous, dans ce coin que nous aimons, comme le papillon qui vient nous voir de temps en temps. Il est poilu, il tremble, il fait du vent avec ses ailes et nous éblouit : et puis, quand il se pose sur ses jolies pattes, fines comme du crin, nous parlons. En allant par-dessus les campagnes, il voit tout, entend tout, sait les nouvelles, mais toi, nuage, tu montes bien plus haut que le papillon, que nous diras-tu ?

Le Nuage : Je vous dirai, à toi lézard, au blé qui pousse, au trèfle, au ruisseau qui sont tes amis ; demeurez en paix ! Je peux contempler le monde, mais je ne vois le bonheur qu’auprès de vous. Ailleurs, il y a beaucoup d’hommes, ils ne sont pas heureux, gardez votre joie de vivre.

Le lézard : Nous la garderons. Quand nous faisons la sieste sur une racine chaude, souvent je dis à ma compagne : Nous ne connaissons pas la terre qui va jusqu’au fond de la vallée, je l’ai vue un jour que j’étais monté sur la souche de frêne, au milieu de « l’étalus », mais où serions-nous mieux qu’ici ? Nous avons de bons voisins, le cofiron tient sa chambre auprès de nous, il recommence à faire son cri-cri, cela nous égaie, et le dimanche nous écoutons les filles chanter.

Le Seigle : C’est, en effet, une belle vie que tu mènes, parce que tu peux te retirer dans ton creux. Moi, je ne me plaindrais pas trop si les gros souliers ferrés ne venaient, tous les jours, écacher la bordure du champ. Aux semailles on a jeté des épines sèches, mais c’est inutile, me voilà encore tout abime.

L’Ornière : Que veux-tu ? Les bons chemins sont ceux qui ne vont pas droit, les gens de la ville ne les fréquentent pas, on y est tranquille, c’est bien quelque chose.

Une Argynne qui vole : Vous savez, on va lâcher le bisse d’en bas, les prés demandent, il a fait trop sec depuis longtemps, et cette petite neige de ce matin, c’est pour rien !

L’Escargot en voyage : Tant mieux, qu’on arrose, Seigneur ! On meurt déjà de chaleur, les pommes de terre ne lèveront pas, j’ai entendu la cigale ce matin.

Basile dans son champ : C’est solide comme un vieux mur, on en a une peine à pousser la charrue ! Il faudra bien aller tremper la bannière au torrent pour que l’eau se décide, le noir ne veut pas venir en bas.

Le Soc : Je me casse le nez contre les pierres.

Posé sur une motte dure, le Verdier chante.


Je suis sortie à l’aube pour aller recueillir la fleur de l’épine noire. Le ciel est plein de nuages tristes, pas un rayon.

J’entends la voix de Printemps, près du raccard, il dit au vent : « Va vite tourner la croix du clocher du côté de Nendaz, et monte à la forêt chercher Brouillard, il faut arroser. Tout le monde se plaint de toi ces jours-ci, tu souffles comme un enragé et l’herbe ne vient pas. L’an passé, à cette époque, on pouvait faucher partout, cette année on n’a rien. Les uns vont chercher du foin aux mayens, les autres hachent la paille ou achètent du son pour le cuire avec le sel et la feuille de l’ormeau, cela ne peut pas durer, tâche de rester tranquille. »

Le vent file assez penaud et la commission est bientôt faite. Brouillard est là :

« J’étais à dormir sur la forêt, mais le vent est venu m’éveiller de ta part, je suis descendu comme une flèche et la ruine m’a tout déchiré au passage, que veux-tu ? » — « Tu te raccommoderas, voilà, étends-toi et reste jusqu’à ce que la pluie se décide, où est-elle à présent ? » — « Au Châtelet, de l’autre côté de la montagne, je l’avertirai. » — « Bon, dit Printemps, je vais me coucher jusque tantôt dans la grange de mère Jollien, Brouillard me donne froid aux ailes, et je serai bien dans la paille. L’escargot avait raison, mais on n’a pas fini les rigoles, le bisse ne des cendra pas de sitôt. »

Brouillard : La terre est toute fermée, rien ne sortirait si je n’appelais pas la pluie.

Il fait gris ; les fleurs du prunier paraissent vertes, les paysans restent chez eux, on n’entend rien que le vent désolé, et les étoiles jaunes des pissenlits qui disent : « Regardez-nous, nous faisons du soleil quand il n’y en a pas. »

Mais, tout en haut des champs, madame Pluie secoue les franges de son mouchoir clair, elle arrive en courant avec ses bas blancs, les prés vont boire et tout le monde sera content.

Maintenant qu’elle est là, Brouillard doucement retourne continuer son sommeil à la forêt et l’eau qui coule vient joliment lustrer les pousses, raidir les tiges, et vernir les toits qui luisent, comme neufs. Les feuilles rouges des noyers font le gros dos, et la terre s’abreuve ; longuement, silencieusement, elle avale l’ondée abondante et joyeuse qui chante partout. Les arbres lavés rient parce qu’ils deviennent bleus, les oiseaux, qu’on ne voit plus, font des cris de joie perlés comme des gouttes, et les fleurs se poussent sur les pommiers tant elles sont contentes.

Quand Dame Pluie a redressé, tout vide, son bel arrosoir d’argent, elle replie son grand tablier rayé et retourne du côté de Berne, tandis qu’avec son râteau d’or, le Soleil revenu éclaircit les nuages. Son premier regard tombe, dans la grange, sur Printemps qui s’étire : « C’est fini, allons, je sors ! »

Les champs, rafraîchis, sont d’un vert triomphant. Les orges, que l’averse a peignées de son long peigne aux fines dents, sont couchées comme les bandeaux des filles et les belins des noyers par terre, ainsi que des chenilles mortes. Au bord des chemins, les violettes ivres parlent aux coucous dans le creux de l’oreille, et les bourgeons des aliziers blancs, qui ressemblent aux fleurs de magnolias, se montrent garnis de diamants. On entend un singulier chant d’oiseau, trois coups d’un marteau de verre, tout brille, et Printemps réjoui va dire dans les villages qu’il faut planter les pommes de terre.

Pour cette circonstance, la famille tout entière est sur pied, c’est l’habitude. Il y a la mère, les garçons et les filles, et les petits enfants qui jettent des cailloux pour s’amuser. La bêche, la pioche, la pelle et le fossoir se démènent, et sur deux chars attendent les paniers ronds et les sacs pleins de bosses. En haut du champ les herbes brûlent avec une longue et lente fumée ; les bras vont sous la toile des chemises, les tabliers noirs et bleus des filles volent comme des ailes de geais, et la terre éventrée sent bon. Les mulets au collier plein de cloches, sonnent en mangeant le foin qu’on leur a apporté, et le soleil, qui descend une grande échelle rouge d’étroits nuages, s’enfonce derrière la ruine. La besogne sera bientôt faite.

Sur les chapelets de pommes alignées, les sillons se referment, et les petits garçons emportent des outils plus longs qu’eux.

Les roues se lamentent sur les pierres, et puis, plus rien, le soir marche seul sur le champ apaisé.

Maintenant les pies maniérées se promènent, et le germe prisonnier qui connaît son chemin dit : « Je n’ai qu’à monter tout droit, et je verrai le ciel. »

La femme qui tresse des paniers revient, solitaire, d’un village d’en bas. Elle a un goitre ballottant, une figure de sorcière pas méchante, et des yeux en porcelaine blanche, bordés de sang, avec un petit point noir au milieu. Durant l’hiver, elle gèle dans une pauvre jupe d’été, et le froid pince et mord sa chair malheureuse, mais maintenant elle va rire parce que le mois de Notre-Dame commence et qu’elle aura des soirées longues pour oublier.

On tinte, dans les chapelles, pour le premier salut à la Vierge, deux par deux les hiboux vont passer, les « clos » qui chantent quand vient la douceur.

Sur le gros poirier de Baptiste, le Verdier clame :

« Les Frères Varone ont perdu leur mulet ! »

La vieille Françoise l’entend, elle va vite le dire à la femme de Laurent, et tout le monde le sait.

C’est vrai !… Un jeune mulet qui n’avait pas sept ans ! Il a été pris des « époints » ou bien aura bu de l’eau trop fraîche étant fatigué, ou quoi ?…

Françoise : Ça, c’est une perte, il ont payé cette bête neuf cents francs, si c’est pas mille !

Barbe : Oui, mais ils en ont deux, celui-là était rien que pour louer au camp ; ils feront boucherie, et tant pis, sont bien assez riches !

Françoise : Qu’est-ce qu’on retire de la boucherie ? Une quarantaine de francs, et si on veut tanner la peau pour faire un sac à mener moudre le blé, coûte encore vingt francs, autant dire que c’est tout perdu !…

Ce qu’on ne sait pas, c’est ce que pensent les Varone. Ils ne sont plus que deux, pas mariés, et deviennent tout raides à force de travailler un bien dix fois trop grand. Ils n’ont jamais le temps de tout faire, perdent les récoltes, et achètent toujours, pourquoi ?

Pour avoir « l’honneur » de passer par dessus les autres, sans doute ; on n’y comprend rien, car ceux-là ne tirent pas leurs idées dehors, et voilà ! En attendant, ils disent que le mulet mort n’est pas mort, et qu’ils l’ont changé contre celui qu’on a ramené le lendemain de la ville.

Printemps rit de voir ce qui se prépare dans leurs champs : « Un bal d’herbes folles où tout le monde sera invité, le cofiron fera la musique… »

Mais, le vent, qui n’est pas raisonnable, recommence à courir partout, comme un fou. Printemps se fâche, il a peur pour demain : c’est le trois Mai, l’invention de la Sainte-Croix, un jour « qui casse les noix », et adieu si le gel vient !

Le juge songe à cela en labourant son champ, tandis que la charrue bleue fouille le sol encore résistant, car Dame Pluie n’avait pas pris son plus grand arrosoir. Et maintenant, elle s’est sauvée ! Qu’a-t-elle de si important à faire de l’autre côté des sommets ?

Elle s’amuse avec l’aubergiste du Châtelet qui dit : « Moi, quand la pluie vient, je la laisse donner autant qu’il lui plaît. »


Le vieux Jacquier, Joseph-Marie, est descendu pour que je fasse son portrait. Appuyé contre la porte, il a caché sa figure contre la manche de sa gonne bleue, il pleure parce qu’on a vendu tout son bien dimanche passé.

Pendant vingt-cinq ans, aux mayens, il a fabriqué de l’eau-de-vie de gentiane, qui se payait bien, mais il est trop ancien, maintenant, il a pris les septante-sept, et ses fils l’ont abandonné, eux par qui la ruine est venue ! Car, ayant neuf enfants, le père a cru qu’il fallait faire un grand bâtiment pour « remiser » toute la famille, et qu’on vivrait ensemble en travaillant ! Mais tous se sont mariés, ils sont partis, et la dette est restée ! Alors, les banquiers sont venus, et c’est fini, tout le bien est loin !

Le vieux essuie ses yeux gris, candides et douloureux, et puis il dit : « Voyez-vous, je ne veux pas faire comme ceux qui se tirent dans la tête ou se mettent la corde autour du cou, mais je voudrais, je voudrais être dans le cimetière ! »

Comme je vous comprends, Jacquier, car je sais combien attire, à certains jours, la fraîcheur du lit noir qui nous guette là-bas, près des iris et des croix bleues. D’autres, que nous aimions, s’y sont couchés… Ils n’y sont plus ; mais, nous n’avons pas le droit d’aller chercher le repos avant notre heure. Cette vie que Dieu nous prête, il faut attendre qu’il vienne la reprendre ! Alors, vous comme moi, ô Jacquier, nous la lui remettrons avec joie, comme on se décharge, sur un mauvais chemin, d’un fardeau trop pesant.

Le malheureux a pris sa tête dans ses mains, il sanglote avec des mots brisés. Faut-il avoir conservé ses yeux jusqu’à cet âge pour pleurer !

Moi aussi, je sens monter des larmes de doute et de révolte, des larmes dures piquantes comme des clous, mais je ne les laisse pas passer, à quoi bon ! Et je dessine le visage gris, embué de tristesse, le regard qui arpente à travers tant de chagrin, tout le bien vendu dimanche passé : seize cents toises de prés et huit cents de bonnes vignes, un beau mayen, les champs, les jardins de la maison vieille, ah ! mon Dieu, mon Dieu !

La malédiction est venue avec le bâtiment neuf, que faire ? Maintenant Jacquier reprendra le métier de cordonnier qu’il a appris à la ville avec Gratini, le maître qui demeurait dans une échoppe basse au coin de la rue des Vaches. Il a une paire de lunettes pour voir propre, avec l’alène et le carrelet, il tâchera de s’en tirer, car sa femme ne peut plus l’aider, elle est si mince, elle n’a presque plus la vie.

Je lui donne mon soulier à raccommoder, et je continue à suivre, sur la face accablée, les chemins profonds des souvenirs, du travail et de la douleur.

Cependant le soleil répand à nos pieds des mares dorées, à côté de nous les jacinthes fleurissent en goupillons roses, les lys montent, les pommiers exultent, les crocus sortent de leurs cornets gris. Mais, la tête du vieux est un bloc de glace, elle ne s’éclaire plus, sa misère lui a retiré le sommeil, il reste accablé et terni.

Il y a, dans le pré, des myosotis, des narcisses blancs qui embaument, et, perché sur un lilas feuillé d’hier, le Verdier chante.


Pourquoi tant de beauté ce soir ? Les cerisiers portent leurs bouquets comme en cérémonie, et l’eau d’argent qui tombe des fontaines de la lune coule sur les branches en brillants ruisseaux. Le pré bleu étincelle, tous les parfums sont là, plus insinuants, plus endormeurs, et les cofirons chantent comme ils n’ont jamais chanté.

Que se passe-t-il ce soir, qui met dans l’air cette émotion voyageuse ?

C’est, par le sentier des champs, Printemps qui vient, tenant entre ses doigts pâles de la Nuit, la Nuit rêveuse aux cheveux d’étoiles ; et tous deux ont tant de noblesse que les arbres en frémissent, étonnés. Ils parlent bas, mais je les entends, leurs voix sont d’imperceptibles musiques : « Ah ! douce, dit Printemps, comme je vous attendais ! Je vous ai voulue par ce divin clair de lune, fraîche et tranquille comme vous voilà. Vous n’êtes plus farouche, l’hiver vous rend presque méchante, mais mainte nant, je vois votre calme sourire, je puis toucher vos voiles gris ! »

Et Printemps attache un fin bouquet, plein de diamants, sur le cœur obscur de la Nuit :

« Nous marcherons ensemble pendant le sommeil des hommes, vos pieds toucheront à peine l’herbe illuminée, et là-haut, en face des montagnes, vous reposerez dans mes bras jeunes, où toutes les fleurs viendront vous encenser. »

« — Je suis à toi, répond la Nuit. »


Les enfants poussent dans les prés en même temps que les pimprenelles, les sanicles et les carottes sauvages. À poignées, ils cueillent les ombelles livides, se penchent, se relèvent, courent, les bras tendus, comme si les fleurs pouvaient fuir et leur échapper, et les bouquets de petits visages s’épanouissent à la hauteur des touffes convoitées. Quand les deux mains sont pleines, ils s’arrêtent pour regarder nulle part, avec, dans leurs yeux ignorants où la lumière s’amuse, toute la fête du pré joyeux.

Printemps est auprès d’eux ; il chatouille les petits cous penchés de la pointe des bromes luisants et souffle sur les fronts polis que les mouches frôlent. Dans le vert, les myosotis ouvrent leurs claires prunelles, si attrayantes que le vent s’écrie :

« Quels beaux petits yeux vous avez là, laissez que je les embrasse, tout doucement, doucement ! »

Devant le gros cerisier, ployé sous les fleurs, les humbles graminées se prosternent et disent : « Chantons un cantique en son honneur, il est le roi du pré ! »

Cantique au Cerisier.

Le cerisier est blanc, si blanc, comme le voile de Notre-Dame, comme la fraîche toile pendue que le vent fait balancer.

Le cerisier est blanc, tout blanc, ainsi la lune du matin et la neige sur la Maîa, alleluia.

Ses branches tiennent les trochets, comme des bras de jeunes filles, pour les présenter au bon Dieu qui leur a donné le Printemps.

Le soir, il éclaire la route plus qu’un candélabre d’autel quand on récite un chapelet, le cerisier tout blanc, si blanc.

Gloire à l’arbre immense du pré, il élève ses fleurs au ciel, et nous demeurons à ses pieds, alleluia.


Le vent disperse le chant grêle, et la fière Josette qui passe interroge les nuages.

« Pourvu qu’il fasse demain un beau dimanche ! J’irai avec Cécile au Pont-Nou ; on fait de jolies promenades à présent que toutes ces fleurs sont par là, on rapportera des couronnes. »

Une fumée de pipe, légère et bleue, serpente sous les noyers : « Tu sais bien, Josette, que Cécile doit rester pour servir à boire, c’est bien le moins qu’on aille rire un peu à la pinte ! »

Ces hommes ne pensent qu’à eux !

Un mulet en gaîté veut chanter comme un oiseau, avec une voix toute fine, fine. Les pies en étouffent de rire.

Dans les mares, sous le couvercle des lentilles d’eau, les ceps trempent, leur pied noircit ; ils bourgeonnent et s’impatientent :

« Quand nous plantera-t-on dans le bon brisier ? On ne fait rien que causer avec la grenouille qui dit toujours même chanson.

« Si nous pouvions retourner vers le parchet de l’an passé. C’est gai contre la route, on voit les gens passer et les chèvres racontent des histoires en broutant au pied des murs. Et puis, on a plus chaud qu’ici ; Jean Marie a dit que ce serait pour cette semaine, nous sommes encore là ! »

Un Noyer par terre : Ne vous plaignez pas, vous pousserez là-bas au bon soleil ; pour moi, c’est fini, le grand vent m’a déraciné, je meurs.

Et puis, le silence passe tout à coup.

On entend une tige de fléole sèche qui se caresse avec un bruit d’ailes de papillon contre un lattis de jardin.


Le crétin possède un lopin de terre, vingt toises à peine, sur le monticule ancien où s’élevaient jadis les écuries seigneuriales, au temps où l’évêque habitait la forteresse orgueilleuse de ses tours, qui est aujourd’hui la ruine.

Depuis des jours, il vient à la même place, dans ce coin aride planté de petits chênes, où les vipères frétillent en été. Son chapeau de paille gonflé s’est creusé au milieu en une coupe où le soleil luit comme dans un bassin de cuivre ; un ample pantalon se drape en plis tors autour de ses jambes courtaudes, et le vent taquine les effilés qui bordent ses vêtements démolis. Cent fois, il interrompt sa très lente besogne pour regarder devant lui, énigmatique et béat, puis il ramasse un caillou, le frotte, s’éternise à songer, et tout à coup le jette dans une flache où la dernière pluie a laissé dormir un peu d’eau, tandis que son ombre bleue, hésitante et désordonnée, retrace le même geste sur l’aire du champ. Si la grenouille saute, si le lézard fuit, le crétin rit silencieusement.

Mais il se lasse, oublie son jeu, les perles étincelantes qui bondissent quand la pierre tombe, les cercles mouvants qui s’effacent,… il reprend son travail.

Dans le terrain rocailleux, comme un bélier, le fossoir obstiné donne des coups de tête, il se redresse, une motte prise entre ses dents longues, et le crétin nettoie avec la minutie maladroite des êtres à pensée courte, faisant trois pas pour transporter un brin de paille hors de son labour.

Les hirondelles tournent au-dessus de sa tête, l’horloge du coucou sonne dans la forêt, et sur l’autre versant du tertre, les fleurs des salsifis sauvages étoilent, dans la fraîcheur, le brocart d’un manteau de reine ; le chèvre-feuille qui étreint les viornes va s’ouvrir, et la petite Véronique regarde tendrement les graines plumeuses qui voyagent dans la lumière.

Le crétin heureux offre son masque au soleil, et de nouveau, ses reins plient.

Maintenant, d’un effort continu, il enterre ses pieds immobiles toujours plus haut. Alors solitaire, tout rude et gris, il apparaît comme un tronc d’arbre mort qui voudrait reprendre la vie et, sur ses racines, ramènerait la terre, soigneusement.


Les figures des petites mauves, à moitié dans l’ombre, ont une expression tout étonnée, à côté des pensives benoîtes qui prient pour que la saison soit bonne. Les iris du cimetière en soie mince, en velours violet se déroulent à la pointe des quenouilles qui les tenaient serrés, ils s’élargissent à côté des fleurs de bois gravées sur les croix basses : les morts les verront-ils avec leurs grands yeux vides ?

La prêle en est jalouse, elle dit aux anges agenouillés sous les vitres des couronnes : « Regardez plutôt mes jolies colonnes couleur d’aurore avec des bagues brunes et des chapeaux en rosaces dorées ! On pourrait les mettre au chœur, de chaque côté de l’autel. Printemps, pourquoi ne les laisses-tu pas durer plus longtemps ?

Printemps : Il vaut mieux finir quand on est encore jolie.

Et voilà que le marguillier sonne pour un baptême. La cloche annonce par trois coups isolés qu’il y aura un nouveau chrétien au village, car elle n’en frappe que deux pour une fille.

La marraine, en grande toilette, avec son manzon étroitement ajusté, sa coiffe de satin à dentelles et son beau tablier moiré, porte sous un voile à ramages le nouveau-né bien caché, un gros bouquet marquant la place de sa tête. Le parrain qui tient un cierge l’accompagne ; un moment luisent les fleurs artificielles, les paillettes d’or, les rubans vifs qui flottent et la broderie blanche autour du voile : c’est une apparition à la fois grave et allègre, pleine d’espérance, qui s’évanouit dans l’église froide, tout à coup.


Sur un sureau tordu, le Verdier chante.

C’est aujourd’hui le vingt-quatre Mai, jour de l’Ascension : un jour cendré, doux à pleurer, qui fait penser que Jésus, en retour nant dans la maison de son Père, a emporté dans sa gloire tous les rayons. Le vent aussi l’escorte là-haut, avec la joie et le soleil, et c’est ici un calme d’abandon, une atmosphère pieuse de sacristie odorante où s’attardent des fumées. Que voit-on aujourd’hui ? La ruine, dans son manteau somptueusement mélancolique, tissé d’absinthes grises et de muscaris violets, les fleurs de l’aubépine, posées dans les haies comme des vols de mouches blanches, les toits éteints, les chemins vides, l’étonnement du tombeau ouvert et délaissé. Et c’est, dans le Ciel, une réjouissance infinie, mais, sur la terre, il n’y a que l’ennui de celui qui demeure seul quand toute la maison s’est rendue à une belle fête.

Les cloches ont commencé tôt leurs antiennes qui se balancent sur les villages, oiseaux mystiques, aux larges ailes.

Les montagnes engourdies se dissimulent, le jour long les frôle à peine, et les heures placides mènent leur ronde plus lentement pour atteindre le crépuscule étouffé, sous la lueur qui barre le fond de la vallée, à travers les lames des contrevents du ciel. Et, cette journée traînante nous conduit, sans doute, à l’une des nuits fatidiques de Mai, où l’on rencontre ceux de la bande d’Hérode. Printemps qui somnole près du château entend les pierres inquiètes en parler :

« Tu te rappelles, quand le garde Héritier les a aperçus en bas, en Pellier, son fils tremblait encore, là, près de nous, en le racontant au vieux Favre. »

« Ah ! pauvres gens, dit un gros rocher, ceinturé de ronces, je suis plus ancien que vous, je les ai vus et je m’en souviens comme d’hier. C’était au mois de Notre-Dame, comme à présent, peut-être bien aussi la nuit de l’Ascension. Il y avait eu peu de foin cette année-là, et les jours de fête on mettait déjà les mulets au pré. À la nuit fermée, Héritier faisait son tour par la campagne, quand il entend une troupe qui arrive. Il se dit : « Tiens, ils rentrent tard avec les mulets. » Mais bientôt, il connaît que cette bande fait un bruit d’armes et de sabres et il comprend que c’est eux !…

« Et ils ont passé, sept sur sept chevaux noirs, et personne n’avait de tête.

« Alors, ils sont montés par ce chemin, au grand galop… »

« Tu nous fais frissonner, disent les pierres. »

Et elles songent, sur la pente inculte où s’accrochent les pastels et les poiriers sauvages, mais déjà ne s’aperçoivent plus. L’ombre murmure avec le soir qui ouvre ses yeux tristes, étend ses mains froides et le crapaud chante.

Viendront-ils ?


À présent, les haies sont obscures, un rideau vert retombe devant la maison du lézard ; dans son jardin, il peut trouver de la fraicheur.

Car, la neige fond sur la montagne, elle se craquelle et fait des croûtes blanches, comme le sucre sur un gâteau glacé. L’eau filtre partout, et la source, paisible encore ces jours passés, roule écumante sur le tuf boursouflé, le lézard l’entend gronder comme un tonnerre. Dans les ornières devenues des ruisseaux, des familles de crapauds épatés viennent jouir de la vie parmi les tiges sanguines du gros crinson qu’on nomme aussi salade de chouette.

Ils sont candides, gluants et heureux ; tous le nez en l’air, le dos au soleil, leurs petites mains noires étendues dans la douceur de la boue, à côté des œufs frais pondus pareils à des grappes de groseilles blanches.

Parfois une aile ronflante de libellule vient, caresse du ciel, frôler leur terne figure, le gyrin rapide, aux quatre prunelles, leur chatouille les joues en passant et une pointe d’or s’allume au fond de leurs yeux, ils sont alors tout à fait ravis.

Tels ils étaient le matin, tels le soir les retrouve ; il y a une grande béatitude dans leur rêve extasié. Mais, quand vient la nuit aux pieds bleus, ils exhalent pour elle un chant plaintif comme l’antique ialème, si tristement qu’on croit voir au bord des eaux les âmes douloureuses qui soupirent avec eux.


Sur la chèvre de la fontaine, le Verdier chante et puis s’arrête anxieux, il sent venir l’orage.

Le vent lui dit des choses de la vallée :

« Toutes les villes sont en révolution, parce que maintenant on a percé la montagne pour aller en Italie, et moi je ris ! Je traverse le petit trou d’aiguille en moins d’une seconde, mais on en fait des affaires d’état ! Le roi est venu, tiens, demande à Mathi que voilà ce qu’il en pense, il est allé à Brigue pour le voir ! »

Le Verdier : Mathi, tu l’as vu, le roi ?

Mathi : Oui, je suis descendu, c’était mercredi. Je m’étais déjà levé à trois heures du matin. Dans le train, j’en ai rencontré un d’Echallens qui m’a demandé : « Vous êtes Valaisan ? » — « Oui, et vous ? » — « Moi, je suis Vaudois. » — « Vous êtes marié ? » — « Non, et vous ? » — « Moi non plus, alors nous resterons ensemble. » Et nous avons dîné à Brigue tous les deux. Il y en avait assez de ces gros Messieurs avec des grands chapeaux tout en soie !

Le Verdier : Mais le roi ?

Mathi : Oh ! lui, c’est un petit homme qui a une grande tresse jaune en travers sur la poitrine.

Le Vent : Tu l’as vu, Mathi, mais moi je l’ai touché.

Mathi : N’empêche, on peut dire qu’on ne mourra pas sans savoir comment c’est un roi. Et maintenant me faut rentrer, le temps va faire des combats.

Le Verdier : Alors les hommes se réjouissent dans la plaine ?

Le Vent : Comme des fous. On tire du canon, on a coupé des fleurs en masse, on dîne sous de grandes toiles que je fais claquer tant que je peux, on prononce des discours que personne n’écoute, le soir on allume des files de lanternes, les musiques jouent, et on boit, on boit !

Le Verdier : Tu comprends pourquoi.

Le Vent : Il n’y a rien à comprendre puisque c’est une fête. Je vois Marie qui remonte, elle en aura à raconter à ses « camirades ».

De l’autre côté, Jérémie, la pelle sur l’épaule, revient d’arroser.

« Bo épro Marie ! Bo épro, que dis-tu de bon ? »

Marie : Je dis que j’ai vu aujourd’hui ce que je n’avais jamais vu ! Un petit mulet avec un singe dessus : il avait le museau tout plumé, se tournait de côté et d’autre, et broutait un morceau de pain comme un homme. Ah : qu’il était vilain, et les laides grimaces qu’il faisait ! Moi, je m’étonnais, je m’étonnais !

Jérémie : Voilà, quand on va outre on connaît d’autres choses.

Derrière la ruine, l’air se trouble comme une eau où l’on jette du lait, les montagnes crispées se préparent à un assaut, les scabieuses plient jusqu’à terre et le « grand seigneur », qui craint les rafales, se met à l’abri contre le tas de bois. Son œil étonnamment noir est devenu craintif.

Le vent débridé ouvre les portes, ferme les fenêtres, gifle au passage bêtes et gens, et la brouscade forcenée arrive à fond de train, balayant les routes, rudoyant les arbres, griffant de longs éclairs rouges le paysage qui noircit.

Les gros troncs oscillent en se plaignant, et les feuilles, grises tout à coup, se retroussent fouettées par les gouttes larges qui claquent dru.

Le ciel rage, au-dessus de la forêt le tonnerre roule son avalanche de pierres. Sans arrêt, des femmes courent, les jupes collées aux jambes, effarées par les craquements brefs, pareils à ceux des vieux raccards qui croulent.

Dans les maisons, chacun fait le signe de la croix avec l’eau bénite du Samedi Saint.

Quand l’orage donne, il faut prier pour que la foudre épargne les toits du village ;

Pour que l’ondée ne ravine pas les récoltes ;

Pour que le feu d’en haut ne touche pas au bétail ;

Pour que ceux qui vont par les routes soient préservés.

Il faut prier, car la foudre c’est la colère de Dieu qui s’abat sur la terre.

Et Mathi sonne lentement la cloche qui protège.

La campagne est vide.

Il n’y a plus, très loin, qu’une vieille qui passe, comme la mort, avec une faux.


Ce matin, dans une tiède embellie, l’effroi de la soirée mauvaise est oublié, et voici les toits aveuglants plaqués de diamants, la mer frissonnante des champs qui s’arriole en vagues glauques et argentées, les épis fermes plus gonflés, des nuages longs et vivaces nageant comme des silures dans un bleu nouveau.

Les logis s’ouvrent à la bonté de la jeune saison qui entre avec la chaleur et la lumière généreuse ; les bourdons impétueux se lancent dans les chambres, sonnent comme des cloches et s’en vont ; sur les routes illuminées, la vie marche, confiante, éblouie.

L’un, qui met une plume rouge à son chapeau, guide le char grinçant, les enfants portent les arrosoirs bombés, les vieux détordus qui boivent le soleil, vont s’asseoir près des ruches et les vieilles se pressent comme à quinze ans ; les faux balancent leurs éclairs sur l’herbe crépitante d’étincelles, les fruits tournent sur les branches, les hirondelles filent comme des flèches noires, et les granges, à l’ombre, sont en bois violet. Les allouchiers se constellent de cétoines, grosses émeraudes volantes qui s’abattent et dévorent, partout les arbres crépitent, ronflent, grésillent, tandis que l’eau roucoulante agace les paisibles cailloux.

Les yeux des chèvres sont plus narquois, ceux des vaches plus éveillés ; les bêtes avivées se délectent d’un air aromatique, d’une moelleuse verdure, et, pour tous, le jour coule facile et vivifiant jusqu’à la chute du soleil.

Alors, ceux qui ébourgeonnent les vignes, remontent, en long défilé, par les ruelles, où jaunit le réséda sauvage.

Toutes les ménagères ont les bras nus, les mains froides et plissées. C’est que les lessives de Printemps se déploient en blanches processions qui ne touchent pas le sol.

Celle du Président est étendue dans le grand verger, proche du cimetière. Le vent de deux heures qui arrive tout fringant du fond de la vallée, promène les chemises, les accroche et les enroule aux branches des pommiers.

Les marguerites se disent : « Quel beau linge ! Comme il y en a ! Cette toile est devenue si brillante, elle éclaire le pré. »

Les Chemises : Où est le temps où nous étions les plantes vives dans les chenevières pleines de soleil ! C’était la bonne liberté. Mais depuis, rouies, filées, cousues, enfermées ! On s’ennuie dans l’armoire ou dans le grenier ; cependant, la lessive est une fête, nous jouons avec le courant.

Et l’une d’elles s’abat sur la brebis brune couchée auprès de ses agneaux.

Sur le chemin passent deux femmes :

« Tu sais la nouvelle, Adrien a fait une pariure de huit litres qu’il traverserait le Rhône. Il faut être fou pour se risquer quand on a un grand bien, deux caves, de bonnes vignes et des bourrées de vendanges, il était trop bien ce gaillard.

— Alors ?

— Alors les autres l’ont regardé partir, et puis enfoncer. Maintenant, le Rhône l’aura fourré dans quelque coin, et recouvert avec la pote. »

On entend claquer comme des ailes les grands draps à filets rouges, et les bandeaux de lits ornés de dentelles. Et puis, le vent se lasse, tombe peu à peu, et, dans le jour qui baisse, les chemises immobiles, dont les bras pendants touchent la neige verte des ombelles, sont des fantômes décapités.

Quel est ce chant prolongé que le Verdier entonne au crépuscule sur la branche dorée d’un saule qui se baigne au ruisseau ?

Il dévide les Litanies du Pré :

Pâquerette immaculée, étoile du jour,
Luminet bienfaisant qui fixes la mémoire,
Bassin d’or éclatant, coupe précieuse,
Reine des prés aux feuilles tendres,
Consoude hérissée qui calmes les brûlures,
Grille-Midi, fleur aîmée du soleil,
Coronille émue, rose comme l’aube de Mai,
Trèfle rampant, symbole de modestie,
Primerole salutaire aux paralytiques,
Lotier cornu dédié à Moïse,
Centaurée délicate qui rafraîchis la fièvre,
Vulnéraire velue douce aux lèvres des plaies,

Fumeterre salé comme l’eau de la mer,
Benoîte pieuse, toujours en oraison,
Brunelle changeante, amie des abeilles,
Véronique bleue comme les yeux des petits,
Millefeuille qui arrêtes l’effusion du sang,
Scabieuse penchée au visage plein de tendresse,
Sauge violette enivrante et forte,
Esparcette vermeille qui portes haut le front,
Argentine aimable que le vent fait briller,
Anchis odorant dont l’esprit nous embaume,
Campanule qui tintes les angelus du pré.


Chaque fleur appelée répond : « Me voici », et le chœur des voix timides que le vent fait moduler reprend : « Soyons unies ».

Alors les corolles aimantes s’embrassent et les tiges souples se nouent fraternellement.

C’est l’heure où les parfums ailés sortent de leurs étuis secrets, et divaguent comme des âmes enchantées, venues d’un monde bienheureux.


Tout le monde ignore la minuscule existence de Verte. Ainsi se nomme la chatte attachée au seuil qui, sur la pierre brûlante à midi, goûte les siestes longues exemptes de mauvais songes.

Ses pattes sont blanches, ses yeux ambrés comme deux petites coupes d’un vin rare où trempe une graine noire et pointue, et sur son pelage gris, en caractères enclavés et barbus, s’alignent d’obscurs grimoires qui changent de signification tous les jours. Elle a un sourire entendu, des oreilles sensibles, une humeur inégale, avec d’interminables nonchalances et de soudaines brusqueries.

Elle vit dans un domaine de légende, sonore du vol doré des abeilles, embaumé par le souffle charmeur des tubéreuses et des lys, et dont la muraille est orfèvrée d’églantiers aux calices larges, pétris de soleil et de sang. Les pétales somptueux pleurent en silence sur le repos de Verte, princesse dormante dans son jardin refleuri.

Elle n’aime rien qu’elle-même, mais on peut l’aimer. Son galant qui demeure chez la voisine s’appelle Jaune, parce qu’il porte une cape orangée, jetée sur sa fourrure blanche. Parfois, sous la grange on l’entend râler.

Par un étroit chemin de fleurs, il vient voir l’indolente Verte et laper sa crème dans l’écuelle bleue posée près des œillets, puis il se retire et Verte s’endort.

Mais sans dormir.

Au moindre froissement, les yeux chauds s’entrebâillent pour laisser filtrer, dans un rayon bref, la petite âme inquiète et cruelle qui ne s’assoupit jamais. Et puis la tête penche, rien ne vit plus que le flanc doux qui se soulève régulièrement.

Écoute, Verte, c’est aujourd’hui le dimanche de la Trinité, le clocher sonne un grand carillon, et c’est, dans l’air, comme des milliers de pigeons blancs qui tourneraient. On n’entendra ni les roues geignantes du char, ni les sabots frappeurs du mulet. Comme toi personne ne travaille, c’est une belle journée, et Jaune aura peut-être un morceau de lard pour son dîner.

Mais vos amours se faneront comme les ancolies que les frelons épuisent, comme les iris qui, déjà, sont à l’agonie. Tu as entendu la faux mâcher l’herbe du pré pour te faire un tapis neuf où tu puisses t’étendre, cela veut dire que l’heure est proche où Printemps va nous quitter. Tu ne l’entendras plus rire en caressant les églantines, tu ne sentiras plus son haleine fraîche dans le vent.

Alors, le feu du soleil courra plus vif sur la pierre où tu reposes, et le chant de la cigale venu des plaines te bercera. Tu seras heureuse encore, mais autrement.

Ton front insoucieux ne sentira pas la marque légère de ce printemps passé ; pour toi rien n’aura changé, car tu ignores le mystère et la fuite des jours dans le temps.

Comme hier, la svelte lavandière glisse le long du ruisseau bordé de renouées, des pierres précieuses luisent autour de toi, les boutons éclatent, l’air vibre de force et de joie, et cependant…

Écoute, Verte, le Verdier chante.

Maintenant que la première récolte du foin est tombée, on voit mieux les poules préoccupées. Elles marchent à pas scandés et jettent en avant leur tête effilée comme pour s’en défaire et l’envoyer se piquer en terre ; ou bien, elles se carrent à côté du coq en armes qui leur en impose avec la scie rouge de sa crête et les glaives courbes de sa queue. Elles regardent de côté avec des mines de vieilles dames en colère, le vent taquin écarte malicieusement leurs plumes et découvre des sillons de peau rose et nue ; alors, elles sont ridicules, les pies ricaneuses les narguent, perchées sur le noyer.

Mais les poules vont gloussant, grattant, picorant, avec une idée fixe dans leur crâne exigu : manger, manger vite et plus vite, toujours manger, avaler tout rond, s’épouvanter pour rien, lancer les pattes à droite et à gauche et puis subitement s’arrêter, fermer un œil, dire une sottise qui s’entend de loin, et met en gaîté les fauvettes moqueuses qui leur sifflent un air de danse.

« Ah ! dit une pie, les poules sont respectables, elles n’ont pas de jeunesse, ne s’amusent jamais, ne causent qu’entre elles et ne voient rien au delà du bout de leur bec. »

La Crécelle : Sans compter qu’elles sont gourmandes et deviennent fines grasses. Quand il est assez fort, l’épervier fait de bons repas.

Un vieux Geai : Le professeur qui a demeuré vingt ans par là, disait qu’il y en a de celles qui ne se marient pas qui leur ressemblent.

Le Pivert : Parlez-moi plutôt du coq, il commande, on lui obéit, il se bat volontiers, ses yeux brûlent comme le feu d’enfer, et puis il chante fier, un beau chant qui monte et redescend, vert, jaune, rouge et bleu, comme les plumes de son panache.

Un Corbeau qui a vu du pays : Je crois qu’il y en a aussi de ceux qui ne sont pas mariés qui lui ressemblent.

Le Geai : Peut-être bien. Demain ils seront à la procession, encore mieux habillés que lui. C’est la Fête à Dieu, mes amis, nous irons voir.

Toute la bande s’envole, et les poules, sérieuses et lourdes, marmottent près du raccard avec des voix cassées.


Jeudi 14 Juin. — Fête-Dieu.


Trois heures, c’est encore la nuit.

Des coups de marteau, et puis le chant du coq. On commence les reposoirs.

Les hommes apportent le bois, les filles préparent les vases de porcelaine peinte, les dentelles fraîchement repassées, les images saintes et les fleurs. Dans le halo de la lanterne se meuvent ceux dont les bras sont chargés de ramures, ceux qui ont rempli les cavagnes du tan qu’on répand au pied de l’autel, et les cimes des arbres regardent venir le jour par-dessus la montagne.

L’angelus sonne.

Le soleil monte pompeusement dans un ciel de fête, on sent l’air imprégné d’une piété qui se réjouit. Dieu va passer sur le chemin, et les oiseaux au cœur pur le savent.

Autour des pavillons achevés, tout reluit : les bouquets en feuilles dorées sur les gradins, les lys rouges jetés sur la nappe, les boules de verre suspendues qui retiennent des foyers de lumière, les rubans anciens noués aux branches de sapin et les guirlandes épinglées sur le parement fleuronné.

Le Père Éternel envoie ses plus glorieux rayons sur l’abri d’un moment où son Fils doit s’arrêter pour bénir le peuple des campagnes.

Mathi, tu entends que la messe touche à sa fin, lance tes cloches à fond pour la volée retentissante des grandes solennités. Le tambour bat, la marche commence. Le beau crucifix passe sous le porche, la bannière s’incline et Notre-Dame va devant pour ouvrir la route à Jésus.

Ah ! quelle belle, belle fête !

Petits Anges, brillants comme des étoiles, n’êtes-vous pas descendus à l’aube sur un nuage, pour accompagner le sauveur.

Sainte Agnès et sainte Elisabeth ont cousu vos robes transparentes avec les fils de la Vierge.

Sainte Anne, sur ses doigts maternels, a roulé vos cheveux blonds.

Sainte Claire a parsemé vos mousselines de dorures prises au soleil.

Sainte Clotilde, la reine, a posé sur vos fronts des couronnes.

Vous êtes venus, portés par le souffle de l’Esprit d’en haut, entourés du vol frais des colombes, et maintenant le chevrier attentif, avec sa houlette parée et son chapeau de fleurs, vous guide sur un sentier de la terre.

Petits Anges, ce soir ne remonterez-vous pas au ciel ?

Et le souriant cortège passe, léger, suivi des sapeurs rouges à faire pâlir les coquelicots, avec leurs grands bonnets velus à plaques de cuivre, et leurs grosses haches, et puis ce sont les grenadiers éblouissants qu’on peut à peine regarder, tout droits dans leurs uniformes vermillon, cousus d’or, les joues barrées de jugulaires, et, sous leurs plumes frémissantes, imposants comme des princes précédant le Roi des rois.

Voici enfin l’hostie, l’astre blanc, symbole de l’infinie pureté, où se cache Notre-Seigneur. On l’entrevoit, lumineuse et douce, l’encens brûle, les salves éclatent, les têtes s’inclinent vers la poussière.

Auprès du reposoir, le Verdier chante.


Maintenant le temps est venu, chacun songe à la montagne. Le samedi, il a fallu descendre à la ville pour acheter du pain blanc, du sucre, du café et la polenta couleur d’or, qui devient tant bonne coupée en tranches avec un fil, quand elle a bien bourriqué. Il faut penser à tout ce qui doit charger le bât pour partir, il faut s’amuser aussi, pour une fois.

Et c’est dimanche, le soir vient, le vent souffle.

Dans un coin dégagé, sous les noyers, les grenadiers dansent avec les filles. La musique s’en va par lambeaux, dans les ondes fraîches qui font bruire les ormeaux et ploient les seigles bientôt mûris. On voit de loin les pantalons blancs, les ceintures écarlates et les fleurs qui ornaient les bicornes, attachées aux chapeaux de paille. Chaque cavalier tient solidement sa danseuse, et les couples se suivent en un pas rythmé, entrecoupé de tours de valse où virent les triangles clairs des mouchoirs. Et puis, c’est la polka marquée par le tambour seul, et un sapeur, au milieu du cercle, saute comme un grand diable rouge. Des garçons s’invitent et partent d’un mouvement bondissant, tandis que les femmes, qui tiennent leurs enfants sur les bras, font la haie en se remémorant leurs beaux jours.

Et c’est, dans le soir toujours si calme, un entrain singulier, des rires mêlés au battement des pieds, des couleurs violentes qui tournent à travers le gris d’une heure où la mélancolie persiste autour de cette joie.

Une chèvre oubliée se plaint sous un arbre et, dans un pré marécageux, près de l’étang où les joncs grincent, deux mulets achèvent leur dimanche paisiblement.


Tchaou ! Arri ! Quitta ! Tsia !

C’est le départ pour les mayens.

À cette heure pleine de délices, le sureau tend ses bouquets en fleurs menues à la route souriante sous sa robe rayée où les rubans d’or alternent avec la soie bleue de l’ombre. La montagne immatérielle, plus enlevée dans le ciel, semble avoir passé la nuit près des séraphins aux longues ailes.

Autour des maisons brunes qui se raniment, la verdure humide s’égoutte aux creux des liserons qui retiennent soigneusement la rosée dans leurs coupes coloriées, les pendeloques de cytise retombent comme d’anciens bijoux, l’églantier enserre le prunier dans ses branches minces, la vigne curieuse grimpe au galetas, les phlox et les lys martagons se réveillent dans les courtils.

Printemps laisse flotter son voile vaporeux sur la forêt.

Et les bêtes qu’on délivre hument la liberté dans l’air enivrant du matin. Les portes battent, le fer des souliers craque sur les escaliers de pierre, celui-ci sangle le mulet, celui-là plie sa veste sur la cavagne bourrée ; encore ce sac, cette couverture, on a pris une musette de foin, bon, en route !

Des rumeurs montent de partout. Les sonnailles entendues au loin se rapprochent, et passent les vaches folles, avec leurs colliers magnifiques, aux agrafes ouvragées de dessins nobles comme des armoiries. Dès qu’elles ont le cou garni, elles perdent la tête, le toupin battant leur donne une démence joyeuse et ce sont des bonds, des galops, des chocs de cornes, des beuglements de bonheur vers le bon pâturage où l’herbe est meilleure que tout !

Leurs yeux, mornes de la réclusion d’hiver, s’ouvrent rafraichis devant tant de beauté nouvelle, elles se sentent dans le vrai chemin.

Quel plaisant voyage ! Voici le dernier village cramponné à la pente rapide, celui dont le vieux proverbe dit qu’il est le paradis des chèvres et l’enfer des femmes. Voici la chapelle de Notre-Dame des Paniers où l’on fait en passant, tête nue, le signe de croix humecté d’eau bénite, et puis c’est le gouffre où le torrent exaspéré roule son éternelle colère, le torrent qui lime la roche depuis combien de mille ans, et qui descend toujours jusqu’à ce qu’il rencontre l’enfer.

La vallée est étroite, emplie de fraîcheur nocturne et fermée par les arêtes cassées où la neige en loque achève son usure ; les arbres sont piqués dans les anciennes et silencieuses avalanches de sable roux, et les quatorze stations du Calvaire sont les seules petites maisons qui abritent les souvenirs de la Passion.

Vers le Pont du Diable, lancé d’un bord à l’autre de l’abîme, les pins couleur de sang, posés sur leurs racines découvertes qui se nattent, dévalent en longs bras caressants jusqu’au petit sanctuaire pour l’étreindre et le protéger. Là, les fougères délicates jaillissent en fusées vert pâle dans l’ombre affermie, et le joyeux origan garde le chemin enchanteur où la mort vient parfois s’asseoir et attend.

Le rustique défilé s’allonge dans une continuelle sonnerie de cloches qui fait fuir les oiseaux nichés dans les rochers. Les chèvres cravatées de cordes prennent les devants, rongeant à droite et à gauche jusqu’à l’arrivée, les moutons et les cabris les suivent en bêlant, puis les vaches par longues files.

Tchaou ! Des pierres volent pour les remettre dans la bonne voie, et quand la chèvre disparaît on entend crier : « bîan ! bîan ! »

Les cochons, eux, ne veulent pas se presser. Qu’ils soient noirs, rouges ou tigrés, gros ou petits, leurs pieds tendres, au bout de six mois de repos, s’endolorissent, et les branches cinglantes, encore garnies de feuilles qui fouettent leurs flancs soyeux n’y font rien. Marie-Victoire, son grand parapluie déteint sous le bras, en pousse deux devant elle, on avance d’un pas pour reculer de trois, avec des grognements entêtés ou des accents de flûte suraiguë.

« Voyez, dit-elle, comme ils font joli à présent ! »

Mais les deux compagnons de saint Antoine s’en moquent, leur petit œil madré défie la ménagère, et Marie-Victoire reste en « arnier » tandis que s’avance le botch, large comme un raccard, chargé à se rompre l’échine, ses deux besaces traînant à terre. Par-dessus, assis comme une idole, il y a un petit enfant sérieux avec un beau bonnet.

La mère tricote, la grand mère chemine appuyée sur un long bâton et l’on va posément, car il y a un fameux bout de route, le botch, qui bave en songeant, le sait bien.

Une femme tend du pain bis à une vachette effrayée : « Elle n’est pas née ici celle-là, elle croit que c’est une promenade et s’arrête tout le temps. »

François mène son bétail, sa veste sur l’épaule, une fleur aux dents, et la chemise ouverte à la caresse du vent frais ; le mulet blanc porte une grosse charge de paille où niche la Catherine avec son poupon, elle aussi profite du voyage pour allonger le bas et pique dans ses tresses noires les aiguilles d’acier ; Philippe a ficelé sa famille en haut des sacs, le plus petit dort au soleil, la tête secouée par le pas du mulet, et l’autre mange d’un air méfiant les bonbons cachés dans son chapeau.

Sur les ustensiles ballottants, la lumière amusée coule en reflets : c’est la marmite à trois jambes, les barillets lustrés comme des châtaignes, la mestre, les seillons de bois qui épousent la forme du bât. Tous se frottent amicalement, et racontent au passage la jolie vie franche et libre des chalets : « Nous avons quitté la cuisine noire où le jour n’entre jamais, où la femme remue comme une sorcière à travers la flamme, la cuisine où le bois vert crie en faisant une grande fumée.

« Vive le sentier qui sent bon la résine, on y entend l’eau chanter, le vent courir, les feuilles se balancer… il nous mène où nous avons le meilleur temps de l’année. »

C’est ainsi qu’ils causent entre eux par des craquements légers et monotones qui bercent la montée.

Et la forêt s’ouvre. On entre sous la voûte glacée comme une église, avec les hauts piliers des sapins que le soleil fleurit d’or au sommet. Par une éclaircie, là-bas, c’est le pâturage enfin !

Et la montagne se dresse, tantôt bourrue avec le désordre énorme des rocs précipités, des arbres écorchés dans les dévaloirs, de l’eau folle qui se heurte partout ; tantôt dans la douceur des prés bleus de gentianes, mauves de jasiones, jaunes de polygalas, où la chèvre s’agenouille pour brouter dévotement des parfums.

Dans le lointain, les cascades, en mèches fines, peignent leurs chevelures blanches qui descendent sur les rochers polis.

Ah ! les mayens ! les jolis mayens d’argent encadrés de pierres grises, les mayens tout petits, couchés dans l’herbe en face de la grande muraille nue, dure et veinée comme une agate.

Il semble qu’une onde merveilleusement limpide roule sur les toits brillants sans cheminées, et l’air est plus pur que l’eau, la lumière plus pure que l’air dans ce pays d’élection des marraines, qui aiment se tenir sur les hauteurs et s’assemblent au clair de lune près des fontaines.

Là, il y a dans le vent de beaux cantiques, des carillons de l’autre monde, des violons joués par des anges au-dessus des neiges éternelles.


Devant l’âtre, Patience est courbée, elle se redresse.

« Ah ! vous voilà, je vais vous donner du lait, du beurre de ce matin, de la crème, de la tomme, du pain de seigle, quoi ? Venez dans la chambre, vous verrez quelle belle chambre et comme on est bien ici. »

Et dans la chambre, il y a des corbeilles pleines de laine gonflée et crépue, les rouets qui chantent le soir quand Patience file jusqu’à douze.

Il y a une image pieuse, un rameau bénit, et des fleurs de gentiane qui sèchent sur un plateau de bois pour faire du thé, il y a les robes nouées par des cordes en plis serrés.

Il y a le lit où Patience dort un bon sommeil dans la nuit toute fraîche sous le toit bas, tandis que les sylphes qui habitent ces parages entrent doucement dans la tuyère. Dans la chambre, il y a le bonheur simple né du travail quotidien qui fortifie les bras et cuit la peau au soleil, il y a l’exquise sérénité venue par la petite fenêtre, avec le souffle qui a touché la neige faite de pureté.

Le foin de l’an passé embaume près du retrait où dorment les tommes d’hier, et le lait rond et blanc enchâssé dans la seille comme une grande hostie.

Dans une tasse rouge décorée, Patience me tend la crème qui sent comme un bouquet, la crème où s’infiltre l’âme pénétrante des fleurs de là-haut, la crème, essence dorée de la montagne.

J’y bois l’envie de rester, d’oublier les vallées, les chemins qui descendent…

Ah ! Patience ! Patience ! vous ne savez pas.


Ils sont tous partis, c’est le silence.

Près des chênes verts, Printemps s’est assis sur le raidillon qui domine la ruine. Son regard s’embrume et ses yeux ensommeillés contemplent son ouvrage pour la dernière fois. La campagne est en pleine vie.

Dans le froment qui monte, on a arraché les chardons ; la vigne prospère ébauche les grappes nombreuses d’où coulera la vendange, les pommes de terre font des touffes d’un vert obscur et les fleurs des fèves regardent avec des yeux noirs veloutés.

Tous les arbres portent des boules vigoureuses qui deviennent les pommes écarlates, les poires cambrées, les abricots en soleil, les noix précieuses pour les repas d’hiver, qui ne craignent plus qu’une pluie le jour de la Saint-Jean.

Les feuilles charnues des courges annoncent les fruits géants, carrés dans leur opulence ; c’est maintenant l’attente des moissons et des biens que la terre donnera en échange de tant de labeur.

Printemps voit le florissant cortège en marche vers l’abondance et la paix, son front prend un éclat extraordinaire. Une dernière fois, debout, il envoie à la nature tout l’amour de son cœur, puis il prend le chemin du château.

Dans la crypte ténébreuse où gisent les trésors, il dénoue sa tunique et s’étend sur un lit fait du moelleux duvet des linaigrettes, que la mésange a cueillies au bord des lacs qu’il aime tant.

À l’entrée du souterrain le Verdier chante, et Printemps s’endort.


Le vent tourne autour de la ruine, s’arrête comme s’il entendait un bruit insolite, et tout à coup s’élance dans la vallée, vers le midi.

Alors monte un hymne triomphal, une féerique lumière irradie la plaine où l’on distingue un voyageur géant.

Sa barbe rouge s’étale sur son manteau brodé de rayons, le bât de son mulet est tout doré, ses besaces regorgent de richesses.

C’est l’Été qui vient.


Et la guivre immense, l’escarboucle au front, prend son vol par-dessus les vallées pour aller chercher la fraîcheur sur le glacier.


Praz-Plan en Savièse, 21 Juin 1906.

GLOSSAIRE


Barreaux. — 
Tonnelets.
Bo-épro. — 
Bonnes vêpres — bon après-midi.
Botch. — 
Bœuf ou taureau qui travaille aux champs.
Brante. — 
Vase de bois en forme de hotte où l’on met le raisin et le vin.
Bourriquer. — 
Bouillir.
Brouscade. — 
Rafale.
Cavagne. — 
Hotte.
Channes. — 
Pots d’étain.
Cocardes. — 
Fleurs épanouies.
Cofiron. — 
Grillon.
Crinson. — 
Cresson.
Les époints. — 
Points de côté.
Étalus. — 
Talus.
Fendant. — 
Vin du Valais.
Grand seigneur. — 
Rouge-rouge.
Le jaune. — 
Le cuivre.
Mayens. — 
Granges et maisons d’été de la haute montagne (prononcer mayins).
Polenta. — 
Semoule de maïs.
La pote. — 
La vase.
Raccard. — 
Grange à foin.
Raclette. — 
Plat au fromage que l’on confectionne un peu partout en Suisse, surtout à la montagne.
Taguelin — 
Lampe ancienne.
Tintata. — 
Frapper le bois à la place de la cloche durant la Semaine Sainte.
Tomme. — 
Fromage de chèvre.
Tulipon. — 
Anémone pulsatile à fleur velue.

ACHEVÉ D’IMPRIMÉ LE 28 FÉVRIER
1922, PAR LA SOCIÉTÉ
D’IMPRIMERIE, D’ÉDITION ET
DES JOURNAUX DU BERRY
(E. GAUBERT, DIRECTEUR) À
CHATEAUROUX, POUR OLLENDORFF
ÉDITEUR, À PARIS.