Le Charme de l’Histoire/04

La bibliothèque libre.
Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 69-140).

MÉMOIRES
de
DUFORT DE CHEVERNY[1]




Jean-Nicolas Dufort appartenait à une famille de robe originaire de La Gorse, dans la vicomté de Turenne, établie à Paris à la suite du duc de Bouillon, frère aîné du rival de Condé. Noble, riche, bien apparenté, à quinze ans il se trouva orphelin et à peu près émancipé. À vingt ans, après avoir hésité entre la robe, qu’aurait voulu lui imposer sa famille, et l’épée, vers laquelle l’entraînaient ses goûts, il acheta une charge d’Introducteur des Ambassadeurs, qui le mit en rapports journaliers et intimes avec la famille royale et avec le flot mobile des courtisans. Il resta treize ans à la Cour, de 1751 à 1764 ; puis, craignant que les dépenses considérables exigées par ses fonctions ne compromissent sa fortune, il saisit l’occasion de céder sa charge. Il vendit en même temps son château patrimonial de Saint-Leu, qu’il trouvait trop rapproché de Paris, et il acquit, après de longues et curieuses négociations, la terre de Cheverny, près de Blois, et la lieutenance générale du Blaisois[2].

Il mena alors la vie d’un grand seigneur de province, administrant ses biens, gouvernant ses vassaux, recevant dans son château nombreuse compagnie, organisant des comédies dont il était l’auteur et l’impresario, visitant ses voisins, faisant parfois des voyages de plaisir ou d’affaires dans des terres plus éloignées, et passant chaque année quelques mois à Paris ou à Versailles.

Avec la Révolution commence une troisième période tristement différente des deux autres. Tandis que la plupart de ses amis émigrent, Dufort se réfugie dans sa terre, au milieu des paysans dont il se regarde comme le guide et le protecteur. Il y vit seul et retiré, apprenant de loin la fuite, l’arrestation ou la mort de tous les compagnons de sa vie. Malgré le soin qu’il prend à rester obscur, il finit par être emprisonné comme les autres. Rendu à la liberté par le 9 thermidor, il rentre dans son château désert et y attend morne et triste la fin de l’orage. C’est alors que « pour occuper son imagination, pour lui seul et pour son seul plaisir », il se met à écrire ses Mémoires[3].

Il les écrit de souvenir, un peu sans ordre comme sans prétention littéraire, mais non sans finesse et sans esprit. Une mémoire merveilleusement fidèle lui rappelle toutes les scènes dont il a été témoin, toutes les anecdotes qu’il a entendues, toutes les personnes qu’il a connues pendant le cours de sa carrière si longue et si remplie. Pour chaque fait il décrit le lieu de la scène et nomme les personnages qui étaient présents ; chaque nom est accompagné d’un jugement bref et incisif ou d’une anecdote caractéristique. Tout ce qui a marqué dans la haute société parisienne pendant la seconde moitié du xviiie siècle défile successivement sous les yeux du lecteur.

Dufort n’est ni un homme politique, ni un homme de lettres ; ce n’est qu’un homme du monde. Il ne nous parle pas de la conduite des affaires diplomatiques, ni de ce personnel de littérateurs, de philosophes et de Mécènes dans lesquels nous avons pris l’habitude de résumer le xviiie siècle. Mais il nous montre la Cour et la Ville ; il nous apprend comment vivaient et ce que pensaient les membres de cette société frivole et sceptique où déjà fermentaient les idées et les sentiments qui ont abouti à la Révolution. Il ne songe pas à décrire le mouvement des esprits, mais ce qui est beaucoup plus intéressant, il le subit ; il en est le vivant témoignage, et nous trouvons dans ses Mémoires des réflexions que notre siècle démocratique ne désavouerait pas, des traits de sage modération que peut-être nous n’aurions plus le courage d’imiter.

Ainsi, quand un ami lui offre l’Ordre du Mont­-Carmel et l’Ordre de Saint-Lazare de Jérusalem, il a le bon goût de les refuser. Il décide un de ses collègues à ne pas porter l’Ordre romain du Christ, en lui disant « qu’un Ordre qu’on acquérait pour de l’argent était au-dessous d’un honnête homme. Honnête homme est sans doute pris ici, comme au xviie siècle, pour homme de bon ton et de bonne éducation. La leçon serait encore aujourd’hui bonne à entendre.

Dufort n’est pas moins sensé quand il s’agit de son nom. Au moment de sa première présentation à la Cour, un de ses parents l’engage à prendre, comme l’usage l’y autorisait alors, le titre de marquis de Saint-Leu. Il s’y refuse, « résolu, dit-il, à porter toujours le nom de son père ». Plus tard, quand la terre de Cheverny est érigée pour lui en comté, il n’accepte cette faveur qu’après avoir obtenu la permission de placer le titre de Comte avant son nom de famille, et de s’appeler Comte Dufort, « afin, dit-il, de ne pas se débaptiser », Nous trouvons dans sa famille un second trait du même genre. L’un de ses beaux-frères était Amelot, marquis de Chaillou, qui fut ministre sous Louis XVI, et dont le père avait été longtemps secrétaire d’État aux Affaires étrangères sous Louis XV. Dufort n’appelle jamais son beau-frère que« M. Amelot », réservant le nom d’Amelot de Chaillou pour son neveu, de même qu’il réserve le nom d’Amelot du Guépéan pour d’autres parents qu’il fallait distinguer du chef de la famille. Il ne fait en cela que se conformer aux intentions des Amelot, intentions bien connues d’ailleurs de leurs contemporains et auxquelles d’autres documents font allusion. On lit en effet, dans les Mémoires du duc de Luynes (I, 100), au moment où il raconte que le premier Amelot est nommé secrétaire d’Etat : « M. Amelot de Chaillou ne s’appellera plus que Amelot, ce nom, qui est le sien, étant plus connu aux Affaires étrangères ». Ainsi, il y a 150 ans, c’est en entrant aux Affaires étrangères qu’on laissait de côté un titre de Marquis ! C’est en entrant à la Cour qu’on refusait d’en prendre un ! S’il avait vécu de nos jours, Dufort aurait commencé par écrire le nom de son père en deux mots, afin d’y simuler une particule, et bientôt un titre et une couronne eussent orné ses cartes de visite.

Il est vrai que la sagesse dont nous lui faisons honneur n’était pas, sous l’ancien régime, un sacrifice d’amour-propre aussi grand que nous nous le figurons aujourd’hui. Nul n’ignorait alors qu’il existait de très vieilles et quelquefois très hautes noblesses sans particule et sans titre, et Dufort, en racontant son refus, a bien soin d’ajouter : « Qu’il n’avait sujet de rougir d’aucun de ses ancêtres, qui, s’ils n’avaient pas été illustres, avaient au moins pour eux une filiation d’aïeux assez ancienne » (I, 67). Aujourd’hui, si la noblesse n’est plus une institution, elle est encore un souvenir et une élégance, et, en dépit de nos idées devenues égalitaires, nos mœurs, plus que jamais éprises de distinctions, y attachent un fort grand prix. Seulement, nous la connaissons moins bien ; le titre et la particule, qui en étaient jadis les compagnons habituels, qui en sont maintenant le seul signe visible, presque le seul privilège, nous en paraissent la condition essentielle, et ils ont pour nous autant d’importance qu’ils en avaient peu pour nos pères. Du reste, ces deux points de vue si différents ont produit les mêmes conséquences : autrefois, dans certaines circonstances, chacun prenait le titre qui lui plaisait, et l’on sait qu’il en est à peu près de même aujourd’hui.

La hiérarchie sociale n’en était pas établie moins solidement. Mais, précisément parce que les rangs étaient assez tranchés pour que l’on n’eût pas à craindre de les voir se confondre, il y avait entre les diverses classes une familiarité qui nous étonnerait maintenant. Ainsi Dufort, l’introducteur des Ambassadeurs, le familier du Roi et des Princes, comptait parmi ses amis les plus intimes Jélyotte, le célèbre ténor, et Sedaine, qui avait commencé par être maçon et qui resta toute sa vie entrepreneur de maçonnerie. Mais Jèlyotte avait reçu une excellente éducation ; il était aimable et de bonne compagnie ; Sedaine était plein de cœur, d’esprit et de grâce ; ces qualités suffisaient pour qu’il fussent admis sur le pied d’une affectueuse égalité dans la maison de l’homme de cour. Jélyotte était également l’ami du duc de Choiseul et son hôte à Chanteloup.

Le langage de Dufort sur les grands personnages qui l’entourent, sur les courtisans, les princes, le roi lui-même, nous réserve aussi de vives surprises. La grande bienveillance qui est dans son caractère et dans ses habitudes n’est jamais en défaut ; mais il parle avec une liberté de jugement que nous attendrions d’un philosophe de l’Encyclopédie plutôt que d’un homme de Cour. « Je passais mon temps, dit-il, à des visites, à des soupers, où l’on s’entretenait de ce que le Roi et la famille royale avaient fait, ou feraient le lendemain. J’ai souvent fait la réflexion que la vie d’un courtisan assidu, je dis ceux qui veulent faire fortune sans avoir d’autres qualités, ressemble à celle d’un valet de chambre, >> enfin d’un être en servitude. J’ai vu le duc de Luynes le père, qui passait pour écrire les anecdotes de toute la Cour, le duc de Saint-Aignan, de l’Académie française, le président Hénault, Moncrif .et tant d’autres, rétrécir leur esprit par une conversation si peu variée que je ne pouvais ni m’y faire, ni m’y fixer » (T. I, p. 73).

Voilà pour les courtisans. Pour les princes, il les juge sans aveuglement comme sans prévention. Il sait discerner leurs qualités naturelles derrière les défauts qui frappent le public ; mais loin d’être ébloui par leur grandeur, c’est elle, c’est ce qu’il appelle l’« éducation de prince », qu’il présente comme la cause, en même temps que l’excuse de leurs faiblesses. De nos jours, où sans doute cette éducation est différente de ce qu’elle était jadis, la reine de Roumanie a pu écrire avec vérité : « On élève les princes à vivre avec tout le monde ; que n’élève-t-on tout le monde comme les princes ! » Dufort, au contraire, s’il veut faire l’éloge de Mme Adélaïde, fille aînée de Louis XV, dira d’elle : « Elle était raisonnable autant qu’une femme de n son rang peut l’être » (I. 182).

Il témoigne à diverses reprises une véritable affection pour deux personnages qui, dans l’histoire, ne sont rien moins que sympathiques : Louis XV et Charles de Bourbon, comte de Charolais. Mais voyons comment il les juge : « Louis XV, dans l’intimité, était le plus aimable et le meilleur de tous les hommes. Comme particulier, comme père de famille, il aurait été aimé, estimé, considéré. Il ne lui manquait que ce qui manque à tous les rois, c’est de s’assimiler aux autres hommes. Accoutumés, du moment où ils naissent, à une espèce d’adoration, je crois fermement qu’ils se regardent comme au-dessus de l’espèce humaine… Il ne mettait aucune mesure vis-à-vis des autres, par défaut d’éducation » (I. 320). Quand le roi parle des affaires d’État comme si c’était un autre qui gouvernât (I. 228) ; quand il donne une de ces preuves d’égoïsme ou de brutalité qui nous révoltent ; par exemple, quand il s’amuse à mettre ses deux talons sur les pieds d’un goutteux en lui demandant si c’est là qu’il a la goutte (I. 320), ou quand, à son petit lever, voyant un courtisan foudroyé par une apoplexie rouler sur le parquet, sa perruque loin de lui, il s’écrie : « D’Argenson ! M. du Chayla vient de quitter sa perruque ! » (I. 173), le jugement de Dufort est toujours le même : « Grand tort d’une mauvaise éducation, car personnellement il était le plus excellent des hommes, quelques choses que les malveillants aient pu dire » (I. 228).

Quant au Comte de Charolais, ce maniaque brutal et grossier qui un jour, pour s’amuser, tira un coup de fusil à un couvreur sur un toit, voici ce que dit de lui notre auteur : « L’âge où je l’ai connu me l’a fait voir comme un homme de tête et fort raisonnable, mais sujet à l’humeur, comme un prince mal élevé » (I. 110). — « Ôtez son éducation de prince, c’était un homme de grand sens et de mérite à tous égards. La justice était dans son cœur, et du moment qu’on rendait au prince du sang ce qu’il croyait lui être dû, il était le plus juste des humains » (I. 113).

Que l’on remarque ces derniers mots. Ils expliquent peut-être certains traits de cette époque où la plupart des grands pouvaient, dans leur conscience, éprouver, à des degrés divers, les mêmes sentiments que le Comte de Charolais ; ils expliquent certainement quelques-unes des excentricités de ce personnage qui, vivant en dehors des devoirs de son rang, devait être irrité contre l’ordre qu’il méconnaissait, et devait tenir plus âprement, parce qu’il pouvait toujours craindre qu’on ne fût tenté de les lui refuser, aux prérogatives auxquelles il avait droit par sa naissance sans en être digne par sa conduite. Dufort raconte à cet égard une anecdote assez plaisante dont il fut témoin. Il paraît que M. de Kaunitz se souciait peu de faire à ce prince déclassé la visite officielle que, comme ambassadeur, il devait à tous les princes du sang. Un jour pourtant le Comte de Charolais obtint que la visite enfin lui fût faite. « C’était, dit Dufort, à Fontainebleau, pendant un voyage de la Cour. Chacun était logé là, dans de petites maisons, avec des porte-cochères, des escaliers étroits et le reste à l’avenant ; tout dut pourtant se passer avec le même cérémonial que dans un palais. La visite reçue, le prince dut la rendre. Je montai avec lui et Dumonan, son gentilhomme, dans sa voiture, qui avait l’air d’un carrosse de remise et était tout en cuir. Le prince me dit en chemin que if. de Kaunitz le portait bien haut, qu’il savait l’étiquette comme lui, et se mit à chicaner sur un pas de plus ou de moins… Nous arrivons ; la visite se passe à merveille, la reconduite de même. L’ambassadeur doit descendre jusqu’au bas de l’escalier et voir partir le prince, comme le prince l’avait fait pour lui. La voiture avance difficilement sous la porte ; les rosses qui la conduisent serrent le bas de l’escalier ; tout cela prend cinq minutes. Le prince monte pesamment ; je monte après lui et me mets à côté ; Dumonan de même sur le devant. M. de Kaunitz comptant la chose finie, remonte l’escalier avec son cortège ; mais les chevaux résistent, et voilà le prince sortant à mi-corps de sa voiture qui crie : « Monsieur l’Ambassadeur, ce n’est pas là votre place et vous devez me voir partir. » — L’ambassadeur fait volte-face sans dire un mot, et revient à son poste. Enfin la voiture roule et nous partons. Voilà le Comte de Charolais qui me prend » la cuisse à me faire crier, et me dit en riant : Voilà comme il faut mener les gens qui font les insolents. Ce n’est pas pour l’exactitude du cérémonial ; c’est pour lui apprendre que nous ne sommes pas ses égaux » (I. 111).

L’ordre social reposait alors sur la hiérarchie, c’est-à-dire sur l’inégalité, et c’était par l’étiquette que chacun, prince, ambassadeur, ou simple courtisan, obtenait qu’on lui rendit ce qu’il croyait être dû à son rang. Aussi chacun prétendait-il l’observer, et exigeait-il qu’elle fût respectée à son égard. Mais sous ce rapport aussi l’on voyait se manifester cette contradiction bizarre entre les usages, qui subsistaient tels que les avait légués le siècle précédent, et les idées, qui, ouvertes par l’esprit de discussion, jugeaient fort librement ces usages. Cette contradiction, quand elle se répand dans une société, est un fâcheux symptôme ; elle présage une dislocation prochaine ; c’est la débâcle des glaces qui commence. On était las de l’étiquette, on en riait tout bas. Dufort qui, par ses fonctions, avait la mission particulière de l’appliquer, se plaît souvent à faire ressortir ce qu’elle a de puéril. Ainsi, après avoir décrit avec des détails fort curieux la réception solennelle du comte de Kaunitz, cérémonie fastueuse qui eut presque le caractère d’une fête publique, qui mit en mouvement toute la population de Paris, et dont les réceptions actuelles des Ambassadeurs par le chef de l’État ne peuvent nous donner une idée, il termine son récit par ces mots : « Si ces fonctions (celles d’Introducteur des Ambassadeurs) sont magnifiques, elles ne roulent que sur des misères d’étiquette, plus faites pour rétrécir l’esprit que pour l’alimenter » (I. 85).

En 1760, Dufort et le cormte de Charolais n’étaient pas les seuls à rire de l’étiquette ou à la maudire. Toute la famille royale en était, aussi bien que les courtisans, l’esclave résignée, mais ennuyée. Un jour, une dame de semaine auprès de Mme Adélaïde se plaignit de s’habiller et de se déshabiller quatre fois par jour et de n’avoir pas un quart d’heure de liberté ! « Madame, lui répondit la pauvre princesse, vous en êtes quitte pour vous reposer une semaine ; mais moi qui fais ce service toute l’année, permettez que je garde ma pitié pour moi-même » (I. p. 104).

Le personnage à qui l’étiquette pesait le plus était encore le Roi, et peut-être le désir de se reposer de la contrainte qu’elle lui imposait ne fut-elle pas sans influence sur les premières irrégularités de sa conduite. « Il aimait le particulier par goût, dit Dufort, et il sentait que sa place exigeait le contraire. De sorte que dès qu’il pouvait se dérober à la représentation, il descendait chez Mme de Pompadour par un escalier dérobé et y déposait le caractère de Roi» (I. 319). Quelle expression imprévue, sa place, pour parler du trône ! Bossuet et Racine l’eussent-ils employée ?

Déposer le caractère royal et recouvrer, sous le voile de l’incognito, la faculté de circuler librement, de parler et d’entendre, a été le rêve de bien des souverains, qu’ils se nommassent Haroun-al-Raschid ou Henry IV, ou Pierre-le-Grand, ou Marie-Antoinette. Mais ce rêve était difficile à réaliser à une époque où l’on n’avait pas encore l’habitude de rencontrer, habillés d’un veston et mêlés à la foule, les princes les plus résolus à faire respecter leur majesté, lorsqu’ils sont en représentation.

Le récit fort intéressant de l’attentat de Damiens nous montre les exigences de l’étiquette, le besoin qu’éprouvait le roi de s’en affranchir et le soulagement qu’il ressentait lorsqu’il y échappait un instant.

Louis XV avait conservé le souvenir des témoignages d’affection populaire qui l’avaient étonné et charmé lorsqu’il avait été malade à Metz. Il s’était écrié alors : « Que leur ai-je donc fait pour qu’ils m’aiment ainsi ? » Quelques années à peine s’étaient écoulées et voilà qu’un fou le frappe dans sa voiture, d’un coup de canif ! Soit par la crainte que l’arme fût empoisonnée, soit par l’appréhension de voir sa vie désormais sans cesse menacée, le roi tomba dans une stupeur profonde. « Il resta plus d’une semaine au lit, dans sa vraie chambre à coucher, dit Dufort, enfermé entre ses quatre rideaux, n’ouvrant la bouche que pour demander des choses indifférentes », et ce ne fut pas seulement pour sa petite blessure qu’il fallut le soigner.

« C’est une grande cérémonie, raconte à cette occasion notre auteur, que le bouillon qu’on donne à un roi malade. Toutes les trois heures, il arrive à l’heure dite ; il est déposé sur la table de marbre, gardé par le maître d’hôtel, goûté par l’échanson et le médecin. L’huissier annonce le bouillon du roi ; on ouvre la porte de la chambre ; ceux qui sont dans le cabinet le suivent ; le premier médecin, le premier gentilhomme se trouvent dans la chambre. Nous suivîmes ; le roi était couché dans ses doubles rideaux, la chambre fort éclairée le lit fort noir. Nous ne vîmes que son bras qu’il avança ; il n’ouvrit pas la bouche, et l’huissier de dire : « Messieurs, retirez-vous… »

…« La première fois que nous pûmes le voir, cette superbe tête d’homme jeta sur nous un regard de chagrin ; il semblait qu’il voulût dire : « Regardez votre roi qu’un misérable a voulu assassiner, et qui est le plus malheureux de son royaume » (I. 181, 184).

Plus tard l’étiquette exigea que le roi reçût les ambassadeurs, pour se montrer à eux. « Tout le corps diplomatique s’y trouva ; le roi ne fit aucune question ; tout le monde garda un profond silence : aucune présentation n’eut lieu. Les ambassadeurs eurent le temps de le contempler ; un signe de tête annonça qu’ils étaient congédiés » (I. 186).

Autour de ce malheureux malade, sans consolations, sans confident, livré à ses seules pensées, s’agitaient mille intrigues de Cour sur lesquelles il est inutile d’insister ; beaucoup d’autres que Dufort les ont racontées.

Quand le roi commença à se lever, il parut dans son cabinet, mais toujours morne et silencieux, choisissant le temps où il y avait le moins de monde ».

Sa réclusion ne cessa que deux ou trois semaines après l’attentat, à la suite d’une scène singulière et caractéristique qui mérite d’être entièrement reproduite :

« Enfin un jour, il était près de deux heures et le cabinet presque vide, tous ayant pris congé… Le roi avait sa robe de chambre, son bonnet de nuit, et à la main une canne sur laquelle il s’appuyait légèrement. Tantôt il regardait par la fenêtre, tantôt il s’arrêtait et rêvait. Le Dauphin, à qui le roi ne faisait pas signe de s’en aller, causait avec le marquis du Muy ; la Dauphine n’osait prendre congé. Enfin, le roi, sûr que tout le monde est à dîner, fait le signal du départ à la Dauphine, qui s’avance, le salue à l’ordinaire et s’en va. Elle était accompagnée de plusieurs dames, entre autres de la duchesse de Brancas, surnommée, à cause de sa taille, la grande ; le roi qui la connaissait particulièrement parce qu’elle allait souvent chez la marquise, lui dit : « Restez un moment » — Le Dauphin regarde. — Le roi dit à Mme de Brancas : « Donnes-moi votre mantelet ». Elle le détache et le lui donne ; il le place sur ses épaules, fait un tour dans le cabinet sans rien dire, après l’avoir saluée, et s’en va. Il s’achemine à l’instant du côté de l’intérieur. Le Dauphin, accoutumé à le suivre, s’avance. Il n’est pas à moitié de la pièce que le roi se retourne et lui dit : « Ne me suivez pas ». Nous voyons la manœuvre et entendons le propos. Le Dauphin obéit et se rendit à l’instant chez lui pour dîner.

« Fontanieu et Champcenetz se dirent : « La chose est trop intéressante pour dîner » ; j’en dis autant. M. de Maillebois arrive ; on lui conte tout, et nous voilà tous les quatre à attendre. Le roi revient entre les trois et quatre heures. — Au lieu d’un regard triste et sévère, son air était calme, son regard agréable ; il avait le sourire sur les lèvres et causait sans humeur. Il nous adressa la parole à tous, fit des plaisanteries sur le mantelet dont il s’était· affublé, et nous quitta en disant qu’il allait diner, et qu’il nous exhortait à en faire autant. Il rentra ; nous n’eûmes pas de peine à deviner qu’il avait été faire une visite à Mme de Pompadour. Une seule conversation d’une amie, intéressée à sa conservation plus que personne du royaume, avait guéri son esprit plus malade que tout le reste» (I. p. 187 et 188).

Ce fut donc à l’influence morale de sa maîtresse que, dans cette circonstance, Louis XV dût le rétablissement de sa santé.

Il paraît qu’à d’autres points de vue encore il était utile au bien de l’État que le roi eût une maîtresse. Après la mort de la Pompadour[4], la grande préoccupation de la Cour fut de savoir qui lui succéderait ; l’idée qu’elle ne serait pas remplacée ne venait à l’esprit de personne, et ce n’était pas aux plaisirs du roi que l’on pensait, mais au fonctionnement de la machine gouvernementale. « Chacun sentait, dit Dufort, qu’il était impossible qu’il n’y eût pas un intermédiaire entre le pouvoir suprême et les ministres. Une femme accorte, adroite, faisait parvenir plus facilement les réclamations, et souvent rendait service » (I. 320). Dans cette société singulière, la maîtresse du roi était devenue un rouage indispensable, presque une institution de l’État. Les ministres reconnaissaient officiellement son autorité. Avant que sa haute faveur ne fût ouvertement affichée, Mme de Pompadour avait demandé pour son mari une place de fermier-général. Orry, contrôleur général, la lui refusait. « Monsieur, finit-elle par lui dire, je serai obligée de vous faire demander la place par quelqu’un à qui vous ne pourrez la refuser ». — M. Orry la reconduisit quelques pas et, en la quittant, lui dit avec humeur : « Madame, si vous êtes ce qu’on dit, j’obéirai, mais si vous ne l’êtes pas, vous n’obtiendrez rien ». — Il paya le compliment de sa place, ajoute Dufort, aussitôt qu’elle fut reconnue maîtresse du roi (I. 190).

Les ambassadeurs, comme les ministres, s’inclinaient devant cette puissance. Le jour de sa réception officielle, Kaunitz n’eut garde de quitter Versailles avant d’avoir présenté ses hommages à Mme de Pompadour. Elle lui avait fait exprimer par Dufort son désir de le recevoir. Il se rendit chez elle avec ses cavaliers d’ambassade et avec l’introducteur des ambassadeurs, aussitôt après avoir été reçu par le roi, la reine et les princes du sang. Le cérémonial fut exactement le même. « Il entra seul avec moi, raconte Dufort. Il y avait trois sièges ; elle s’assit et nous nous assîmes. Après une conversation qui eut l’air d’une visite amicale, il se leva et pria Mme la Marquise de lui permettre de lui présenter les cavaliers. Ils entrèrent ; on se tint debout ; la conversation devint générale, et après un quart d’heure, nous partîmes » (I. 84).

Quant aux courtisans, ils étaient aux pieds de la favorite du jour, qu’elle s’appelât Pompadour ou Du Barry. La charmante Mme de Choiseul elle-même, si sympathique et si digne de respect, qui sut rester sage dans cette cour corrompue, s’était liée d’une étroite amitié avec Mme de Pompadour. Après la mort de la marquise, elle crut devoir demander qu’on lui donnât, en souvenir de celle qu’on voulait bien appeler son amie, un petit chien favori. Ne regrettons pas cette faiblesse, car la réponse de Marigny, frère et héritier de la Pompadour, est aussi un curieux trait de mœurs. Il envoya le chien à Mme de Choiseul, mais il garda le collier, qui était en argent massif. (I. 313).

La Du Barry eut sa cour, comme Mme de Pompadour avait eu la sienne. Chaque matin on conduisait chez elle le jeune Condé, dont on achevait alors l’éducation. »

Dufort raconte avec indifférence, sans en paraître étonné, sans les juger, les traits les plus frappants de cet étrange affaissement moral qui avait envahi la société tout entière. Le goût lui-même, symptôme toujours caractéristique de l’état moral d’une société, était bizarre. "Tous les ornements étaient baroques. Rien n’était d’aplomb, pas même les armes gravées soit sur la vaisselle, soit sur les cachets, soit sur les voitures" (I. 117). Là, comme partout, on se plaisait à être dans le faux ; la mode l’exigeait !

Un scepticisme général avait ébranlé toutes les bases sur lesquelles reposait l’ancienne société ; on ne croyait plus ni à la Royauté, ni à l’Église, ni à la Noblesse, ni au Parlement. Il semblait que chacun jouât un rôle et le jouât sans conviction. C’était par habitude ou par calcul, c’est-à-dire par faiblesse ou par égoïsme, que chacun faisait encore son métier de roi, de prince ou de courtisan. Ce n’était plus, comme sous Louis XIV, par respect pour la majesté royale ; c’était moins encore par ce sentiment plus ancien qui jadis commandait aux grands de faire un noble usage du pouvoir qui leur avait été départi sur les autres hommes. Même quand la formule féodale disait durement : « Entre toi, vilain, et ton seigneur, il n’y a point de juge », elle ajoutait : « Fors Dieu ! » Ce Dieu et ses commandements pouvaient être mal compris ; cependant les puissants de la terre étaient avertis qu’ils devaient porter leurs regards au-delà du temps présent ; à défaut de nos idées modernes, de ce respect de l’homme que nous appelons humanité, ils avaient le respect de leur nom, de leur race, et ils savaient qu’un jour Dieu leur demanderait compte de leurs actes. Plus tard, un autre idéal a succédé à celui de ces anciens âges ; l’amour de la patrie a inspiré à son tour le dévouement et le sacrifice. Mais sous Louis XV, il n’y avait pas de croyance, c’est-à-dire pas de mobile et pas de frein. Le roi lui-même était le premier à donner l’exemple de la plus cynique indifférence pour la chose publique, d’un égoïsme plus révoltant peut-être encore que ses débauches. Il en était d’ailleurs le premier puni. Il n’aimait personne, mais il savait que personne ne l’aimait, excepté son chien. (I. 125). Tant qu’il était debout, il voyait les courtisans adorer platement ses moins respectables caprices ; puis, par un retour soudain, il sentait cruellement combien son prestige était fragile. Nous avons dit sa stupeur après l’attentat de Damiens ; ce fut pis encore quand il fut atteint à Versailles de la petite-vérole qui devait l’emporter. « Quelle triste condition qu’un roi mourant !… C’était une infection jusque dans l’œil-de-bœuf. Je me contentai, dit Dufort, de demander La Borde, premier valet de chambre de service, mon ami d’enfance… La Borde me conta qu’il l’avait appelé d’une voix ferme, l’avait fait approcher, avait regardé s’il était seul avec lui, et il lui avait dit : « Et Mme Du Barry, où est-elle ? » La Borde avait répondu : « Sire, elle est partie ce matin. » Qu’alors le roi avait dit : « Quoi ! déjà ! » La Borde s’était aperçu qu’il lui sortait deux grosses larmes ; puis le roi s’était renfoncé dans son lit, sans plus ouvrir la bouche » (I. 401).

Dés les premières années du nouveau règne, Dufort voit le danger et déplore la marche des évènements. Seulement, s’il sait pressentir les approches d’une crise redoutable, il ne sait pas en discerner les véritables causes. Cédant à la tentation ordinaire de quiconque juge les évènements contemporains, il en cherche la raison dans le caractère ou dans l’imprudence de tel ou tel personnage. Attribuer la Révolution à la faiblesse de Louis XVI ou à l’incapacité de Maurepas est certes plus facile que de reconnaître la faute universelle dont on est soi-même le complice inconscient. Frivoles, égoïstes, sans mœurs, sans foi, les hautes classes, qui jusqu’alors avaient seules dirigé la société, étaient fatalement condamnées à perdre un rôle dont elles avaient cessé d’être dignes.

Cependant, au moment où apparaissent, vagues encore, les premiers signes de la tourmente, la noblesse conserve, par la force d’une longue habitude, son prestige traditionnel. Vers elle se tournent les regards de la foule qui désire des réformes et qui, pour les préciser et les obtenir, cherche instinctivement des guides. Les habitants du Blaisois ne semblent pas imaginer qu’ils puissent se passer de Dufort. On l’appelle, on lui demande conseil ; son nom est mis en avant dans toutes les assemblées électorales et, comme il se dérobe aux suffrages des électeurs, on le prie de désigner les candidats. La plupart des personnages qui, comme lui, avaient joué un rôle sous le régime précédent, se contentent de regarder avec un étonnement railleur les inconnus sur lesquels commence à se porter l’attention. Bientôt, punis de leur abstention, ils s’aperçoivent avec effroi qu’ils sont complètement oubliés, et que les nouveaux venus restent seuls sur la scène. Désormais, devant l’abdication de la classe jusque-là dirigeante, l’avenir de la monarchie, les destinées de la France, le salut même de l’ordre social dépendent de ces hommes qui, hier encore, n’étaient rien et qu’aucune expérience des affaires n’a préparés à gouverner le pays. N’ayant pratiqué que les livres et les théories, ils n’apportent au pouvoir que des passions et des rêves. Bientôt ces nouveaux venus seront dépassés par d’autres rêves et d’autres passions ; assaillis, pilotes naïfs et inhabiles, par une tempête qu’ils n’ont pas su prévenir et qu’ils ne sauront pas dominer, ils livreront la patrie aux caprices aveugles de la foule inconsciente et désordonnée.

Dufort et ses deux beaux-frères adoptèrent à ce moment redoutable des lignes de conduite différentes ; aucun d’eux n’eut à se féliciter de celle qu’il choisit.

Amelot, ancien ministre de Louis XV, émigra. Ses biens furent confisqués. Son fils aîné fut emprisonné comme parent d’émigrés, et vit deux fois, à la Conciergerie, ses geôliers creuser devant lui la fosse qui lui était destinée. Quand Amelot rentra de l’étranger, sous le Directoire, il était tombé en enfance et ruiné.

Salaberry, le second beau-frère, ancien président de la Chambre des Comptes de Paris, était ardent et enthousiaste ; « toute sa vie, dit Dufort, il avait mal digéré les phrases alambiquées de Diderot, Rousseau et Voltaire » (II. 75). Il se lança dans le mouvement, se fit élire officier municipal à Blois, puis juge de paix, courut les clubs et les assemblées populaires pour préconiser les idées nouvelles. Bientôt, s’apercevant qu’on allait plus loin qu’il ne l’aurait voulu, il se mit en travers du torrent, perdit aussitôt sa popularité et fut guillotiné.

Dufort n’imita ni l’un ni l’autre. Plus calme et plus sensé que Salaberry, il ne se jeta pas dans la mêlée. Moins compromis qu’Amelot, il refusa d’émigrer. Dès le 8 octobre, quelques-uns de ses amis, effrayés par le récit des violences populaires, s’étaient enfuis en Suisse, et le pressaient de venir les rejoindre. « Nous nous consultons, dit-il ; nous avons une grande possession à surveiller, des enfants à ne pas abandonner. Nous voyons du premier coup d’œil que quitter son pays au moment où il est en danger est une mauvaise condition… Le devoir est de rester attachés à la patrie et de contribuer, selon ses faibles moyens, à rétablir l’ordre » (II. 87).

À partir de ce jour, Dufort se trace un plan qu’il définit ainsi : « Se conserver, lui et les siens, par une nullité absolue " (II. 128). Il ne s’abstient pas cependant des devoirs que lui impose sa situation ; peut-être d’ailleurs n’aurait-il pu s’en affranchir complètement sans se compromettre davantage. En 1789, il refuse d’être député aux États-Généraux, mais il est présenté au club des Jacobins par Beauharnais, et il se laisse nommer commandant de la Garde nationale, quoique son âge et ses rhumatismes ne lui permissent plus de monter à cheval. Il assiste en cette qualité, le 14 juillet 1792, à la fête de la Fédération à Blois, et avec une surprise railleuse, mais sans indignation hautaine, il reconnaît parmi ses collègues et il voit prendre place à côté de lui, au banquet officiel, le maître d’hôtel de son beau-frère Amelot. Sous le Directoire, fidèle à son système de toujours prêter son concours à l’autorité pour maintenir l’ordre et rétablir la paix sociale, il compose des discours moraux destinés à être lus dans les fêtes décadaires. Membre du club de Blois, il insiste pour créer des clubs à Cour et à Cellettes, et il les préside. Mais il n’a guère à se féliciter des efforts auxquels l’entraîne sa bonne volonté. Les doctrines qu’il entend prêcher lui font horreur ; il évite de retourner aux séances et son absence y est remarquée. Le club de Blois prononce son exclusion « d’une voix unanime », et envoie au club de Cour des délégués qui intimident les paysans par leurs motions sanguinaires, et l’obligent à se retirer (II. 163 et 164).

Tous les postes alors étaient électifs : députés, officiers municipaux, juges, évêques, curés. Dufort nous fait assister à plusieurs élections. Elles ont un caractère commun : l’assemblée électorale, « rendez-vous des songe-creux » (11. BO) et des ambitieux, est tumultueuse et devient le théâtre de mille cabales ». Les électeurs, peu préparés à l’exercice de leurs nouveaux droits, donnent leurs voix à l’intrigue qui les trompe, à la violence qui les effraie, ou à la médiocrité qui ne leur inspire pas d’ombrage. Lors des élections aux États-Généraux, les trois premiers élus de la noblesse à Blois sont : Beauharnais, Phélines et Turpin. Beauharnais, peu connu dans la ville, où il n’excitait aucune envie… et ne choquait personne » ; Phélines, peu connu, arrivé par hasard la veille de l’assemblée, y était resté on ne sait pourquoi » … « Le » choix tomba sur eux, ajoute Dufort, comme on fait dans le Conclave, pour mettre d’accord tous les partis ». Quant à Turpin, lieutenant-criminel, on peut juger son caractère par ces mots : « Homme sage et fin, qui sut se conserver intact dans cette révolution, sans choquer ouvertement la folie du temps » (II. 80 et 81).

Les élections ecclésiastiques offrent le plus affligeant spectacle. De deux maux choisissant le moindre, Dufort approuve les prêtres qui, pour conserver leur ministère, prêtent le serment exigé par la Constitution civile du clergé ; mais il déplore les courbettes électorales, les promesses basses qui compromettent la dignité des curés devant leurs paroissiens devenus leurs électeurs. N’ayant pu obtenir que son ami, M. de Thémines, évêque de Blois, prêtât serment et devînt éligible, il vote, sous l’inspiration de Beauharnais, pour l’abbé Grégoire, qu’on lui dit être de mœurs pures, instruit et zélé pour la religion. Et Grégoire, à peine élu, appelle dans le diocèse et nomme vicaire général l’ignoble capucin Chabot, que les électeurs, terrifiés par les plus violents d’entre eux, élisent député. Un autre vicaire général, Rochejean, devient l’un des présidents du club de Blois ; Dufort le retrouve deux ans après en prison, inculpé de malversations à l’évêché. Un troisième, Dupont, avait été le concurrent de Grégoire au siège épiscopal. N’ayant pu se faire élire évêque, il s’était contenté provisoirement d’un poste de vicaire général ; nous le voyons bientôt administrateur du département ; toute place lui est bonne, pourvu qu’il ne soit plus un simple chanoine. Un autre ecclésiastique, Thibault, curé de Souppes, se voue décidément à la politique. Il est successivement constituant, évêque constitutionnel du Cantal, conventionnel, député aux Cinq-Cents, et plus tard membre du Tribunat. Exclu du Corps législatif par le premier tirage au sort, il cherche provisoirement une autre position, et en 1798 il est trésorier général de Loir-et-Cher, avouant, dit Dufort, que depuis deux ans il est à sa dix-septième place (II. 375).

Dufort raconte qu’un jour, se trouvant à Blois, il avait déjeûné avec Salaberry à une auberge appelée la Galère. « Je savais que Chabot dînait à cette auberge avec des clubistes. En entrant, je vis un superbe domestique vêtu en courrier ; il avait l’air de quelque valet de pied de prince. Une diligence[5] des plus élégantes était sous une remise. Dans sa chambre, on voyait, tout ouvert, un nécessaire magnifique. Nous nous enfermâmes dans une autre et nous entendîmes leurs orgies. Chabot chanta ; il nous parut qu’il avait une jolie voix ; on faisait chorus. Ces chansons auraient offensé les oreilles les moins chastes. Après dîner, à travers les fenêtres et les rideaux fermés, nous les regardâmes sortir sur la levée. Chabot parut ; pour moi qui ne l’avais jamais vu qu’en soutane grasse, je ne l’aurais pas reconnu : petit, mais bien fait, il avait les bottines les plus élégantes, une culotte de soie, une veste d’étoffe rouge brodée en bordure, un frac brun, une cravate blanche et bordée, une demi-coiffure négligée, quoique poudrée, et un bonnet rouge brodé, en forme de bonnet de police, sur l’oreille. Il cabriolait sur le quai, appelait ses convives par leurs noms, les prenait par dessous le bras et leur disait des choses fort plaisantes, car ils riaient par écho. Cette horde s’achemina gaiement vers la Société[6] » (II. 179 et 180).

Immédiatement après ce passage, qui fait involontairement penser à certaine dépêche recommandant aux amis du gouvernement, pendant l’invasion de 1870, d’être gais, Dufort, sans transition, sans réflexion, écrit ces lignes : « Lorsque je me rappelle que, simple particulier, isolé chez moi à la campagne, je n’ai pas eu dans cinq ans de révolution un seul jour où je n’aie été tourmenté, soit par le récit vrai des plus tristes évènements, soit par des inquiétudes fondées ; qu’il en a été ainsi par toute la France ; que ce département même a été un des moins éprouvés, si l’on veut le comparer aux autres, je certifie qu’un homme qui vit dans un temps de révolution vit plus de cent ans en cinq. Les peines d’esprit amènent une agitation continuelle, qui finit par donner une stupeur, un ennui de la vie qui ne peuvent s’exprimer. »

Nous venons de faire connaissance avec le costume de l’ex-capucin Chabot ; voici maintenant celui de Grégoire, son évêque : « un chapeau rond et très haut, une cocarde nationale, une énorme cravate, une redingote noisette, une veste rouge, une culotte noire et des bottines » (II. 145).

À mesure que les évènements se pressent, il devient, sinon plus facile, du moins plus nécessaire de se faire oublier. Dufort finit par s’enfermer à Cheverny. « Nous nous bornions à notre enceinte, sans, pendant plus de six mois, avoir voulu sortir même une fois dans le village ; nous ne pouvions n savoir des nouvelles de ce qui se passait pour les arrestations que par des tiers, n’écrivant et ne recevant aucune lettre » (II. 177). Toutes les lettres en effet étaient décachetées et devenaient un danger pour celui qui les écrivait et pour celui à qui elles étaient adressées (II. 145 et 148) ; un vieux domestique, resté fidèle comme tant d’autres qui à cette époque furent les protecteurs de leurs maîtres[7], allait à pied chercher à Blois des nouvelles et des journaux. C’est ainsi que l’on apprenait la fuite, l’arrestation ou la mort d’un parent, d’un personnage de la cour, du roi. Plus de visites d’amis ou de voisins. Deux fois des hôtes, qui avaient cherché refuge à Cheverny, y sont arrêtés et sont menés en prison ou à l’échafaud.

Puis viennent les réquisitions et les visites domiciliaires. Un décret ordonne que tous les titres féodaux seront brûlés. La municipalité s’empresse de faire une perquisition à Cheverny. Elle enlève du chartrier tous les parchernins qu’elle y découvre, et en fait un auto-da-fé sur la place de Cour un jour de décade. « Nous prîmes alors le parti de nous assembler dans le salon et de couper les parchemins qui restaient, pour en faire de la colle » (II. 163).

Un autre décret prescrit de désarmer les ci-devant nobles, les ci-devant seigneurs, leurs agents et domestiques. (26 rnars 1793). On réquisitionne le foin, la paille, l’avoine, les voitures, les chevaux, la toile, le chanvre, le drap, les vêtements, l’argenterie, les objets d’église, les cendres, les cochons. Ce dernier coup fut le plus sensible aux paysans ; tous s’empressèrent de tuer leur cochon et de le saler, pour n’avoir pas à le livrer. Chacune de ces mesures est le prétexte de vexations, de déprédations, de visites domiciliaires, qui devaient être aussi pénibles à subir qu’elles ont été plaisantes à raconter.

Dufort se soumet toujours. Il lutte cependant pour défendre son château, et dans sa lutte il est soutenu par toute la province, qui était fière de ce monument et qui trouvait fort mauvais qu’on prétendit le détruire ou le mutiler. Il parvient à sauver une ancienne cloche, des lanternes de plomb, des grilles de fer, que, sans égard pour leur cachet artistique, le vandalisme révolutionnaire prétendait envoyer à la fonderie. Il sauve aussi les statues d’empereurs romains qui décorent le parc, en expliquant que ce sont des philosophes grecs sans-culottes. En somme, les armoiries sculptées et les parchemins furent seuls détruits.

Mais la possession d’une demeure seigneuriale était par elle-même un danger. Jadis le Romain proscrit par Marius avait pu s’écrier en mourant : « Ô ma villa d’Albe, c’est toi qui m’as perdu » ! Les révolutions sont toutes les mêmes, et quelques mois après la Terreur un représentant en mission qui connaissait bien ses contemporains, arrivant en visite à Cheverny, dit avec surprise à Dufort : « Comment ! ceci est à vous et vous vivez encore ! » (II. 253). Si Dufort vivait encore, c’était par hasard ; Hézine, le procureur du district, avait déclaré un jour que « ce château était trop beau et qu’il l’offusquerait jusqu’à ce qu’il fût à la Nation » (II. 201). Bientôt une dénonciation, dont Dufort ne connut la teneur que longtemps après sa sortie de prison, le signala au Comité de Salut public comme « habitant son château où les insignes féodaux existaient encore », et comme « parent d’émigrés et d’hommes poursuivis par les lois » (II. 239).

L’ordre d’arrestation arrive de Paris et est apporté cacheté à un sans-culotte de Cour. Celui-ci croit d’abord que c’est lui qu’on vient arrêter et il commence par trembler. Puis, rassuré et radieux, il accourt chez le seigneur, se fait ouvrir toutes les armoires, sons prétexte de mettre les scellés, se plaint d’y voir trop peu de linge, et s’écrie : « S’il est caché, nous saurons bien le retrouver ! » (II. 203). Puis il prie Dufort de rédiger le procès-verbal, qu’il est incapable de rédiger lui-même.

Dufort était averti depuis plusieurs jours, mis il n’avait pas voulu fuir. « Je m’étais préparé une retraite où j’aurais pu vivre déguisé ; je dédaigne de m’en servir. La vie d’un proscrit qui se cache est pire que la mort » (II. 201). Pour quitter Cheverny, comme pour entrer en prison, il devance l’heure qui lui est fixée, tant l’incertitude lui est cruelle. Il part avec sa femme, dans sa berline : à quatre chevaux et deux postillons, suivi de loin, comme au temps de ses grandeurs, par les gendarmes respectueux. « Quand nous passâmes dans les deux bourgs, écrit-il, tous pleuraient ou se cachaient ; pas une personne dans les rues ; toutes les portes et les fenêtres étaient fermées, comme en pleine nuit… Sur le quai de Blois tous les passants me regardaient avec une espèce de terreur, et les personnes de ma connaissance s’enfuyaient. Nous arrivâmes chez nous comme si la rue avait été déserte " (II. 204).

Sous ce régime qui avait prétendu inaugurer la liberté, les arrestations étaient si nombreuses que les prisons du temps des tyrans étaient devenues insuffisantes ; on y suppléait par les couvents, d’où leurs hôtes volontaires avaient été chassés, toujours au nom de la liberté. Blois avait adopté pour lieu de détention un ancien couvent de Carmélites ; c’est là que Dufort fut incarcéré. Plus de 80 personnes y étaient détenues, « depuis le mendiant et les sujets punis par la police correctionnelle » (II. 236), jusqu’aux aristocrates et aux sans-culottes devenus suspects aux autorités du jour.

Dufort eut pour logement l’ancienne cuisine des religieuses. C’était une grande pièce carrelée et vide. Il s’empressa d’y faire apporter des meubles ; son lit, « auquel il était habitué… un grand buffet noir « qui fut fort utile », etc. La porte fermait mal ; il fit appeler un serrurier et fit poser, à ses frais, une triple serrure. Il était servi là par ses gens, qu’il fallait appeler aides, et non domestiques ; ceux-ci avaient la permission d’entrer et de sortir librement ; ils venaient trois fois par jour, aux heures qu’il avait fixées, lui apporter ses repas. Les parents des détenus avaient aussi leurs entrées ; la femme de Dufort venait le voir tous les jours ; un autre prisonnier, M. de Lagrange, avait auprès de lui sa sœur, « qui, quoique libre, ne le quittait jamais ». On se réunissait pour dîner et pour passer la journée en commun. La chambre de Dufort étant la plus commode fut adoptée par tous ; elle servit de salon, de salle à manger. On passait son temps à causer, à faire sa partie, à jouer du violon, à lire les gazettes. « Avec un peu de prestige (Dufort veut dire sans doute avec un peu d’imagination), on pouvait se figurer être à la suite de la Cour, dans les voyages de Compiègne ou de Fontainebleau » (II. 227).

Le marquis de Rancogne, ami et voisin de campagne de Dufort, avait été dénoncé et arrêté en même temps que lui sous prétexte que sa mère, octogénaire en enfance, était « aristocrate et fanatique ». Pour se distraire, il fit venir sa musique, et il admit à l’honneur de faire à côté de lui une partie de second violon un sans-culotte nommé Gidouin, qui, lui aussi, était en prison ; la Révolution commençait à dévorer ses enfants. Ensuite, pour faire de l’exercice, il joua au ballon dans ce qui avait été la chapelle des religieuses. Puis il se fit apporter une lunette d’approche ; du haut du clocher on s’amusait à regarder les gens de la ville jusque dans leurs chambres. L’un des détenus eut ainsi, à distance, un petit roman, qui finit d’ailleurs par une déconvenue, grâce à une indiscrétion de la lunette. Plus tard, M. de Rancogne fit installer, dans une des salles du couvent, un microscope solaire ; « la prison prit l’air d’une Académie de musique et de science » (II. 216). Il fit des expériences et des conférences auxquelles assistaient les autres détenus. Dufort ne dit pas, mais cela paraît probable, que de la ville il venait des amateurs pour suivre ces séances.

La ville, en tout cas, prenait intérêt à ce qui se passait dans la prison, et, suivant l’usage traditionnel des petites villes, se croyait le droit de critique et de contrôle. Nous avons déjà parlé de Rochejean, l’ancien vicaire général prévenu de malversations. Pendant ses grandeurs il avait eu, avec Dufort, des relations dont le souvenir dut le gêner un peu quand ils se retrouvèrent en prison. C’était lui qui, comme président du club de Blois, lui avait notifié, « avec la plus grande satisfaction », son exclusion du club. Il sut cependant se présenter à lui très convenablement, lui souhaitant la bienvenue et lui exprimant son regret de le retrouver en pareil lieu. Quoique l’on eût plus d’une raison de l’estimer peu, c’était un compagnon de misère ; il ne manquait ni d’instruction ni de tact, et il pouvait être de quelque ressource. Dufort et ses amis l’admirent quelquefois dans leur salon, en ayant soin seulement, quand on lisait tout haut devant lui les gazettes, de ne faire aucune réflexion. Un jour, Mme Dufort dut avertir son mari que la ville blâmait les prisonniers d’accepter dans leur compagnie un homme tel que Rochejean. Il fallut, pour ne pas encourir la censure de ceux qui n’étaient pas en prison, renoncer à des relations qui sans doute présentaient encore plus d’agrément que de danger, et signifier au pauvre diable qu’on ne le connaîtrait plus (II. 219). Dufort le rencontra plus tard au bureau de police de Paris, où tous deux faisaient viser leurs passeports. Fidèle à sa promesse, Rochejean ne reconnut pas son ancien camarade des Carmélites.

Il ne faudrait pas se représenter les prisons de cette époque singulière sur le modèle de nos prisons actuelles. Le légendaire banquet des Girondins, et, avec un caractère heureusement moins tragique, la dernière journée de captivité de Dufort et de ses compagnons, nous font songer plutôt à la prison d’Athènes où Socrate but la ciguë, entouré de ses disciples et dissertant tranquillement avec eux sur l’immortalité de l’âme. L’existence qu’on menait aux Carmélites de Blois, où Dufort séjourna quatre mois, et à Pont-Levoy, où son beau-frère Salaberry passa, prisonnier sur parole, de très agréables moments, peut se comparer à celle que l’on trouverait dans une maison de santé, où quelque indisposition vous condamnerait à un séjour d’une durée indéterminée. Chaque détenu s’y installait de son mieux et à son goût, y vivait à ses frais, payant sa nourriture et quelquefois celle des détenus pauvres. On achetait fort cher les bonnes grâces du concierge ; on faisait société tant bien que mal avec les personnes que le hasard de la proscription avait rassemblées là, et parmi lesquelles on était certain de trouver bonne et agréable compagnie.

Si, à côté de ce tableau, on se représente ce que pouvait être au dehors la vie d’un malheureux proscrit, se traînant de cachette en cachette, exposant à la guillotine les amis qui lui offraient un asile, on ne s’étonnera pas que Dufort ait renoncé à se servir de la retraite qu’il s’était préparée. Il était loin d’être le seul dans le même cas. Ainsi il trouva aux Carmélites un ancien prieur du collège de Blois qui avait été dénoncé — par erreur, mais ce point importait peu, — pour refus du serment imposé aux prêtres. Il y allait pour lui de la mort ou de la déportation. Le malheureux avait commencé par se cacher. Au bout de quatre mois, las de trembler toujours et de compromettre ses amis, il s’était volontairement rendu à la prison, « où on le laissait plus tranquille », dit Dufort (II. 173). Lorsque Dufort raconte l’arrestation de son beau-frère Salaberry, il écrit : « Celui-ci, qui s’ennuyait mortellement chez lui, ne regarda pas cette détention comme une chose bien malheureuse ; c’était un emploi agréable de son temps » (II. 173). Plus loin, il revient sur la même idée, en ajoutant que, « par caractère, Salaberry avait besoin de distractions ». Puis, l’espérance est tellement nécessaire à l’homme, tellement naturelle à qui sent sa conscience tranquille, que malgré tant de démentis cruels on espérait toujours. Chacun cherchait à se persuader que pour lui les choses se passeraient autrement que pour les autres, et qu’il trouverait justice devant Fouquier-Tainville. Lorsque Salaberry apprit qu’il était envoyé à Paris, pour être traduit devant le tribunal révolutionnaire, il se montra radieux, sûr de faire enfin éclater son innocence. Son domestique Bonvalet, qui l’avait défendu avec le plus grand courage devant les clubs et les assemblées populaires de Blois, jugeait mieux le danger. À Étampes, il grisa les gendarmes, se procura une voiture, puis vint dire à son maître : « Tout est prêt ; fuyez. » Salaberry refusa. « Quoi ! Tu veux que je mette ces deux braves gendarmes dans l’embarras !… Du reste je défie aucun tribunal de me condamner » (II. 192). Le lendemain il était jugé et, sur sa demande indignée, exécuté le jour même, pendant que sa femme, aussi tranquille que lui, était allée « faire des emplettes pour prendre l’air » ; et le pauvre serviteur, après avoir accompagné son maître jusqu’au pied de l’échafaud, courait à la recherche du fils, afin de sauver au moins quelqu’un de la famille. Le nombre même des arrestations contribuait à entretenir la confiance des victimes. Dufort, après avoir cité une longue liste de personnes notables emprisonnées coup sur coup à Blois, ajoute : « Enfin une belle nuit il en vint tant que toute la ville, pour ainsi dire, était en prison. Cela ne pouvait être regardé comme une mesure sérieuse. Chacun se rassura, et l’on passa son temps plus gaiement qu’on ne l’avait espéré » (II. 175).

Ce n’est point par inadvertance que Dufort écrit ici ce mot gaiement, qui, au milieu de tant de misères, résonne comme une note fausse. Ces représentants de l’ancienne société qui s’effondrait, ces hommes et ces femmes qui se savaient menacés de mort, qui voyaient mourir autour d’eux leurs amis et leurs compagnons, qui, lorsque leur tour arrivait, mouraient avec tant de courage, songeaient encore à se divertir et à s’amuser. Comme Salaberry, ils avaient « besoin de distractions ». À toutes les périodes sanglantes de la Révolution nous trouvons, dans les mémoires de Dufort, à côté des scènes les plus lamentables, le récit d’une fête, d’un bal, de réunions de société. Ainsi, en novembre 1798, les possesseurs de terres, ennuyés et persécutés, viennent presque tous habiter Blois : chaque soir, « malgré la pénurie de tous », on donne des réunions de vingt ou trente personnes où l’on fait de très bonne musique (II. 388). Le 28 février 1799, jour de la mi-carême, trois chauffeurs sont exécutés à Blois ; vingt-et-un prêtres de Belgique arrivent aux Carmélites, attachés dans des charrettes, pour être conduits à l’île de Ré et déportés ; ce même jour, Dufort note que « M. et Mme G… donnent un bal où se réunit toute la bonne société ; les autorités le voient sans inquiétude » (II. 397). Cette bonne humeur accompagnait les victimes jusque dans les prisons. À la Conciergerie, la plus terrible de toutes, parce qu’elle était la plus près du tribunal révolutionnaire et de la guillotine, on jouait au whist, au trictrac ; « on continuait philosophiquement la vie que l’on avait menée dans le monde » (II. 194). Philosophiquement n’est peut-être pas ici le mot propre : ces scènes nous donnent plutôt l’idée de l’incurable frivolité qui a justifié l’effondrement de l’ancien régime Dans un autre passage, et d’après le récit que lui fit plus tard Mme de Sérilly, l’amie et la parente de Mme de Beaumont, Dufort raconte, avec une note quelque peu différente, la vie que l’on menait à la Conciergerie. « Dès qu’on arrivait, les têtes étaient dans une exaltation effrayante. On jouait, on fumait, on buvait, on mangeait outrageusement. Toutes les passions y étaient en jeu. Il semblait qu’on n’eût que vingt-quatre heures à se voir, sans s’embarrasser du lendemain. Tous voulaient être gais, mais de cette gaieté effrayante, avant-coureur de la mort. Dès qu’arrivait huit heures du soir, temps où l’huissier venait présenter les actes d’accusation, chacun, attendant son sort et, plongé dans ses réflexions, était dans une agitation morne et terrible. Aussitôt que les infortunés étaient fixés, ils prenaient leur parti avec une espèce de joie d’être quitte des inquiétudes et des incertitudes. Quant aux autres, ils jouissaient de la pensée de vivre encore vingt-quatre heures et d’être sauvés peut-être » (II. 346).

La surexcitation était certainement moins grande dans les prisons de province ; le danger y était moins imminent. Aussi, à Blois comme à Pont-Levoy, n’était-il nullement nécessaire de garder bien étroitement les détenus ; ils n’avaient, aucune envie de s’évader. Un jour, le domestique de Dufort vient l’avertir qu’une des portes de la prison n’est jamais fermée. C’est une porte condamnée ; quelques clous en ont été arrachés ; il suffit de la pousser pour l’ouvrir. Va-t-on profiter de l’occasion, fuir cette prison d’où l’on pouvait ne sortir que pour être conduit à l’échafaud ? Nullement. Dufort s’empresse de faire prévenir le concierge, et le prie de reclouer la porte et de veiller mieux désormais à la sécurité des habitants de la maison. C’était le terroriste Gidouin, le second violon du marquis de Rancogne, qui avait descellé la porte pour aller tous les soirs en ville voir sa belle. Mais il avait grand soin de rentrer avant le jour, ne se souciant pas plus que les aristocrates de se trouver aux prises avec les difficultés et les périls de la liberté. Il était cependant en danger comme eux, peut-être même plus qu’eux, car il fut avant eux emmené à Paris, et lui aussi ne dut son salut qu’au 9 thermidor. Une nuit, les prisonniers avaient été réveillés par un bruit inaccoutumé ; le lendemain ils virent avec étonnement, paraître au milieu d’eux, trois sans-culottes, qui depuis longtemps terrorisaient la ville. Ils croyaient à quelque inspection sévère, quand le concierge accourut à Dufort en lui disant : « Les voilà tous dedans à leur tour ! » Deux ou trois jours après, les nouveaux venus furent dirigés sur Paris avec Gidouin. La ville se crut délivrée ; les sentiments qu’ils inspiraient et que la peur avait jusque là comprimés éclatèrent dans les manifestations de la foule. Voici comment Dufort raconte la scène ; ses amis et lui la suivirent, du haut du grenier de la prison, leur observatoire accoutumé : « Dès cinq heures du matin, la rue des Carmélites était remplie d’une populace considérable ; on savait que les enragés partaient pour le Tribunal… La foule les invectivait, et l’on applaudit quand on vit mettre dans la cave (caisse de la voiture) la boîte qui contenait les menottes de fer, pour le cas où ils feraient résistance. Ils montèrent huit, un gendarme se trouvant vis-à-vis de chaque prisonnier. Le peuple les accablait de malédictions et leur souhaitait la mort, leur reprochant leurs cruautés et leurs forfaits… Les mariniers les apostrophaient, et l’un d’eux paria que dans huit jours il rapporterait à Blois la tête d’Hézine » (II. 233).

Dufort ne réfléchit pas que peut-être la même populace aurait poussé les mêmes imprécations si c’eût été lui et ses amis qui eussent été conduits au Tribunal révolutionnaire !

L’un de ces quatre enragés était un ancien cordonnier, nommé Velu, qui avait fait aux clubs de Blois et de Cour les motions les plus sanguinaires. Quelques mois avant l’arrestation de Dufort il avait été délégué à Cheverny pour s’assurer que tous les titres féodaux avaient été détruits. Il avait, dans cette circonstance, cherché à déployer les grâces dont il était capable, et montré la gaucherie d’un sans-culotte aussi intimidé que fier de faire sentir son autorité au seigneur, de donner des ordres dans son château et de s’asseoir en égal à sa table. Pendant les Saturnales romaines, l’esclave devait avoir plus d’aisance, parce qu’il savait que c’était pour rire. Velu prenait son rôle au sérieux. Il s’efforçait d’être aimable, ne disait et ne faisait de sottises que sans le vouloir : il tutoyait la citoyenne Dufort et l’embrassait pour la saluer ; il se retournait vers le domestique pour le supplier de prendre sa place à table afin d’avoir la satisfaction de le servir à son tour ; puis, apercevant une jolie servante, il engageait le jeune fils de Dufort à en faire sa maîtresse, pour prouver ensuite son républicanisme en l’épousant ! Pendant le dîner, Dufort ayant parlé des dangers dont il se sentait menacé, Velu s’était écrié : « Est-ce que je n’en cours pas autant, moi ? Dans trois mois j’aurai le cou coupé ; mais il faut prendre son parti » (II. 164). Quand Velu fut arrêté à son tour, il put se rendre compte des sentiments qu’il inspirait à ce peuple au nom duquel il avait prétendu parler. Après son élargissement, ce fut pis encore : reconnu à Orléans dans une voiture publique, la foule le fit descendre, le traîna devant l’étal d’un boucher, le força à se mettre à genoux et lui versa sur la tête un baquet de sang !

La chute de Robespierre était attendue aux Carmélites avec impatience. Elle y était prévue ; on y avait su que Tallien avait renvoyé à ses amis les lettres qu’il avait reçues d’eux ; on en avait conclu qu’il était sur le point d’engager la lutte suprême (II. 237). Après le 9 thermidor, les prisonniers de Blois attendirent encore longtemps leur mise en liberté. Des représentants en mission avaient été chargés de parcourir les départements, d’épurer les autorités et de libérer les prisonniers. Celui qui avait été envoyé dans le Loir-et-Cher était Brival, ancien évêque constitutionnel de Tulle. Il avait plusieurs départements à visiter, voyageait avec une femme et ne se pressait pas. Il arriva enfin et convoqua l’assemblée générale du peuple au Temple de la Raison, c’est-à-dire à la Cathédrale, pour le 23 fructidor, à quatre heures du soir. « Cette journée, dit Dufort, nous parut la plus longue de toutes, et nous nous mîmes à faire un whist avec M. du Buc. Les messages se succédaient ; Brival, bon jacobin, peu éloquent, peu maniéré, fit passer d’abord toutes les autorités, mais surtout les sans-culottes ; nous ne devions venir que les derniers, comme à la procession. Des murmures se faisaient entendre, et l’impatience gagnait tous les honnêtes gens de ne pas entendre nos noms. La séance tirait à sa fin lorsqu’on nom ; désigna pour être mis en liberté, en demandant au peuple s’il nous en jugeait dignes. À l’instant, il se fit des applaudissements si généraux, si prolongés, que le député en fut étonné. Mes enfants et le fils de M. de Rancogne venaient nous annoncer de minute en minute ce qui se passait. Les nouvelles de Paris venaient d’arriver. M. du Buc les lisait comme s’il eût été seul dans son cabinet ; il n’était pas encore question de lui et il montrait, comme toujours, la plus grande philosophie. Enfin, après trois quarts d’heure, un nommé Avérous, chapelier, et deux autres officiers des autorités, arrivèrent pour nous faire sortir. Nous étions seize. On nous fit descendre chez le concierge ; Avérous était un peu saoul, et il crut devoir faire une phrase à chaque incarcéré. Son compliment pour moi fut trop singulier pour ne pas le consigner ici : « Citoyen Dufort, le peuple, par une acclamation unanime, t’a rendu à la liberté ; je suis chargé de te dire de te conduire toujours comme tu t’es conduit, en honnête homme » (II. 244).

Le premier usage que Dufort fait de sa liberté est d’aller avec ses enfants se promener au clair de la lune sur le bord de l’eau. Puis il rentre dans sa petite maison, et là, le malheureux, qui, plus que jamais, aurait voulu passer inaperçu, trouve toute la ville, accourue pour le féliciter. Il apprend que les habitants de Cour et de Cheverny, dont, à plusieurs reprises pendant sa captivité, il avait été obligé d’arrêter le zèle et les démarches en sa faveur, ont décidé de venir en masse au devant de lui jusqu’à moitié chemin de Blois. Il s’empresse de leur faire dire qu’il les supplie de rester chez eux, qu’il séjournera encore plusieurs jours à Blois et qu’il arrivera à Cheverny la nuit, à l’improviste. À Blois il essaie de se promener ; les passants viennent à lui ; des gens qu’il n’a jamais vus lui prennent les mains, l’embrassent, pleurent, gémissent, déclament. Il prend le parti de renoncer à sortir. Il s’enferme au logis, moins libre qu’en prison et guère plus rassuré, car toutes ces manifestations auraient pu lui attirer encore quelque méchante affaire. Il rentre enfin à Cheverny au bout de quatre jours. Il y est reçu par un vieil ami qui était venu y chercher asile, et qui, en le revoyant sain et sauf après tant d’épreuves, tombe à ses pieds, frappé d’apoplexie.

Voilà Dufort libre, aimé de tous ceux qui l’entourent, estimé même des autorités révolutionnaires, qui voient en lui un homme paisible, toujours prêt à donner l’exemple de la soumission aux lois et à contribuer, dans la mesure de ses forces, à maintenir l’ordre et à rétablir la paix sociale. Va-t-il trouver le repos, à défaut du bonheur qu’il ne faut guère attendre sur la terre ?

Son premier soin est de compter, comme après une bataille, les morts et ce qu’on peut appeler les blessés de la Terreur. Auparavant, on ne pouvait s’écrire ; on n’avait de nouvelles de ses amis que par les journaux publiant les listes de la guillotine ; maintenant, « on peut circuler dans les rues et même voyager sans être insulté ». Dufort vient à Paris et cherche les siens. La veuve de Salaberry est restée neuf mois en prison. Une autre sœur de Mme Dufort, Mlle Legendre, a été forcée de se cacher pendant six mois ; elle avait eu 35,000 livres de rente ; elle vit dans le dénuement à Chaillot. Amelot est revenu de l’émigration ; il a perdu la raison et ne reconnaît même pas son beau-frère. Sa nièce, la marquise Amelot du Guépéan, restée veuve avec un enfant, cherche une place de concierge dans quelque maison de campagne. Un ami de Dufort, le marquis de Paroy, ancien constituant, lui écrit de Fontainebleau. Sa femme est restée quatorze mois en prison ; lui-même n’a-été sauvé de l’échafaud que parce que son fils aîné est parvenu à gagner les bonnes grâces de M. et Mme Tallien en faisant leur portrait. Ce fils est à Paris, où il s’est fait graveur, pour vivre. Un autre fils était prêtre ; il a été fusillé à Saint-Domingue par Santonax. Un troisième est au Cap, charretier. Le plus jeune a disparu ; on suppose qu’il a émigré. Une des filles est ans nouvelles de son mari, qui est à Saint-Domingue, cherchant à sauver quelques bribes de sa fortune ; elle est, de toute la famille, la seule personne qui n’ait pas été emprisonnée ! Maintenant elle végète avec son père et sa mère à Fontainebleau, où beaucoup de « ci-devant » persécutés se sont réfugiés et forment une réunion de société » (II. 327). Chaque famille que Dufort va visiter lui annonce un deuil ou une misère. « J’étais étranger à Paris, comme Paris l’était pour moi. Pas une rue, pas une maison où je n’eusse jadis connu quelqu’un, et maintenant je ne voyais que des hôtels dont les anciens maîtres étaient morts ou émigrés » (II. 263 et 343). Le jour, les rues sont troublées par des émeutes ou par des rixes entre les anciens terroristes et leurs adversaires ; le soir, elles ne sont pas sûres. Dans les théâtres on chante le Réveil du peuple ; on joue des pièces dirigées contre les buveurs de sang, et on se bat dans la salle. Dufort va à l’Opéra assister à la rentrée de Lays, chanteur jadis aimé du public ; mais Lays a été terroriste[8] ; sa présence soulève une tempête ; dans toutes les loges les femmes agitent leurs mouchoirs pour lui faire signe de se retirer ; il est forcé de quitter la scène (II. 257). La vie matérielle elle-même est difficile à Paris. Le pain qu’on y mange tient au couteau, comme s’il eût été fait de sarrasin, et Sedaine, chez qui Dufort est venu loger comme autrefois, lui déclare que, malgré son aisance, il serait mort de faim sans les victuailles qu’on avait eu la bonne pensée de lui envoyer de Cheverny (II. 256). On ne peut séjourner à Paris qu’avec un permis qui linüte là durée du séjour ; il faut demander ce permis à sa section et le faire viser par le Comité de Sûreté générale, avec l’assistance de deux répondants ; Dufort prend pour cautions, avec son ami Sedaine, les deux sculpteurs Houdon et Pajou. Las de toutes ces tristesses, il quitte Paris sans avoir le courage d’attendre la fin des dix jours fixés par son permis. Il emprunte un cabriolet, loue au poids de l’or deux chevaux, car il est impossible d’avoir des chevaux de poste, et part à la pointe du jour. « Trois fois dans la route on me demande mon passe-port ; à la dernière, un bonhomme, après m’avoir bien regardé, me le rend en me disant : « Citoyen, je vous souhaite un bon voyage et que le bon Dieu vous accompagne ! » Et Dufort ajoute : « Langage bien étonnant dans un temps où tous les diables étaient déchaînés » (II. 263).

Quelque temps après son retour à Cheverny, il reçoit la visite de son neveu. « Le citoyen Amelot, dit-il, est arrivé hier dans ma cour. Le fils et le petit-fils de deux ministres cordons bleus, qui a été lui-même intendant de Bourgogne à 23 ans, qui, à 28 ans, fut mis par Necker à la tête de la Trésorerie nationale et avait le travail avec le roi, a adopté le costume de la grosse bourgeoisie, ayant les cheveux sans poudre et coupés à la Titus, suivant la mode du jour ; nous l’avons pris d’abord pour un gros fermier. Après avoir embrassé oncle et tante, il nous a conté qu’il était venu par les voitures publiques jusqu’à Blois, et que connue actuellement il a établi dans sa maison au faubourg Saint-Honoré, un manège et une école d’équitation, où il a attaché les meilleurs écuyers, il avait envoyé un de ses palefreniers et un de ses quarante chevaux pour l’attendre à Blois, d’où il s’était rendu dans sa terre de Chaillou, afin de tâcher de recouvrer 12,000 livres d’arriéré qui lui sont dues. Il y a passé six jours et rapporte à grand peine 700 livres » (II. 372). Dufort dut être d’autant plus surpris du costume et du nouveau genre de vie du citoyen Amelot que lui-même n’avait jamais été ce que l’on appelait alors à la hauteur. « Nous avions toujours vécu avec l’aisance de notre rang, dit-il… Nous ne nous étions sali avec personne ; les mots de citoyens, de solides mâtins, les tutoiements nous étaient étrangers. Jamais nous n’avions arboré de ces accoutrements civiques que tous mettaient alors ; nous étions habillés, poudrés, vêtus comme dans l’ancien régime, montrant de la bonté à tout le monde, mais jamais aucune familiarité » (II. 212). On croit voir se promener paisiblement dans les grandes allées du parc de Cheverny, qu’ils allaient hélas ! bientôt quitter, ces deux bons vieillards portant encore leur costume des anciens jours, saluant avec grâce les paysans qu’ils avaient vus naître, et qui se découvraient respectueusement devant eux.

Pendant les premiers moments de réaction qui suivirent le 9 thermidor, les Terroristes furent poursuivis par ceux de leurs anciens complices qui venaient de les renverser du pouvoir. Des enquêtes furent ouvertes, des procès furent commencés contre ceux que l’on appelait les buveurs de sang. Les victimes étaient sollicitées de porter plainte contre leurs persécuteurs, et répugnaient à ces délations. Mais bientôt la Révolution, entraînée par la force des événements, ne tarda pas à reprendre son cours. Après Vendémiaire et Fructidor, les persécutions recommencèrent. On vit reparaître dans le département, avec le titre de commissaire du pouvoir exécutif, Hézine, l’un des quatre enrages contre lesquels la population s’était prononcée avec tant de colère lorsqu’elle avait cru être délivrée à jamais de leur tyrannie. Les députés fructidorisés, puis les interminables convois de prêtres dirigés sur les îles de Ré et d’Oléron pour être déportés, font étape aux Carmélites de Blois, où la pitié des habitants leur offre des matelas. Bientôt les ci-devant nobles sont de nouveau l’objet de mesures d’exception ; une loi les assimile aux étrangers, leur refusant ainsi les droits de citoyens (loi du 9 frimaire an VI) ; on prétend leur interdire de porter la cocarde nationale (II. 406). Une autre loi les déclare responsables des troubles et prescrit de prendre parmi eux des otages (loi du 24 messidor an VII), et Dufort indigné s’écrie : " Si les émigrés ressentent toutes les angoisses du malheur et de la misère, ceux qui sont restés dans la république éprouvent journellement des souffrances morales et physiques bien douloureuses » (II. 401).

Les réquisitions de tout genre, les contributions, les emprunts forcés, les dons patriotiques, les passages des gardes nationales, la banqueroute des rentes sur la ville, la saisie de la vaisselle, des voitures, des chevaux, des grains, des arbres, les dépenses imposées par sa captivité et par le service militaire de son second fils avaient épuisé Dufort ; tous les particuliers étaient d’ailleurs dans la même situation. Le Directoire, cependant, avait plus que jamais besoin d’argent ; il en chercha par des taxes arbitraires. Les notables se refusant à être commissaires pour taxer leurs voisins, on s’adressa à des gens qui ne refusèrent pas ; à Cour, on prit pour estimateur des fortunes un tourneur (II. 287). Chaque particulier fut tenu de produire l’état signé et détaillé de sa fortune, sous peine d’être imposé arbitrairement ; la délation et l’arbitraire étaient devenus la règle des finances comme de la politique. Dufort se décida à faire son bilan, et il s’aperçut avec stupeur qu’il avait perdu depuis la Révolution 1,600,000 livres de capital, soit 81,000 livres de revenus. Il ne lui restait que 23,000 livres de revenus bruts, grevés annuellement de 18,000 livres de dettes. Cette découverte lui causa une telle émotion qu’il en eut la jaunisse. Il vendit son château, devenu trop grand et trop onéreux, et il loua une petite maison à Blois. « Vivant du peu qui nous restera, dit-il, nous aurons le bon esprit de regarder autour de nous et d’y trouver des gens encore plus malheureux » (II. 411). Sa belle-sœur, Mme Amelot, était réduite précisément aux mêmes chiffres. « Par une délicatesse pareille à la nôtre, et aussi mal entendue, elle ne s’était pas servie de la facilité qui lui était offerte de rembourser en assignats. Sot préjugé de vouloir rester honnête, tandis que tant de gens s’en moquent ! » (II. 373).

Il nous est impossible de ne pas nous arrêter sur ces derniers mots. Payé lui-même en assignats, Dufort persiste, dût-il en être ruiné, à s’acquitter envers ses créanciers en une monnaie ayant une valeur réelle, comme ils avaient dû y compter quand ils avaient traité avec lui. Cependant, irrité et indigné de voir à côté de lui l’improbité favorisée par les lois et encouragée par le succès, il finit par laisser échapper un regret de cette délicatesse à laquelle il obéit encore, mais que sa douleur commence à maudire et à qualifier de sot préjugé ! Plus loin nous trouverons un passage encore plus frappant. Dufort raconte que la ville de Caen vient d’être mise en état de siège : « Colonnes mobiles, arrestations de prêtres, désarmement des suspects, toutes les gentillesses révolutionnaires pèsent sur cette partie de la République. Le prétexte est l’assassinat du nommé Leroy, commissaire du pouvoir exécutif, homme affreux et dont on ne pouvait se débarrasser autrement » (II. 39.5). Qu’elles soient ironiques ou non, ces phrases échappées à un homme éclairé et doux, qui ne se contente pas de les dire dans une boutade, mais qui les écrit dans des notes destinées à lui survivre, permettent de juger à quel désordre moral peuvent être conduites des âmes plus simples et moins cultivées, quand elles voient le gouvernement, au lieu de remplir son rôle de protection sociale, donner l’exemple de la déloyauté légale et de la violence, et choisir, pour leur confier l’autorité sur les citoyens, des hommes déshonorés.

Sans doute, quand il a relu les dernières lignes que nous venons de transcrire, Dufort les a lui-même jugées trop amères, car le lendemain, 28 février 1799, il reprend la plume et commence ainsi : « Il faudrait avoir une grande dose de philosophie ou de stoïcisme, s’isoler, ne lire aucun » journal, n’entendre aucune nouvelle. L’âme est froissée, le cœur navré, en lisant journellement les exécutions des conscrits, des émigrés, et en voyant les déportés qui passent continuellement par cette ville et devant ma porte… Sur ces listes de morts on couche tous ceux qui déplaisent au gouvernement » (II. 395).

Depuis 1796 Dufort n’écrit plus des Mémoires, mais un Journal. Il a achevé les récits d’autrefois, et il note désormais les événements à mesure qu’ils se déroulent sous ses yeux. À partir de ce moment, son ton change. Le souvenir est une magie ; quand Dufort évoquait le passé, il semblait avoir oublié les tristesses du présent. Il était gai, léger, pour raconter les anecdotes de la cour de Louis XV ; plus sérieux, mais encore enjoué et quelque peu railleur pour rappeler les premières scènes de la Révolution et même les misères qui l’avaient personnellement atteint, telles que sa prison. Ces chagrins passés n’étaient plus que songes. ! Mais son récit devient triste et découragé quand chaque soir, « pour épnpcher son âme, maintenant qu’il a perdu tous ses amis », il écrit les douleurs de la journée qui vient de s’écouler. Il ne note d’ailleurs que « ce qui le frappe dans le cercle étroit où il vit ». Ne cherchons pas dans son livre des aperçus sur la politique générale, sur la guerre extérieure, sur les victoires de nos armées ; tout cela se passait trop loin de lui et ne l’atteignait pas. Il parle de la situation intérieure du pays, quand il en souffre ; de la guerre civile, quand il est menacé par les incursions des Chouans ; des lois politiques, quand elles attaquent sa liberté ou ses biens ; du désordre qui désole la France, quand il en est le témoin ou la victime.

Le désordre est en effet à son comble. Partout la désorganisation, le trouble, l’inquiétude, la souffrance, le mécontentement. Les employés de l’État, mal payés, font main-basse sur les deniers publics : « La République est volée partout ; c’est un vrai brigandage » (II. 395). Le commerce est arrêté ; il n’y a plus de numéraire, et les faux se multiplient tellement que personne n’ose plus accepter de lettres de change (II. 394). Les ci-devant nobles sont frappés par des mesures d’exception qui les mettent en dehors de la loi commune. Les propriétaires redoutent la loi agraire qui paraît imminente (II. 365). Les gens sans aveu, que l’espoir du pillage avait jadis rattachés à la Révolution, s’aperçoivent qu’ils ne sont pas plus riches qu’auparavant, et crient contre le nouvel ordre de choses (II. 381). La sécurité est nulle : des bandes de chauffeurs répandent l’effroi dans les campagnes. La guerre civile désole les départements voisins et menace le Loir-et-Cher. À chaque instant on croit voir arriver les Chouans. Les gens paisibles redoutent leur approche ; mais quelquefois on les appelle pour se venger des exactions révolutionnaires. Au Mans, le Gouvernement ayant prétendu user de violence pour exiger le paiement d’un emprunt forcé, la ville se livre aux Chouans qui fusillent le commissaire du pouvoir exécutif (II. 417). Les conscrits, que l’on rassemble par force et que l’on emmène au corps « liés et accolés » (II. 380), désertent de toutes parts. Une colonne de 400 conscrits fait étape au château de Blois ; 100 disparaissent pendant la nuit, et l’autorité fait des battues dans les bois pour les retrouver (II. 411 et 413).

Beaucoup de Français cherchent à s’expatrier. Un ami de Dufort, Olavidès, Espagnol de grande naissance et de grande fortune, qui depuis quelques années habitait la France, retourne en Espagne. « S’il avait voulu emmener une colonie de Français, écrit Dufort, rien ne lui eût été plus facile. Il est accablé de demandes, de lettres, de visites, et moi par contre-coup… La Révolution, les réquisitions, la perte de toutes les fortunes, déterminent à sortir du pays, surtout depuis qu’on ne court plus le risque d’être déclaré émigré » (II. 381).

La situation devient tellement intolérable que Dufort lui même songe à fuir la France ! Lui qui avait refusé d’émigrer au commencement de la Révolution, qui était resté à son poste de Français et de grand propriétaire, malgré les menaces de la guillotine et de la prison, est poussé à bout par les lois spoliatrices et les persécutions du Directoire. Il envie presque le sort des déportés ! « Quoique mes soixante-dix ans me mettent à l’abri de la déportation, je m’y serais résigné pour ne plus être exposé à des vexations et peut-être à quelque chose de pire, mais le répit qu’on me laisse me permet de mûrir mon projet et de prendre mes dispositions… Le sol n’est plus tenable, les impositions écrasent les propriétés, principalement les plus fortes, et l’on est menacé continuellement d’exactions, comme dans un pays conquis. Il faut satisfaire les gouvernants, et obtenir la tranquillité en se retirant ailleurs >> (II. 365).

On raconte que plusieurs années avant la Révolution, Sieyès, Treilhard et quelques autres hommes qui plus tard jouèrent un rôle, s’entretenaient, en se promenant aux Champs-Élysées, de la chose publique et des réformes qu’elle appelait. « Le prêtre ne devrait pas sortir du temple, dit l’un d’eux. Il faut enlever au clergé sa puissance politique et ses biens. » — « Oui », répondit Sieyès, du ton de l’indifférence. — « La noblesse, dit un autre, ne rend plus aucun service à l’État. Il faut abolir ses privilèges que rien ne justifie plus. » — « Oui », dit Sieyès. — « Dans un siècle de lumières, ajouta un troisième, un roi est inutile ; les peuples peuvent se gouverner eux-mêmes. Il faut supprimer la monarchie. » — Sieyès répondit encore : « Oui » toujours sur le même ton. — « Que prétendez-vous donc, lui dirent ses amis, vous à qui ne semble pas suffire la suppression du clergé, de la noblesse et de la royauté ? » — « La propriété est dans de mauvaises mains, dit alors Sieyès ; il faut changer les propriétaires. Voilà la vraie réforme. » — Qu’elle en eût ou non conscience, la République accomplissait l’œuvre indiquée par Sieyès, but latent et résultat final de toute Révolution ; et Dufort ne se trompait pas en sentant que pour la satisfaire il aurait fallu se retirer et abandonner la terre à de nouveaux venus.

Cependant mille symptômes annonçaient aux moins clairvoyants la fin de la crise. À la date du p septembre 1799, Dufort décrit ainsi la situation du pays : « On peut prédire à coup sûr un orage lorsque des nuages légers s’amoncellent sur l’horizon, que le tonnerre gronde dans le lointain et que la nature entière est dans un triste silence. Telle est, à peu près, la situation de toute la France dans ce moment. Le mécontentement est général ; l’effroi d’un côté, l’espérance de l’autre, se peignent sur tous les visages, et l’inquiétude, planant dans toutes les imaginations, forme pour l’observateur un spectacle étonnant » (II. 413). Il reprend, quelques jours après : « Effroi général pour les otages, pour la conscription, les colonnes mobiles, l’emprunt forcé. Les otages disent qu’ils ne partiront pas ; les conscrits se cachent dans les bois ; les imposés annoncent qu’ils se laisseront saisir plutôt que de payer… J’ignore à combien on m’imposera, mais Je me trouve tellement au-dessous de mes affaires que nous abandonnons tout à ma belle-fille pour payer nos créanciers " (II. 415).

Même à ce moment où Dufort répète, avec tout ce qui l’entoure, qu’une solution est inévitable et imminente, où il appelle de ses vœux un pouvoir réparateur, capable de protéger les gens paisibles et de relever la société tombant en ruines, il ne prononce jamais le nom des Bourbons. Lui, homme de l’ancienne cour, lui qui a pleuré la mort de Louis XVI et de Marie-Antoinette, qui a conservé dans son château pendant la Terreur, en se contentant de le couvrir d’un voile le portrait de Louis XV, il ne songe pas au prince à qui, dans l’exil, quelques amis donnaient dès lors le titre de roi. La famille de Bourbon lui paraissait-elle donc si loin de la pensée des Français, si oubliée déjà, que ses destinées lui semblaient irrévocablement séparées des destinées de la France ?

En revanche, il s’occupe souvent du général Bonaparte. Dérogeant à son habitude de ne parler que de ce qu’il voit lui-même, depuis longtemps il raconte ce qu’on dit de ce personnage. Bonaparte se laisse citer en justice de paix par ses fournisseurs ; il passe cependant pour avoir quinze millions de fortune (II. 384)[9] ; son départ pour l’Égypte est un exil ; mais le gouvernement, qui veut l’éloigner, n’ose pas le déporter, etc. Toutefois, de ce côté non plus, il ne pressent pas l’avenir. Le prestige du jeune général est un fait ; il n’est ni une espérance, ni une révélation. Malheureusement pour le lecteur, Dufort tombe malade quelques jours avant le 18 brumaire et reste dix mois sans écrire. Nous ne connaissons donc pas l’impression produite sur lui par le coup d’État au moment où il s’accomplit. Lorsqu’il reprend la plume, le 1er septembre 1800, le régime nouveau est déjà consolidé et les résultats obtenus par le premier consul sont saisissants. L’ordre est rétabli. À l’angoisse des derniers jours du Directoire a succédé la confiance. « Bonaparte, écrit Dufort, s’étant heureusement mis à la tête du gouvernement, a avancé la Révolution de plus de 50 ans ; le calice était plein et débordait de tous côtés. D’ici à peu de temps nous allons savoir si nous sommes destinés à être tricolores ou unicolores. Bonaparte a fait en 24 heures à Saint-Cloud ce que tous les émigrés, le roi, le prince de Condé n’auraient pu faire avec 40,000 hommes ; il a coupé les 750 têtes de l’hydre, concentré le pouvoir en lui seul et empêché les assemblées

primaires de nous envoyer un tiers de nouveaux scélérats à la place de ceux qui allaient déguerpir. Sans savoir et sans deviner s’il a une arrière-pensée, nous devons tous lui avoir une grande obligation d’avoir ramené dans sa personne le précieux pouvoir d’un seul. La France serait très malheureuse de le perdre dans ce moment où les Jacobins font semblant d’être morts et travaillent en taupes. »

… « Tout est tellement changé qu’il semble que les évènements révolutionnaires se sont passés il y a plus de 20 ans ; les traces s’en effacent tous les jours… la Vendée est pacifiée… le préfet a l’ordre de calmer toutes les têtes, de quelque parti qu’elles soient… ; la nouvelle organisation prend plus de consistance de jour en jour. Le peuple n’est plus tourmenté au sujet de la décade[10]… On peut voyager sans passe-port dans l’intérieur… Le gouvernement ne connait aucun parti ; un royaliste est placé à côté d’un républicain forcené et ils sont pour ainsi dire neutralisés l’un par l’autre… Le premier consul, plus roi que ne l’a jamais été Louis XIV, a appelé dans ses conseils tous les gens capables, sans s’embarrasser de ce qu’ils sont ou ont été. Il n’a exclu que les nobles. Tous sont forcés de concourir à la grande rouvre de la régénération de l’empire. Toutes les fortunes sont tellement amoindries ou annihilées, excepté dans la main des banquiers ou des fournisseurs, que tous ceux que l’on appelle les citoyens sont forcés de travailler ou de mourir de faim» (II. 419, 420, 421, 422).

La question religieuse elle-même s’apaisera, dit-il, malgré les intrigues des intéressés, aussitôt que les populations seront laissées libres de suivre leur instinct. « Il s’est trouvé vingt curés qui ont désigné les élus pour aller au Synode qui va être tenu à Bourges pour nommer quatre évêques constitutionnels. Les gens du peuple voient toutes ces menées avec une grande indifférence. Ils iront à la messe, n’importe par qui elle sera dite » (II. 425).

Puis Dufort raconte ce qu’il en tend dire : « Une personne instruite arrivant de Paris, assure que Bonaparte perd graduellement dans l’esprit public… Son système d’amalgame de tous les partis est la fable des Parisiens… On parle d’un livre sur les finances où on lui prouve ses manœuvres, ses exactions et où on lui prédit sa chute ! » (II. 425).

Plus tard, il revient à ses impressions personnelles. Ses Mémoires se terminent en juin 1801, par un paragraphe qui commence ainsi : « Tous les yeux sont fixés sur Bonaparte », et qui prouve la vérité de cette assertion en donnant une série de détails plus ou moins véridiques sur le premier Consul et sa famille : les nécessités et les tendances de son gouvernement, sa mémoire prodigieuse, sa puissance de travail, son goût pour son intérieur, son affection pour sa femme et pour sa belle-fille, Mlle de Beauharnais, qu’il appelle, dit-on, « sa petite chouanne » ; sa passion pour les animaux, chiens, chats, singes et perroquets, dont il est toujours entouré : « Quand il est dans ses gaietés, tout cela vient sur son lit et il joue avec eux », etc., etc.

Dufort mourut peu de mois après avoir tracé ces dernières lignes, le 28 février 1802.

Sauf pour les dernières années, les Mémoires de Dufort ne présentent pas le genre particulier d’intérèt que l’on trouve dans un Journal, comme celui de Barbier, ou dans une Correspondance', comme celle de Dubuisson, qui, écrits au jour le jour, donnent sur chaque événement, au moment où il se produit, sur chaque personnage, au moment où il entre en scène, l’impression première des contemporains. La plus grande partie a été écrite après coup, par un homme qui connaissait la fin du récit, le dénouement du drame. Ainsi, la première fois qu’il nous présente un personnage qu’il appelle le comte de Stainville, il ne manque pas d’ajouter : « Celui qui depuis devint duc de Choiseul et fut premier ministre ». Il est impossible que ce qu’il dit à ce moment ne se ressente pas du jugement qu’il a pu porter plus tard sur l’ensemble de la vie du duc de Choiseul. De tous les hommes dont il parle, Bonaparte est le seul pour lequel nous ayons vraiment son impression primitive, parce qu’il n’a jamais su, ni même pressenti, que le jeune général en chef, ou même le puissant premier Consul serait un jour l’arbitre de l’Europe, et traînerait à ses fêtes une Cour de rois.

Cependant nous ne croyons pas que l’expérience ait beaucoup modifié ses jugements. Dufort ne nous paraît pas avoir été un de ces hommes qui réfléchissent profondément sur les événements et les caractères, et qui savent tirer de l’enchaînement des faits particuliers une conclusion générale. Il semble avoir eu plus de spontanéité que de réflexion, plus de bon sens que de portée. Ses Mémoires sont une photographie où chaque scène est exactement reproduite, et non un tableau qui l’idéalise et en dégage la formule ; il raconte plus qu’il ne juge. Nous devons donc présumer que les sentiments qui apparaissent dans le cours de son récit sont bien ceux qui l’animaient au moment où se déroulaient les événements, et non ceux que cinquante ans d’expérience auraient pu lui inspirer. Il se croit encore au milieu des faits qu’il raconte, et il écrit comme il avait pensé autrefois. Nous trouvons dans son livre la manière de voir et de sentir du jeune Introducteur des Ambassadeurs pendant le règne de la Pompadour, du grand propriétaire terrier sous la Du Barry et sous Louis XVI ; non celle du vieillard désillusionné par le malheur, éclairé sur la frivolité de l’ancien régime par le coup de foudre de la Révolution, et jugeant, au moment où il va mourir, le vide de sa vie.

Cette vie est une image assez fidèle de la seconde moitié du xviiie siècle. Elle commence par des joies ; elle finit par des larmes. Dans sa jeunesse, Dufort cherche le plaisir plutôt que le devoir, et il faut lui rendre cette justice qu’il y met plus de retenue que la plupart de ses contemporains ; il s’amuse, mais il ne tombe pas dans le vice. Quand il se marie, il rompt, le plus tard possible, mais il rompt sans hésitation et sans retour, une liaison qui lui est chère ; il veut être un mari fidèle et correct. Il prétend aussi avoir une femme qui ne soit qu’à lui ; il évite de la présenter à la Cour, quoique ce soit le droit de sa charge, et il s’attache à compléter chez elle, par des lectures qu’il dirige lui-même, une instruction première qui, suivant l’usage du temps, avait été assez négligée. Il résiste aux tentations de l’ambition, ne se souciant pas d’occuper des places que la faveur du roi aurait pu lui faire obtenir, et pour lesquelles il ne se sent pas fait. Il ne veut pas non plus devoir ce qu’on appelait alors sa fortune, à des moyens que sa délicatesse réprouve ; jeune, il refuse d’être présenté à la comtesse de Toulouse par une de ses tantes, religieuse au couvent où cette princesse allait faire ses dévotions. « Avec de l’ambition, dit-il, on peut se servir de toutes voies pour réussir, mais ce n’était pas dans mon caractère » (I. 49). S’il avait vécu de notre temps il aurait écrit : « Je n’étais pas un arriviste ».

Il serait donc injuste de dire que Dufort ne respecte rien ; seulement, pas plus que la plupart de ses contemporains, il ne prend au sérieux les choses au milieu desquelles il vit. Sous ce rapport, il représente bien l’esprit général de la noblesse et de la Cour. Il est imprégné de cet esprit dissolvant qui a tout attaqué, les mœurs, les institutions, les lois ; qui a su détruire, et qui jusqu’à présent a été impuissant à reconstruire. Sa légèreté rit de ces conventions que l’on appelle trop volontiers des préjugés, et qui sont la condition indispensable de toute vie sociale. Quels principes humains, quelles institutions pourraient résister à la discussion de la logique absolue ? Et quelle société pourrait durer un instant si les conventions sur lesquelles elle repose cessaient d’être respectées ? Tout peut être discuté, contesté, sauf un point : c’est qu’il faut à toute société une base, une croyance, une foi, sans laquelle elle tombe en dissolution. Une foi, c’est l’instinct de l’idéal, et par l’idéal seul peut naître dans le cœur des hommes le sentiment qui les arrache à eux-mêmes et les oblige à avoir un autre but que leur intérêt immédiat, une autre préoccupation que leurs jouissances égoïstes.

Dufort n’a pour guides et pour appuis dans la vie qu’un sens droit et des instincts honnêtes. Cette force lui suffit pendant les jours faciles où il n’a qu’à se laisser vivre. Mais aussitôt que la tourmente révolutionnaire bouleverse l’ancien ordre de choses, pose des problèmes jusqu’alors inconnus et impose aux hommes de nouveaux devoirs, il se trouve au-dessous des circonstances. Il ne songe pas à lutter ; il ne vise qu’à se faire oublier. Il est de ceux dont le but est de pouvoir dire après la crise : « J’ai vécu ! » Toutefois, rendons-lui cette justice, même pendant ces années cruelles, il ne fuit pas et il ne s’abaisse jamais. Nous ne le voyons pas non plus céder à la tentation amère de maudire la société pour la punir des égarements des hommes. Il conserve, sans se décourager, la généreuse préoccupation du bien public ; il ne se dérobe pas quand il s’agit de guider, de relever en les défendant contre l’ignorance, les paysans qui l’entourent. Aussi l’impression générale que laissent ses Mémoires est-elle plutôt sympathique à celui qui les a écrits.

D’autre part, dans cette suite de détails curieux, de révélations nouvelles, de faits imprévus et piquants, de caractères amusants et singuliers dont l’originalité tranche sur la banalité de nos jours, nous trouvons un tableau aussi saisissant que fidèle de l’une des époques les plus intéressantes de notre histoire.

Nous y voyons aussi un aspect de la Révolution peut-être moins connu que les autres. On nous avait souvent décrit les luttes parlementaires et les fureurs des partis ; le sort des nobles qui, ayant émigré, mouraient de faim à l’étranger ou combattaient dans l’armée de Condé ; les malheurs des victimes que la Révolution avait traitées en ennemies et fauchées sur l’échafaud. Les Mémoires de Dufort nous racontent la vie d’un homme qui, par modération et peut-être par timidité, ne combattit pas la Révolution ; qui se soumit à toutes ses exigences, à toutes ses vexations, et ne résista jamais à l’autorité légale. Il ne put éviter cependant d’être frappé dans ses affections, dans sa liberté, dans ses propriétés, en un mot, dans tous les biens matériels et moraux que l’organisation politique d’un pays a pour but et pour devoir de garantir aux citoyens paisibles. À ce point de vue encore, ce livre nous offre, en même temps qu’une lecture attachante, un utile enseignement.




  1. Cette étude a été publiée dans la Revue de la Société des Études historiques, 1888.
  2. Sous l’ancien régime, le lieutenant général était un magistrat de robe courte qui remplissait dans sa province un emploi analogue à celui du lieutenant-civil au Châtelet, de Paris. En 1789, les lieutenants généraux présidèrent les assemblées primaires pour l’élection des députés aux États-Généraux.
  3. Mémoires de Dufort, comte de Cheverny, avec introduction et notes par son arrière-petit-fils, Robert de Crévecœur.
  4. Dufort, sur le témoignage de son ami Champlost, attribue à Louis XV, à l’occasion de la mort de Mme de Pompadour, un langage bien différent de celui que lui prête la légende. Le convoi funèbre quitta Versailles à six heures du soir. « Le roi, dit Dufort, prend Champlost par le bras, lui fait fermer la porte de son cabinet, et se met avec lui en dehors sur le balcon. Il garde un silence religieux, voit le convoi enfiler l’avenue, et malgré le mauvais temps et l’injure de l’air auxquels il paraissait insensible, il le suit des yeux jusqu’à ce qu’il perde de vue tout l’enterrement. Il rentre alors, deux grosses larmes coulaient encore le long de ses joues, et il ne dit à Champlost que ce peu de mots : « Voilà les seuls devoirs que j’aie pu lui rendre » (1. 324).
  5. On donnait à cette époque le nom de diligence à des voitures particulières d’une certaine forme.
  6. Le club de Blois.
  7. Voir le rôle que jouèrent les domestiques de M. de Salaberry et du marquis de Romé, prenant courageusement la défense de leurs maîtres dans les clubs, où seuls ils étaient écoutés, les suivant dans les prisons, etc. (II. 178, 187-189-195, etc.)
  8. Ce fut le même Lays qui, en 1814, chanta à l’Opéra, devant les souverains alliés, l’air de Vive Henri IV, avec des paroles arrangées pour la circonstance :
    « Vive Guillaume
    Et ses guerriers vaillants ? Etc.
  9. Il est intéressant, au point de vue des mœurs des deux époques, de comparer ce passage avec celui que nous avons cité dans une autre étude (p. 55). Quand Dubuisson, en 1737, relate les prévarications imputées par la rumeur publique au ministre Chauvelin, il hésite à y ajouter foi, mais il blâme sévèrement Chauvelin d’avoir donné de lui une idée telle que de pareilles accusations aient pu trouver créance. En 1798, Dufort parle de la fortune invraisemblable que l’on suppose au général Bonaparte, et lui, l’homme intègre et désintéressé, il ne songe même pas à exprimer un doute ou un blâme, tant semblent naturelles, après dix ans de bouleversement social, les concussions éhontées dont le spectacle journalier a déprimé le sens moral de la France !
  10. Un arrêté consulaire du 7 thermidor an VII venait d’abroger les lois révolutionnaires qui avaient interdit, sous peine d’amende et de prison, d’ouvrir les boutiques et de travailler les Décadis. Cet arrêté contenait un article 3 qui serait vraiment comique s’il se trouvait dans un vaudeville : Les simples citoyens ont le droit de pourvoir à leurs besoins et de vaquer à leurs affaires tous les jours, en prenant du repos suivant leur volonté… »