Le Charme de l’Histoire/01

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Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 1-14).

LE CHARME DE L’HISTOIRE[1]




Mesdames, Messieurs,

Mon premier devoir en ouvrant cette séance est de vous remercier d’avoir fidèlement répondu à notre appel. Votre présence donne à nos réunions annuelles un éclat dont nous vous sommes reconnaissants ; elle est le sympathique témoignage de l’intérêt que vous portez aux études historiques ; à ce titre, elle est pour nous le plus précieux des encouragements.

L’étude de l’histoire retient par un attrait irrésistible tout esprit qui a commencé à s’y livrer. Jeunes, nous lui demandons d’éclairer notre conduite dans la vie publique qui nous appelle, de nous guider dans ces luttes confuses où chacun doit choisir et défendre son drapeau. Plus tard, quand l’âge ou les évènements nous ont délivrés des soucis de l’action, nous cherchons dans le souvenir des gloires et des tristesses de nos pères, non plus peut-être un enseignement, mais une consolation et une espérance. Tous enfin, n’avons-nous pas besoin par instants d’échapper au terre à terre des occupations banales dans lesquelles se résume toute profession ou toute carrière ? L’histoire nous transporte dans la région élevée et sereine des idées ; elle nous convie à connaître, par la manifestation de leurs actes publics, les hommes qui ont marqué leur passage dans la mémoire des siècles ; à étudier les faits qui ont influé sur la marche de la civilisation ; à discerner, derrière l’apparent désordre des évènements, leur enchaînement logique et nécessaire.

Toutes les branches de l’histoire sont intéres­santes : les grandes vues qui dominent l’huma­nité nous montrent dans la suite des âges les lois permanentes de son développement ; les petits détails anecdotiques donnent à chaque siècle, à chaque pays sa physionomie spéciale, et nous apprennent comment, à une époque déterminée, vivaient, pensaient, sentaient nos ancêtres. Il n’est pas jus­qu’aux menus faits particuliers à quelque personnage obscur qui ne puissent éveiller l’ardente curiosité de l’érudit. Le modeste chercheur est peut-être, de tous les adeptes des études historiques, celui qui jouit le plus de son œuvre ; là, comme partout, le plus humble est le plus heureux. Il se passionne pour son héros, en raison même de l’obs­curité dans laquelle il l’a trouvé ; il l’entoure d’une tendresse paternelle ; il triomphe de la renommée qu’il cherche à lui rendre et qui était méritée peut-être, car la postérité a d’étranges injustices ! Tel personnage oublié maintenant était doué de facultés éminentes qui ont émerveillé ses contemporains ; que lui a-t-il donc manqué pour que l’histoire ait retenu son nom ?

Les monographies des lieux peuvent nous captiver comme celles des hommes, et les courtes notices que nous envoient souvent nos confrères font songer à ces minuscules clichés photographiques que les amateurs rapportent de leurs voyages et dont il suffit d’agrandir l’image pour obtenir un vrai tableau, avec tous ses détails et toutes ses perspectives. En voulez-vous des exemples ? Voici quatre modestes localités dont l’histoire nous a été racontée : le petit village de Montépilloy, entre Senlis et Dammartin ; celui de Bellegarde, dans le Gâtinais ; et, au fond de la Vendée, le bourg de Maillezais et le petit port de Bouin, aujourd’hui comblé par les relais de la mer.

À Montépilloy, Philippe-Auguste se rencontra avec le comte de Flandre, à qui il disputait le Valois et le Vermandois, héritage de ses cousines Isabelle et Aliénor ; notre petit village de la banlieue de Paris était alors une des frontières du royaume de France ! Deux cent cinquante ans plus tard, le duc de Bedford y assigna rendez-vous à Charles VII pour une bataille, ainsi qu’on eût pu le faire pour un duel. Du haut de la vieille tour féodale, dont les ruines sévères dominent la campagne, pareilles à ces souvenirs confus de l’ancien régime qui troublent encore la mémoire des paysans, on a pu voir Jeanne d’Arc s’avancer entre les deux armées et frapper de sa lance, en signe de défi, les pieux des palissades derrière lesquelles s’abritaient les Anglais. fais en vain cria-t-elle à Bedford qu’il avait lui-même demandé la bataille ; en vain lui offrit elle de faire reculer les troupes françaises pour lui donner du champ et lui permettre de se développer ; {Corr|Bedfort|Bedford}}, ce jour-là, n’osa pas sortir de ses retranchements et se mesurer avec la Pucelle d’Orléans.

C’est à un autre titre, par la série de ses proprié­taires successifs, que Bellegarde-en-Gâtinais nous intéresse. La terre, qui s’appelait alors Choisy, avait été défrichée au ixe siècle par des moines Génovéfains. À l’époque où les fils de nos rois se partageaient la France, elle se trouva comprise dans l’apanage du quatrième fils de Jean, celui qui, à Poitiers, à peine âgé de 15 ans, fut blessé en défendant son père, et qui devint plus tard duc de Bourgogne, sous le nom de Philippe-le-Hardi. Il donna Choisy, à titre de fief, à un de ses hommes d’armes. C’était un rendez-vous de chasse aimé de nos rois. Pour remercier les seigneurs de l’hospitalité qu’ils se plaisaient à y recevoir, ils érigèrent successivement le fief en Comté, puis en Marquisat. Les Condé en devinrent propriétaires, et, en 1645, le jeune vainqueur de Rocroy le céda, par échange, au vieux maréchal de Bellegarde.

Le maréchal avait été l’ami d’Henri III, puis le compagnon d’armes et de plaisirs d’Henri IV, qui, dit la légende, lui permettait parfois, sous prétexte qu’« il faut que tout le monde vive », de recueillir les miettes de sa table. Il fut aussi l’ami de Louis XIII, qui, en 1620, le nomma duc et pair. Il aurait été, sans aucun doute, l’ami de Louis XIV, si un roi de six ans et un maréchal octogénaire avaient pu se rencontrer dans les mêmes plaisirs. Mais il fut probablement l’ami de Mazarin ou d’Anne d’Autriche ; dès qu’il devint propriétaire du Marquisat de Choisy, des Lettres patentes l’autori­sèrent à transporter sur son nouveau domaine le titre de Duché-Pairie. Choisv se nomma désormais Bellegarde ; il paraît qu’à cette époque c’était quelquefois la terre qui, pour s’anoblir, prenait le nom de son maître. Après le maréchal, la terre échut, par deux successions collatérales, à son petit-neveu, Louis-Henri Pardaillan de Gondrin, marquis de Montespan, qui venait d’épouser la belle Athénaïs de Mortemart. Lorsque M. de Montespan devint gênant à la Cour, Louis XIV lui donna 200,000 livres pour payer ses dettes, avec ordre de s’exiler dans ses domaines de Guienne et de laisser Bellegarde à la marquise. Celle-ci l’habita quelquefois, et à sa mort la terre passa à son seul enfant légitime, le duc d’Antin, célèbre dans nos annales comme le modèle accompli du parfait courtisan, le courtisan par adoration sincère de son souverain, le duc d’Antin y donna des fêtes, dont le souvenir n’y est pas encore oublié. Lors de la Révolution, Bellegarde appartenait au Président à mortier Gil­bert de Voisins, qui fut guillotiné en 1193. La terre fut mise en vente comme bien national. L’intendant de la famille l’acheta, non pour la conserver à ses légitimes propriétaires et la leur rendre un jour, comme le firent beaucoup de serviteurs fidèles, mais pour devenir seigneur à son tour. Cinquante ans plus tard, le fils du Président guillotiné était devenu, après l’avènement au trône de Louis-Phi­lippe, son ami d’enfance, pair de France et Conseiller à la Cour de Cassation. Le hasard lui fit rencontrer un soir, dans un salon parisien, le fils de l’an­cien intendant. Il lui tendit la main. On en fut étonné. « Mais il détient votre fortune ! » — « Non, répondit le magistrat, avec l’ironie indulgente de l’homme qui a beaucoup souffert et beaucoup par­donné : il n’a plus que des biens patrimoniaux ».

Bouin est un îlot de rochers, longtemps perdu dans l’estuaire de la Loire, maintenant à peine rattaché à la terre ferme par des marécages. Son nom rappelle pourtant des souvenirs intéressants de notre histoire. Là, fut un des premiers repaires des Normands sur les côtes de France ; c’est de là que chaque printemps ils s’élançaient pour remonter les fleuves, saccager les campagnes et les villes. Bien des siècles plus tard, après la Fronde, c’est là que le célèbre coadjuteur, évadé de sa prison de Nantes, repoussé du pays de Retz par son frère qui redoutait la colère de Mazarin, vint s’embarquer pour ce voyage, dont ses Mémoires racontent les curieuses péripéties. Jeté en prison quand il débarque en Espagne et menacé d’être pendu, parce qu’on le prend pour un aventurier ordinaire, puis traité en Prince dès qu’on le reconnait pour un grand seigneur révolté contre son souverain, il arrive à Rome au moment de la mort d’Innocent X, devient, par son génie d’intrigue, le maître du Conclave, et réussit, malgré Mazarin, malgré les Espagnols, malgré les Cardinaux italiens, à faire élire Pape son candidat personnel, Alexandre VII, qui, à peine installé, le met en disgrâce ! Cet épisode ne résume-t-il pas toute la vie agitée et stérile du cardinal de Retz ?

Maillezais, au bord des marais de l’Authie et de la Sèvre Niortaise, était jadis une île boisée et sauvage, où les Druides avaient caché leurs mystères, où un temple du Soleil avait été plus tard transformé en chapelle chrétienne. Un jour, dont les traditions locales n’ont pas perdu le souvenir, le 31 octobre 1360, après une violente tempête, les eaux de la mer se retirèrent de ses lagunes et ne revinrent plus. Les Bénédictins défrichèrent la contrée. Leur abbaye devint riche et puissante ; elle jouissait du droit d’asile : elle relevait directement du Saint-Siège. Trois ducs d’Aquitaine avaient voulu y être ensevelis. Ils reposaient à côté du terrible Geoffroy de Lusignan, dit « la Grand’ Dent n. Ce bandit féodal avait été la terreur de toute la région. Sur la fin de sa vie, il crut, par des aumônes que ses déprédations lui rendaient faciles, apaiser la colère du Dieu devant qui il allait paraître. Il apaisa du moins la colère des moines ; ceux-ci, indemnisés et indulgents, lui élevèrent un superbe monument dans l’église même qu’il avait maintes fois pillée. Rabelais vit ces tombeaux : il fut bénédictin à Maillezais, après avoir été cordelier à Fontenay-le-Comte. Ce fut là qu’il jeta définitivement son froc aux orties. Pendant les guerres de religion, l’abbaye s’entoura de retranchements pour se défendre contre les Huguenots. Le Béarnais la prit d’assaut et y enferma pendant quelques jours son concurrent Charles X, « le Roi des Ligueurs ». Puis il en nomma gouverneur Agrippa d’Aubigné, dont son petit-fils, le Roi-Soleil, devait, un siècle plus tard, épouser la petite fille. D’Aubigné y passa trente années dans la retraite, occupé à écrire des vers et de l’histoire et aussi à se tailler, dans ce pays reculé, une véritable principauté que, tout-à-coup, à 70 ans, las du repos, il vendit au duc de Rohan, pour aller à Genève se remarier. Richelieu, pendant son séjour à Luçon, avait pu voir le danger de cette abbaye forteresse ; il en fit raser les retranchements, n’épargnant que des arceaux et des cloîtres désormais déserts. Après de longues années de silence, le tableau change encore. La Révolution gronde, les Vendéens se soulèvent pour défendre leur roi et leur foi, et de nouveau ces contrées ne présentent plus, pendant quelques années, que des scènes de guerre civile, que la lutte à mort de deux fanatismes.

Aujourd’hui, tous ces souvenirs sont relégués dans les lointains de l’histoire. Maillezais pleure son abbaye, son château, son évêché, mais jouit de la sécurité de notre siècle prosaïque ; c’est un chef-lieu de canton, résidence paisible, pittoresque et peu salubre d’un juge de paix, d’un percepteur et d’un brigadier de gendarmerie.

Est-ce que c.es noms, ces souvenirs n’évoquent pas devant nous toute notre histoire en images saisissantes ? Nous entrevoyons dans le lointain des siècles nos ancêtres adorant les dieux des Druides ou ceux des Romains. Nous voyons l’Église fonder sa richesse et sa puissance sur ses bienfaits, aux temps troublés et obscurs où elle représente seule et abrite dans ses cloîtres l’étude, le travail, la paix, c’est-à-dire les traditions de l’humanité et l’avenir de la civilisation ; nous assistons au déclin de son prestige quand l’instruction cesse d’être son privilège. Nous suivons dans ses phases ce régime féodal si étrange, si plein de contradictions ; la guerre règne partout, mais les seigneurs les plus arrogants s’arrêtent devant la « Trêve de Dieu » ; les lois de l’honneur permettent qu’elle soit injuste et cruelle, mais exigent qu’elle reste chevaleresque et loyale ; les royaumes et les principautés sont des héritages que se partagent les enfants du souverain ou dont dispose à son gré le caprice d’un testament ; nos rois, enfermés dans les étroites limites de l’Île de France, sont moins puissants que leurs grands vassaux. Mais Jeanne d’Arc lève l’étendard de la grande patrie française ; le xvie siècle secoue l’ancien ordre de choses ; Henri IV et Richelieu affranchissent le pouvoir royal ; et, après la dernière convulsion de la Fronde, le vieux monde féodal s’écroule sous le regard de Louis XIV, comme les arbres séculaires du duc d’Antin ! Sans doute l’histoire générale nous avait enseigné ces faits ; elle nous avait appris le nom, le caractère et les actes de tous ces personnages ; mais les hommes que nous ne connaissons que par elle restent trop souvent pour nous de vagues abstractions. Il est bon qu’une anecdote intime les rattache à un monument, à un site, à un détail personnel et précis ; ils prennent alors un corps, ils deviennent des êtres réels, et nous les jugeons, non plus avec notre réflexion indifférente, mais avec notre âme et notre cœur ! Nous les aimons ou nous les détestons !

Je vous dépeins, parce que c’est la seule que je connaisse, la joie de l’humble amateur qui recueille avec délices ces miettes de l’histoire. Tel ou tel de mes collègues saurait vous dire celle du véritable historien, du penseur qui groupe tous les petits faits, en saisit l’enchaînement mystérieux, en tire la conclusion élevée et profonde, et, ainsi que du haut d’une montagne on s’explique les détours qui semblent si capricieux d’une rivière, nous montre que le cours des événements est, comme celui des fleuves, soumis à des lois inflexibles et précises.

L’histoire est la grande consolatrice. C’est elle qui nous enseigne à envisager sans appréhension l’avenir et sans amertume le présent. Si elle nous parle des douloureuses épreuves que notre chère patrie a trop souvent traversées, elle nous rappelle que la France s’est toujours relevée glorieuse après les plus terribles revers. Si elle nous dit que de tout temps on a vu la force opprimer le droit, la persécution frapper les humbles et les justes, le crime et la duplicité s’emparer de la puissance, elle nous montre aussi les aspirations éternelles des hommes vers la justice. Elle nous répète que les idées, bien plus que la force, ont exercé l’influence prépondérante sur la marche de la civilisa­tion ; que le Christianisme, plus que les batailles de Zama ou d’Actium, a transformé le monde occidental ; que l’imprimerie, la Renaissance, la Réforme, la Révolution française ont en des conséquences plus générales, plus profondes, plus durables qu’Azincourt ou que Marengo.

L’histoire nous fait voir l’humanité s’avançant toujours, à travers les âges, vers le but marqué par les hommes de cœur qui ont un idéal et qui cherchent, au lieu de ce qui est, ce qui devrait être ; par ces rêveurs, à qui leurs rêves donnent comme une vision de l’avenir. L’esclavage, base indiscutée de la société antique, fait place au servage. Le servage, sans lequel le Moyen-Âge n’aurait pu vivre, fait place au travail libre et au prolétariat. Aujourd’hui le prolétariat est à son tour battu en brèche même par les souverains, et le jour approche où il fera place à quelque autre forme de travail, satisfaisant mieux peut-être aux exigences nouvelles de la civilisation et aux aspirations de la fraternité chrétienne.

Qu’elles sont loin de nous les guerres que se faisaient jadis de petites cités acharnées l’une contre l’autre, d’autant plus qu’elles étaient voisines : Jérusalem et Samarie, Athènes et Lacédémone, Albe et Rome ! Et les guerres entre les rois de France et les ducs de Bourgogne, entre Aragon et Castille, entre l’Angleterre et l’Ecosse, ces ennemis héréditaires et irréconciliables ! Et celles que nous avons vues ; de nos jours encore, entre des peuples qui maintenant sont frères, qui sont unis sous le même drapeau, qui seraient fiers des mêmes victoires, tristes des mêmes revers ! Nous pouvons prévoir qu’il en sera dans l’ordre politique comme dans l’ordre social ; les guerres de notre siècle entre nations Européennes paraîtront à nos descendants, comme à nous celles de nos pères, de véritables guerres civiles.

L’avenir vaudra mieux que le présent, parce que chaque jour voit s’accroître et s’enraciner dans les cœurs le respect de l’homme et le respect du droit, ces deux sentiments qui distinguent la civilisation de la barbarie. Mais le présent vaut mieux que le passé, et dans ce que l’on appelle « le bon vieux temps», il n’est pas une période qui, étudiée avec attention, ne laisse apparaître un état social inférieur à celui dont nous sommes si facilement tentés de nous plaindre aujourd’hui. Aussi la conclusion logique et consolante de toute investigation historique est-elle qu’après tout c’est encore dans notre siècle qu’il vaut mieux être né.

Voilà ce que nous dit l’histoire. Elle nous dirait peut-être encore beaucoup d’autres choses si nous continuions à l’interroger ; mais vous trouvez sans doute que je l’ai déjà fait parler trop longtemps.

Je m’arrête, et je cède la parole à ceux qui, au lieu de vous vanter ses mérites, sauront vous les montrer, et qui, pour vous la faire applaudir, n’auront qu’à vous lire quelques pages détachées de leurs œuvres.




  1. Discours prononcé à la séance publique de la Société des Études historiques le 30 avril 1890.