Le Charlatan (Bias)

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La Gerbe, nouvelles et poésies, tome 2, série 1 (p. 1-114).

LE CHARLATAN


nouvelle.




CHAPITRE PREMIER.

Une providence.


Connaissez-vous la fête de Montmartre ? Avez-vous eu le courage de monter les quatre étages des buttes un jour de Saint-Pierre ? Avez-vous contemplé, du haut de ce mont aux historiques et sombres souvenirs, à la lumière de splendides illuminations, l’insoucieuse et bruyante foule qui remplit la grande place neuve ? C’est un spectacle étrange qui vaut la peine d’être vu : la masse de la montagne se détache du ciel par sa couleur plus foncée ; autour de son flanc découvert et entaillé de nombreuses déchiquetures, se roule, ou plutôt se meut un immense serpent formé par une autre foule qui occupe ainsi un deuxième plan, les meilleures places de l’amphithéâtre.

Ce mouvement ressemble à la danse fantastique des ombres évoquées par quelque puissance mystérieuse et exécutant des oscillations sans danger au-dessus des précipices qu’ors a creusés dans le mont. La musique qui les accompagne a bien aussi quelque chose de diabolique : cinquante théâtres ont leur orchestre plus ou moins harmonieux, plus ou moins bruyants : les tamtams et les gongs indous n’ont sûrement rien de comparable à ce tintamarre parisien. La montagne domine les théâtres de planches et les illuminations qui éclairent une foule compacte, serrée, criarde ; plus animée que joyeuse, plus disposée à la plainte qu’au rire.

C’est qu’aussi, non seulement la promenade, mais les rues étroites qui y conduisent, mais le boulevard extérieur lui-même, tout est encombré ; on ne se fraie un passage qu’avec la plus grande peine à travers ce labyrinthe humain et mouvant.

Il y a vingt ans, le mont des Martyrs avait sa fête comme aujourd’hui ; mais cela se passait bien autrement : point de théâtres aux proportions gigantesques, point de locomotives sur les tréteaux, point de machines à vapeur pour mettre en mouvement les chevaux de bois, point de luxe d’illuminations ; mais aussi combien plus de gaîté dans les cœurs, de francs et de gros rires sur les lèvres, de laisser aller dans les chansons, d’insouciance dans les esprits.

Il y a vingt ans donc, la fête de Montmartre était une vraie fête : c’était le soir d’un de ces jours étourdissants de gaîté et de soleil qui enivrent comme le vin et donnent aux plus sages le vertige du plaisir ; toute la montagne chantait, depuis la base jusqu’au sommet ; là de joyeuses ritournelles, ici des refrains d’amour, plus loin des odes à Bacchus, ce dieu déguisé qui montre un bout de l’oreille sous le masque replâtré de saint Denis.

Une des guinguettes les plus connues d’alors avait nom la Chaumière, comme cette fameuse reine du quartier latin dont la renommée est universelle et le souvenir impérissable. Elle était située dans la chaussée de Clignancourt, sur le terrain où s’élève aujourd’hui une haute maison dont le rez-de-chaussée est occupé par de vastes magasins de nouveautés. La Chaumière de Montmartre, moins échevelée que son homonyme d’outre-Seine, était presque aussi suivie que cette dernière ; elle avait ses jours de danse et ses jours de chant, aussi invariablement fixés que les heures d’oraison d’une vieille fille.

Les maîtres de l’établissement s’enrichissaient doucement, peut-être, mais loyalement et gaîment, sans regret de la veille, sans souci du-lendemain, et souriant au présent avec cette confiance des gens heureux qui, n’ayant pas souffert, reflètent volontiers la joie qui les entoure. Peut-être leur belle humeur était-elle une des causes de la prospérité de la maison. La jeune femme, connue dans tout le quartier sous le nom de Belle et Bonne, était blonde, mignonne, blanche et rose ; elle attirait de son sourire mutin et retenait de son doux regard ceux qui, pour la première fois, entraient dans la guinguette. Quant aux habitués, ils ne songeaient jamais à en sortir. C’est qu’aussi sa lèvre ne cessait pas de sourire, ni son cœur d’avoir pitié. Les jours de bal elle tenait le comptoir, calmant le bruit, s’interposant dans les querelles, empêchant le désordre ; les autres jours de la semaine, elle adorait son mari et soignait ses petits enfants. Jamais on ne la voyait triste : heureuse, elle communiquait son bonheur.

Elle remplissait ce soir-là ses fonctions multipliées avec une grâce si parfaite, un entrain si engageant, que toute la fête s’en ressentait à l’intérieur ; le bruit arrivait de la salle de bal de plus en plus joyeux, et la folle rumeur grandissant allait augmenter encore l’animation de la rue en cet endroit.

Tout à coup un jeune homme, presque un enfant, au costume excentrique, à la figure merveilleusement belle, entra timidement dans la première salle et se retira dans le coin le plus obscur, où il se fit servir un modeste repas.

La jeune femme ne put voir sans s’y intéresser ce beau visage tout rêveur qui semblait vouloir se cacher.

— Il est malheureux ! se dit-elle. Ah ! si je pouvais lui être utile.

Peut-être un peu de curiosité se mêlait-elle au désir du cœur ; mais ce n’était pas la faute de Belle et Bonne, si elle était fille d’Eve.

La jolie maîtresse de la Chaumière portait une robe d’indienne à fleurs bleues dont le corsage ouvert laissait voir à travers un fichu de tulle des épaules rondes et blanches comme celle d’un enfant ; une petite croix d’or pendait à son cou, attachée avec un ruban bleu pâle comme les dessins de sa robe, ses cheveux crêpés et frisés pouvaient se passer d’ornement : elle le savait bien ; sa taille souple et fine était gracieusement dessinée par une ceinture bleue comme le reste de sa modeste parure, et comme ses yeux dont la pureté de couleur ne perdait pas à la comparaison.

Plusieurs fois Belle et Bonne avait fait un mouvement pour quitter son comptoir et s’approcher du mystérieux inconnu ; mais toujours l’intention de la jeune femme était empêchée par l’arrivée de quelque

nouvelle pratique qui réclamait sa présence au comptoir.

Elle était ainsi hésitante et attentive lorsqu’un couplé échevelé fit une irruption si bruyante dans la pièce où se tenait l’étranger, que ce dernier sortit de sa rêverie pour jeter un coup d’œil aux nouveaux arrivants.

— Ah ! voilà Titi, s’écria Belle et Bonne ; c’est seulement maintenant qu’on va s’amuser au bal.

La jeune fille suspendue au bras de celui qu’on appelait Titi aurait eu la plus ravissante tête qu’on pût voir si quelque chose de libertin et d’effronté n’eût enlevé la sympathique admiration qu’inspirait au premier coup d’œil son joli visage. Cependant, lorsqu’elle s’approcha du comptoir, son regard changea d’expression, et ce fut presque avec embarras qu’elle dit à demi voix :

— Bonsoir, Belle et Bonne.

— Bonsoir, Clairette, répondit celle-ci en lui tendant la main.

Clairette se pencha à l’oreille de Titi.

— Sais-tu, mon vieux, dit-elle, à quoi tu pourras toujours reconnaître une honnête femme ?

— Non, ma foi ; car souvent les grandes vertus ne sont que des vices parfaitement habillés.., en carnaval.

— Eh ! bien ! mon cher, quand une femme se montrera indulgente et bonne pour une pauvre fille perdue comme moi, tu peux, sans craindre de te tromper, la proclamer une sainte femme : c’est qu’elle n’a pas besoin de nous jeter la pierre pour faire croire à sa vertu, et de nous noircir pour se rendre plus blanche.

Belle et Bonne et Clairette étaient deux anciennes compagnes, deux amies presque d’enfance : l’une avait suivi ses bons instincts, l’autre ses mauvais. L’une s’était mariée et vivait calme et heureuse, l’autre s’était jetée dans le vice et s’étourdissait dans le plaisir. Toutes les deux cependant avaient un bon cœur et s’aimaient. Clairette, qui se moquait de Dieu et du diable, rougissait devant Belle et Bonne, tandis que cette dernière, en songeant à son propre bonheur à jamais perdu pour sa compagne, la plaignait trop pour la mépriser.

— Que dis-tu donc, Clairette ? demanda la jeune femme en souriant. Pourquoi parles-tu bas en me regardant  ?

— Parce que je dis du mal de toi, Belle et Bonne, la bien nommée, répondit la jolie pécheresse avec gaîté… parce que, je ne sais pourquoi, je t’aime autant que je déteste ce qu’on appelle une honnête femme ; parce que je crois, ma parole, que s’il te fallait ma vie, je la donnerais sans regret, du moment où elle se te serait utile.

En parlant, Clairette aperçut l’étranger.

— Tiens, fit-elle à son compagnon de plaisir, voilà, ma foi, le joli petit charlatan de tantôt ; il faut l’emmener au bal, j’ai envie de le faire danser.

— Tu le connais ? demanda Belle et Bonne.

— Oui, pour avoir acheté de sa drogue, qui, selon lui, guérit bien des choses.

— Tu es donc malade ?

— Oh ! bien oui, malade. Pas le moins du monde, mais ce garçon-là est trop beau et a trop d’esprit pour qu’on ne l’aide pas à gagner sa vie ; il s’épuisait à parler, on ne l’écoutait point ; ma foi, je lui ai demande vingt paquets de sa drogue.

— Et tu lui as porté bonheur, ajouta Titi ; aussitôt cette vente faite, les mains se sont tendues. Les bourses se sont ouvertes comme par enchantement.

— C’est une bonne action que tu as faite là, Clairette ; le bon Dieu te récompensera.

La jeune folle laissa échapper un éclat de rire qui fit soupirer Belle et Bonne.

— Et si, en attendant cette récompense toujours longue à venir j’en demandais une au bel adolescent.

— Laquelle donc ?

— Celle d’accepter ma main pour un quadrille au bal de ce soir. Il n’a pas l’air gai, ça le distraira.

— Essaie, dit Belle et Bonne ; mais je doute. Regarde comme il est rêveur : à quoi peut-il songer ainsi ?

— Peut-être à une jolie et honnête femme comme toi. Avoue que la vertu a son mauvais côté.

— Quel est-il  ?

— Celui de faire souffrir ceux qui nous aiment.

— Folle !

— Attends-moi, Titi ; il faut que je fasse la conquête de ce jeune sauvage-là.

Belle et Bonne suivait avec curiosité les mouvements de son ancienne amie. L’étranger venait de remettre sur sa tête la toque de velours noir ornée de plumes, qu’il avait déposée sur la table pendant son repas, et se disposait à sortir quand Clairette l’arrêta au passage. Il répondit avec son triste sourire aux agaceries de la jeune fille, qui se dirigea avec lui vers le comptoir.

— Tu seras peut être plus heureuse que moi, dit-elle à sa campagne pendant que celle-ci donnait à l’étranger le modeste total de son dîner. Ce jeune homme ne sait pas danser, dit-il, et il refuse mes leçons, ce qui est pas mal dédaigneux ; offre-lui les tiennes.

Le charlatan sourit en regardant Belle et Bonne qui rougissait.

— Tu sais bien que je n’entre jamais dans la salle de bal ; mais je puis ajouter mes instances aux tiennes, et prier monsieur de vouloir bien jeter au moins un coup d’œil dans nos salons.

— Si tu ne viens pas, Clairette, j’entre seul, fit Titi impatienté.

Les deux femmes attendaient la réponse de l’étranger, lorsqu’une servante accourut au comptoir, pâle, hors d’haleine, suffoquée par l’émotion.

— Madame, dit-elle, madame… venez vite… vite, je vous en supplie.

— Qu’y a-t-il  ? demandèrent ensemble Belle et Bonne et les deux jeunes gens, pendant que le charlatan écoutait à son tour.

— Le petit… votre enfant… ô mon Dieu ! peut-être…

— Parle donc, dit la mère tremblante.

— Il se meurt ! s’écria la domestique en éclatant en sanglots, pendant que Belle et Bonne éperdue, montait en courant, suivie de Clairette, l’escalier du premier étage.

Il entrait du monde.

— Eh bien ! je tiendrai le comptoir, moi, fit Titi ; pourquoi pas ? chacun rend service selon ses petits moyens.

L’étranger s’approcha de lui.

— Je suis un peu médecin, dit-il ; peut-être ma présence serait-elle utile…

— Montez ! montez toujours !… elles feront ce qu’elles voudront là-haut. Ma foi, c’est peut-être un bien que vous soyez venu là.

Le charlatan n’entendit pas la fin de la phrase ; il était en haut de l’escalier. Des cris désespérés le guidèrent ; il entra au moment où Belle et Bonne, son enfant dans les bras, le visage décomposé, la voix entrecoupée de sanglots, disait à la servante :

— Courez prévenir mon mari… vite… il sera mort !… il ne le reverra pas !…

— Attendez ! dit l’inconnu avec une autorité qui rendit un instant chacun immobile.

Et il s’approcha delà pauvre mère éperdue. L’enfant était en proie à une horrible convulsion ; sa bouche était déplacée, son regard perdu, ses membres raidis ; des cris aigus sortaient de ses lèvres serrées.

— N’effrayez pas son père, dit l’étranger avec assurance après un court examen ; c’est inutile, je réponds de lui.

— Belle et Bonne ne pleurait plus ; elle r egardait, hésitante, le charlatan transformé en sauveur, et se demandait s’il était un ange, une providence, ou un étranger audacieux auquel elle ne pouvait confier la vie de son enfant.

Le jeune homme devina ses craintes ; un triste sourire erra sur sa lèvre ; mais il profita de la stupeur de la mère pour donner des ordres, qui furent immédiatement exécutés par Clairette. La folle enfant qui ne voulait plus croire en Dieu avait encore la superstition du cœur ; cet inconnu lui était sympathique, elle avait foi en lui, et, pour lui obéir, eût résisté à Belle et Bonne elle-même. Elle appliqua des sinapismes sur les jambes de l’enfant insensible, frictionna son pauvre petit corps glacé avec le contenu d’une fiole que le charlatan tira de sa poche, pendant que lui-même introduisait entre les dents serrées du petit garçon quelques gouttes d’une potion qu’il venait de préparer.

Après dix minutes d’incertitude et d’angoisse qui parurent dix siècles à la pauvre mère, le malade parut mieux, ses muscles devinrent plus souples, ses lèvres se détendirent, son regard perdit de sa fixité ; il poussa une légère plainte.

— Il sent la douleur causée par les sinapismes, dit le charlatan, il est sauvé.

À ce mot, Belle et Bonne fondit en larmes, prit les mains du jeune homme, et dans sa reconnaissance exaltée les couvrit de baisers.

— Demandez-moi tout ce que vous voudrez, dit-elle. Ma vie elle-même vous appartient.

On recoucha l’enfant, qui bientôt s’endormit d’un sommeil calme : cependant, de grands soins étaient nécessaires encore ; le charlatan chargea Clairette d’exécuter ses ordonnances.

— Pauvre amie ! dit Belle et Bonne, toi qui pensais si bien t’amuser ce soir.

— Jamais je ne me suis sentie aussi heureuse.

— Que dira Titi  ?

— Allons donc ; il garde ton comptoir. C’est un bon garçon que Titi : aussi fou que moi, c’est vrai ; mais cœur d’or au fond, et ne marchandant pas ses services aux amis quand l’occasion se présente.

— Maintenant, dit le jeune homme, tout danger est passé ; vous pouvez faire prévenir votre mari.

La domestique descendit, mais pour remonter aussitôt.

— Impossible, dit elle, de parlera monsieur ; il y a du bruit en bas ; le commissaire de police et plusieurs autres personnes veulent visiter la maison ; ils cherchent, dit-on, quelqu’un qui s’y est caché.

— Ô mon Dieu ! s’écria Belle et Bonn e qui sent sa présence nécessaire auprès de son mari ; comment faire  ?

— Descendez, madame, dit le charlatan ; vous n’avez rien à craindre, votre amie et moi, nous ne quitterons pas votre enfant.



CHAPITRE II.

Les Deux Mères.


Il y avait grand tumulte et grand bruit dans les salles du rez-de-chaussée ; le bal était interrompu, les chants avaient cessé ; c’est en vain que quelques gardes municipaux s’efforçaient de maintenir l’ordre et d’écarter la foule qui se pressait autour du commissaire de police, d’une jeune femme élégamment vêtue, dont l’accent étranger décelait l’origine britannique, et d’une petite bonne dont les larmes et les cris désespérés excitaient la curiosité générale.

— Il est ici !… il y est !… on l’a vu entrer ! disait-elle. Monsieur le commissaire, je vous en supplie, ne sortez pas sans le trouver… Je le re connaîtrai bien, moi, allez ! je lui arracherai les yeux à ce monstre. Il faudra bien qu’il dise où il a caché mon enfant.

— Taisez-vous ! dit sévèrement le commissaire.

Et, se tournant avec déférence vers la jeune femme pâle, tremblante, dont les mains jointes et les regards suppliants faisaient pitié à voir :

— Madame, dit-il, insistez-vous pour qu’on visite l’étage supérieur ? Monsieur affirme, ajouta-t-il en désignant Titi insoucieusement appuyé sur le comptoir, que personne n’est monté là-haut.

— Et nul ne peut monter sans que je le voie ! reprit le cavalier de Clairette, que cette dernière avait fait prévenir de la guérison merveilleuse et subite de l’enfant.

— Monsieur le commissaire, dit à son tour le maître de l’établissement, il n’y a au premier que mon appartement ; toutes les pièces en sont fermées ; si vous le désirez, cependant, je vais vous y accompagner.

— Oh ! oui, s’empressa de dire l’Anglaise ; je vous en prie, ayez pitié de mes angoisses… montons.

— C’est impossible ! s’écria Titi en se levant et sortant du comptoir.

— Pourquoi cela ? demanda le mar chand de vins surpris, pendant que quelques voix murmuraient assez haut :

— C’est un complice… Ils sont d’accord.

C’est en ce moment que Belle et Bonne parut au haut de l’escalier ; Titi, en l’apercevant, courut au devant d’elle, et lui dit précipitamment à voix basse :

— On en veut à celui qui vient de sauver votre enfant ; empêchez qu’on monte là-haut.

Puis, amenant la jeune femme auprès du commissaire de police.

— Interrogez madame, dit-il ; elle vous dira comme moi que personne n’est entré chez elle de toute la soirée.

— Non, personne, balbutia Belle et Bonne tremblante sous tous les regards fixés sur elle, mais surtout sous celui de son mari. Du moins, pas un étranger.

— Qu’importe ! dit le maître de la maison avec autorité. Monsieur le commissaire, faites votre devoir.

— Merci ! merci ! murmura l’étrangère en saisissant la main du marchand de vins avec reconnaissance. Que Dieu vous bénisse et me protège !

Titi avait disparu dans l’obscurité de l’escalier ; Belle et Bonne se jeta sur la première marche, et se retournant vers ceux qui la suivaient.

— Vous ne passerez pas ! dit-elle avec énergie, je ne le veux pas !…

— Qu’est-ce à dire  ? demanda son mari en essayant vainement de soulever sa petite main blanche appuyée sur la rampe. Que faites-vous  ?

— Madame, dit le commissaire avec sévérité, je ne voudrais pas employer la force vis-à-vis de vous ; cependant….

Chacun devinait que Belle et Bonne avait un intérêt quelconque à défendre ainsi contre son mari et contre la loi l’entrée de son appartement ; et comme la jeune femme était généralement adorée, il se forma immédiatement dans la salle une opposition en sa faveur. Pendant que son mari faisait de vains efforts pour l’arracher de sa place, des défenseurs inattendus se jetèrent sur le commissaire, sur les agents, sur le marchand de vins lui-même, et, les tirant en arrière, rendirent à Belle et Bonne le temps de respirer et de reprendre des forces pour la lutte dans laquelle elle commençait à faiblir.

— Ah ! fit-elle à son mari, qui se débattait irrité entre les mains nombreuses par lesquelles il était retenu, voulez-vous donc tuer votre fils ?

— Que dis-tu ? s’écria le marchand de vins dont l’amour paternel, ainsi réveillé tout à co up, effaçait en lui pour un instant tout sentiment de colère et de doute.

— Il y a quelques instants, reprit Belle et Bonne encouragée par ce premier succès, notre bien-aimé Léon agonisait dans d’horribles convulsions… ne me punis pas d’avoir voulu t’épargner cet affreux spectacle… il vit ! il est sauvé !… mais ce bruit, ce vacarme de gens qui se précipiteront en criant dans sa chambre peut le tuer de nouveau dans l’état de faiblesse où il se trouve. Par pitié pour notre enfant… pour moi, dis-leur de ne pas aller plus loin !…

Le mystère ainsi expliqué, la foule prit plus que jamais le parti de Belle et Bonne, dont le visage inondé de larmes exalta les habitués de la guinguette.

— À la porte le commissaire ! à la porte les agents ! cria-t-on de toutes parts.

Le magistrat cherchait à se rapprocher de Belle et Bonne, qui parlait bas au milieu de ses larmes à son mari rassuré.

— Madame, lui dit-il, une visite dans le reste de votre maison est indispensable ; un homme accusé d’un grand crime s’y est réfugié, dit-on ; notre devoir est de ne rien négliger pour le prendre. Mais, soyez tranquille ; tout se fera sans bruit, et la chambre de votre enfant sera respectée. Retirez-vous auprès de lui.

Belle et Bonne respira.

— Ô madame ! s’écria l’étrangère, vous êtes mère aussi, vous comprendrez ma douleur ; l’homme que nous cherchons m’a volé ma fille !

— Grand Dieu ! murmura Belle et Bonne pâlissant ; mais non, ce n’est pas lui ! ce ne peut être lui !…

Le maître de l’établissement s’approcha de ses habitués et les pria de se retirer, afin de laisser agir la justice ; le passage fut bientôt libre. Belle et Bonne, rassurée, ne le défendait plus. Elle se retourna pour monter, tous firent un pas pour la suivre, mais la jeune femme jeta un cri en s’appuyant de nouveau, faible et défaillante cette fois, sur la rampe de l’escalier.

Le charlatan, refusant de se rendre aux prières de Titi, était venu au devant du danger qui le menaçait et dont il ne semblait guère se soucier, quoique son visage fût pâle et son sourire amer.

— Quel est cet homme ? demanda à Belle et Bonne son mari suffoqué par la surprise.

— C’est le sauveur de notre enfant ! répondit à voix basse la pauvre femme éperdue. Sauve-le à ton tour ; c’est un devoir sacré.

La petite bonne, dont le désespoir avait tant occupé la foule, franchit d’un bond l’espace qui la séparait de l’escalier.

— C’est lui ! s’écria-t-elle ; je le reconnais ! le voilà !… oh ! je savais bien qu’on voulait nous le cacher.

Puis, le poing fermé :

— Rends-nous notre enfant, coquin ! scélérat ! criait-elle. Ah ! laissez-moi donc passer que je l’étrangle.

— Vous vous trompez, sans doute, mademoiselle, essaya Belle et Bonne ; je connais monsieur depuis longtemps et je réponds de lui… toi aussi, n’est-ce pas, mon ami, ajouta-t-elle en adressant à son mari un regard chargé de prière, toi aussi, tu réponds de lui ?…

— Oui, oui, je réponds de lui… je le connais… nous le connaissons, murmura le marchand de vins qui ne comprenait rien à tout cela.

L’étranger cependant s’était rapproché de Belle et Bonne, qui, seule, le séparait du magistrat.

— Ne craignez rien, madame, lui dit-il de sa douce et triste voix ; je ne cours aucun danger ; il y a là une erreur qu’un mot sans doute va éclaircir.

— Je tremble, murmura la jeune femme ; j’ai peur pour vous.

— Une erreur ! s’écria la petite bonne avec un geste énergique. Une erreur ! coquin ! voleur d’enfant !

— Suis-je en effet accusé de quelque crime  ? demanda l’inconnu avec une dignité calme au commissaire de police. Dans ce cas, monsieur, veuillez m’expliquer de quoi il s’agit.

Le magistrat désigna la domestique qu’il retenait en même temps par le bras.

— Mademoiselle vous accuse, dit-il, de lui avoir enlevé une petite fille de trois ans.

Le charlatan pâlit.

— Mademoiselle se trompe, répondit-il.

— Certainement, ajouta Belle et Bonne qui s’agita comme si ses pieds eussent posé sur des charbons ardents, elle se trompe.

— Je me trompe ! exclama l’accusateur féminin en bondissant malgré les efforts du commissaire jusque sur la marche de l’escalier où se tenait le charlatan. Ah ! je te reconnais bien, va, avec ton regard effronté et ton air patelin ; tu m’as vendu de la drogue et tu m’as pris l’enfant.

— Ceci est insensé, Monsieur le commissaire, dit le jeune homme. Que ferais-je d’un enfant à mon âge et avec ma profession aventureuse ?

— Je ne sais ; mais vous êtes accusé, monsieur ; veuillez me suivre.

— Je suis à vos ordres.

Le jeune homme replaça encore une fois sur son beau front sa toque de velours noir, moins noir que ses yeux et son regard, le promena un instant sur ceux qui l’entouraient avec un dédain superbe. Puis, il descendit les dernières marches de l’escalier impassible et froid comme un martyr de la fatalité.

— Le laisseras-tu donc emmener ainsi ? demanda Belle et Bonne en secouant son mari, que la surprise avait rendu muet jusque là. Je te répète que sans lui nous n’aurions plus d’enfant.

L’inconnu tendit à la jeune femme une main dans laquelle celle-ci s’empressa de poser la tienne. Puisse retournant vers le commissaire de police ;

— Allons, monsieur, faites votre devoir ; marchons.

Le magistrat était ému malgré lui ; il avait assez l’habitude des hommes pour sentir que celui-ci n’était point un scélérat ; mais l’accusé lui-même l’avait dit, il fallait faire son devoir. On se dirigea donc vers le poste.

Tout à coup le jeune homme s’arrêta comme frappé d’une pensée douloureuse, et, portant à son front ses deux mains jointes.

— Ah ! s’écria-t-il, je l’oubliais, lui ! c’est impossible.

Le commissaire de police se retourna.

— Qu’avez-vous ? demanda-t-il avec douceur.

— Mon grand père ! répondit le charlatan, dont le visage perdit tout à coup de sa fierté dédaigneuse, un pauvre vieillard paralytique qui m’attend et doit s’inquiéter déjà de ce retard prolongé… oh ! je vous en prie, monsieur, mon absence doit être pour lui une inquiétude douloureuse ; expliquons-nous ici… en quelques mots… cela doit être facile… de quoi m’accuse-t-on ?… Vite, je vous en prie.

— Ne l’écoutez pas, monsieur le commissaire, s’écria la petite bonne furieuse ; le roué veut gagner du temps.

L’Anglaise, la mère de l’enfant volée, avait suivi, agitée et tremblante, tous tes détails de cette scène. Elle prit à part le magistrat.

— Cet homme n’a pas l’air méchant, lui dit-elle ; peut-être tirerait-on de lui un aveu par la douceur et les promesses, si l’on essayait de l’interroger ici ?…

Belle et Bonne s’était rapprochée instinctivement de l’autre jeune mère, partageant son intérêt, dans la sincérité de son cœur, entre la douleur navrante de celle-ci et le danger que courait l’inconnu.

— Oui, oui, pria-t-elle à son tour ; interrogez-le vite, monsieur le commissaire ; il est innocent, allez ; il saura bien vous le prouver.

Le magistrat sourit à cette prière naïve, à cet intérêt si peu déguisé, et revint auprès du charlatan.

— Expliquez-nous, dit-il à la domestique, les motifs qui vous font accuser ce jeune homme de l’enlèvement de votre enfant.

Heureuse de pouvoir enfin s’exprimer à son aise, la petite bonne répondit avec une volubilité gênante pour la clarté de son histoire.

— Je me promenais depuis une heure devant les baraques avec ma petite Anina, qui s’amusait de voir les tours de force d’un hercule et les exercices d’un chien savant, lorsque ce blanc-bec, criant sa drogue, attira mon attention.

— Il pouvait bien parbleu en attirer d’autres, murmura Titi, qui était venu de nouveau se mêler au groupe intéressé à cette scène.

— Je me rapprochai de lui, reprit la domestique, et j’écoutais ses paroles dorées lorsque Anina, abandonnant ma main se précipita vers le charlatan, qui la prit dans ses bras et l’embrassa sur les deux joues ; je courus reprendre mon enfant ; ses mains étaient remplies de bonbons que je m’empressai de de lui faire jeter.

— Ceci est-il exact ? demanda le commissaire.

— Parfaitement exact, répondit l’étranger avec amertume.

Puis, changeant de ton :

— Quoi ! reprit-il, cette charmante enfant !… ah ! je me la rappelle… on vous l’aurait prise !… je vous l’avais bien dit, pourtant !…

— Ne fais pas le niais, va… c’est toi… ce ne peut être que toi !…

Le jeune homme n’entendit pas l’insulte ; il réfléchissait.

— Une demi-heure plus tard, continua la bonne, à quelques pas de là, elle avait disparu… et lui aussi, monsieur le commissaire il avait quitté la place… et des gens l’on vu s’éloigner tenant ma petite Anina par la main.

— Monsieur, supplia l’Anglaise, vous avez un aïeul que vous aimez ; c’est en son nom que je vous supplie de me dire si vous le savez, où est mon enfant. On ne vous punira pas, on ne vous fera pas de mal. Oh ! rendez-moi mon Anina ! tous ce que j’ai est à vous.

— Pauvre femme ! murmura Belle et Bonne en pleurant.

— C’est une accusation infâme ! s’écria le charlatan à son tour avec énergie, Malheure use ! vous êtes coupable et il vous faut une victime, n’est-ce pas, pour excuser votre faute  ?

Il y eut un instant de silence et de surprise pendant lequel la jeune fille elle-même perdit de son assurance.

— Monsieur le commissaire, reprit le charlatan, je vous dois, je dois à madame la vérité sur quelques détails de cette malheureuse affaire : Oui, j’ai tenu l’enfant par la main ; oui, j’ai quitté ma place ; mais savez-vous pourquoi  ? la petite fille, profitant d’un instant où sa bonne ne songeait plus à elle, était revenue près de moi me demander d’autres bonbons ; je cherchai mademoiselle et lui dis, elle doit s’en souvenir : Prenez garde ! il est dangereux d’abandonner des enfants dans cette foule. Malheureuse ! si on vous la volait !

— C’est un mensonge ! c’est un mensonge, monsieur le commissaire !… il a pris mon Anina ! il l’a emportée pendant que je lui achetais des jouets. Oh ! si je pouvais trouver quelqu’un de ceux qui étaient là.

— J’y étais, moi, dit une douce voix derrière les autres.

C’était Clairette qui venait rassurer Belle et Bonne sur l’état de son enfant.

— Et que pouvez-vous dire ? lui demanda le commissaire.

— Je n’ai pas entendu les paroles, reprit Clairette, mais j’ai vu le charlatan reconduire la petite fille à sa bonne qui causait avec un jeune soldat. Je la reconnais bien quoiqu’elle ait changé de toilette.

— Quoi ! dit sévèrement le magistrat, on vous a prévenue, on vous a une première fois rendu votre enfant, et, de nouveau, vous l’avez abandonnée.

— Mais vous ne voyez donc pas, monsieur le commissaire, qu’ils sont tous d’accord pour m’accuser et vous tromper  ? Qui sait même si l’enfant n’est pas cachée ici ?

Cette fois, le maître de l’établissement retrouva la parole pour s’indigner.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! sanglotait la pauvre mère, qui nous éclairera ? qui dira la vérité ?… pendant ces heures, pendant cette nuit horrible, mon enfant meurt peut-être de frayeur ou de souffrance !

La domestique se répandait en imprécations furieuses, le magistrat la fit emmener.

— Il n’y a pas de temps à perdre, dit le charlatan. L’enlèvement remonte à plusieurs heures, l’enfant doit être en sûreté déjà ; il sera difficile de retrouver la piste des scélérats qui l’ont enlevée.

— Quoi ! auriez-vous des soupçons… un indice ? demanda l’Anglaise.

— Plus que cela ; du moment que l’enfant a disparu, j’ai presque une certitude. Quand je l’ai prise par la main pour la mener à sa bonne, c’est qu’un homme près de nous la considérait avec une attention qui n’était certes pas de l’intérêt ; ce fut même ce qui me décida à parler sévèrement à cette fille. Cet homme doit appartenir à la troupe de saltimbanques dont le théâtre extérieur attire tant la foule.

— Il faudrait alors, dit la pauvre mère, visiter immédiatement la voiture de ces gens, ou se mettre à leur poursuite s’ils sont partis.

— Tout cela serait inutile ; l’homme que je soupçonne est sans doute tranquille parmi eux ; ils ont dans ce cas des complices aux barrières ; si l’enfant est enlevée, elle est loin maintenant.

Un cri étouffé sortit de la poitrine de la pauvre Anglaise anéantie.

— Ne connaissez-vous donc, vous, notre sauveur, demanda Belle et Bonne en prenant les mains du jeune homme, aucun moyen de retrouver cette petite fille ?

— Il faudrait pour cela qu’on eût confiance en moi.

— Quel serait votre projet ? demanda le magistrat.

— Je m’engagerai dans leur troupe, je gagnerai leur confiance… Dieu fera le reste.

— Mais ce sera long, bien long !… mon Anina peut mourir !…

— Cela n’empêchera pas, madame, les démarches actives de monsieur le commissaire. Seulement, si vous ne réussissez pas, je vous réponds d’une chose c’est que je réussirai, moi, tôt ou tard.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! que faire  ?

— Croire en lui, madame, dit Belle et Bonne de sa voix caressante ; en lui le bon ange des mères, la providence des enfants. Ah ! il ne ment pas, je vous l’atteste, moi ; et je prends la responsabilité de sa conduite. Il a sauvé mon fils, il retrouvera votre fille.

Devant cette conviction, la pauvre mère eut besoin de croire à son tour.

— Allez donc, dit-elle ; allez. Si vous me la ramenez…

— Mais le reste de sa phrase s’éteignit dans un sanglot ; elle tendit sa main au charlatan, qui, l’ayant réunie à celle de Belle et Bonne, les baisa respectueusement.

— Merci, dit-il, oh ! merci d’avoir cru en moi. Je le jure ici devant tous, je ne rentrerai point seul à Paris.

Le commissaire de police hésitait, ce fut l’Anglaise qui se chargea de le convaincre.

Belle et Bonne se rapprocha du charlatan.

— Et votre vieux père ? lui demanda-t-elle.

Le jeune homme parut embarrassé, partagé entre l’obligation filiale et sa promesse. Il rougit et ne répondit pas.

L’Anglaise le regardait avec anxiété.

— Allez en paix, murmura Belle et Bonne à l’oreille du jeune homme ; c’est pour une bonne action. Votre absence ne peut durer, et si elle se prolongeait, les soins d’une fille ne manquerait pas au bon vieillard.



CHAPITRE III.

L’Engagement.


Une heure plus tard, les deux mères priaient, l’une en pleurs auprès d’une couchette vide, l’autre souriant à son fils endormi. Titi et Clairette, satisfaits de tous et d’eux-mêmes, étaient allés passer le reste de la nuit dans un autre bal. Le commissaire de police, après avoir donné des ordres pour épier les démarches du charlatan jusqu’au lendemain, en préparait d’autres pour des recherches actives. Quant à l’inconnu, après une demi-heure d’absence, il s’était dirigé vers une espèce d’auberge noire et mal tenue, et fumait une grosse pipe en buvant du gros vin devant une mauvaise table crasseuse, qu’entouraient vingt autres de ses pareilles, dans une salle basse, éclairée à l’huile de quelques mauvaises lampes, et dont le bruit et l’odeur portaient au cerveau plus que le liquide qu’on y buvait. Son costume de velours noir était remplacé par un autre, en tout semblable, mais usé, jauni par un fréquent usage ; sa tête nue laissait voir ses cheveux en désordre, son visage pâle et souffrant semblait pâlir encore chaque fois qu’un nuage de fumée s’échappait de ses lèvres décolorées.

Sa première bouteille vide, il en demanda une seconde, puis une troisième ; à la fin de celle-ci, sa pipe tomba de sa bouche, et sa tête s’affaissa entre ses mains sur la table.

— Il ne va pas mal, le petit, pour un novice, dit une femme en haillons à un compagnon de débauche avec qui elle occupait une table voisine.

— Tais-toi donc, répondit celui-ci, dont le visage aviné indiquait l’habitude de l’ivresse. Il dort a la troisième… c’est honteux.

— T’aurais peut-être fait pire à son âge, vantard ! tu vois pas que c’est un enfant, donc. Moi, je soutiens que c’est beau pour un adolescent : trois bouteilles d’un pareil vinaigre, faut qu’il ait le gosier joliment disposé à la chose.

— Et toi, ma princesse, n’as-tu pas les yeux joliment disposés à le regarder, le bel Adonis.

— Tiens, pourquoi donc que je m’en gênerais ?

— Parce que… ça ne me va pas, donc, tes agaceries à ce bambin, qui téterait encore sa mère. Il a eu bon nez de n’y pas répondre, le moutard ; je lui crachais du vitriol au visage, foi de Beauregard.

— Te prend-il pas la fantaisie d’être jaloux de tout ce qu’est beau, parce que t’as l’œil louche, le crâne chauve et la figure couverte de champignons ? Bois donc, mon vieux ; c’est bien plus sage ; la bouteille, ça ne fait d’infidélités ni aux hommes ni aux femmes.

— À moins que les uns et les autres n’aient pas le sou, fâché de te démentir, ma princesse. Il n’y a rien en ce monde de sûr ni de fidèle.

Après cette réflexion, plus digne d’un misanthrope que d’un ivrogne, celui-ci se tourna vers le jeune homme, couché sur sa table comme il y était tombé.

— Dis donc, ma princesse, il dort toujours, l’ Adonis… Et t’as bonne opinion de ça, une femme comme toi !… tu devrais le mépriser.

— Avec le temps, ça se fera ; il y a commencement à tout.

— Écoute bien ce que je vais te prédire, dit l’ivrogne d’un ton doctoral en étendant le bras vers l’adolescent avec une majesté d’homme ivre : cet enfant-là ne fera jamais un homme.

Et il vida en roi son verre, qu’il tendit de nouveau à sa princesse sans le reposer sur la table.

— Du vin ! hurla celle-ci avec tant de force que le jeune homme endormi releva lentement sa jolie tête pâle et souffrante.

De nouveaux venus s’étaient emparés de la table inoccupée de l’autre côté de l’étranger.

— Tiens, fit l’un d’eux en s’approchant de lui, nous v’là en pays de connaissance. Salut, voisin.

— Salut, Hercule, répondit le charlatan en étendant les bras. Es-tu content de la journée ?

— Pas mal, pas mal. L’état est bon ; n’y fait pas concurrence qui veut. Mais les amis ne sont pas moins contents que moi ; la soirée a été chaude, et, ma foi, avant de se reposer, on vient boire à la santé du jour qui va venir. Mais tu m’as l’air triste, toi, l’ami… Qu’est-ce donc qui te chagrine ? N’as-tu pas vendu tes drogues ?

— L’état est perdu, répondit le charlatan. Et puis, la profession n’est pas amusante, et j’ai du chagrin.

— Faut le noyer.

Le jeune homme montra ses trois bouteilles vides.

— Chagrin d’amour ? interrogea ironiquement l’homme aux formes colossales qui faisait l’Hercule sur la place. Toi qui guéris les autres, tu ne connais donc pas de remède à ton mal ? Faut faire des amis. Allons, tu m’intéresses ; viens avec nous ; tu n’as pas gagné grand’chose aujourd’hui, eh bien ! je paierai ton écot.

Le jeune homme allait plus vite en besogne qu’il n’avait osé l’espérer. Ayant remarqué la veille que les saltimbanques avaient passé la nuit dans cette auberge, il était venu les y attendre après s’être revêtu d’un vieux costume, pour ne pas attirer l’attention parmi tous ces haillons. Mais encore, pour rester là sans se faire remarquer, il devait agir comme les autres ; c’est pourquoi il avait demandé successivement trois bouteilles, qu’il vidait adroitement sous la table lorsque personne ne tournait les yeux de son côté. Le pavé de la salle, noir et gluant, rendait la chose d’autant plus facile, que les lumières y étaient rares et faibles. Quant à la pipe, il en avait essayé aussi pour la première fois ; mais elle l’avait rendu affreusement malade. De là cette pâleur et cette souffrance qu’il avait voulu cacher dans un sommeil simulé.

— Tu vois bien, dit la femme de l’ivrogne en lui montrant les saltimbanques, que le petit a de bons amis qui le mèneront loin.

— Et moi, je te dis qu’ils ne le mèneront nulle part. C’est une mauvaise nature ; ça n’a pas de cœur, pas de force ; c’est bon à mettre en parade sur un bahut.

Les saltimbanques n’étaient pas sans doute du même avis que l’ivrogne sur l’avenir du charlatan, car depuis une heure Hercule, qui paraissait être le chef de la troupe, employait toute la finesse possible à sa rude nature pour engager le jeune homme à faire partie de son théâtre.

— Quel bel effet ça fera dans la parade un garçon comme toi, dit-H en se frottant les mains quand il crut être parvenu à ses fins. Dès demain, je te fais cadeau d’un justaucorps couvert de paillettes d’or ; je veux que tu éblouisses autant que le soleil, et je me damne si toutes les filles de la capitale ne te suivent dans la salle quand elles t’auront vu sur les tréteaux.

On demanda du papier, une écritoire ; un engagement d’une année fut pris et signé par le charlatan, qui, n’ayant point bu encore, parvenait à tenir tête à ses nouveaux camarades.

La chose était à peine terminée qu’un homme entra et vint se joindre à la bande, dont sans doute il faisait partie ; le jeune homme eut un imperceptible tressaillement ; il le dissimula en portant un toast bachique à la santé du nouveau venu, qui, de son côté, le considérait attentivement.

— Je te présente le renard, camarade, dit Hercule ; un rusé coquin, sur ma foi ; l’honneur et le trésor de la famille. Il fera ton éducation.

— Merci, dit le charlatan avec insouciance.

Le renard grogna tout bas et prit à l’écart le chef ambulant. Le charlatan ne saisit que leurs dernières paroles.

— Bah ! disait Hercule, qui se sentait une prédilection marquée pour le bel adolescent pâle et faible ; c’est qu’il voulait enjôler la petite bonne.

Et il haussa les épaules.

— Soyons toujours prudents, ça ne coûte rien.

— Un charlatan qui aurait des scrupules de ce genre ; allons donc. Ça peut se voir, mais ça m’étonnerait furieusement.

Hercule eut alors un éclat de rire qui retentit au delà de la salle ; et, frappant sur l’épaule du jeune homme :

— Çà, tu es des nôtres, l’ami, lui dit-il ; et c’est moi qui te prends sous ma protection. Tu m’intéresses… je veux te servir de père.

La fête de Montmartre finie, les saltimbanques plièrent bagage et partirent ; la longue voiture rentra dans Paris pour prendre sa direction, et fut minutieusement visitée à la barrière. Les femmes s’y étaient renfermées avec quelques camarades ; les autres suivaient. De ce nombre étaient le colosse, le renard et le charlatan, suspendu au bras d’Hercule comme un enfant.

Au moment où tous les trois traversaient le boulevard extérieur, un faible gémissement se fit entendre à quelques pas derrière eux ; ils se retournèrent. Une jeune femme, forte et gracieuse, en soutenait une autre, pâle, amaigrie, méconnaissable ; c’était Belle et Bonne avec la malheureuse Anglaise dont le découragement touchait au désespoir.

Depuis les huit jours écoulés après l’enlèvement de sa fille, elle n’avait rien découvert ; le charlatan n’avait reparu ni à la police, ni à la Chaumière. Si Belle et Bonne, qui la voyait chaque jour, n’eût été là pour soutenir son courage et sa confiance dans l’aventurier, elle l’eût fait de nouveau arrêter et interroger, tant son impatience était grande, tant le doute reprenait d’empire sur son esprit.

Elle avait vu les préparatifs de départ de la troupe : elle s’était placée sur son passage ; et, à la vue du jeune homme, une plainte imprudente lui était échappée, mais, lui, n’eut pour la pauvre mère ni un sourire d’espoir, ni un regard de sympathie.

Hercule et le renard s’étaient retournés en même temps que lui.

— Cré Dieu ! la jolie petite femme, dit le nouveau saltimbanque à son camarade, en désignant Belle et Bonne.

Et il passa.

— Cœur de pierre ! grommela Hercule, tu remarques le minois de celle-ci sans voir seulement les larmes de l’autre. Les enfants d’aujourd’hui, ça n’a plus d’âme. À ton âge, je n’aurais songé, moi, qu’à consoler la pleurnicheuse, qui ne serait, ma foi, pas à dédaigner non plus.

Hercule avait décidément un faible pour la pâleur et la souffrance.

— Ô mon Dieu ! mon Dieu ! disait la pauvre femme, que Belle et Bonne faisait asseoir sur un banc de pierre. Pas un mot ! pas un regard qui me rende l’espérance avec son départ !… S’il était leur complice !

— Il ne l’est pas, madame ; reprenez courage, je vous en supplie ; il ramènera votre enfant. Des adieux eussent inspiré des soupçons ; il n’a même pas revu son vieux père qu’il adore. Ce sacrifice seul ne doit-il pas nous donner toute confiance.

C’était facile à dire pour Belle et Bonne ; mais l’angoisse tuait la pauvre mère.



CHAPITRE IV.

Trop tard.


Le mont des Martyrs s’était couvert de neige ; depuis longtemps on ne montait plus aux buttes ; le silence régnait dans les sentiers, devenus impraticables. C’est à peine si l’on pouvait gravir la grande voie, aujourd’hui beaucoup plus facile ; les chevaux n’y arrivaient pas. Le temps était sombre et la montagne déserte. Une femme, cependant, montait d’un pas rapide, enveloppée dans une pelisse dont le capuchon rabattu protégeait à peine son visage contre la bise glaciale qui soufflait et la neige qui tombait toujours.

Deux choses seulement pouvaient faire marcher ainsi par un temps si affreux : un acte de dévouement ou un rendez-vou s d’amour.

La jeune femme, cependant, ralentit sa marche en approchant d’une jolie maisonnette blanche aux volets verts, nid caché sous la neige à cette heure, comme il l’était en été sous les fleurs. Elle s’arrêta même un instant sur les degrés de l’entrée principale, et toucha avec précaution le cordon de la sonnette, comme si elle eût craint de faire connaître son arrivée. On ouvrit. Un silence de tombe régnait à l’intérieur.

— Eh bien ! demanda la visiteuse à voix basse.

— Mal, toujours mal, répondit-on ; mais entrez vite ; peut-être parviendrez-vous à la faire sortir de son évanouissement.

— Mon Dieu ! je lui apporte cependant de bonnes nouvelles. Est-ce qu’elle ne pourra pas m’entendre  ?

On la fit passer dans une pièce fermée où le jour sombre arrivait avec peine ; elle souleva d’une main tremblante le rideau de l’alcôve, qui retomba aussitôt.

Une femme, jeune encore, mais dont le visage décoloré avait perdu toute expression de vie, respirait péniblement, quoique son regard, éteint dans l’orbite profond, eût la terne fixité du cadavre. Quelques secousses convulsives agitaient sa lèvre desséchée, et sa main crispée sur la couverture, le corps, raidi et déjà froid, n’avait plus de mouvement.

Une autre femme, assise au pied du lit, pleurait en silence ; elle aperçut la nouvelle venue et vint à elle.

— Dans une heure, dit-elle en laissant échapper un sanglot, tout sera fini.

— Et moi qui caressais, en venant ici, l’espoir de la sauver.

— Depuis longtemps déjà, moi, je n’espère plus rien.

— II y a quelques jours, cependant, le retour de sa fille eût peut-être encore opéré le miracle ?

— Sa fille est à jamais perdue ; elle le savait bien, puisqu’elle en meurt.

— Eh ! non, s’écria la visiteuse, oubliant toute prudence dans son désespoir. Non, elle ne l’est pas ! Et c’est bien là ce qui est fatal, désespérant. Elle va venir, mon Dieu !… elle arrivera trop tard !

Une plainte, un râle sorti de l’alcôve fit tressaillir les deux femmes, qui se rapprochèrent de la mourante.

Aucun mouvement, aucune contraction du visage ne révélait qu’elle eût entendu ; toutes les deux respirèrent et se tinrent un instant debout, en silence, près du lit, épiant un regard, deman dant à Dieu une heure de raison et de connaissance, une heure de joie pour la pauvre mère qui s’en allait à lui.

Mais le regard ne s’éclairait pas. Mais le râle devenait à chaque instant plus précipité et plus distinct ; on ne pouvait s’y tromper, c’était l’agonie.

Belle et Bonne, fidèle à sa promesse, n’avait pas renoncé à son œuvre de dévouement : depuis six mois, elle s’était faite la fille du vieillard paralysé, père du charlatan. Depuis six mois encore, elle encourageait et consolait la pauvre mère, qui s’était enfin lassée d’espérer.

C’est que Belle et Bonne, avec la foi d’un cœur généreux, attendait toujours le charlatan. Quand reviendrait-il ? Elle l’ignorait ; mais il reviendrait ; elle n’en eut jamais une heure de doute. En vain la pauvre étrangère, en vain son mari lui-même traitaient-ils d’insensées et de folles ses espérances, elle croyait ! et quelqu’un croyait avec elle : c’était le père du jeune homme, qui l’aimait comme les enfants aiment ceux qui les gâtent, et lui répétait chaque jour : Il reviendra demain ; j’ai rêvé de lui.

Mais la mère, désespérée, ne pouvait plus attendre ; sa santé, naturellement faible, avait été ébranlée déjà par la perte d’un mari qu’elle adorait ; elle était venue demander au ciel de la France la vi e qui lui manquait à Londres, chercher à Paris les distractions dont son âme attristée avait tant besoin.

L’enlèvement de sa fille devait la tuer ; sans l’affection intelligente de Belle et Bonne, la malheureuse femme n’eût pas vécu quinze jours. Le dévouement de son amie avait seul prolongé son martyre.

Pendant les derniers jours de sa vie, la mère d’Anina s’était persuadée que sa fille était morte, et souriait doucement à la pensée d’aller la rejoindre. Ce désir secret la faisait marcher à grands pas vers la tombe. Belle et Bonne, ainsi que la femme de chambre anglaise restée à son service, n’osaient même plus troubler cette espérance d’outre-tombe par une espérance de ce monde. Cependant, la veille, la malade souriait et parlait encore ; sa raison était saine ; sa voix, quoique affaiblie, n’annonçait pas une mort aussi prochaine. C’est pourquoi, lorsque Belle et Bonne reçut une lettre qui lui annonçait le retour de l’enfant, elle espéra sauver la mère.

Après quelques prières, les deux femmes, voyant la mourante tranquille, sortirent de l’alcôve.

— Que faire ? demanda Belle et Bonne désespérée.

— Essayez de lui parler… Peut-être votre voix, le nom de sa fille, l’espoir de la revoir surtout, feront-ils, dans son état, une révolution heureuse. Essayez… je vais prier Dieu.

Elle s’agenouilla pendant que la jeune femme prenait entre ses mains les doigts glacés de la malade.

— Mon amie, demanda-t-elle, m’entendez-vous ? Le râle ne perdit rien de sa régularité.

— J’ai de bonnes nouvelles à vous apprendre. La mourante était insensible ; Belle et Bonne tenta

un moyen violent.

— Anina, dit-elle à l’oreille de l’agonisante ; votre Anina chérie va vous être rendue.

On entendit un sourd gémissement dont la fin se perdit dans les derniers soupirs de l’agonie.

— Elle a compris, dit la fille de chambre en se relevant.

— Voulez-vous revoir Anina ? demanda encore Belle et Bonne en caressant le front de la mourante, qui, par un effort surhumain, se leva droite sur son séant et répéta avec égarement :

— Voir Anina !

Celui qui a vu le regard de la mort ne l’oublie jamais ; Belle et Bonne le rencontrait pour la première fois ; elle en eut peur et fit un pas en arrière. Mais la malade saisit sa main et la serra entre ses doigts raidis. La femme de chambre avait cessé sa prière et passé son bras derrière la taille de sa maîtresse pour la soutenir, se demandant si c ette crise était sa fin ou sa résurrection. Elle ne douta pas longtemps.

Les yeux toujours fixés sur Belle et Bonne épouvantée, la figure contractée par l’effort qui la rendait un instant aux choses de la terre, la poitrine gonflée par le râle qui ne cessait point, la malheureuse mère laissa échapper en sifflements aigus, plutôt qu’en plainte, les mots suivants :

— Vous… mentez encore.

Belle et Bonne éclata en sanglots et en pleurs.

— Non, madame ; non, elle ne ment pas… Anina est de retour… Bientôt vous pourrez la voir… Celui qui a promis de la retrouver vous la ramène.

La mourante eut un éclair de vie et de sensibilité.

— Ma fille ! dit-elle en tendant les bras. Donnez-moi ma fille.

— Du courage, mon amie, reprit Belle et Bonne. Elle n’est pas là encore, mais elle n ; ; peut tarder.

Et, tirant de son sein une lettre décachetée :

— Voilà l’heureuse nouvelle. Voulez-vous que je lise tout haut ces quelques lignes ?

Sans attendre la réponse, elle prononça d’une voix tremblante, mais lentement, pour se faire bien comprendre :

« Courez, noble cœur, consoler celle que le malheur a faite votre amie ; Dieu a bén i mes efforts j’ai retrouvé l’enfant ; dans quelques jours, je serai auprès de vous avec elle. »

Il y eut un silence. La malade entr’ouvrit les lèvres sans qu’un seul mot pût en sortir. Mais son regard s’attacha de nouveau sur Belle et Bonne pendant que son doigt montrait la lettre. La jeune femme crut comprendre.

— Reposez-vous en paix sur moi, dit-elle. Vous vivrez ; le bonheur vous rendra à notre affection. Mais si elle venait à vous perdre, soyez tranquille, la pauvre enfant ne sera pas seule au monde.

— Sa famille est à Londres, dit la femme de chambre.

— Je l’y accompagnerai moi-même. Mais, n’eût-elle plus de parents, elle serait ma fille, je vous le jure. Allons, ajouta-t-elle en s’efforçant de sourire, du courage… Espérons… Pour revoir votre fille, ayez au moins la volonté de vivre.

Mais l’agonie ne fait point de grâce ; la mort ne lâche point sa proie ; la fatalité n’a pas d’entrailles.

La mourante voulut répondre à l’appel du dévouement ; l’amour maternel évoqué tenta le miracle qu’on lui demandait ; tout fut inutile.

— Trop tard ! murmura-t-elle comme si elle eût adressé un reproche à la Providence ou un acte de foi à la fatalité.

Puis sa tête retomba lourdement sur l’oreiller ; une sueur froide couvrit son front de ses perles liquides et nacrées, ce dernier vestige de vie que l’âme, en s’échappant, semble jeter comme parure à la mort.

On n’entendit plus rien, pas même le dernier soupir qui terminait les souffrances de la mère et faisait l’enfant orpheline.



CHAPITRE V.

Anina.


La nuit était venue, une nuit froide et pluvieuse dont le brouillard épais ne permettait point de voir à cinq pas en face de soi. La petite ville de Châlons, si animée, si bruyante pendant le jour, était silencieuse ; quelques rares lumières paraissaient aux fenêtres de ceux que le travail ou le plaisir tenait éveillés ; mais, pour la plupart des habitants, c’était l’heure du sommeil et du repos : il était minuit.

Le cercle et les cafés eux-mêmes se fermaient ; un seul cabaret, situé sur le quai, à peu de distance de l’endroit où débarquaient alors les nombreux bateaux à vapeur dont cette ville commerçante était la destination, laissait voir, perçant ses vitres mouillées et le brouillard, l’éclairage douteux de l’intérieur.

Quelques hommes attablés, fumant et buvant, ne songeaient pas à sortir, lorsqu’un garçon s’approcha d’eux poliment.

— Messieurs, dit-il, l’heure de fermer l’établissement est passée ; vous plairait-il de vous retirer ?

— Parbleu ! si c’est la consigne, nous ne demandons pas mieux, mon garçon. Mais il fait froid ; nous ne sommes pas chez nous ; sers-nous d’abord un punch ; on dit que c’est là un remède infaillible contre les rhumes et les fluxions de poitrine. Qu’en dis-tu, mon fils ?

— Je dis que le père est la sagesse même, répondit un jeune homme qui n’était autre que le charlatan de Montmartre. Hercule a toujours raison.

— Tu dis vrai, mon gars. Si elle échappe parfois à sa langue, ses poings sont là pour la lui rendre.

Le maître de l’établissement, ne voulant pas sans cloute perdre l’occasion d’une vente, fit servir, malgré l’heure avancée, le punch demandé.

— Ce que j’en fais, reprit Hercule, c’est pour toi, mon garçon ; tu n’es pas fort, et je tiens à tes os, comme s’ils étaient de moi, depuis que je t’ai adopté.

— C’est tendre, fit ironiquement le Renard.

— Et touchant, ajouta un autre en s’essuyant les yeux du revers de sa manche.

— Laisse-les dire, mon enfant, et rends-moi franchement un peu de l’amitié que j’ai pour toi. Tu seras mon fils, mon héritier, mon successeur ; je l’ai mis dans ma tête, et ça n’en sortira pas. Je veux te marier.

— Me marier ! s’écria le jeune homme surpris.

— Eh ! pas encore. Ta femme pousse ; il faut lui laisser le temps de venir ; tu la formeras à la manière ; tu l’élèveras pour toi. Je te nomme dès aujourd’hui son professeur.

— Le punch délie la langue, compère, fit observer judicieusement le Renard ; prends garde à ce que tu dis ; ça n’a pas de sens.

— Qui ose me contredire, ici ? cria Hercule en donnant au mur un coup de poing qui sembla ébranler la salle. Je vous dis, moi, que j’ai envoyé chercher ma fille en nourrice, qu’elle sera ici demain, et que je prétends faire tout de suite la fête des fiançailles.

— Quel âge a-t-elle donc ? demanda le jeune homme.

— Quatre ans bientôt ; il est temps qu’elle apprenne le métier ; tu seras son maître, morbleu ! j’entends que ce soit ainsi, et qu’elle t’obéisse, la péronnelle. Tu la formeras à ton goût, et je serai grand-père. Sois tranquille, je me charge de tes enfants ; tu n’auras pas à t’inquiéter de leur avenir.

Le Renard grogna ; c’était son habitude quand il était mécontent.

— Est-elle jolie, ta fille ? demanda le charlatan.

— Cré Dieu ! comme les anges du paradis. Est-ce que je te la donnerais, sans ça ? Des yeux aussi bleus que les tiens sont noirs ; des cheveux blonds aux reflets d’or qui te rendraient fou si elle avait quinze ans ; une petite bouche rose comme une cerise demi-mûre. Quel cadeau je te fais là, mon gars ! Si tu étais ingrat, tu mériterais la corde.

Le Renard examinait la figure du jeune homme, mais celui-ci fumait toujours avec la même insouciance.

— Dis donc, père, fit-il en posant tranquillement sa pipe, faudra attendre longtemps après ce cadeau-là.

— Oui-dà ; voyez-vous le coquin qui voudrait épouser tout de suite ma Cécilie. Elle vaut bien la peine qu’on l’attende ; c’est un morceau de roi. Et puis, ça fait que t’auras le temps, toi qui es savant comme un sorcier, de faire son éducation.

— Sois tranquille, Hercule, si la terre est fertile, j’y sèmerai de bon grain.

Le punch achevé, on se dirigea vers le faubourg où la troupe ambulante devait retrouver sa maison à roues.

Hercule, qui avait pris comme toujours le bras du charlatan, ne tarissait pas sur les éloges de sa Cécilie.

— À vous deux, disait-il, vous ferez la fortune de la troupe, et vous serez l’espoir de ma vieillesse.

Le jeune homme se prêtait à ces châteaux en Espagne.

On était en vue de la voiture, lorsque Hercule s’arrêta tout-à-coup et fit faire silence : des cris d’enfant, entrecoupés de prières, sortaient de la maison roulante pour se perdre dans l’épaisseur de la nuit.

— J’ai peur ! j’ai peur ! je ne veux pas rester ici ! il fait noir… je veux m’en aller.

Et les pleurs et les cris recommençaient.

— Te tairas-tu, maudite ? répondait une dure voix de femme. Si tu cries encore, je t’arrache les dents.

Effrayée sans doute, l’enfant se tut.

— Elle est arrivée, dit Hercule en se frottant les mains. Bravo ! nous allons faire la noce.

Sans se soucier autrement de la scène qu’on venait d’entendre, il entraîna le jeune homme dans la voiture, où les autres les suivirent.

L’enfant, à leur vue, jeta de nouveaux cris de terreur, et se réfugia derrière les jupons de la femme qui la menaçait un instant plus tôt.

— Viens donc là, petite sauvage, dit celle-ci, en la tirant par le bras ; viens donc dire bonsoir à papa.

Hercule l’enleva dans ses iras vigoureux, mais l’enfant cria, hurla et se débattit tant et si bien qu’elle parvint à s’échapper encore.

— C’est la voix du sang qui parle en elle, ricana le Renard.

— Bah ! ça se fera, dit Hercule, c’est peureux ; il lui faut le temps de s’apprivoiser. Elle n’a jamais bu que du lait, la brebis ; quelques verres de grog feront l’affaire ; ça forme on ne peut mieux les enfants, les filles surtout. Allons, la ménagère, prépare le grog.

— C’est bien la peine, grommela celle-ci, de se déranger pour une pareille gamine. On la fouette, donc, et tout est dit,

— Elle a le temps de l’être fouettée, si elle reste entre tes griffes. Un premier jour, je ne veux pas de ça. Allons vite, du grog ; il faut qu’elle aime son papa.

Il voulut la reprendre et la caresser, mais l’enfant résista.

— Vous ! mon papa, dit-elle. Moi, vous aimer !… jamais. Vous me faites peur.

— Sais-tu, mon fils, qu’elle aura une tête, ta femme, dit Hercule au charlatan, qui aidait la ménagère à préparer le grog.

— Tant mieux ! dit-il, j’aime ça.

— Tout ira bien alors. Ma fille, fais ta tête, commande, défends, approuve ; ton mari le permet. Tu seras reine ; t’en vaux, ma foi, bien la peine, après tout. Vive donc notre petite reine ! À sa santé camarades.

Et comme le punch, le grog remplissait les verres.

— À toi celui-ci, petite, dit Hercule, en présentant un verre à l’enfant, qui se recula.

— Je n’en veux pas… va-t’en ! Je ne veux rien prendre ici. Si l’on ne m’emmène pas de là, je me laisserai mourir de faim.

Tous se prirent à rire, et le charlatan s’approcha de la petite fille.

— Elle est résolue, la gamine, dit le Renard. Ça tient du père ; qu’en penses-tu, Hercule ?

— Je pense absolument comme toi, répondit celui-ci.

Pendant cela, le jeune homme disait à l’enfant, en lui présentant le verre :

— Ne crains pas de boire, chère petite ; c’est bon, bien bon, je t’assure ; et cela te fera du bien.

La petite Cécilie le regardait presque rassurée.

Elle trouva la liqueur de son goût sans doute, car presque aussitôt, elle vida son verre et le rendit en souriant au charlatan.

Une demi-heure après, elle s’endormait sur la planche de la voiture qui devait désormais lui servir de lit. Grâce au grog qui l’avait étourdie, elle ne savait plus ce qui se passait autour d’elle.

Le lendemain matin, le charlatan adressait à Belle et Bonne les quelques lignes qui n’avaient pu sauver la mère d’Anina ; mais le défiant Renard le soupçonnait toujours de quelque intention secrète, et ne le quittait plus ; il n’avait donc avec l’enfant, dont toutes les préférences étaient pour lui, à la grande satisfaction d’Hercule, que des rapports insignifiants, des conversations inutiles.

Cependant la troupe ambulante, qui se disposait à quitter Châlons pour une autre ville de province, voulut, comme toujours, fêter son départ par une orgie ; la petite Cécilie fut de la fête. Rassurée par la présence de celui qu’elle appelait bon ami, et les cajoleries un peu rudes de son papa Hercule, elle était ce soir-là d’autant plus gaie, que la liqueur, à laquelle la pauvre enfant s’habituait on ne peut mieux, faisait tourner sa petite tête, au grand plaisir de la troupe entière.

Tout se termina par un sommeil général et profond, que décelait le concert, plus bruyant qu’harmonieux, de toutes ces respirations d’hommes ivres.

Le lendemain, quand la ménagère, impatientée de la paresse prolongée de ses hommes, vint leur rappeler que la matinée allait finir, il manquait deux personnes à l’appel : le charlatan et la petite fille.

— Je savais bien, moi, dit le Renard à Hercule, que le coquin se sauverait un jour en te montrant la lune. Tu n’as pas voulu me croire.

Mais le colosse stupéfait ne répondait pas ; le jeune homme était la première créature qu’il eût aimée. Ce qu’il appelait son ingratitude était pour lui, comme il le disait dans son grossier langage, un rude crève-cœur.

Tout à coup cependant, sa nature violente reprit le dessus ; il bondit dans l’espace étroit de sa voiture, comme un tigre dans une cage qu’il ne peut franchir.

— Vipère ! s’écria-t-il, je te retrouverai, et, par ma barbe ! je t’écraserai sans pitié comme un vil coquin. On ne se joue pas ainsi d’Hercule, je te le ferai voir bientôt.



CHAPITRE VI

À Paris.


Depuis quelques jours, la maison de Belle et Bonne est triste comme son cœur ; la mère d’Anina est morte, en dépit de son désir de la sauver, malgré les soins et les consolations dont elle l’a entourée ; le vieillard paralytique, l’aïeul du charlatan, sans être gravement malade, s’affaiblit de jour en jour, et son fils, dont la lettre avait donné tant d’espoir à la jeune femme, ne revient pas.

Un soir de bal, Belle et Bonne est assise à sa place accoutumée ; mais elle sourit à peine aux habitués de sa maison, qui s’étonnent de la voir soucieuse. De temps en temps, elle quitte le comptoir, monte rapidement l’escalier, s’arrête un instant au premier étage, et redescend assez vite pour que son absence ne soit pas remarquée.

C’est la quatrième fois, depuis le commencement de la soirée, qu’elle abandonne son poste de maîtresse de maison ; elle revient s’asseoir plus triste, plus distraite ; quelques larmes brillent dans ses yeux si bleus et si rieurs.

Trois personnes l’attendent au comptoir ; les deux premières passent pour rejoindre les danseurs ; la troisième reste immobile et silencieuse. Belle et Bonne lève la tête, et jette un cri de joie.

— Enfin, vous voilà !… Ah ! pourquoi n’êtes-vous pas venu plus tôt  ?

— Mon grand-père ? interroge le jeune homme inquiet.

Voyant que Belle et Bonne ne répondait pas :

— Il n’est plus ! dit-il ; je ne devais plus le revoir.

— Rassurez-vous. Il est bien malade, mais nous le guérirons, puisque vous voilà de retour. Venez, venez vite l’embrasser. Et Anina  ? demanda la jeune femme, non sans un serrement de cœur, qu’elle déroba au charlatan, pour ne point troubler les premiers instants de sa joie filiale.

— Anina est près d’ici, à l’hôtel ; la fatigue d’un long voyage l’ayant endormie, je n’ai p as voulu troubler son sommeil. Que j’embrasse mon père seulement, et nous mènerons sa mère auprès d’elle.

Belle et Bonne conduisit le jeune homme dans une pièce parfaitement tenue, où, sur un excellent lit, reposait le vieillard malade. D’un coup d’œil, le charlatan devina les soins dont son aïeul était l’objet dans cette maison, la maison du bon Dieu, ou plutôt d’un bon ange. Il ne dit pas un mot, mais ses mains se joignirent, et un long regard de reconnaissance remercia Belle et Bonne, qui s’enfuit, autant pour laisser seuls le père et le fils, que pour retourner au comptoir, dont le mouvement continuel réclamait sa présence.

Le vieillard eut une heure de joie indicible ; mais cette joie, il l’attendait ; il l’avait demandée à Dieu avec tant de sérénité et de confiance !

Le charlatan ne se trompa point sur l’état désespéré où il trouvait son aïeul ; mais cette mort, qui venait lentement, était si tranquille et si calme, elle allait devenir si douce dans les bras d’un fils bien-aimé, que le vieillard semblait lui sourire, et se laissait aller aux premiers engourdissements de la vie avec cette nonchalance d’une personne fatiguée qui s’abandonne à l’assoupissement jusqu’à ce que l’heure du repos ait sonné.

— Ah ! je suis tranquille, mon enfant, dit-il quand sa première émotion fut calmée, je ne te laisserai pas seul au monde.

Le jeune homme leva sur lui ses grands yeux noirs, qui interrogeaient en silence.

— Tu as des amis maintenant, des amis dévoués ; Dieu a récompensé ton dévouement filial. Oh ! cette femme, cette femme, qui m’appelle son père pour que j’oublie mieux ce que je lui dois, c’est un ange de paix, de miséricorde et de dévouement. Sous la légèreté apparente de son sourire, il y a des trésors d’amour et de vertu. Aime-la bien, mon fils, pour les soins qu’elle a donnés à ton pauvre vieux père ; rends lui en affection ce que j’ai reçu d’elle en dévouement.

Le jeune homme soupira.

— Qu’as-tu donc ? demanda le vieillard.

— Je la quitterai bientôt, mon père. Hélas ! je ne le reverrai peut-être jamais.

Ce fut alors au malade d’interroger ; le front du charlatan s’était couvert de rougeur.

— Je l’aime ! dit-il ; c’est son estime qui m’a rendu capable du plus grand sacrifice, celui de vous quitter… c’est son souvenir qui m’a donné le courage de vivre au milieu d’hommes qui répugnaient à ma nature, pour retrouver l’enfant que, grâce à elle, je n’étais plus accusé d’avoir enlevée. Je l’aime depuis l’heure où je l’ai aperçue, simple et gracieuse, à ce comptoir de guinguette ; je l’aime davantage depuis qu’elle a mis sa main dans ma main pour me défendre contre une accusation infâme, et me donner la première preuve d’estime que j’eusse reçue de ma vie. N’est-ce pas, mon père, qu’il faut que je m’éloigne, que je dois m’effacer de son souvenir  ?


Le charlatan cachait son visage et ses larmes dans la couverture, que soulevait la respiration fatiguée du malade. Celui-ci hocha la tête et sourit.

— Relève-toi, mon fils. L’amour n’est un danger que pour les âmes faibles ; il sera une sauvegarde pour la tienne. Abandonne-toi au penchant qui te fait adorer cet ange ; on peut aimer les saintes sans les outrager. Seul au monde, tu aurais peut-être des heures de découragement et de faiblesse ; sous le regard de Belle et Bonne, tu feras toujours le bien. Elle est femme, elle est mère ; elle ressent pour toi cette sympathie qui pousse l’une vers l’autre deux nobles âmes. Aime-la donc comme une sœur aimée. Ton amour combattu, mais exalté par la solitude, serait un jour de la passion ; dirigé par la main qui l’inspire et qui en est digne, il deviendra avec le temps une sainte et durable amitié, sentiment tendre qui ne s’affaiblit point comme l’amour, parce qu’il est exempt d’égoïsme.

— Vous avez raison, mon père, dit le jeune homme en relevant sa tête, à la fois si douce et si fière ; je puis l’aimer ainsi, c’est ainsi que je l’aimerai ; elle sera ma sœur et mon bon ange, mon étoile et ma vertu.

— Elle sera votre amie, dit une douce voix derrière le charlatan, qui se retourna et saisit avec joie la main que lui tendait Belle et Bonne. C’est plus simple, plus sage et plus certain.

Le bal terminé, toute la famille se réunit dans la chambre du malade ; il fallut bien dire au charlatan la triste fin de la mère d’Anina, dont la femme de chambre était entrée au service de Belle et Bonne, jusqu’au retour espéré de l’enfant. On pleura la pauvre étrangère ; mais en commun les larmes sont douces et se sèchent vite. Après les regrets sincèrement accordés au passé, on employa le reste de la nuit à parler d’avenir.

Quinze jours plus tard, les habitants de la Chaumière suivaient à Montmartre un nouveau convoi : c’était celui du vieillard. Le jeune charlatan n’était désormais attaché à la terre par aucun lien de famille.

Une grande question fut alors agitée : Belle et Bonne avait fait une promesse imprudente à la mère d’Anina ; il lui était à peu près impossible de quitter sa maison pour mener l’enfant, comme elle s’y était engagée, vers les parents qui pouvaient lui rester à Londres. Le charlatan leva toute difficulté, en se chargeant de conduire en Angleterre la femme de chambre et la petite Anima, dont l’attachement et les caresses étaient une preuve suffisante des soins qu’elle recevait du jeune homme. Il fut convenu qu’on n’exposerait pas aux dangers d’un voyage incertain les bijoux de prix trouvés chez la pauvre mère après sa mort, et dont Belle et Bonne accepta le dépôt.

La tristesse des adieux fut adoucie par l’espérance ; en se séparant, on se dit : Au revoir ! et quand les voyageurs, emportés par la diligence, se retournèrent pour jeter à leurs amis un dernier adieu, Belle et Bonne agitait en souriant le mouchoir qui venait d’essuyer ses larmes.

Cependant, quinze ans s’étaient écoulés, la Chaumière avait disparu, les maîtres de l’établissement, retirés à Fontenay-aux-Roses, s’occupaient de marier leur fille Clara, l’aînée de leurs enfants. Les événements précédents eussent été complètement oubliés, si Belle et Bonne, en rêvant à la joie de devenir grand’mère, ne les eût rappelés sans cesse.

Depuis le jour où les trois voyageurs avaient quitté Paris, on n’entendait plus parler d’eux,

— Il faut qu’il soit mort ! disait parfois la jeune femme en soupirant.

— Allons donc, reprenait son mari, qui voulait railler ce qu’il y avait, de romanesque dans ses généreuses pensées : la famille de la petite était riche, sans doute ; elle aura trouvé au charlatan quelque emploi lucratif qui le retient là-bas. Voilà tout le mystère, chère amie, n’en déplaise à ton imagination trop prompte à s’alarmer.

— Non, non, ce silence n’est pas naturel.

— Sois tranquille ; si l’on avait encore besoin de toi, on donnerait signe de vie.

— Je ne veux pas, je ne peux pas croire à tant d’égoïsme ; de lui, surtout. Ne s’est-il pas dévoué pour retrouver l’enfant ?

— Il espérait peut-être une récompense quelconque.

— Oh ! je répondrais du contraire sur ma tête… et ces diamants qu’on nous a laissés ?…

— Ceci est plus grave ; et si tu voulais m’en croire, nous les mettrions en sûreté.

— Où seront-ils mieux que chez nous  ?

— On ne sait ce qui peut d’une pareille valeur sont gênantes ; crois-moi, remettons-les entre les mains de la police.

— Eh ! bien, oui, après le mariage de nôtre fille… mais, attendons jusque-là, je t’en prie ; j’ai comme un pressentiment que bientôt nous découvrirons quelque chose.

— Il y a dix ans que tu me répètes cela.

Belle et Bonne soupirait de nouveau, mais si son fils entrait en cet instant :

— C’est égal, répétait-elle en le serrant sur son cœur ; c’est à lui que je dois de t’embrasser encore ; je ne l’oublierai jamais.



CHAPITRE VII.

Le Frère et la sœur.


Le pensionnat de Madame… est l’un des plus renommés de Paris pour la bonne éducation qu’y reçoivent les jeunes filles, l’excellente tenue de la maison, le confortable, on pourrait dire le luxe de

arriver ; des choses l’intérieur et le cachet d’aristocratie qui distingue

l’institutrice, dont la grâce sérieuse semble se refléter sur les élèves qui reçoivent ses soins.

C’est le lendemain d’une distribution de prix ; on ne le croirait pas à voir l’ordre sévère qui règne dans toute la maison ; le silence a succédé à la bruyante animation des jours précédents ; toutes les pensionnaires sont parties, à l’exception d’une seule.

Celle-ci est une grande et belle jeune fille qui pourrait être une femme ; elle a dix-huit ans à peu près, ses traits ont une distinction remarquable ; ses grands yeux bleus sont limpides comme l’innocence qu’exprime un regard d’enfant qu’on s’étonne de trouver mélancolique. Ses beaux cheveux blonds dorés, tombent en boucles autour de sa tête, qui se penche sur un cou d’une blancheur qu’on ne trouve guère qu’au-delà du détroit Elle se promène, solitaire et triste, dans le jardin du pensionnat, dont elle moissonne les fleurs avec indifférence ; sa poitrine est soulevée par de fréquents soupirs ; son front se penche vers la terre comme si la douleur l’eût déjà courbé. On croirait une fleur à peine entr’ouverte qui va se flétrir. Mais, lorsqu’elle relève sa tête mélancolique et grave, lorsque son regard quitte la terre pour s’égarer dans un lointain h orizon, la jeune fille change d’aspect ; ses yeux s’animent et laissent échapper selon le cours de ses pensées des langueurs ou des flammes ; la grâce de sa personne est parfois remplacée par ce je ne sais quoi de hautain et de glacial qui distingue les filles nobles d’Angleterre. On doit moins l’aimer ainsi, mais on l’admire peut-être davantage.

Tout à coup, une sous-maîtresse vient en courant vers elle.

— Anina ! Anina ! venez vite au parloir ; on vous demande.

— Et qui donc ? demande la fière enfant en tournant lentement la tête, et d’un accent dont, sans doute, elle ne soupçonnait pas la hauteur.

— Votre frère, je crois.

À ce mot, la jeune jette un grand cri de joie, et disparaît avec une rapidité qu’on n’eût pas cru possible à sa nature.

Au parloir, en effet, un homme l’attendait ; la pensionnaire se jeta dans ses bras, le retint si longtemps qu’il fut obligé de la repousser doucement. Elle l’entraîna au jardin.

— Ah ! pourquoi n’es-tu pas venu hier ? demanda-t-elle alors.

— J’aurais été témoin de tes succès, n’est-ce-pas ? mais, ai-je besoin de cela pour savoir que ma

petite Anina est en toutes choses d’une supériorité sans égale ?

— Flatteur ! c’est là une mauvaise excuse. J’étais seule, moi, ajouta la jeune fille avec tristesse ; toutes mes compagnes avaient un père, une mère, une sœur, un parent, des amis ; toutes, excepté moi. Quel bonheur veux-tu que me donnent ces succès si je ne puis te les faire partager, à toi, mon André, toute ma famille, toutes mes affections en ce monde  ? Mais, peu importe, te voilà ; j’oublie tout à la condition que tu ne me quitteras point pendant ces vacances. Tu viens me chercher, n’est-ce pas ? Trois ans de prison, n’est-ce pas assez ? je manque ici d’espace et d’air. Pourquoi m’y laisser encore ? Mon frère, j’ai l’âge d’être femme ; et la place de ta sœur est désormais auprès de toi.

Celui qu’elle appelait André baissait la tête sans répondre.

— Qu’as-tu donc, mon frère ?… tu souffres… parle… ton silence m’effraie.

— Oui, je parlerai, fit André avec effort. Il le faut ; le temps est venu où tu dois tout savoir, petite sœur bien-aimée.

— Tout savoir… que veux-tu dire  ?

— As-tu du courage, Anina ?

— Je n’ai pas encore eu l’occasion d’en faire l’expérience, répondit la jeune fille, demi-souriante, demi-inquiète. Mais je m’étonne qu’André ose adresser cette question à sa sœur ; douterait-il de moi ?

— Ah ! c’est que, mon amie, les révélations que j’ai à te faire sont d’une réalité si décevante, d’un imprévu si loin de ton esprit, et surtout de ton cœur, que je crains…

— Eh ! que peux-tu craindre ?

— Je crains que tu ne m’aimes plus quand tu sauras la vérité.

— Est-ce raisonnable, cela, André ? ne plus t’aimer ! mais il faudrait donc que j’eusse oublié les soins dont tu entouras mon enfance. Est-ce qu’on peut cesser d’aimer sa mère ?… tu fus la mienne ; tu le sais bien. Oh ! je te vois encore préparer toi-même ma nourriture, faire ma toilette, friser mes cheveux, habiller mes poupées avec cette patience qu’ont seules les mères, dit-on. Jusqu’au jour où tu me plaças dans cette maison, nul autre que toi n’eut le droit de me servir ; pendant les premières années, mes vacances ne furent qu’une longue fête ; tu ne savais, mon André, quel nouveau plaisir inventer chaque jour pour moi. Depuis trois ans seulement tu m’as condamnée à ne jamais sortir d’ici, à te voir rarement ; j’ai souffert, mais je m e suis soumise ; et, sans m’expliquer ta conduite, j’ai pensé qu’elle devait être sage parce que je n’ai jamais douté de ton cœur. Parle, André, parle sans crainte, ne sommes-nous pas tout l’un pour l’autre ? cesser de nous aimer ! méchant, est-ce donc dans les choses possibles ?

— Oh ! non, non, mon amie ; mais, c’est que je souffre, vois-tu… Promets-moi à l’avance que tu me pardonneras de t’avoir jusqu’à présent caché la vérité.

La jeune fille pour toute réponse jeta ses bras autour du cou d’André, et colla ses lèvres sur le front pâle du jeune homme. Mais celui-ci, loin de répondre à ses caresses, tressaillit, se dégagea brusquement des bras de sa sœur, dont le regard étonné demandait une explication.

— Sache-le donc, Anina, dit-il en pâlissant comme s’il allait mourir, je… ne suis pas ton frère !

La jeune fille jeta un cri et chancela ; André la fit asseoir sur un banc du jardin, où il tomba aussi faible, aussi anéanti qu’elle-même.

— Qu’es-tu donc, alors  ? demanda Anina la première.

— Je suis celui que Dieu a mis sur ton chemin pour t’aimer et veiller sur toi. J’ai rempli ma mission jusqu’à ce jour ; promets-moi que tu ne me défendras pas de la continuer.

— Et comment te le défendrais-je  ? dit la jeune fille avec accablement. Puis-je donc rester seule au monde ?

André prit ses deux mains, les pressa sur ses lèvres ; elle le laissa faire, trop naïve pour repousser des caresses qu’elle recevait depuis son enfance. Puis, honteuse tout à coup d’un moment de faiblesse, elle leva la tête et attacha sur André son regard pur où se lisait son âme.

— Achève ta confidence, dit-elle. Que tu sois ou non mon frère, tu as droit à mon estime ; mon affection pour toi n’est pas de celles qu’un malheur puisse détruire ou même diminuer.

— Anina, j’ai douté de mon courage, et j’ai bien fait. Au moment de parler, mon cœur se serre ; je sens que les paroles expireront sur mes lèvres sans rien t’apprendre… Ma sœur, mon amie, je suis sans force pour une révélation qui peut m’enlever à jamais ton affection.

Il tira de son sein un papier qu’il remit à la jeune fille.

Elle le prit d’une main tremblante.

— Vous trouverez là, dit-il, l’explication du mystère qui vous entoure ; lisez, et vous me j ugerez. Je vais vous quitter, Anina, je reviendrai demain ; vous aurez eu le temps de réfléchir, vous me donnerez vos ordres, je les exécuterai sans murmure, quels qu’ils soient, je vous le promets. Peut-être votre intérêt exigera-t-il un prompt voyage ; je vous accompagnerai si tel est votre désir ; si au contraire, vous ne trouvez pas convenable ma présence auprès de vous, je vous remettrai entre les mains d’une personne sûre.

Le jeune homme faisait pour parler des efforts visibles ; Anina souriant lui tendit la main.

— Déjà, dit-elle, tu peux, mon André, me parler comme à une étrangère ?… Ah ! si tout le passé n’était point là pour me donner un démenti, je croirais que tu ne m’aimes plus.

— Anina, tu ne peux supposer cela ?… jamais, n’est-ce-pas ?… quoi qu’il arrive, alors même que le sort m’éloignerait de toi, je ne cesserai de me souvenir et de t’aimer.

— Ne crains rien du sort, André ; comment pourrait-il séparer deux êtres qui s’aiment comme nous nous aimons, toi et moi ?

— À demain, dit le jeune homme en se levant.

— Demain de bonne heure, André* ne me fais pas attendre.

Et la pensionnaire eût voulu se jeter encore dans les bras de son frère ; un sentiment indéfinissable la retint ; elle rougit, se recula ; une souffrance inconnue s’empara d’elle.

— À demain, répéta André en lui baisant la main avec une tendresse respectueuse.

Trop émue pour répondre cette fois, Anina laissa tomber sa tête sur sa poitrine ; deux grosses larmes silencieuses glissèrent sur ses joues.



CHAPITRE VIII.

Révélations.


La pensionnaire s’était retirée dans le coin le plus obscur d’un bosquet, où elle espérait n’être pas dérangée ; elle tenait à la main le mystérieux papier que lui avait remis André, et son émotion dominait encore l’impatience qui la portait à l’ouvrir.

Après avoir adressé à Dieu une courte prière pour lui demander le courage dont elle allait sans doute avoir besoin, elle brisa d’un mouvement nerveux le faible cachet qui paraissait à son imagination vagabonde de jeune fille renfermer de si terribles mystères.

« Non, tu n’es point ma sœur, avait écrit André ; tu ne l’es point, mon Anina, par les liens du sang et de la famille ; mais tu l’es dans mon âme par l’affection que je t’ai vouée, mais j’ai le droit de me dire ton frère par le dévouement avec lequel j’ai veillé sur ton passé, par celui qui règle mon sacrifice dans l’avenir. Je tâcherai d’être laconique pour ne pas fatiguer ton esprit déjà ébranlé par une révélation inattendue. Je te reverrai, grâce à Dieu, ne serait-ce qu’une seule fois, et je te donnerai, à ton sujet, tous les détails que tu pourras désirer.

« Un jour, Anina, une enfant de trois ans fut enlevée sur une place publique par une troupe de saltimbanques. J’étais jeune alors, et je n’avais pour famille qu’un aïeul paralytique dont j’étais la joie et la consolation. Cependant, ému de la douleur navrante d’une pauvre mère, je jurai de lui ramener sa fille, dussé-je pour cela faire le tour du monde. Mon vieux père me dit : C’est bien ! me donna sa bénédiction et je partis. Six mois se passèrent en recherches, en attente inutile ; je ne perdis pas courage, et Dieu récompensa ma persévérance. Je retrouvai l’enfant et la ramenai le plus vite possible à sa mère mourante. Des précautions dans la fuite étaient indispensables ; je dus tromper les recherches des ravisseurs, faire un long détour pour arriver à Paris.

Hélas ! j’espérais y retrouver deux joies, je n’y rencontrai que le deuil : mon aïeul m’attendait pour mourir, et la mère de ma pauvre petite Anina était déjà au ciel.

» Pleure, mon enfant, en lisant ces lignes, comme je pleure moi-même en les traçant. Depuis deux ans déjà tu n’avais plus de père, tu restais donc orpheline avec moi seul ; moi, presque un enfant alors, pour soutien et pour protecteur. C’est-à-dire, non, il te restait une femme, un ange, qu’on appelait Belle et Bonne, tant son cœur et son visage étaient adorables. Je te parlerai d’elle plus tard ; elle est restée un des plus gracieux souvenirs de ma jeunesse ; elle t’aurait servi de mère si ton intérêt ne nous eût fait un devoir de te conduire à ta famille qui habitait Londres.

» Une femme de chambre dévouée qui avait fermé les yeux de ta malheureuse mère nous accompagna.

» Toute ta famille se composait alors, ma pauvre petite sœur, d’une tante, la sœur de ta mère, mariée à un riche Anglais et mère d’un fils plus âgé que toi. La mort de sa sœur lui permettait de jouir de biens immenses, à la possession desquels toi seule mettais obstacle.

» Tu comprendras difficilement pourquoi ce dernier motif nous fit mal accueillir ; mais c’est ainsi parmi les hommes, ma pauvre enfant. La plupart sacrifient les liens les plus sacrés, les devoirs les plus saints lorsqu’ils font obstacle à leurs intérêts.

» On contesta ton identité, on prétendit que Betty et moi, nous voulions introduire dans une maison étrangère un enfant dont nous pourrions exploiter la fortune par la reconnaissance.

» Fort de mon droit, je soutins les chances d’un procès, qui fut d’abord favorable à ton oncle ; mais la vérité et l’innocence, lorsqu’elles sont soutenues par la volonté et l’énergie ont une puissance surhumaine ; il y eut bientôt de l’indécision parmi les juges, de nouveaux débats parurent nécessaires, on fit une nouvelle enquête qui me donna le temps de réunir d’autres preuves.

» Pendant que dura cette lutte, tu occupais la place dans la maison de ton oncle, qui avait souscrit sans trop de répugnance à cet ordre de la justice, certain qu’il était de gagner sa cause sur un intrigant tel que moi. À force de sollicitations, j’obtins que Betty fût imposée avec toi à mon riche adversaire, car j’avais un pressentiment de la haine que t’avaient vouée ceux qui devaient être tes protecteurs. Mon défenseur partageait mes craintes ; il parvint à les inspirer à la justice qui s’émut et désigna Betty pour servir de providence à l’enfant jusqu’à la fin du procès.

« Londres, je pourrais dire l’Angleterre, s’intéressa à nos débats ; nous gagnions tous les jours des sympathies ; mais lord*** avait de hautes protections ; l’incertitude planait toujours au-dessus de nous.

» Un soir, c’était la veille de ce jour où notre droit devait être proclamé ou méconnu ; inquiet, tourmenté par la fièvre de l’impatience, je ne songeais pas au sommeil, lorsque des coups précipités retentissent à ma porte. J’ouvre : c’est Betty, tremblante, pâle, émue à en perdre la parole, et tenant dans ses bras notre chère ange endormie. Son émotion me gagne, je tremble autant qu’elle, j’implore une explication :

— Sauvez-vous ! dit la pauvre femme. Vous avez toute une nuit pour prendre l’avance. On nous croit couchées, endormies toutes les deux. Partez ! emmenez Anina, et que Dieu vous conduise !

— Mais demain, peut-être, demain, j’en suis sûr, Anina sera reconnue.

— Oui ; mais que gagnerez-vous à ce triomphe  ? la nièce de lord*** sera légitimée, c’est vrai ; et, ni vous, ni moi, ne pourrons plus veiller sur elle dans la maison de son oncle ; et…

— Achevez, Betty ; vous m’épouvantez.

— Et son oncle a mille moyens de se débarrasser d’elle.

— Betty, votre affection pour Anina vous cause des terreurs vaines. Une pareille infamie est impossible.

— J’ai entendu, vous dis-je ; Anina est en danger.

— Qu’avez-vous entendu  ?

— Lord*** disait, en parlant de l’issue probable du procès à milady inquiète : Eh ! mon Dieu ! il vaut mieux qu’il en soit ainsi. Un jour ou l’autre cette petite fille viendrait encore troubler notre tranquillité, tandis qu’une fois en mon pouvoir, j’ai mille moyens de l’en empêcher.

— Mais elle enlève à notre fils, reprit milady, la moitié de sa fortune.

— Oui ; mais n’héritez-vous point de votre nièce  ?

— Sans doute.

— Eh ! bien, puisqu’on nous y force, votre fils héritera de vous les biens d’Anina.

— Lady*** a dû reculer d’horreur ?…

— Milady est une femme soumise à celui qui lui ressemble et la domine ; elle fermera les yeux et laissera tuer l’enfant.

» Le lendemain de cette nuit fatale, Anina, nous nous embarquions, toi et moi, pour la France.

» Depuis lors, je vis pour toi ; tu es devenue ma fille et ma sœur à la fois ; j’ai juré de remplacer tout ce qui te manque en ce monde, et, jaloux de mon trésor, je n’ai permis à personne de partager mes soins et mon dévouement. Si c’est là une faute, Anina, c’est encore à toi seule que je permettrai de me la reprocher.

» Je n’ai jamais revu Belle et Bonne ; mais je sais qu’elle est heureuse, et j’en bénis Dieu chaque jour ; je n’ai pas revu Betty non plus, mais elle m’écrit parfois pour me demander de tes nouvelles ; elle s’intéresse à ton sort, pauvre enfant ! et se félicite chaque jour de t’avoir arrachée à un danger certain et confiée à moi.

J’étais heureux ! bien heureux, Anina ! tu grandissais en beauté, tu croissais en bonté, en noblesse de cœur, et, quoique forcé de me séparer de toi pour les soins qu’exige ton éducation et les convenances que réclament ton âge, je jouissais avec orgueil de mon ouvrage, je m’applaudissais de mon chef-d’œuvre.

» Une fois encore mon avenir est menacé, le bonheur échappe fatalement à ma destinée.

» Pardonne, Anina, à ce cri égoïste de l’ affection ; il n’aura même pas d’écho. Sois heureuse, toi, je me résignerai.

» J’ai reçu une dernière lettre de ; Londres : Betty m’apprend de grandes nouvelles : le fils de lord*** est mort presque subitement dans la force et la beauté de la jeunesse ; ils sont punis par où ils ont péché, les malheureux qui voulaient te sacrifier à la fortune de cet enfant ! Leur douleur a été grande ; mais l’orgueil, je le crois, a plus regretté l’héritier que le cœur n’a pleuré le fils. Aujourd’hui lord *** est seul à la tête d’un immense héritage que nul parent ne viendra recueillir. Il s’est souvenu de sa nièce, il l’a cherchée, il a retrouvé Betty ; mais l’honnête femme a été discrète et sage : elle m’a écrit d’abord, et attend mes ordres pour révéler le secret de ton existence.

» Que faut-il faire, Anina ? parle, je t’obéirai. Tu partiras seule ou je t’accompagnerai ; Betty viendra te chercher si tu le désires. Je ne puis guère te conseiller, mon enfant ; un avenir brillant t’attend à Londres, une famille t’y réclame ; cette famille, il est vrai, a des torts envers toi, torts immenses, irréparables ; mais elle les a expiés ; tu peux les lui pardonner.

» Que ma pensée n’influence en rien ta résolution ; ne songe pas à moi. J’ai vécu pour assurer ton bonheur ; si mon but est atteint, je ne me plaindrai jamais. »

La jeune fille relut vingt fois ces pages qui lui révélaient son origine, et resta longtemps pensive dans l’attitude d’une méditation profonde. Puis sa tête se releva lentement, et son regard, plein de larmes, eut un rayon d’amour.

— Pauvre André ! dit-elle, que de dévouement, de tendresse, d’abnégation…et tout cela pour moi !

Elle n’attendit pas au lendemain pour tirer son frère de l’inquiétude poignante dont elle le supposait dévoré. Le soir même André recevait, baisait et relisait mille fois avec transport les lignes suivantes :

« Fais tes préparatifs de départ, mon André, mon frère toujours. Nous irons ensemble à Londres, et, si nous ne pouvons y trouver le bonheur, nous fuirons encore. Est-ce qu’une séparation est désormais possible entre nous ? Est-ce que notre avenir n’appartient pas à notre passé  ?… Tu m’as tout donné, mon ami, même ta jeunesse, ce bien qu’on ne retrouve jamais. C’est mon tour maintenant. Mais si je n’avais mon âme tout entière à t’offrir, comment te rendrais-je jamais ce que tu as fait pour moi ?…

» À demain, donc, ami, et pour toujours désormais réunis. »

André fut heureux, bien heureux. Oh ! oui ; cette lettre fut le plus grand, car il fut le premier vrai bonheur de sa vie. Mais l’enivrement passé, son cœur se serra de nouveau ; il eut des appréhensions, des craintes vagues.

— Qui sait, se demandait-il, ce que nous irons chercher à Londres ? La fortune ?… Je ne puis empêcher Anina de partir… et pourtant mon cœur me dit que pour elle et pour moi ce n’est point là qu’est le bonheur.

Et il relisait le billet d’Anina qui lui donnait le délire.

— Bah ! ajoutait-il, puisqu’elle ne veut pas se séparer de moi, le malheur est impossible.

Il finit par s’endormir en rêvant aux joies du paradis.



{{T3|À L ondres.|CHAPITRE IX. }}


L’hôtel de lord *** est situé dans ;

c’est une élégante habitation dont le luxe intérieur, un peu trop forcé, atteste plutôt la fortune que le bon goût de son propriétaire. Tout y est beau, cependant, si l’on doit appeler beau le coûteux et le brillant ; les tableaux sont de nos premiers maîtres ; les bronzes, un peu effacés par les dorures des appartements, sont d’un fini merveilleux ; mais tout cela s’entasse, s’englobe mal au milieu de mille autres choses plus ou moins riches dont la quantité fait disparaître, aux yeux éblouis, la qualité.

Lord *** est vaniteux ; il affiche sa richesse dans ses appartements, dans ses voitures, dans ses chevaux ; pourvu qu’on le remarque, il s’inquiète peu de manquer de simplicité, de distinction et de véritable élégance.

Dans le petit salon, miniature remplie de dorures plus ou moins brillantes, deux femmes sont assises sur un tête-à-tête, assez près l’une de l’a utre, mais sans se toucher cependant. L’une d’elles, quoique dans tout l’éclat d’une première jeunesse, semble souffrir ; son regard se promène, mélancolique et curieux, sur tout ce qui l’entoure ; il devient glacial lorsqu’il rencontre le visage de sa compagne. Celle-ci est grande, maigre, ridée par la douleur, sans doute, car elle est jeune encore ; ses cheveux sont blancs ; elle contemple la jeune fille assise à ses côtés avec plus de curiosité que de tendresse. Certes, elle n’est pas sa mère, car rien de sympathique, rien de tendre ne s’échappe de l’une de ces deux âmes pour aller à l’autre.

— Anina, dit-elle, vous n’avez donc aucune affection pour votre oncle et pour moi ?… Ne sommes-nous pas cependant toute votre famille ?

— Pardon, madame… ma tante, mais à ma famille, jusqu’à ce jour, j’ai été étrangère, et mon isolement est peut-être cause de cette froideur de caractère qui vous offense. Laissez-moi le temps de vous connaître, de vous estimer et… de vous aimer.

La hautaine lady fronça son sourcil mécontent.

— Que voulez-vous ? reprit la jeune fille ; je n’ai pas été élevée au sein des douceurs de la famille, je n’ai pu puiser dans les affections intimes la confiance et l’enthousiasme ; mais, aussi, je n’en connais pas les faiblesses.

— Je vois du moins avec plaisir qu’on retrouve en vous le sang qui coule dans nos veines. Vous ne le ferez pas mentir, ma nièce.

La jeune fille gardait un silence froid et digne.

— Mais ce que je voudrais de vous, Anina, maintenant que je vous ai adoptée pour fille, c’est que vous commenciez à me regarder comme votre mère.

— Ma tante, mon respect…

— Et votre affection, interrompit l’Anglaise, pourquoi tarder encore à nous la donner, quand la reconnaissance vous en fait un devoir ?

— La reconnaissance ! ah ! madame ! c’est à mes yeux le plus saint, le plus sacré des devoirs ; et c’est pourquoi mon cœur et ma destinée sont à jamais liés au cœur et à la destinée d’André.

— Cet homme ! toujours cet homme ! s’écria lady *** avec colère. Eh ! que fussiez-vous donc devenue avec lui, malheureuse enfant !… il est pauvre !…

— Il n’en a fait que plus de sacrifices pour m’élever, dit Anina. Avec lui, ma tante, ce que je ferais ? Mon Dieu ! je n’en sais rien. Mais je serais aimée, adorée comme je l’ai été depuis mon enfance jusqu’à ce jour. Croyez-vous que ce bonheur n’en vaille pas un autre ?

— Êtes-vous insensible aux douc eurs de la fortune, aux enivrements du luxe et du plaisir ?

— Oh ! non, ma tante, au contraire ; je les ai souvent rêvées, toutes ces joies du riche ; mais puis-je en jouir et m’en trouver satisfaite si André ne les partage point ?

— Soyez tranquille ; il sera largement récompensé de ce qu’il a fait ; votre oncle se charge de son avenir.

— Dans les projets de mon oncle, devons-nous être séparés, André et moi ?

— Quoi ! vous le demandez ? Est-ce que la nièce, la fille de lord *** peut avoir désormais rien de commun avec un pareil homme ?

La jeune fille se leva, rouge d’indignation.

— Cet homme ! le connaissez-vous ? Sans lui, serais-je maintenant auprès de vous, madame ?… Ah ! vous ne savez pas qu’il a veillé comme un ange gardien, comme une mère, sur mon enfance… Vous ne savez pas qu’il a sacrifié sa jeunesse, son avenir, sa vie pour votre nièce ! Sans cela, madame, vous ne parleriez point de lui avec mépris. Vous lui devez mon existence et mon retour. Ah ! par respect pour votre famille, pour notre nom que vous placez si haut, vous devriez au moins l’honorer, sinon l’aimer.

Lady *** était pâle de colère ; elle se contint.

— Vous êtes fière ! miss Anina, dit-elle.

— Oui, madame ; assez pour donner ma vie plutôt que de commettre une lâcheté.

— Bien. Alors, répondez-moi : connaissez-vous l’homme que vous défendez ainsi ?

— Si je le connais, après quinze ans de dévouement et d’abnégation ! La question est au moins étrange.

— Savez-vous seulement le nom qu’il porte ?

— Il se nomme André et je l’ai toujours appelé mon frère. Avais-je besoin de savoir autre chose ?

— Vous l’eussiez, certes, embarrassé en lui demandant le nom de sa famille.

— Comment le savez-vous, madame ?

— Monsieur André, dit avec une douceur un peu sèche l’orgueilleuse lady, a eu autrefois à Londres un procès dont votre oncle a suivi les débats.

Anina tressaillit. Elle savait trop bien de quel intérêt ce procès était pour elle, et fit un mouvement involontaire pour s’éloigner de sa tante.

— Eh bien ! continua lentement la vipère d’outre-Manche, dans ce procès assez célèbre, du reste, il a été constaté, prouvé que M. André est tout simplement un bâtard. Et M. André a si bien senti, lui, la la honte d’une pareille flétrissure, qu’il s’est enfui de Londres sans attendre la fin de l’affaire.

— Cette interprétation donnée à la fuite d’André faisait bouillir le sang d’Anina.

— En admettant, Madame, que tout ceci soit vrai, dit-elle, André a-t-il moins de droits à ma reconnaissance, à mon affection  ?

— À la première, non, sans doute ; et l’on vous aidera à lui prouver que vous savez reconnaître un service. À la seconde, oui, certes ; une fille de votre rang ne peut sans folie aimer un bâtard. Je sais même des gens du peuple qui ne voudraient point de ce déshonneur-là. Mais vous avez témoigné un doute, miss Anina, sur la véracité de ma parole ; ce doute est offensant pour moi ; je vous dois une explication, après laquelle j’aurai le droit, je pense, de réclamer une réparation.

— J’attends, Madame.

— M. André, celui que vous appelez votre frère, et que, dans vos rêves de dix-huit ans, vous honoriez même du titre d’époux, est l’enfant d’une fille morte des suites de sa faute, qui n’a laissé pour toute famille au bâtard qu’un aïeul, dont plus tard il devint le soutien.

— Et qu’il a quitté, cependant, ajouta Anina, pour courir le monde à ma découverte.

— Ainsi, pauvre petite, si les recherches de votre oncle ne vous eussent arrachée à cette chaîne, vous seriez aujourd’hui…

— Madame André, interrompit Anina, moitié moqueuse, moitié irritée encore. C’est un nom qui n’a rien de plus désagréable qu’un autre. Et je serais la femme sans doute d’un honnête ouvrier que j’aimerais, parce que je pourrais l’estimer. C’est là un bonheur que toutes les femmes n’ont pas.

— Détrompez-vous ! s’écria milady pâle de fureur, cet homme n’est pas plus estimable qu’honorable ; vous ne connaissez pas, vous ne pouvez connaître sa profession.

— Quelle qu’elle soit, Madame, je réponds sur mon propre honneur qu’elle est honorable. Et si quelqu’un osait dire devant moi le contraire…

— Que feriez-vous ?

— Je lui donnerais un démenti !

— Insolente ! sachez donc qu’il est…

— Qu’est-ce que ce bruit ? qu’avez-vous donc, chère milady ? Comme vous voilà pâle et tremblante, interrompit en entrant lord***. Serait-ce encore une discussion au sujet de M. André ? Oui, sans doute. Cependant, chère amie, nous ne pouvons nous dissimuler que cet homme ne soit parfaitement honorable, qu’il n’ait agi toute sa vie en homme de cœur et d’honneur. Nous lui devons notre chère Anina ; c’est là une dette qu’il nous sera, je le crains, difficile d’acquitter.

Milady ***, suffoquée par sa colère précédente, regardait tour à tour avec hébétement son mari et sa nièce.

La jeune fille, à ces bienveillantes paroles, sentit se fondre en larmes son courroux passager.

— Ô mon oncle ! dit-elle, vous le pouvez facilement : ne nous séparez pas ! Vous rendrez ainsi à André ce qu’il a fait pour moi et pour vous.

— Chère enfant, c’est difficile. Mais, ne vous désolez pas ; ce que je désire avant tout, c’est votre bonheur.

Anina voyait dans la conduite de son oncle le regret d’une faute passée.

La douleur l’a changé, se disait-elle ; il mérite d’être pardonné… et aimé.

— Allez, mon enfant, dit lord***, voici l’heure de la promenade ; votre femme de chambre vous attend chez vous. Faites-vous bien belle… pour moi… je le désire.

Il baisa sur le front sa nièce qui s’enfuit presque heureuse.

Anina ne put retenir un léger cri de surprise et de joie à la vue de l’élégante toilette qui l’attendait dans sa chambre ; la pauvre enfant n’avait jamais vu le luxe que de loin, elle en était éblouïe ; cela se comprend. Elle se laissa donc habiller en souriant à sa jolie robe de taffetas rose comme ses joues ; elle orna son bras et son cou d’une parure de perles dont lord*** lui avait ménagé la surprise. Puis, elle se dit :

— Si mon bon André pouvait me voir ainsi !

Mais tout à coup songeuse :

— Où est donc Betty, demanda-t-elle ?

Elle avait voulu à son service la vieille Betty, l’ancienne femme de chambre de sa mère, on ne l’avait pas contrariée.

Betty rentra avant le départ de sa jeune maîtresse.

— Eh bien ! lui demanda celle-ci, l’as-tu vu ?

— Oui, chère enfant ; il m’a remis cette lettre pour vous.

— Le verrai-je ce soir ? tout est-il prêt pour demain ?

— La réponse est là-dedans.

Anina allait décacheter la précieuse missive lorsque lord*** se fit annoncer chez elle ; la pauvre enfant, malgré son impatience, cacha la lettre dans son son sein.

L’équipage s’impatientait sous la grande porte ; l’oncle gronda sa nièce d’une manière charmante. Mais il ne descendit plus sans elle ; force lui fut de faire taire sa curiosité jusqu’au retour de la promenade.

On était au mois de septembre ; dans cette saison, à Londres, il fait déjà froid ; Betty jeta sur les épaules de la jeune fille un manteau de velours gris doublé et bordé d’hermine.

Anina souriait, car son cœur était plein d’espoir.

— Mon oncle, avait-elle dit à Betty, avant de partir, mon oncle, est mieux disposé ; nous le fléchirons.

Mais la vieille Betty ne croyait pas à de pareils miracles.

La jeune fille, au bras de lord***, gagna l’équipage où l’attendait milady, plus bienveillante qu’elle n’avait osé l’espérer.



CHAPITRE X.

Le Charlatan.


Dans Regent-Street, une foule nombreuse se pressait en silence autour d’un homme qui l’attirait autant par sa bonne mine et sa déclamation française que par les merveilles qu’il lui promettait. Nos alliés

d’outre-mer parlent presque tous notre langue ; aussi pouvaient-ils comprendre les bizarres harangues de l’étranger ; ceux, du reste, qui ne l’entendaient pas, s’arrêtaient et écoutaient encore plus que les autres.

« Approchez, messieurs, disait, pour la millième fois et d’une voix sonore, l’infatigable charlatan. C’est le dernier jour que j’honore votre ville de ma présence. Achetez ! achetez mon précieux élixir ! Demain il sera trop tard, et vous n’aurez plus le bonheur de me revoir. Puisque la Providence m’a envoyé parmi vous, ne dédaignez pas ce bienfait, vous auriez à vous en repentir. Dans toutes les villes marquées par mon passage, la mortalité a diminué d’un quart ; les apothicaires ferment leurs boutiques, et les docteurs sont aux abois.

» Je voyais le monde dépérir, les populations diminuer, les États languir, je me suis pris de pitié pour l’humanité, et j’ai dit : Cherchons ! J’ai trouvé d’abord, mais cela ne suffisait pas ; et, comme chaque pays doit fournir son contingent de remèdes bons à tous les autres, j’ai dit : Marchons ! Et j’ai fait le tour du monde. Juif-Errant de la science, je lutte contre la mort, et je ne m’arrêterai que lorsque mon but sera atteint. Je n’étudie pas dans les livres, mais dans la nature ; elle m’a découvert ses secrets. Malheur à ceux qui n’ont pas la foi ! malédiction aux sceptiques ! Goutte, catarrhes, phthisie, fièvres, choléra, accidents cérébraux à tous ceux qui doutent ! Avant peu, soyez-en sûrs, on ne conduira plus que les incrédules aux Incurables. » Et le charlatan, distribuant sa drogue, ajoutait : « Voilà la poudre fameuse, découverte par moi à Herculanum, qui guérit tous les maux d’yeux, aussi bien que les maux de dents ; — voilà des petits paquets, composés d’après un secret que m’a révélé un savant lama du Thibet ; — j’ai arraché le mystère de cette pâte, favorable aux poitrinaires, le poignard sur la gorge, à un mandarin chinois de la plus terrible espèce ; — ceci est l’œuvre de patience qu’un saint derviche a terminée après cent ans de travaux ; c’est une liqueur qui allonge la vie de dix ans chaque fois qu’on en avale un petit verre ; — mon élixir vient de Perse, — mes onguents de Patagonie ; — ces emplâtres, qui enlèvent en tombant toute espèce de maux causés par les humeurs, sont composés de la graisse des animaux les plus féroces ; ils se fabriquent au Sahara, le grand désert. »

La verve du charlatan semblait intarissable ; mais son véritable triomphe fut la médecine jaune des mers polaires, qu’il devait aller renouveler, disait-il, à la saison prochaine, et dont les effets étaient merveilleux :

une seule goutte de ce liquide, extrait de la bave épurée de l’ours blanc, rendait l’appétit sans vomissements, sans coliques, après un repas de six heures, quelque copieux qu’il pût être.

On comprend l’impression que dut produire la découverte d’un semblable spécifique sur les gastronomes enfants d’Albion. Les bouteilles se distribuaient, les schellings pleuvaient dans le sac de l’extravagant et moqueur charlatan.

Mais tout à coup la langue de celui-ci parut se glacer sur ses lèvres entr’ouvertes ; il pâlit, demeura un instant immobile, et, se frayant un passage à travers la foule, se précipita vers un équipage arrêté depuis quelques instants près de l’endroit où il avait établi sa chaire déclamatoire.

— Le lâche ! murmura-t-il sourdement. Il a donc voulu la tuer une seconde fois !

Et il se jeta dans la voiture, où une jeune fille admirablement belle était étendue sans vie dans les bras d’une autre femme.

Lord *** donnait en vain à son cocher l’ordre d’avancer, la foule ne le permettait plus. Le charlatan frottait les tempes et les mains d’Anina, malgré les efforts du noble lord pour l’en empêcher.

— Laissez-moi faire, monsieur, disait-il. Cette crise, purement nerveuse, peut devenir fatale à votre nièce si elle ne reçoit de prompts secours. Anina, pâle et froide, rouvrit les yeux et vit le jeune homme qui la secourait.

— André, dit-elle, vous m’avez trompée… c’est mal.

Lord *** et milady échangèrent un regard satisfait ; André, frappé au cœur, descendit en silence de la voiture que la foule laissa libre pour entourer de nouveau le charlatan. On parlait de miracle et de résurrection, mais le jeune homme n’entendait rien et ne pouvait plus parler. On voulut savoir son adresse, on le porta en triomphe à son hôtel où la foule stationna pendant plusieurs heures. La cure merveilleuse opérée dans l’équipage l’avait rendu célèbre. Si André eût voulu, il faisait fortune à Londres ; mais il avait bien autre chose à penser.

Arrivée dans son appartement, Anina, sans changer de toilette, se jeta accablée dans un fauteuil ; elle ne se plaignait pas ; elle n’avait point de larmes, Près d’elle, lord *** et sa femme la contemplaient en silence.

— Ah ! c’est mal, monsieur, ce que vous avez fait, dit-elle. J’aurais pu en mourir.

— Non, mon enfant ; cette crise passera, mais l’épreuve était nécessaire ; j’ai agi pour votre bien.

— Vous croyez ? demanda la jeune fille avec un accent étrange.

— Sans nul doute. N’êtes-vous pas sauvée, maintenant ? Voudriez-vous encore être la femme d’un charlatan ?

— Je voudrais être seule, dit Anina en laissant tomber sa tête fatiguée sur sa poitrine.

Cela fut impossible. La jeune fille dut subir la visite d’un docteur et l’exécution de l’ordonnance.

Le soir seulement, assez tard, seule avec Betty, elle put enfin lire la lettre d’André.

« Ce que tu veux est un rêve, un rêve impossible, mon Anina. Nous marier en secret ! Ton sort en serait-il plus heureux ? Non, mon enfant, ma sœur. Comme toi, j’ai cédé un instant à l’illusion du désir ; mais ma raison est revenue, je répète le mot : C’est impossible !… Chassée si tu m’épouses, ton sort sera toujours misérable ; je t’ai vue, rejeton de cette aristocrate famille, et je me suis dit : Mon Anina est née une noble fille ; je ne dois, je ne veux être rien pour elle qu’un ami.

» Adieu, Anina ; courage ! J’en ai bien, moi, pour ce dernier devoir à remplir envers toi. Je ne te prie pas de m’oublier ; ce serait méconnaître ta belle âme ! mais sois résignée, sois patiente ; le temps affaiblit la douleur ; tu connaîtras d’autres joies que celles que je t’ai données. Entourée d’affections, tu choisiras parmi elles la plus digne de ton cœur. Et moi… moi, dis-tu ? Moi, j’aurai fait mon devoir, et ton souvenir chéri m’aidera à vivre.

» Adieu, petite sœur ; parle de moi avec Betty qui t’aime bien. Je pars ce soir ; demain, je reverrai la France… Oh ! qu’elle sera laide et triste sans toi !… »



CHAPITRE XI.

Le Jour de la noce.


Fontenay-aux-Roses est en fête ; ceux qu’on ne trouve pas dans les rues regardent par les fenêtres et attendent le nombreux cortège entré à l’église il y a une heure, si joyeux, si bruyant, qu’il était facile de deviner là une noce de gens heureux.

C’est que tout le monde à Fontenay connaît Belle et Bonne, ainsi que tout le monde la connaissait dans le quartier Clignancourt autrefois, et chacun s’intéresse au bonheur de sa gentille Clara qu’elle marie.

Parmi les garçons d’honneur, on remarque un homme de taille moyenne, mais élégante, dont la beauté mélancolique attire d’autant plus les regards des femmes qu’elle contraste avec la gaîté générale. On s’intéresse malgré soi à ce front couvert d’ombres, à ce sourire qui semble errer à mille lieues de là, à cette douceur, triste sans amertume, qui paraît indifférente aux choses de la terre. On sent que dans cette âme il y a un vide que rien ne peut remplir, une douleur qu’aucune joie ne saurait adoucir, qu’aucune espérance n’essaiera de calmer.

La jeune fille d’honneur dont cet étranger soutient le bras est, il faut lui rendre cette justice, plus sensible au chagrin profond du jeune homme qu’à son indifférence pour elle. Belle et Bonne la connaissait bien, puisqu’elle la lui avait choisie pour compagne.

Chacun, cependant, avait pris sa place à table, et dans le premier moment de confusion, on ne s’aperçut pas qu’un siège restait vide près d’une fille d’honneur. Celle-ci se leva et alla doucement prévenir Belle et Bonne.

— Madame, dit-elle, il a disparu.

— Quand cela ?

— En rentrant de l’église, sans doute.

— Peut-être est-il descendu au jardin ; je vais le chercher.

En effet, à peine sortie de la maison, Belle et Bonne aperçut au détour d’une allée son fils, alors grand garçon de seize ans, faisant tous ses efforts pour ramener avec lui l’étranger qui résistait doucement.

— Eh ! quoi donc, vous nous quittez, André ? Vous résistez aux prières de cet enfant qui vous doit la vie, aux miennes ? Ce n’est pas là ce que vous m’aviez promis.

— Je le sais, madame ; mais je présumais de mon courage ; la vue de ces joies m’est trop douloureuse. Et puis, je ne veux pas, je ne dois pas les troubler par ma tristesse.

— Sais-tu, mère, qu’il partait sans te dire adieu ?

— Est-ce vrai, André ?

— Je me reproche tant déjà d’avoir troublé votre fête.

— Ingrat ! dit Belle et Bonne en lui tendant la main.

— Ah ! madame, la tristesse est contagieuse ; si je restais une heure encore parmi vous, on ne rirait plus, et bientôt on maudirait l’importun.

Le jeune homme avait laissés seuls sa mère et André.

— Laissez-moi m’éloigner, reprit ce d ernier, c’est plus sage ; une nécessité absolue m’appelle ailleurs, du reste ; je dois vous dire adieu.

— Vous mentez, André ; rien ne vous appelle hors d’ici. Pourquoi donc êtes-vous venu, alors ?

— Pour vous revoir une fois encore, me faire pardonner mon silence, et puis… vous dire adieu.

— Pour mourir, n’est-ce pas ?… Enfant, vous êtes resté jeune en dépit des années ; votre cœur, comme votre visage, a vingt ans… et vous parlez de mourir !… Mais vous ne l’aimez donc pas, cette Anina, puisque vous ne tenez pas à son estime, puisque vous ne voulez plus veiller sur son bonheur ? Qui vous dit que cet acte insensé ne sera pas un jour pour elle une douleur inguérissable ?… À ses yeux, vous êtes un ange ; pourquoi désillusionner cette pauvre enfant en vous montrant un homme, non pas un homme fort et vertueux, mais un homme faible ?… j’allais dire un lâche qui n’a point le courage de supporter la souffrance.

André avait courbé la tête en voyant devinées ses pensées de suicide ; il la releva.

— Elle ne le saura jamais, dit-il.

— Qu’en savez-vous ? Eh ! mon Dieu, il suffit pour cela d’un simple hasard. Pourquoi donc, ajouta la jeune femme comme à elle-même, pourquoi n’avez-vous pas eu confiance en moi ?

— Croyez bien que ma conduite n’a pas été le résultat d’un manque de confiance.

— Je sais, reprit Belle et Bonne en raillant avec douceur, que vos dix-huit ans d’alors avaient bâti sur mes yeux bleus un poème d’amour, un roman chevaleresque. Mais de ce travers, enfant, je vous eusse guéri mieux que personne ; je me serais faite votre mère et celle d’Anina.

— Oh ! je le sais, madame ; il y a en vous des trésors d’amour et de vertu dont je ne suis pas digne. Mais, s’il faut vous le dire, je ne vous ai pas revue parce que j’étais jaloux ; oui, madame, jaloux, vous le comprendrez à peine, des caresses de mon enfant d’adoption. Son affection naissante me donnait des délires, ses baisers me passionnaient. Ah ! que voulez-vous ? C’étaient les premiers de ma vie d’enfant, de jeune homme ; ils furent, ils seront les seuls de ma vie d’homme. Non, je n’aurais pas voulu qu’un autre, fût-ce un ange, fût-ce vous, partageât avec moi le cœur d’Anina. Oh ! que j’étais fier quand j’entendais dire derrière nous à la promenade : Qu’elle est belle ! et que, seul, j’avais frisé ses beaux cheveux blonds, ajusté sa robe, chaussé ses charmants petits pieds… Oh ! que j’étais heureux quand je la voyais danser de joie et frapper dans ses jolies mains à la vue d’une poupée dont je lui faisais

la surprise. Je la gâtais, je l’aimais, je l’adorais. Elle ne pouvait rien espérer que de moi, rien attendre que de moi !… Cette pensée, qui faisait ma joie, était égoïste, je le sais bien ; mais ne me la reprochez pas ; Dieu m’a assez puni, Ah ! quand je ne le voudrais point, je sens bien que j’en mourrai !…

Belle et Bonne, émue jusqu’aux larmes, tenait dans ses mains les mains brûlantes d’André.

— Et maintenant, reprit celui-ci avec accablement, elle n’a gardé de moi qu’un souvenir humiliant et douloureux. Qu’avaient-ils besoin, les infâmes ! de nous donner à tous les deux cette douleur, de nous jeter cette honte à la face, puisque je leur abandonnais ce jour-là même mon trésor, mon espérance, ma vie. Ah ! cette profession qui lui paraît déshonorante, elle ne l’aurait jamais connue ; je l’eusse toujours exercée en secret pour donner à la femme, comme j’avais donné à l’enfant, comme je donnais à la jeune fille, tous les bonheurs, toutes les joies de son âge. Pourquoi faut-il que, sur cette place de Londres, j’aie eu besoin de remplir ma bourse épuisée pour revenir en France ?… Ah ! maudit soit le jour où, pour la première fois, j’ai eu l’inspiration de ce métier odieux à tous ! que ne suis-je mort plutôt de faim et de misère avec mon pauvre aïeul qui m’eût pardonné !…

Après tout, ajouta André avec une fureur sourde à peine contenue, il vaut mieux qu’il en soit ainsi : le bandeau est tombé de ses yeux ; elle ne m’aime plus, elle ne m’estime plus ; elle sera heureuse. Eh ! le malheur n’eût-il pas été cent fois plus grand si le hasard eût un jour appris à ma femme, un déshonneur dont la révélation a failli tuer la jeune fille ?… Ah ! oui, mon Dieu ! je vous remercie de l’avoir sauvée de mon égoïste amour. Eh quoi ! je la sacrifiais, cette noble fille d’aristocrates, je la trompais, elle l’a dit ; et j’eusse fait d’elle la femme d’un aventurier, d’un charlatan !… Dites, ne suis-je pas un monstre d’avoir osé penser cela ?…

Belle et Bonne, effrayée de l’exaltation d’André, tenait les deux mains du jeune homme sur son cœur et laissait couler les larmes qu’une douleur aussi navrante lui arrachait.

— Mon fils, dit-elle, laissez-moi vous donner ce nom ; mon fils, vous êtes injuste. Anina, votre élève, votre sœur, votre idole, doit avoir un noble cœur ; elle n’aurait pu rougir d’un époux honnête, loyal, que sa profession honore aux yeux de ceux qui en connaissent le secret.

— Ma mère ! dit, en accourant tout essoufflé, le fils de Belle et Bonne, on te cherche partout ; viens vite, ainsi que notre bon ami dont tout le monde

s’inquiète. Monsieur, ajouta-t-il en se suspendant au bras d’André, la mariée réclame le sauveur de son frère, et vous devez savoir qu’on ne refuse rien à une mariée le jour de ses noces. Mais que fais-tu donc là, maman ? Il y a, j’oubliais de te le dire, une vieille femme qui te demande. Je l’ai prise d’abord pour une visiteuse qui venait imposer ta joie ; ton excellent cœur est si connu ; mais je me suis trompé, la vieille dame descend d’une voiture arrêtée devant notre porte et dont les stores sont parfaitement fermés.

Belle et Bonne jeta au charlatan un regard rapide et disparut.

— Je ne sais ce que veut cette étrangère, mais cela m’intrigue. Venez donc, ami, voir ce que c’est.

— C’est une étrangère ? interrogea André, mais sans faire de résistance cette fois au jeune homme qui l’emmenait.

— Je le suppose à son accent ; vous en jugerez du reste mieux que moi.

— Que me voulez-vous, madame ? demanda Belle et Bonne toujours bienveillante à la personne qui la faisait demander.

— Ah ! vous ne me reconnaissez pas ; cela se comprend, je suis vieille. Mais vous, madame, je n’ai pu vous méconnaître ; c’est toujours votre regard, votre sourire, votre extrême bonté.

À cet accent, la jeune femme ne douta plus.

— Betty ! ma chère Betty ! dit-elle, c’est vous. Quel bonheur !… Et lui qui voulait mourir.

— Qui donc ?

— André.

— Ah ! le malheureux. C’est pour le coup que j’aurais été embarrassée de miss Anina.

— Vous venez pour elle, n’est-ce pas ?

— Sans doute. Et, ne sachant où me diriger, je me suis souvenue de vous et j’ai pensé que, si je devais retrouver notre déserteur, ce serait ici.

— Merci, ma bonne Betty. Mais, pour me trouver, comment avez-vous fait ?

— Miss Anina ne s’est guère embarrassée pour cela ; elle a demandé votre adresse à Paris.

— Elle est donc avec vous ?

Betty allait répondre, lorsque le charlatan, fou de joie en la revoyant, se jeta, de la porte, dans ses bras.

— Betty ! ma bonne, ma chère Betty ! elle t’a envoyée, n’est-ce pas ?… elle ne m’a pas oublié ? elle ne me maudit pas ? elle ne me méprise pas ?… Est-elle heureuse ? n’a-t-elle point souffert de son indisposition ? qu’a-t-elle dit pour moi ?… Mais parle donc, je t’en prie.

Pendant toutes ces questions, Belle et Bonne avait disparu.

— À quoi faut-il d’abord répondre ? demanda Betty, qui riait et pleurait.

— À tout… à ce que tu voudras… Mais parle ! ne me fais pas attendre.

Betty n’en eut pas le temps ; la porte se rouvrit de nouveau, et Anina, abandonnant la main de Belle et Bonne qui l’accompagnait, vint tomber sur le sein d’André, dont les larmes, larmes de joie, de délire, de félicité indicible, se mêlèrent aux siennes.

Le charlatan ne troubla point par sa tristesse le repas de la noce, qui s’acheva au milieu de la satisfaction générale ; sa gentille demoiselle d’honneur fut récompensée de sa bienveillance par l’amabilité de son cavalier, qui lui offrit le soir, de la part d’Anina, une bague ornée de perles fines remarquablement belles.

Un collier de perles semblables fut donné par la jeune fille à la mariée.

Pour fuir avec Betty, Anina avait emporté la parure de perles que lui avait donnée son oncle ; mais la vente du bracelet avait suffi pour payer les frais du voyage ; et comme lord *** jouissait de biens immenses appartenant à sa nièce, la jeune fille pu t offrir sans scrupule un bijou qui, du reste, lui avait été donné.



CHAPITRE XII.

La Dot

Après trois jours de fête non interrompue, on songea au repos ; l’ancien marchand de vins en profita pour aller à Paris terminer, dit-il, quelques affaires pressées. Le soir, on se réunit pour l’attendre. André, Anina, Betty, étaient de la famille ; mais le jeune homme, malgré son bonheur, paraissait soucieux.

— Qu’avez-vous donc, André ? demanda Belle et Bonne.

— Je songe à vous quitter, et cela me rend triste.

— Nous quitter ! s’écria Anina surprise.

— Il le faut, chère enfant.

— Mais je t’accompagnerai, mon ami.

— C’est impossible.

— Ou du moins ce n’est pas convenable, dit Belle et Bonne en riant. Vous n’êtes pas ici à L ondres, mademoiselle, et, en ma qualité de maman, je m’oppose à ce que vous suiviez votre séducteur. Après la noce, nous verrons.

— La noce ! dirent ensemble André et Anina.

— Voudriez-vous donc vous marier sans tambours ni trompettes ? Je ne veux pas de cela, moi ; il faut qu’on s’amuse ; la gaîté des amis porte bonheur. Quant à André, s’il a besoin de s’éloigner pour quelques jours, je lui en donne la permission ; il faut bien qu’il s’occupe de la corbeille.

Anina était rouge et confuse ; André la regardait avec inquiétude.

— Pardon, madame, dit-il… mais je ne suis, je ne puis être que le frère d’Anina.

— Que dites-vous  ? que dis-tu  ? s’écrièrent la jeune fille et Belle et Bonne.

— Je ne puis t’attacher, pauvre enfant ! à ma misérable existence ; ce serait ne pas t’aimer.

— André, ai-je mérité cela ?

— Non, Anina. Ton cœur est grand, ton âme noble ; tu as fui la fortune pour revenir à moi, ton pauvre frère désespéré. Mais ma profession me défend de songer à d’autres joies que celles du dévouement. Souviens-toi, mon amie, du coup terrible qui te frappa lorsque tu découvris…

— Ah ! André ! André ! interrompit la jeune fille, que tu me connais mal. As-tu pu interpréter ainsi le cri qui m’est échappé ?… Ah ! si je t’ai reproché de m’avoir trompée, c’est que tes sacrifices m’apparaissaient alors immenses, sublimes, déraisonnables ; c’est que mes caprices d’enfant, mes exigences de jeune fille devenaient pour moi des regrets, presque des remords.

— Quoi ! s’écria le jeune homme ivre de bonheur, tu ne craindrais pas !…

— De devenir la femme du plus noble des hommes ; il faudrait donc alors que je fusse méprisable, moi.

Malgré la présence de la famille, le charlatan s’était agenouillé devant Anina, et pleurait sur ses genoux les larmes d’un bonheur qui l’eût étouffé.

— Bien, bien, ma fille, dit Belle et Bonne. Vous l’aimez ! vous l’estimez ; sachez donc combien vous avez raison : il fut élevé dès sa jeunesse pour être dirigé et instruit dans des études de médecine, pour lesquelles il semblait avoir beaucoup d’aptitude. Son grand’père, pour arriver à ce but, sacrifia toutes ses économies d’ouvrier.

Malheureusement il tomba malade, le travail lui devint impossible ; il fallut vivre sur la somme réservée aux études d’André. La paralysie atteignit le vieillard, la misère vint ; plus de ressources. Vous devinez ce que dut souffrir le pauvre enfant ; vous comprenez ce qu’il fit pour son père, et vous l’admirez comme nous, n’est-ce pas ?

L’arrivé de l’ex-marchand de vins interrompit l’émotion générale.

— Bonnes nouvelles ! dit-il gaîment, en déposant sur la table un portefeuille gonflé de papiers. Ma foi, j’ai bien travaillé aujourd’hui.

— Voyons, mon père, raconte-nous cela, dit Clara, la jeune mariée ; tu nous mettras en appétit pour dîner.

Belle et Bonne pouvait à peine contenir son impatience et sa joie.

— Ah ! ça, il est bien convenu, reprit son mari, que je suis désormais votre père, n’est-ce pas, mes enfants  ?

Ceci s’adressait à André et à sa compagne.

— Et comme tel, vous m’accordez votre confiance ?

— Une confiance sans bornes, répondit Anina.

— Et vous me promettez obéissance ?

— Une obéissance sans limites, ajouta André. Tout le monde était en gaîté.

— Alors, voilà : Mademoiselle… miss… Anina, tout court, c’est plus simple ; ceci est ta dot : un, deux, tro is, quatre…


Et le digne homme compta ainsi jusqu’à cinquante les billets de mille francs qu’il tirait de son portefeuille, aux yeux stupéfaits des jeunes gens et des rires de toute la famille.

— Mais que veux dire tout cela, mon bon ami ? demanda la jeune fille.

— Oh ! sois tranquille, c’est bien à toi. Je ne suis ni assez riche, ni assez généreux pour te faire un pareil cadeau ; mais je me sens si content que je suis presque tenté de m’en croire capable.

Comment ! tu ne devines pas, André, où j’ai péché cette dot pour ta femme ?… As-tu donc oublié le dépôt que tu m’as laissé il y a quinze ans en partant pour Londres ?… Sans belle et Bonne, je l’avoue, il serait depuis longtemps à la police, car ça me gênait furieusement tous ces brillants qui ne m’appartenaient pas. J’ai pensé qu’en vous mariant, de l’argent vaudrait mieux pour vous que des bijoux ; et, ma foi, j’ai converti l’or en valeur, sans votre permission.

— André ! André ! s’écria Anina ; ce n’est pas pour moi que je suis heureuse, c’est pour toi.

— Nous avons réservé pour vous, dit Belle et Bonne à son tour, un souvenir de votre mère, la plus simple de ses parures, la voici, mon enfant.

Gardez-la toujours, car je l’espère, cette fois, vous voilà à l’abri de la misère.

— Nous sommes riches, André : quel bonheur ! répétait Anina en l’embrassant.

— Riches n’est pas le mot, reprit le père de famille, et, sans travailler avec ça, mes enfants, vous n’iriez pas loin. Or, voici ce que j’ai pensé : on vous mariera d’abord, c’est nécessaire. Anina est aux yeux de tous l’enfant trouvée et élevée par André : elle n’a point de nom, point de famille ; nous avons des témoins, cela marchera tout seul. Si, plus tard, son oncle la découvre et la réclame, ce qui est peu probable, il sera bien forcé de vous prendre à deux ou pas du tout. Une fois mariée, Anina reste avec nous ou avec ma fille Clara, selon son désir, pendant que son mari continuera ses études de médecine. Fontenay n’est pas loin de Paris ; on ne le privera pas de voir sa femme. Après ça, il s’établira où il voudra.

— Oh ! près de vous, toujours ! s’écria Anina ; nous ne vous quitterons jamais.

La reconnaissance, l’émotion, ramenaient les larmes ; l’ex-marchand de vins se leva.

— Et, maintenant, allons dîner. Je suis en appétit, et je veux que tout le monde fasse comme moi, ou sinon… On m’a promis obéissance. Marchons.

Le repas ne fut point triste, on doit le penser ; on parla d’avenir, on causa de souvenirs. André rappela avec bonheur le jour qui avait eu tant d’influence sur sa destinée.

— Qu’est donc devenue, demanda-t-il, cette belle et gaie jeune fille que vous appeliez Clairette ?

Une ombre passa sur le front de Belle et Bonne.

— Elle est morte, dit-elle tristement. Heureusement pour elle, pauvre fille ! que fut-elle devenue ?… Titi est marié ; il est rangé ; travailleur, et se donne beaucoup de mal pour nourrir et élever ses quatre enfants. Et, vous, mon ami, demanda-t-elle à son tour, savez-vous qu’est devenu votre enleveur d’enfant ?

— Hercule ? Ah ! pendant bien longtemps j’ai dû éviter les endroits où il stationnait, car je ne sais ce qui fût advenu de moi s’il m’eût rencontré. Il est mort aussi, Hercule ; mais, ma foi, il est mort gaîment.

— Comment cela  ?

— Il a rendu son âme à Dieu ou plutôt au diable à la fin d’un sixième punch qu’il avait parié d’avaler.

Tout en causant, on obéissait, et l’appétit de chacun semblait aiguillonné par le désir de plaire au maître de céans, qui stimulait de son mieux les mâchoires paresseuses. Betty seule faisait exception ; on l’avait oubliée au milieu du bonheur général.

— Qu’as-tu donc, ma bonne  ? demanda la gracieuse Anina à sa vieille et dévouée servante. N’es-tu pas heureuse, toi aussi, maintenant que te voilà certaine de ne jamais nous quitter…

À partir de ce moment, Betty eut plus d’appétit à elle seule que tous les autres ensemble.

Camille Bias.