Le Chapelet rouge/Partie 2/Chapitre II

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Le Grand Écho du Nord (p. 38-42).

II


M.  Rousselain était plein d’espoir. Une intrigue ! Un flagrant délit ! Est-ce donc que l’affaire allait rebondir ?

« Je n’ai pas surpris ma femme, précisa vivement Ravenot. Amélie est l’épouse la plus honnête et je suis sûr d’elle.

— Cependant, si elle se laisse embrasser ? Cela suppose…

— Mais rien du tout ! s’exclama Ravenot avec indignation. Il y a seulement de la part de monsieur une inconvenance inqualifiable. »

Amélie répondit avec une gêne pudique et souriante :

« Tout cela n’est pas bien grave. Monsieur a profité de ce que je lui versais de la liqueur. Je suis sûre qu’il n’a attaché aucune importance… Malheureusement, mon mari est entré. »

Boisgenêt ricana, ce qui mit le maître d’hôtel hors de lui.

« Et qui est-ce qui avait ouvert la porte de ce placard pour s’approcher du coffre-fort ? Et qui est-ce qui chipait les cigares de Monsieur ? Hein ? Ma femme ne vous a-t-elle pas vu qui emplissiez vos poches ?

— Moi ?

— Monsieur ne se rappelle pas ? fit Améhe conciliante, Monsieur m’a dit qu’il lui en fallait pour offrir à ses amis. »

La colère de Boisgenêt éclata :

« Des blagues ! C’est vous qui m’avez avoué que vous chipiez le parfum de votre maîtresse ! Vous en aviez plein le cou. C’est pourquoi je vous ai embrassée. Hein ! vous ne direz pas non ? « La pluie de fleurs sous la véranda » ! Vous m’avez tendu le cou pour que je sente… »

Il bégayait, ne trouvant plus ses mots, exaspéré de se sentir ridicule. Vanol et les Bresson le calmèrent.

M.  Rousselain, déçu, dit à son voisin :

« Rien que des balivernes ! Mais vous voyez, monsieur le Substitut, dès qu’on s’accroche à une aventure sentimentale ou sensuelle, tout de suite ils sont déchaînés. »

Il soupira, avec sa finesse particulière, où il y avait de la plaisanterie, un peu de lassitude sceptique, et toujours de l’intelligence :

« Ah ! c’est que la vérité est si difficile à découvrir ! Pensez donc ! Nous sommes en face de gens qui nous sont totalement étrangers. Ils surgissent soudain devant nous et il faut démêler leur innocence ou leur culpabilité et trouver la raison de leurs actes, alors que nous ignorons tout de leur psychologie, de leurs goûts, de leurs habitudes, de leur passé, de leur atavisme. Ce sont des ombres que nous évoquons. De quelles silhouettes réelles sont-elles le reflet ?

— Pourquoi donc, observa le substitut, les réunissez-vous pour les interroger ? En général…

— Oui, en général on les questionne isolément pour marquer leurs contradictions… Moi, j’aime mieux le choc immédiat. Ils n’ont pas le temps de réfléchir, et l’étincelle peut jaillir plus aisément. »

Le comte d’Orsacq était survenu au milieu du conflit. Il montrait un visage altéré par l’insomnie et par le désespoir. Quelle que fût sa conduite privée dans la vie, il avait toujours entretenu avec sa femme des relations affectueuses, et cette mort affreuse devait le bouleverser.

Il écouta, puis, s’approchant de Ravenot, lui dit :

« Assez parlé, Ravenot. Monsieur le Juge d’instruction, vous n’avez pas besoin d’eux ?

— Pas pour le moment.

— Alors… laissez-nous, Ravenot. »

Le ménage Ravenot sortit. Avec l’intervention du comte, l’atmosphère changeait. On sentait en lui la volonté implacable d’atteindre le but et de venger la mort de sa femme. Son visage douloureux et tourmenté exprimait une énergie sans bornes, et un effort de toutes ses facultés pour comprendre et pour savoir. Influencé par cette maîtrise, M.  Rousselain prononça, comme s’il avait obéi à un plan d’enquête mûrement réfléchi :

« J’ai réuni ici toutes les personnes qui se trouvaient sur la berge, hier soir. Je fais appel à leurs souvenirs pour que nous puissions tout d’abord établir si le cambriolage a été exécuté par quelqu’un du dehors ou par quelqu’un du château. Ce sont les indices sur le vol qui amèneront les indices sur le crime. »

Et le juge d’instruction commença, avec d’autant plus de fermeté qu’il allait tout à fait au hasard :

« Monsieur Bresson, c’est vous qui avez allumé les ampoules disposées de place en place sur les arbres ?

— C’est moi, monsieur le Juge d’instruction. Il m’a suffi pour cela de tourner un commutateur, au coin du vestibule.

— L’expérience sera faite en pleine obscurité. Mais, dès maintenant, vous pouvez me dire si cette partie du parc était suffisamment éclairée pour que l’on pût voir les personnes qui s’y trouvaient ?

— Suffisamment. La rive face au château était en pleine lumière.

— Vous étiez seul sur le radeau avec Mme  Bresson ?

— Seul avec ma femme.

— Et vous avez vu arriver ?…

— D’abord nos amis Vanol et Boisgenêt, et ensuite M.  d’Orsacq, Mme  et M.  Debrioux.

— Cette petite fête a duré combien de temps ?

— Environ quarante minutes, n’est-ce pas, Boisgenêt ?

— Oui, environ, dit celui-ci.

— Et, pendant ces quarante minutes, vous n’avez perdu de vue aucune des personnes qui assistaient au spectacle ?

— Je vous avouerai, monsieur le Juge d’instruction, que je ne m’occupais pas d’elles. Le radeau se dirige à la perche et j’étais tout à mon affaire.

— Et vous, madame ?

— Je m’occupais des lanternes vénitiennes.

— Cependant, vous avez pu voir…

— Certes, puisque au début j’ai vu qu’il y avait des personnes contre la balustrade. Je crois bien que Vanol s’était éloigné vers les grottes, n’est-ce pas, Vanol ?

— Oui, répondit celui-ci. J’avais froid et je désirais m’abriter. Bernard Debrioux m’a demandé du feu, et nous avons suivi la rivière ensemble, du côté de la première grotte.

— Et M.  Boisgenêt ? »

Boisgenêt étendit la main solennellement :

« Je le jure sur l’honneur que j’ai été chercher mon pardessus. Du reste, j’étais avec vous, d’Orsacq ?

— En effet, dit le comte. Vous vous êtes plaint tout de suite de la fraîcheur, et vous êtes parti… juste le temps d’aller et de revenir.

— Vous voyez ! s’écria Boisgenêt, triomphant et soulagé, comme s’il avait échappé à l’échafaud. Vous voyez ! Il en a du culot, le maître d’hôtel !

M.  Rousselain se tourna vers Jean d’Orsacq.

— Vous étiez, monsieur, avec M.  et Mme  Debrioux ?

— Oui, dit le comte, puis seul avec Mme  Debrioux quand mon ami Bernard s’est éloigné avec Vanol. Un instant, madame a voulu monter sur le radeau, puis elle a eu peur. La pluie commençait. Nous nous sommes abrités sous les ruines d’un ancien pigeonnier, à gauche.

— Et vous n’avez rien remarqué de spécial ?

— Rien.

— Vous non plus, madame ? demanda le juge à Christiane.

— Rien de spécial, monsieur le Juge, répondit Christiane. Je ne pensais d’ailleurs pas à observer quoi que ce fût. J’étais distraite par l’averse et n’avais d’autre idée que de rentrer.

— Quelle heure était-il ?

— Quand nous arrivâmes au château, nous avons entendu sonner dix heures et quart.

— Dix heures et quart, j’en réponds, affirma Jean d’Orsacq à son tour.

— Et, ni l’un ni l’autre, ni vous, monsieur Boisgenêt, ni vous, madame Bresson, vous n’avez aperçu quelqu’un sortant de la tour, par cette fenêtre ? Aucun de vous n’a rien vu ?

— Sauf moi, déclara Bresson, et de la façon la plus certaine. Il y a des choses dont l’on peut douter. Celle-là, non. J’ai vu, comme je vous vois, monsieur le Juge d’instruction.

— L’heure approximative ?

— Cela devait être quinze ou vingt minutes avant notre retour.

— Donc, vers dix heures moins le quart ?

— Environ.

— Vous n’avez aucune idée, dit M.  Rousselain à d’Orsacq, sur ce qui a pu se passer ?

— Aucune, monsieur le juge d’instruction.

— Admettez-vous qu’on ait pu franchir le mur ?

— Je ne le crois pas.

— Mais vous n’en êtes pas certain ?

— Si on l’avait franchi, il n’y aurait eu qu’un chemin possible. Les grottes dont nous parlions tout à l’heure sont creusées dans une suite de monticules que vous apercevez d’ici, sur la droite, à deux cents mètres de distance. À cet endroit, le mur qui s’y accroche serait peut-être accessible.

— Il y a, paraît-il, une petite grille fermant un passage pratiqué dans le mur.

— Oui, mais il aurait fallu en avoir la clef.

— Supposons le mur franchi, le malfaiteur aurait dû faire tout le tour du château pour s’y introduire par le vestibule.

— Non, il y a une porte d’entrée plus proche, dans le sous-sol situé au-dessous de la salle à manger.

— Et cette porte était fermée ?

— Elle ne l’était pas, monsieur le Juge d’instruction, contrairement à l’habitude. Cette nuit, obsédé par les événements, avide de vérité et d’action, j’ai visité le sous-sol du château et j’ai fini par découvrir que cette porte basse n’avait pas son verrou poussé comme à l’ordinaire. Il suffisait donc d’avoir la clef de la porte pour s’introduire par là, remonter l’escalier de service, passer par la salle à manger et entrer ici.

— En ce cas, observa M.  Rousselain, la femme de chambre Amélie n’aurait pas été victime d’une erreur, et elle aurait vu réellement passer quelqu’un.

— Sans aucun doute, monsieur le Juge d’instruction. Pour la suite, il est facile d’imaginer comment ce quelqu’un a pu accomplir sa besogne et s’enfuir par la fenêtre.

— Exactement à dix heures ?

— Exactement, n’est-ce pas, Bresson ?

Bresson fut catégorique.

« Une fois de plus, je l’affirme. On s’est enfui par là et l’horloge a sonné aussitôt dix heures. »

Le juge d’instruction fit venir le brigadier de gendarmerie qui entra accompagné d’un des inspecteurs de la brigade mobile. Et, comme M.  Rousselain demandait si l’on avait examiné le mur d’enceinte, et, en particulier, du côté des monticules, l’inspecteur répondit :

« De très près, monsieur le Juge d’instruction, et c’est le motif de ma présence.

— Le résultat ?

— C’est qu’au-dessus de la dernière grotte, dans un bosquet de sapins disséminés, un de mes camarades et moi nous avons trouvé une chaise en fer appuyée contre le mur, lequel, à cet endroit, est moins élevé. Le jardinier Antoine, questionné par nous, a répondu que cette chaise en fer, transportée d’un rond-point voisin, ne se trouvait pas là hier dans l’après-midi.

— C’est donc, nota Jean d’Orsacq, qu’on l’y aurait transportée vers la fin du jour. Mais alors, cette chaise n’a pu être utilisée que pour sortir du parc et non pour y entrer ?

— C’est ce que nous nous sommes dit, mon camarade et moi, répliqua l’inspecteur. Aussi, nous avons franchi le mur. Non loin de là passe un chemin vicinal au bout duquel il y a une vieille chaumière habitée par un couple de paysans. Nous les avons interrogés. L’homme a remarqué, hier au soir, au crépuscule, les allées et venues d’une personne qui s’est approchée du mur et qui s’est éloignée. Elle parut faire le guet à quelque distance.

— Une personne ? dit M.  Rousselain.

— Oui, une femme. Le paysan n’a pu nous donner son signalement, mais elle lui a semblé de tournure jeune et plutôt élégante. Nous avons battu un moment la campagne, sans rien trouver d’insolite, mais mon camarade est parti faire un tour à la gare qui est à trois kilomètres.

— Il y avait un train, hier soir ?

— Oui, monsieur le Juge d’instruction. Le dernier train s’arrête à 11 h. 35. On arrive à Paris à minuit trois quarts.

Chacun se tut. On réfléchissait à l’incident assez obscur, mais qui, malgré tout, offrait une première piste.

Ce fut d’Orsacq qui rompit le silence.

« Somme toute, dit-il, les événements se présentent ainsi : l’individu qui a pénétré dans le château par la porte basse et qui s’est sauvé par la fenêtre, a rejoint la rivière du côté droit de la pelouse centrale, c’est-à-dire en face de cette tour, a suivi le chemin des grottes, et a gagné le mur au-dessus des monticules où il a rejoint sa complice. Je crois que voilà un point formellement établi.

— Je le crois.

— Alors, ce que je ne comprends pas très bien, dit le comte en s’adressant à son ami Debrioux et à Vanol, c’est que vous deux, Bernard et Vanol, qui vous trouviez à droite de la pelouse centrale, sur le chemin des grottes, vous n’ayez rien surpris des allées et venues qui se sont produites précisément dans les lieux où vous vous promeniez ?

Vanol objecta :

« Mais je me suis arrêté, moi, à la première grotte à l’entrée du chemin, et je n’en ai pas bougé.

— Mais, Bernard, lui, s’est arrêté aussi ?

— Non, dit Vanol, Bernard Debrioux a continué sa promenade.

— Ah ! reprit Jean d’Orsacq, tu as continué ta promenade. Bernard ?

— Oui, le long de la rivière.

— Et tu n’as rien surpris ?

— Absolument rien.

— Tu n’as rencontré personne ?

— Personne.

— C’est assez curieux.

— En effet, dit Bernard. Mais qui nous prouve que l’individu ait passé par les grottes ? Il a pu traverser les broussailles et les massifs qui rejoignent les monticules.

— Difficile. J’ai vérifié ce matin. Aucune trace de passage.

— Il a pu aussi me voir de loin et se dissimuler.

— Évidemment, murmura d’Orsacq. Et à quelle heure à peu près as-tu rejoint Vanol ?

Vanol intervint : « Dix minutes après que j’ai entendu sonner dix heures. La pluie tombait fort. Nous avons patienté puis nous sommes rentrés ensemble. »

D’Orsacq conclut :

« Par conséquent, il s’est écoulé dix minutes entre l’instant où l’homme descendait de la fenêtre et où toi, Bernard revenant par le chemin des grottes, tu es retourné à la première où se trouvait Vanol ?

— Pourquoi me demandes-tu tout cela ? dit Bernard.

— Oh ! pour rien. Mais je suis étonné que les circonstances ne vous aient pas mis fortuitement l’un en face de l’autre. Combien cette rencontre aurait pu nous être utile ! »

M.  Rousselain, par-dessous la table, avait envoyé un coup d’espadrille dans les mollets du substitut et il lui dit à voix basse :

« Qu’en pensez-vous ? J’ai comme l’impression d’une offensive imminente.

— Moi aussi, dit le substitut. Peut-être se poursuivrait-elle avec plus d’ampleur si les autres n’étaient pas là.

— Vous avez raison, dit M.  Rousselain, qui était assez content de lui.