Le Charme de l’Histoire/07

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Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 209-226).

LE LIVRE DE LA POUSTA[1]




Il y a un recul dans la distance comme dans le temps, et c’est presque faire encore de l’histoire qu’étudier les mœurs d’une race étrangère à la nôtre, dont la civilisation s’est formée sous un autre climat par des institutions profondément différentes. Je n’ai donc pas cru m’éloigner du programme de la Société des Études historiques en appelant un instant votre attention sur un petit volume plein de saveur et de grâce, où l’un des membres les plus distingués de l’aristocratie hongroise, M. Sigismond de Justh, peint la vie des paysans de la Pousta, dans l’Alfoeld[2].

Ce livre plaira à notre époque devenue avide d’impressions neuves, comme si nous étions désormais impuissants à créer. Traduit par un de nos compatriotes, il a un mérite qui, chez nous, manque presque toujours aux œuvres importées de l’étranger. En général, les traducteurs ne sont pas des Français ; ils connaissent notre langue, mais ce n’est pas leur idiome maternel ; leur travail a la gaucherie d’un thème et non la libre allure d’une version ; il défigure ce qu’il prétend faire connaître ; il gâte ce qu’il voudrait faire aimer. Le traducteur du Livre de la Pousta, M. Guillaume Vautier, est Français ; sa plume est fort élégante ; son style a la vigueur et la grâce que pourrait avoir une œuvre originale née dans l’imagination même de celui qui l’a conçue. M. de Justh, qui est un cosmopolite, aurait pu, sans nul doute, écrire lui-même son livre dans notre langue ; il n’aurait pu réussir plus complètement que l’a fait son interprète, et d’ailleurs, ses récits où respire l’âme magyare auraient trop perdu à ne pas être écrits d’abord en hongrois.

Le Livre de la Pousta se compose d’une série de petits tableaux peints d’après nature, de scènes courtes et caractéristiques que l’auteur a observées autour de lui dans l’Alfoeld.

L’Alfoeld, le pays bas de la Hongrie, est l’immense région qui s’étend entre le Danube, la Tisza et les Carpathes. Là, à côté de terres fertiles, s’étendent de vastes espaces où le sol, à peine émergé au-dessus des eaux, est encore imprégné de sel ; des pâturages vagues et sans fin sont parsemés de marais, d’étangs indécis dont l’étendue varie avec le caprice des pluies, et dont l’eau saumâtre est saturée de carbonate de soude. C’est la Pousta (le désert), plaine solitaire et silencieuse, où aucune ondulation, aucun arbre n’arrête le regard et ne brise la violence du vent. De loin en loin apparaît un pâtre, se détachant immobile sur l’horizon clair, ou parfois semblant marcher, ainsi que ses bêtes, en l’air, comme sur des échasses. Le mirage, né des jeux d’un ardent soleil avec l’atmosphère tremblante et la terre verdâtre, y peuple le vide d’images fantastiques et les âmes de visions et de légendes merveilleuses.

Comme dans les steppes de la Russie, comme dans les savanes du nouveau monde, le caractère singulier du pays a imposé aux habitants une manière de vivre particulière et a marqué son empreinte sur leurs mœurs, leurs habitudes, leurs sentiments. Rien, dans les descriptions et les récits de M. de Justh, ne ressemble à ce que nous rencontrons sur notre route quand nous parcourons la France. Là-bas, l’homme est différent, comme la nature. Il n’est pas jusqu’à l’amour de la patrie qui n’y ait son cachet spécial. Dans nos contrées à horizons limités et définis, l’homme enlevé à sa chaumière paternelle est dépaysé ; il ne retrouve nulle part l’aspect, les lignes, les couleurs du petit coin de terre où il a essayé ses premiers pas et dont, quand il en parle, il dit : « Chez moi ! » Pour lui, la patrie, c’est le clocher de son village. Le pâtre de l’Alfoeld, sur quelque point que le transporte sa course errante, se croit encore chez lui. Il reconnaît le pâturage à perte de vue, l’espace uniforme et sans fin, et dans le lointain il aperçoit quelque tanya (chaumière) semblable à celle où il est né. Pour lui, le pays natal c’est la Pousta tout entière ; ce n’est plus un village ou un clocher qu’il aime, c’est une vraie patrie ; aussi est-ce dans son cœur qu’est éclos ce dicton plein de poésie et de grâce : « Hors de la Hongrie, la vie n’est plus la vie ».

Là règne encore la confiance mutuelle et familière des classes : la protection d’une part, de l’autre le respect. Dans le joli récit intitulé Au retour, qui ouvre le volume, M. de Justh, après une absence, retrouve « ses champs brodés de fleurs et ses paysans ». « Chacun d’eux, s’écrie-t-il, résume l’espèce entière à laquelle il appartient, et l’espèce, c’est moi ! En eux, mes souvenirs ; en eux, mes sentiments, mes aspirations, mes souffrances… Oui, voici toute ma race. Un vieux pâtre, seul, dont l’ombre tranquille se repose sur l’infini de l’horizon. Il s’appuie sur un long bâton et regarde au loin. Dès qu’il m’aperçoit, il ôte son chapeau, vient lentement à moi, me prend la tête à deux mains et m’embrasse sur les deux joues. Il ne dit pas un mot, ni moi non plus. Cet homme me donne ce que je cherchais en vain là-bas… C’est le même air que nous respirons depuis notre naissance ; son sang est mon sang, sa chair est ma chair. Ce qu’il dit trouve un écho au fond de mon âme. Parle-t-il de son passé, il me rappelle ma jeunesse. Et quand il se tait, la voix éternelle de la nature parle pour lui… »

Le pâtre, maître paisible et lent de la Pousta solitaire, revient souvent dans les récits de M. de Justh. Le voici par une belle soirée d’été (La Pousta.). « Rien ne trouble le calme de la Pousta… Des bœufs, traînant lentement leurs ombres longues, s’avancent vers l’auge : le pâtre, grand, majestueux, superbe, les suit. À chaque pas il s’arrête, d’un mouvement rajuste sa bunda, redresse sa calotte de peau, s’appuie sur son bâton, et, sa pipe de terre cuite entre les dents, regarde devant lui les yeux vides, immobile, semblable à quelque statue grandiose… Le monde qui l’entoure lui appartient… Chacune des étoiles du firmament est à lui ; à lui le soleil qui donne la vie, à lui les fleurs de la Pousta sans fin ; il règne sur les aigles et les milans, parce qu’ici lui seul est l’homme. Lui seul ici sait rire, pleurer…

« La femme du pâtre est assise sur le seuil de la maison… Elle allaite son enfant… Elle ne se dérange pas à mon approche, n’essaie pas de voiler son sein nu, et me regarde en face avec tranquillité.

« Je lui parle de son mari ; je lui demande si elle n’est pas inquiète de lui qu’elle voit si peu. — Pourquoi ? répond-elle en souriant. — Ainsi vous êtes seuls pendant tout l’hiver. Que feriez-vous s’il vous arrivait quelque malheur ? — Dieu nous viendrait en aide ».

La solitude, qui met l’homme en présence de la nature, lui rend plus apparente la présence de Dieu. Réduit à combattre seul contre des forces irrésistibles, il cherche un appui, et il le trouve dans la Providence, qui a créé ces forces et qui a imposé des limites à leur puissance, un terme à leur durée.

Le pâtre est heureux et satisfait de son sort. Même au milieu du désert, « il ne se sent pas seul, puisque sa femme et ses enfants sont avec lui » (Le Pâtre). Sa tanya est à une heure de l’habitation la plus voisine. Il ne peut aller à l’église qui est trop loin, mais « sa femme prie quelquefois, et lui, il regarde les étoiles ». La maison a déjà été emportée deux fois par les eaux ; Dieu l’a aidé et il a pu la reconstruire. Le vent furieux menace de la renverser encore. Le pfttre, toujours calme, lutte contre la tempête, confiant que Dieu ne l’abandonnera pas, et certain que l’orage ne détruira pas tout, car, dit-il, « rien n’a jamais existé ».

À quels périls pourtant ne l’expose pas la solitude ?

Un soir, M. de Justh apprend qu’une famille habitant une tanya isolée a été empoisonnée par des champignons vénéneux. Il y court. « Nous entrons. Au milieu de la chambre, autour d’une grande table, trois ou quatre paysans jouent aux cartes. Le long des murs, des morts, des agonisants. Étendues sous la fenêtre, deux petites filles s’enlacent convulsivement. Elles sont mortes, me dit un des veilleurs, tout en attisant le feu de sa pipe. Le père est mort ; le grand-père, se meurt. Qu’est-il donc arrivé ? demandai-je aux veilleurs. La réponse m’est donnée par une femme d’une trentaine d’années, couchée dans le lit. Elle se dresse sur son séant, appuie sa tête sur son poignet jauni, se penche en avant et me sourit. Malgré ses souffrances surhumaines, elle n’oublie pas les honneurs qu’elle croit devoir à un hôte de marque. Elle tourne vers moi ses yeux glacés, et, avec les formes d’un serviteur qui parle à son maître, me dit : C’est mon fils, Monsieur, qui avant-hier a trouvé des champignons… — Le médecin ? — Le médecin est loin… son temps cher… Puis, qui serait allé le chercher ? — L’un des veilleurs ouvre enfin la bouche : Nous aussi, nous n’avons été informés que ce matin. C’est le hasard qui nous a amenés ici ; nous allions aux champs…

« La pauvre mère souffre atrocement. Elle ne le montre pas cependant et elle continue : aujourd’hui le médecin est venu vers midi ; mais c’était trop tard !… Si au moins le prêtre pouvait venir !

« Soudain elle se redresse, joint les mains, et, d’une voix éteinte, mais en prononçant clairement chaque mot, fait sa prière. Elle arrive jusqu’à l’amen, tombe en arrière, pousse un soupir et meurt.

« Que de simplicité dans la mort ! s’écrie M. de Justh. L’homme ingénu, tout en sentiments, est-il donc toujours plus grand que nous dans les moments décisifs de la vie ? »

L’enterrement a lieu le lendemain. Les habitants des tanyas du voisinage se sont rassemblés autour de la maison mortuaire. « Le révérend commence l’oraison funèbre… La foule écoute attentivement. Chacun semble préoccupé du sort auquel l’expose sa solitude dans la Pousta, loin de toute habitation, en été comme en hiver, dans le malheur comme dans la joie, seul avec les étoiles, avec les herbes, avec la terre, avec lui-même. Et tous ces solitaires sont venus ici pour entendre la parole de Dieu et prendre congé de ceux qui ne sont plus seuls ! »

À côté de ces scènes poignantes, d’autres sont riantes et gaies. Midi nous décrit les bords du lac Gyaparos par un chaud jour d’été. Le tableau est aussi saisissant et aussi intense que la célèbre pièce de vers de Leconte de Lisle. Mais, au lieu d’une nature endormie et lourde regardée par l’adorateur découragé du Néant divin, M. de Justh nous peint l’énergie d’une vie puissante, excitée par l’ardeur frémissante du soleil. Tous ces baigneurs sont heureux de vivre, heureux de se sentir nus et enveloppés de chaleur et de lumière.

Une autre fois (Foins coupés), c’est une csarda (cabaret), où s’éveille la chanson, « l’âme du peuple », nous dit M. de Justh ; où se danse le csardas (danse de cabaret), cette danse nationale de la Hongrie, dont les figures sont toujours improvisées. « Chaque jeune homme tourne autour de sa Paire, la jeune fille qu’il mènera bientôt devant le curé, ou celle qui l’aide à « sucer le miel du bonheur défendu ». Le csardas est impétueux ; le tsimbalom chante, le violon gémit dans le grondement de la contrebasse… D’abord la mélodie se répand avec lenteur ; la danse affecte une marche posée. Puis les accords s’accélèrent et les talons se rejoignent plus fréquemment. Mais les danseurs restent graves, même dans leur joie débordante. Car ils savent qu’elle est toujours amère, la chanson qui célèbre l’amour et le bonheur, longue et mélancolique chanson dont le refrain est toujours le même : le cœur brisé de chagrin, mis dans la terre noire !

« Là-bas un gars danse seul. Il se tient devant les tsiganes, le bras levé, mêlant parfois ses cris aux accents de la musique. Sa belle humeur l’en­traîne. Il fait sonner les éperons de ses bottes, brandit en l’air ses larges manches, rabaisse sur ses yeux son chapeau orné de cheveux de l’orpheline (plante sauvage de la Pousta), et, lentement, plein d’une exubérance contenue, danse devant l’orchestre le pas de recrutement des hussards, marquant le rythme à coups de talon !… Soudain, il tire de sa poche un billet de cinq florins, et le colle au front d’un tsigane ». Ce paysan est bien le frère des riches Hongrois qui se ruinent pour les tziganes, comme ailleurs on se ruine pour une danseuse.

L’Offrande du village nous montre un type bien étrange. M. de Justh, pendant un de ces longs voyages auxquels le condamne sa santé délicate, avait perdu à Palerme son fidèle domestique. Ses paysans, en apprenant cette nouvelle, lui font écrire par le plus âgé d’entre eux, le senior, pour le supplier d’accepter comme serviteur l’un d’eux, qui sera chargé par les autres de l’accompagner dans ces pays lointains qu’ils supposent pleins de périls, comme tout ce qui est inconnu. Istvan Ivanyi, que le village désigne pour cette mission, est un demi-sauvage, énergique, violent et fier. Il est obéissant et dévoué, parce qu’il doit l’être : c’est le devoir de sa charge et le devoir du paysan envers son seigneur. Mais il prétend garder son indépendance : il se sent courageux et fort ; il a sa dignité de magyar. « Il attachait sur moi, dit M. de Justh, ses yeux gris bleu, d’un air sombre, résolu, comme quelqu’un que le péril attend, mais qui sait que son devoir est de le braver… Il fallait voir ce lourd garçon, avec une sollicitude touchante dans sa gaucherie, marcher sur la pointe des pieds, ouvrir soigneusement ma valise, déposer une à une mes paperasses comme s’il eût touché les ailes d’une libellule. Quand je fus couché, il alla prendre sa grande fourrure de mouton, l’étendit par terre dans la petite entrée qui précédait ma chambre, et se coucha en travers de la porte qu’on ne pouvait ainsi franchir qu’en passant sur son corps. On le sentait pénétré de sa mission qui consistait à veiller sur moi et sur ma santé débile. Peut-être sentait-il aussi que là-bas, loin du pays natal, c’est en sa personne que tout mon peuple aimé se concentrerait à mes yeux ». Un soir pourtant M. de de Justh reconnait, au fond d’un cabaret, son Istvan complètement ivre. Istvan se lève en l’apercevant ; les yeux brillants, ensanglantés, il le regarde avec insolence, comme pour le défier ! « Les jambes fléchissantes, mais la tête haute, il chante, jure, provoquant l’homme, Dieu et même moi, son seigneur ! » Le surlendemain, Istvan reparut. Il entra dans la chambre pour reprendre son service comme si rien ne se fût passé. Son maître ne lui fit aucune observation ; mais, longtemps après, il lui demanda ce qui serait arrivé s’il l’avait grondé. « Alors, dit Istvan en me regardant encore plus courageusement que jamais, j’aurais tué quelqu’un, moi ou un autre ». « Je ne demandai pas, dit M. de Justh, quel aurait été cet autre. Depuis, Istvan est toujours avec moi. Jour et nuit il veille sur mes pas… Et je sais que je n’ai jamais eu et n’aurai jamais de serviteur aussi fidèle qu’lstvan Ivanyi ».

Plusieurs scènes (Damné, La conversion de Zsuzsi Zaua, Ce que femme peut) nous parlent de la curieuse secte des Nazaréens, les croyants en Christ. Ils prétendent suivre à la lettre les doctrines de l’Écriture et sont aussi absorbés par la préoccupation du ciel qu’aurait pu l’être un saint des temps primitifs. Ils professent une tempérance absolue, ont sans cesse devant l’esprit la pensée de leurs péchés et les confessent publiquement. M. de Justh nous montre un paysan que sa femme avait converti, et qui, n’ayant pu s’abstenir de fumer, se figure qu’il est irrévocablement damné et juge désormais inutile de faire de nouveaux efforts pour mériter le ciel à tout jamais perdu. Il fume, boit, bat sa femme quand elle se plaint trop fort de le voir retombé dans le péché ; il se résigne en pleurant à aller en enfer. Une autre fois c’est une vieille courtisane qui, saisie tout à coup par la grâce, renonce à son rouge, à ses faux cheveux, à ses amants, et ne songe plus qu’à prier. Ou bien c’est une ancienne servante qui, pour paraître sans sacrilège à la réunion des fidèles de sa secte, doit confesser et expier ses péchés. Elle commence par les avouer à son mari, qui, dans sa colère, la bat et la chasse. De là, elle va chez ses anciens maîtres, leur restitue de force une poule et de vieux bas qu’elle s’accuse de leur avoir jadis volés. Puis, s’inclinant devant son ancienne maîtresse, elle lui raconte avec sérénité qu’elle lui a, pendant plusieurs semaines, ravi l’affection de son mari ! Cette belle confession terminée, certaine désormais de son salut puisqu’elle a avoué sa faute, elle s’asseoit tranquille et inconsciente sous le porche de la maison qu’elle vient de désoler.

Quel est aujourd’hui le nombre, quelle est l’importance sociale des Nazaréens en Hongrie ? L’auteur ne nous donne à cet égard aucune indication précise. À en juger par la place qu’il leur donne dans son livre, leur place doit être grande dans la société, et l’on peut se demander quelle influence les pratiques nazaréennes exerceront sur les mœurs du peuple si elles continuent à se développer[3].

L’écueil des peintures exotiques est que souvent nous sommes déconcertés par le caractère singulier des personnages qu’on nous montre. Comme ils ne nous ressemblent pas, ils risquent de ne pas nous paraître vraisemblables. Pour qu’ils le soient à nos yeux, il faut que nous sentions qu’en exagérant ou en atténuant tel ou tel de nos instincts, nous pourrions devenir pareils à eux. Alors ils nous intéressent par la différence même qui les sépare de nous et que le hasard des circonstances nous a seul empêchés de franchir. Il en est ainsi des êtres sauvages, rudes et forts que nous présente M. de Justh : ils sont étranges et imprévus ; ils diffèrent de tous ceux que nous connaissons ; cependant nous sentons qu’ils sont vrais ; qu’ils sont, sinon de notre race, du moins de notre espèce. Tels ces portraits d’Holbein ou de Rembrandt auxquels ne ressemble aucun homme d’aujourd’hui, que cependant nous croyons voir respirer et penser, tant leur physionomie offre de vie et de vérité.

Si, après avoir étudié les personnages que nous dépeint l’auteur, nous regardons l’auteur lui-même, nous reconnaissons dans ce membre civilisé et gracieux de la haute noblesse magyare un descendant de ces Huns audacieux et implacables que nul danger ne troublait, qui envisageaient la mort, non pas avec indifférence, mais avec allégresse. Voyez la ferme tranquillité de M. de Justh quand il reproduit ces dialogues où ses interlocuteurs lui répètent, comme chose toute naturelle, qu’il est poitrinaire et qu’il ne lui est pas permis d’aspirer aux joies de la vie et de la famille ! Cette tranquillité n’est pas la résignation, sentiment dans lequel il entre toujours de l’abandon de soi-même ; c’est plutôt ce que La Rochefoucault appelait la constance, la vertu qui voit, qui juge, et que l’approche de la mort ne peut émouvoir. Le livre de M. de Justh respire la bonne humeur, l’égalité d’âme. L’auteur n’a pas besoin, pour nous faire comprendre l’énergique philosophie de sa race, de nous dépeindre l’adorable sourd-muet, le Sage de la Pousta, qui exprime avec tant de sérénité sa joie de vivre, sa satisfaction de la part que Dieu lui a faite sur la terre, son bonheur de posséder cette Pousta où il gagne péniblement son pain, mais qui est à lui tout entière puisqu’il lui est permis d’y vivre ! M. de Justh est aussi grand que son pauvre faucheur ; il croit, à tort sans doute, nous voulons le penser, mais il croit, et il l’écrit sans phrases, qu’il est condamné à mourir jeune[4]. Quand il quitte ses grandes plaines au climat dangereux pour aller au loin chercher des zones plus clémentes, il dit adieu à cette terre qu’il aime, pensant que peut-être il mourra sur quelque plage lointaine, rêvant, comme le Grec de Virgile, à la douce Argos ; mais il part, ferme et brave, prêt à tout ce que Dieu exigera de lui. Ce n’est pas seulement parce qu’il en dépeint les grands horizons colorés et les races vigoureuses, c’est plus encore parce qu’il y retrace son propre caractère, que son livre est un hommage à la grande et belle Hongrie.

  1. Revue de la Société des Études historiques, 1893.
  2. Le livre de la Pousta, par M. Sigismond de Justh, traduit du Hongrois par M. Guillaume Vautier.
  3. Il paraît que la secte des Nazaréens subsiste toujours dans les mêmes régions, sans progrès, sans décadence.
  4. Sigismond de Justh ne se trompait pas quand il se croyait destiné à mourir jeune. Un de ses compatriotes lui avait, paraît-il, reproché d’être « en coquetterie avec la mort ». Il répondit que ce n’était pas « une coquetterie, mais une passion sérieuse », et peu de semaines après il s’éteignit : il avait à peine trente et un ans. Il fut surpris par la mort, le 9 octobre 1894, dans un hôtel de Cannes, où un malaise l’avait forcé de s’arrêter, loin de sa mère dont il était adoré, sans un ami pour lui fermer les yeux ! Il n’avait auprès de lui, pour lui rappeler la patrie, la famille, tout ce qu’il chérissait, que le fidèle Istvan, L’Offrande du village, le Hongrois que ses paysans avaient chargé de veiller sur lui pendant ses« lointains et dangereux voyages », et qui avait pour mission de ne point le quitter : Istvan revint à Szabad Szent Tornya(*) avec un cercueil. Les paysans décidèrent que pendant six mois ils garderaient le deuil et s’abstiendraient de musique et de danse. Le Sage de la Pousta était parmi ceux qui accompagnèrent le jeune seigneur à sa demeure dernière.

    Sigismond de Justh n’écrivait pas pour écrire, mais pour atteindre un but, le relèvement de la Hongrie.

    À ses yeux, la littérature et l’art ne valaient que par la haute mission patriotique qu’il leur attribuait. Il voyait une noblesse frivole, tourmentée par le besoin d’argent ; il cherchait en vain une classe moyenne autochtone ; il n’apercevait de force et d’espoir que dans les paysans, le fond de la race. C’était pour élever le cœur des paysans qu’il écrivait, et tous en effet lisent ses ouvrages. Il composait pour eux de petites pièces, où ses domestiques et les habitants des Tanyas voisines avaient des rôles, et qu’il faisait représenter dans une salle de théâtre qu’il avait construite pour eux au milieu de son parc patrimonial, et qui maintenant y a été remplacée par son tombeau.

    Il se proposait de peindre successivement les diverses classes de la société Hongroise, mettant en relief leurs défauts, et leur montrant l’idéal qu’il les engageait à poursuivre. Il avait commencé par les paysans, dans son Livre de la Pousta et dans un autre ouvrage qui eut un grand succès en Hongrie, et qu’il faisait traduire en notre langue. Il m’écrivait le 7 janvier 1894, avec le pressentiment constant de la mort qui le guettait : « Cela sera (peut-être ?) pour l’année prochaine ». Il n’y eut plus d’année prochaine pour lui, et la traduction n’a pas été achevée ! Il avait étudié la noblesse dans deux autres œuvres, dont une seulement, celle qu’il avait tristement intitulée Fuimus, et qui, dit-on, est une sorte d’autobiographie, a été publiée après sa mort.

    Ses amis ont pieusement recueilli ses lettres et les ont déposées à la Bibliothèque de Budapest, espérant préserver ainsi son nom de l’oubli dans cette Hongrie qu’il a tant aimée, et qui peut-être ne soupçonne pas tout ce qu’elle a perdu par sa mort.

    (*) Szent Tornya, commune magyare au cœur de l’Alfoeld, colonisée par les ancêtres de S. de Justh sur leurs terres nobiliaires. Le village prit le surnom de Szabad (libre), parce que les habitants, déjà avant l’abolition du servage en Hongrie, avaient été affranchis par leur seigneur. Aujourd’hui, ils sont les fermiers collectifs du domaine de Szent Tornya.