Le Charme de l’Histoire/12

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Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 347-364).

LA
TAXE DES PAUVRES À ABBEVILLE
AU XVIe SIÈCLE[1]




La taxe des pauvres est aujourd’hui tellement éloignée de nos mœurs que nous sommes portés à la considérer comme une institution spéciale à l’Angleterre, oubliant qu’elle a existé en France pendant plusieurs siècles. Pour en étudier les effets et les résultats, nous n’avons pas besoin de nous transporter chez nos voisins ; il suffit de consulter nos propres archives provinciales ou municipales.

L’obligation pour la cité ou la paroisse de nourrir ses pauvres avait été depuis longtemps affirmée par l’Église comme un principe de charité chrétienne (Concile de Tours, 567), et par l’État comme le seul moyen de prévenir ou d’atténuer le fléau de la mendicité (Capitulaire de 806).

Au xvie siècle, la périodicité de la famine, de la peste et de tous les maux qu’engendrent inévitablement la guerre civile et la guerre étrangère avaient rendu la misère si générale, les mendiants étaient devenus un tel danger dans les campagnes et même dans les villes, que l’autorité publique se décida à transformer en obligation légale ce qui jusque-là n’avait été qu’une obligation de conscience pour les particuliers et une règle de police pour les communes. Cette transformation s’effectua d’une manière qui dut sembler toute naturelle. L’Église et l’État étaient alors unis et se prêtaient un mutuel secours pour atteindre le but que tous deux se proposaient : guider les hommes dans la voie de la religion et de la prospérité matérielle. Les divers services de l’assistance étaient confiés au clergé et formaient une des branches de l’administration ecclésiastique. La législation charitable était régie par le droit canonique, et, pour subvenir aux dépenses nécessitées par le soin des malades et l’entretien des pauvres, l’Église ne comptait sur d’autres ressources que les dons volontaires. Elle recommandait aux fidèles de consacrer aux pauvres une partie de leurs revenus. Elle leur rappelait que l’aumône, « la rançon de l’âme », suivant l’expression de Saint Jean-Chrysostome, est le plus sûr moyen de racheter ses fautes et de mériter les récompenses éternelles. Entre les mains de l’Église, l’exercice de la charité n’était qu’un devoir de conscience. Lorsque l’autorité civile, pressée par la nécessité de combattre le fléau devenu redoutable de la mendicité, entreprit de diriger elle-même l’administration charitable, elle commença par continuer ce qui se pratiquait auparavant. Elle conserva l’organisation et les procédés de l’Église ; elle prétendit seulement exécuter elle-même le précepte de la charité qui, jusque-là, n’avait été mis en œuvre que par la puissance ecclésiastique. Elle crut accomplir une mission qui lui était imposée par Dieu. Mais, peu à peu, à la sanction toute spirituelle que l’Église donnait à ses prescriptions, le pouvoir civil ajouta la sanction matérielle qu’il attache à la violation de ses lois. Il mit au service de la prescription divine, de l’obligation religieuse, la force dont il disposait. Ce fut ainsi qu’il passa, par une transition toute naturelle et inévitable, du droit canon au droit civil, de la loi divine à la loi humaine, du don volontaire à l’impôt[2].

Les mêmes nécessités paraissent avoir pesé en même temps sur tous les pays, comme tend à le démontrer une ordonnance de Charles-Quint du 7 octobre 1531, applicable à ses provinces de Flandre. En France, ce fut le Parlement qui prit l’initiative. Un arrêt du 22 avril 1532 fait appel à l’aumône volontaire : l’article 6 ordonne dans chaque paroisse des quêtes publiques, et exhorte « les prélats et autres gens d’église et tous autres qui ont accoutumé de faire aumônes et charités publiques et secrètes de bailler ce qu’ils voudront et auront dévotion de donner par charité et aumônes aux pauvres. »

Mais aussitôt les aumônes volontaires deviennent insuffisantes ; dès 1533, un arrêt du 22 août prescrit aux chapitres et couvents de religieux dans Paris de contribuer à la nourriture des pauvres, sous peine de la saisie de leur temporel.

En 1535 le roi intervient à son tour, et un édit du 6 juillet ordonne la levée d’une imposition extraordinaire de 12.000 livres sur les habitants de Paris, pour « subvenir à la nourriture et soulagement des pauvres. »

Quelques années après survient l’arrêt du Parlement du 12 novembre 1543, qui paraît être le point de départ de la taxe des pauvres, et dont les termes méritent d’être rapportés :

« Pour ce que les aumônes, qui sont le fondement de la nourriture et éducation des pauvres, dépendent principalement de la charité des bons et notables bourgeois, manans et habitants de la ville de Paris, laquelle a été merveilleusement refroidie depuis le commencement de l’institution de la communauté des pauvres, en manière que les aumônes sont diminuées des trois quarts ou plus, la Cour enjoint aux curés et vicaires des églises paroissiales, ainsi qu’aux prescheurs de la ville de Paris, d’admonester le populaire de faire l’aumône à la communauté des pauvres…, en leur faisant claire démonstrance, par raisons vives et efficaces, qu’ils y sont tenus et obligés, et que, pour l’exécution de l’obligation divine, il faudra que la justice séculière y mette la main ; et conséquemment, de ce qu’ils peuvent faire de leur bonne volonté et par ce moyen mériter envers Dieu et la république, ils pourront être contraints de le faire par justice, et perdront la plus grande part du mérite. »

Ainsi, dans l’esprit du Parlement, la taxe des pauvres reste avant tout une aumône volontaire, que chacun est appelé à fixer en raison de ses ressources. C’est seulement en cas de refus ou d’offres jugées insuffisantes que la justice séculière apparaît pour forcer les récalcitrants à payer une aumône proportionnée à leurs moyens.

À partir de cette époque, une série de dispositions émanées de la Couronne[3], des parlements ou des municipalités elles-mêmes donnèrent aux échevins des villes, aux marguilliers des paroisses, ou à des établissements spéciaux créés sous le nom de Bureaux des Pauvres, le droit de lever sur tous les habitants, sans exceptions ni privilèges, des taxes d’aumônes pour les pauvres. Ces prescriptions furent résumées et définitivement étendues à toute la France en 1566 par l’article 73 de la célèbre ordonnance de Moulins : « Ordonnons que les pauvres de chacune ville, bourg, village, seront nourris et entretenus par ceux de la ville, bourg ou village dont ils sont natifs et habitants, sans qu’ils puissent vaguer et demander l’aumône ailleurs qu’au lieu où ils sont. Et à ces fins les habitants seront tenus à contribuer à la nourriture desdits pauvres selon leurs facultés, à la diligence des maires, échevins, consuls et marguilliers des paroisses. » Cette disposition resta en vigueur jusqu’à la Révolution ; des ordonnances spéciales la rappelaient aux villes, en confirmaient ou en modifiaient les conditions d’exécution chaque fois que des circonstances particulières appelaient de nouveau l’attention de l’autorité royale sur la misère publique, sur la mendicité ou le vagabondage.

La taxe des pauvres répondait si bien aux idées du xvie siècle que plusieurs villes avaient devancé les dispositions des édits.

Ainsi à Chartres, en 1555, l’évêque avait réuni tous les corps ecclésiastiques, justice, curés, habitants de la ville et des faubourgs ; l’avocat de la ville avait « remontré que le nombre des pauvres augmentait de jour en jour ; hommes et femmes valides venaient impunément à Chartres mendier, au grand détriment des indigents de la ville, etc. » Les échevins avaient été chargés de rechercher les règlements faits dans les villes de Paris, Orléans et Tours pour la nourriture des pauvres.

Abbeville n’attendit pas non plus les ordres de l’autorité royale. L’histoire de la taxe des pauvres dans cette ville a été l’objet d’une étude détaillée et documentée publiée en 1888 par le comte de Brandt de Galamets sous le titre de : « La Taxe des Pauvres à Abbeville en 1588. » Abbeville possédait depuis longtemps une Bourse des Pauvres, désignée dans les anciens documents sous le nom d’« Aumône » qui était dotée de biens et de rentes, dues à d’anciennes libéralités et aussi à certains usages ; ainsi, après chaque élection, le maire, les échevins, les argentiers, et quelques autres dignitaires municipaux payaient une bienvenue qui, suivant le grade, variait de dix sols à quatre livres. En 1565, à la suite d’une récolte exceptionnellement mauvaise, les revenus de l’aumône et les dons volontaires se trouvèrent insuffisants pour secourir les pauvres de la ville et pour répondre aux demandes des mendiants beaucoup plus nombreux qui affluaient du dehors. Il fallut prendre des mesures. Les gens des trois états de la commune furent convoqués le 5 novembre par le procureur du Roi et le procureur fiscal ; ils adoptèrent les résolutions suivantes : Sept notables, choisis dans les trois ordres, furent constitués en « Bureau des Pauvres ». Ils furent chargés de provoquer et de recueillir les dons volontaires que les habitants opulents seraient appelés à verser chaque semaine, et d’employer les fonds ainsi obtenus à donner du travail aux indigents valides et à nourrir les pauvres non valides. Mais on prévit que parmi les habitants à qui leur fortune donnait le moyen et le devoir de concourir à l’œuvre commune, quelques-uns, après avoir promis des souscriptions hebdomadaires, seraient peu empressés de les payer ; que d’autres peut-être refuseraient toute contribution volontaire. Les trois états attribuèrent au Bureau des pauvres le droit de contraindre les premiers à tenir leurs engagements et d’imposer d’office aux autres la cotisation que leur fortune présumée leur permettait de payer. À ce pouvoir, si étendu puisqu’il était discrétionnaire, l’assemblée ajouta la dispense pour les membres du bureau des pauvres de rendre compte de leurs décisions et de leur gestion.

Il est probable que cette institution rencontra de sérieuses difficultés pratiques. Après avoir pourvu aux besoins momentanés en vue desquels elle avait été créée, elle cessa d’exister. L’état social qui l’avait motivée n’avait cependant pas changé, et, quinze ans après, de nouvelles calamités ayant sévi sur la contrée, on se décida à y revenir.

Le procureur général au Parlement de Paris requit la publication et l’exécution à Abbeville de l’article 73 de l’ordonnance de Moulins et d’un arrêt du Parlement du 12 juin 1580, portant « Règlement pour la nourriture et l’entretènement des pauvres ».

Avant de réunir les trois ordres, le maire de la ville les appela à délibérer séparément. La noblesse et le tiers-état acceptèrent le principe de la taxe obligatoire. Le clergé seul le combattit, voulant laisser à la charité chrétienne, avec la liberté, tout le mérite de l’aumône volontaire. Mais les trois ordres furent d’accord pour reconnaître la nécessité de constituer un bureau des pauvres permanent. L’assemblée plénière fut tenue le 22 juillet 1580. Nous y retrouvons en petit la grande querelle de 1789 sur le vote par tête et le vote par ordre ; la noblesse refusa d’y assister, parce qu’elle craignait d’y être soumise au vote par tête. La décision fut prise malgré son absence, conformément d’ailleurs à l’avis qu’elle avait séparément émis.

Le « Bureau des Pauvres » fut composé de membres pris indifféremment dans les trois ordres, élus par leurs pairs, ne pouvant, sous peine d’amende, décliner ces fonctions, et dispensés de rendre compte de leurs décisions et de leur gestion. Il eut pour mission de nourrir les pauvres invalides et de donner du travail aux autres dans des ateliers de charité. Pour lui créer des ressources, on lui attribua certains biens de l’ancienne « Aumône » ; on lui assigna un prélèvement sur l’octroi ou sur d’autres revenus municipaux ; on fit appel aux dons volontaires ; enfin on lui conféra le droit d’imposer d’office les habitants d’après leur aisance présumée.

M. le comte de Brandt de Galamets a eu la bonne fortune de retrouver le rôle général qui fut dressé par le bureau des pauvres pour l’année 1588. Ce document est extrêmement curieux. Il est établi par paroisses et par rues. Il comprend 1734 imposés dont il indique le nom, la demeure et la cotisation. La taxe était hebdomadaire, comme la distribution des secours ; tel était d’ailleurs l’usage général à cette époque. La cote la plus élevée pour les simples particuliers était de douze sous ; la plus faible de trois parisis. La première n’était imposée qu’à cinq bourgeois ; elle représentait, d’après la valeur de la monnaie à cette époque, le prix de trois journées d’ouvriers des champs. Pour l’année entière, elle pouvait correspondre environ à 312 francs. Trois parisis pouvaient valoir cinq à six centimes de notre monnaie actuelle. Les corps moraux, tels que le prieuré, la commanderie, l’hôpital et la collégiale, payaient des taxes proportionnées à leur richesse. L’ensemble du rôle se montait, pour chaque semaine, à 120 livres deux sous quatre deniers, et pour l’année entière, à 6.340 livres quatre deniers, somme qui, évaluée au cours moyen du règne d’Henri III, équivalait à 22.910 francs de notre monnaie.

Nous n’avons pas besoin d’insister sur l’intérêt tout particulier que la notice de M. de Brandt présente pour les habitants d’Abbeville. Mais, en dehors même de la localité, elle peut fournir des enseignements utiles. Elle nous montre quelles conditions accompagnaient alors la taxe des pauvres ; elle nous fait entrevoir quelques-uns des effets qui l’ont suivie. Aujourd’hui que s’agite la question de l’assistance obligatoire, qui, à certains égards, se rapproche de la taxe des pauvres, il est bon de se rendre compte de ce que ce système a produit dans le passé.

Du moment qu’une taxe obligatoire était établie sur les habitants pour nourrir les pauvres de la ville, il fallait, avant tout, garantir aux contribuables que le produit de l’impôt qu’on exigeait d’eux profiterait exclusivement à leurs concitoyens. Tel était d’ailleurs le principe général sur lequel reposait depuis longtemps la législation en matière d’assistance : chaque commune devait nourrir ses pauvres, et il était défendu aux pauvres d’implorer la charité en dehors de leur commune ; la mendicité était punie des peines les plus sévères, le fouet, la prison, le pilori, la marque au front, la mutilation des oreilles, le bannissement[4]. Aussitôt que le bureau des pauvres eut été constitué, une ordonnance de police municipale prescrivit « à toute personne, de quelqu’âge, qualité et condition qu’elle pût être, réfugiée à Abbeville et n’y ayant aucun moyen de gagner sa vie, sinon avec mendicité, oisiveté, bellisterie et invaliderie, d’avoir » à partir dans les trois jours sous peine du fouet ». Peu après, cette prescription fut étendue même aux personnes réfugiées dans la ville depuis deux ans. Ce premier point réglé et les étrangers sortis, il fallait veiller à ce que, ni ceux qui auraient été expulsés, ni d’autres, ne pussent rentrer. Les gardiens des portes reçurent l’ordre, sous peine d’être eux-mêmes frappés d’amende arbitraire, de refuser l’entrée de la ville à quiconque ne justifierait pas de moyens d’existence. Une exception pourtant fut faite par humanité, en faveur de ceux qui ne pourraient aller commodément par une autre route à leur destination, et qui promettaient de ne pas séjourner à Abbeville plus d’une nuit. M. de Brandt ne nous dit pas si c’était le gardien de la porte qui était juge des moyens d’existence allégués ou de la difficulté de passer par une autre route.

Voilà donc les pauvres de la ville investis seuls du privilège d’y habiter et d’y recevoir des secours. Pour constater leur qualité, il leur fut prescrit de porter cousue sur leur manche une marque officielle dont M. de Brandt donne le fac-simile. Ces pauvres ne devaient recevoir d’aumône que du bureau. Il fut interdit aux bourgeois, sous peine d’un écu d’amende, de secourir directement les indigents. Là encore, pourtant, une exception dût être faite : quand on pouvait justifier qu’on était parent d’un indigent, on avait la permission de le nourrir et de le loger, même s’il n’était pas originaire de la ville ; seulement il fallait, quoique le défrayant de tout, s’engager à ne pas diminuer ses aumônes aux pauvres de la commune. Ce n’était pas seulement l’aumône individuelle qui était interdite, mais aussi, fait remarquable à cette époque, l’aumône aux ordres religieux.

La plus grande difficulté ne consista pas à empêcher les habitants de faire des dons à des indigents autres que ceux qui étaient pourvus de l’estampille municipale. Les procès-verbaux recueillis par M. de Brandt constatent, d’une part, que la taxe était difficilement perçue ; d’autre part, qu’elle avait tari la source des aumônes volontaires. Ainsi le prieuré de Saint-Pierre « représenta qu’avant l’établissement de la taxe il faisait plusieurs aumônes particulières, telles que 900 petits pains et la nourriture d’une pauvre femme ; mais qu’il avait dû cesser, faute de ressources, aussitôt que la taxe fut établie ». Beaucoup de contribuables se refusaient à payer leur cotisation. Le rôle comprenait toutes les familles présumées non indigentes, en sorte que les habitants étaient divisés en deux catégories tranchées : les imposés et les assistés ; quand on sortait de l’une, c’était pour entrer dans l’autre. Plus d’une fois il arriva que l’on fut forcé de secourir des malheureux que l’on avait commencé par poursuivre et que l’on avait ruinés en saisissant leurs biens pour le paiement de leur taxe.

Dans la vie, l’homme qui a l’imprudence de commettre un mensonge est forcé, pour le soutenir, de mentir encore, de mentir toujours. De même en politique et en administration, quand on commence à s’écarter de la vérité, quand on prétend substituer à la libre action des volontés individuelles les prescriptions arbitraires de l’autorité publique, il faut se résigner à une interminable série de prescriptions vexatoires, sans lesquelles la première mesure apparaît de suite inexécutable ou inefficace. Et plus on marche dans cette voie, plus les obstacles se multiplient, jusqu’au moment où l’on renonce à forcer la nature, et où l’on se résigne à laisser les faits économiques se produire avec liberté. Que de prescriptions étranges et choquantes ont accompagné ou suivi l’établissement de la taxe à Abbeville ! Les étrangers n’ont plus la liberté d’aller et de venir, de s’établir dans la ville ou même de la traverser ; les habitants n’ont plus celle de suivre l’impulsion de leur cœur et de secourir les pauvres de leur choix ; les notables n’ont pas le droit de se soustraire aux fonctions de membres du bureau des pauvres ; les pauvres sont contraints de porter sur leur manche la marque de leur pauvreté. Des ateliers de charité, où est organisé une sorte de travail inutile, obligent les indigents secourus à faire semblant de gagner leur pain. Enfin, une taxe arbitraire, établie par des hommes dispensés de rendre compte, frappe tous les habitants d’après leur fortune présumée[5] !

Que de telles mesures soient prises exceptionnellement, au moment où éclate une grande calamité publique, un de ces malheurs contre lesquels les moyens ordinaires sont impuissants et qui suspendent en quelque sorte la vie sociale et les conditions normales de l’existence, nul n’en serait étonné, et chacun s’y prêterait avec résignation et dévouement. Mais c’était une institution permanente que l’on prétendait créer. Cette privation générale des droits les plus simples et les plus naturels était l’état normal auquel on prétendait condamner la société.

Le résultat obtenu justifia-t-il au moins un tel sacrifice de la liberté ? En 1586, quelques années à peine après l’établissement de ce régime, une famine sévit sur la contrée. M. de Brandt fait une description douloureuse de la misère qui la suivit. Son récit prouve combien le régime qui venait d’être établi était inefficace. Les pauvres affluèrent dans la ville, où des distributions de pain se faisaient par les soins de la municipalité. Ils forçaient les maisons des bourgeois, menaçaient du pillage, et, après la levée d’une taxe supplémentaire, ils prétendirent exiger que chaque habitant prît à sa charge, dans sa maison, un ou plusieurs pauvres.

La « Taxe des Pauvres » fut conservée à Abbeville jusqu’à la Révolution ; mais il paraît qu’elle fut abaissée : le prieuré de Saint-Pierre, taxé en 1588 à 104 livres par an, ne payait plus en 1739 que 54 livres, quoique la monnaie eût alors moins de valeur. M. de Brandt ne nous dit pas si la taxe y était aussi impopulaire que dans d’autres villes. À Paris, notamment les commissaires chargés de la percevoir étaient si mal reçus, quelquefois si maltraités, que souvent ils refusaient leur office, et que, pour les décider à l’accomplir, il fallut à certaines époques les menacer de fortes amendes. C’était toujours, on le voit, le même système : qu’il s’agît de celui qui répartissait la taxe, ou de celui qui la recouvrait, ou de celui qui la payait, la contrainte était la loi à laquelle tous étaient soumis.

Nous ne doutons pas qu’aujourd’hui, les aumônes données volontairement aux pauvres d’Abbeville par la charité libre des habitants ne dépassent le chiffre obtenu péniblement jadis par la taxe obligatoire. Il y a certainement à Abbeville plus de cinq familles dépensant chaque année 312 francs en aumônes, et les pauvres de la ville reçoivent certainement plus de 22.910 francs par an.

Louis XIV maintint le principe de la taxe des pauvres dans son édit de 1656 qui créa l’hôpital général. Il voulut même en faire une nouvelle application en établissant une taxe spéciale au profit de cette institution. Mais le Parlement, en enregistrant l’édit, refusa d’admettre la taxe nouvelle, sauf en tant qu’elle frappait les chapitres et les communautés ; quant aux bourgeois, ils ne pouvaient être taxés qu’en cas de nécessité.

La taxe des pauvres n’avait jamais donné les résultats que l’on en attendait. Créée pour remédier à la diminution des aumônes volontaires, loin d’atténuer le mal, elle l’aggravait. Elle ne fut jamais acceptée sans protestations. Les mesures coercitives ne réussissaient pas toujours à en assurer le recouvrement. Une grande partie des taxes réclamées pendant la cruelle année 1709 ne furent pas payées, et, en 1716, l’Hôtel-Dieu et l’hôpital général finirent par renoncer à recouvrer les sommes dues.

La taxe des pauvres fut à peu près abandonnée en fait. Les pouvoirs publics cherchèrent enfin à la remplacer par une autre source de revenus, et ils attribuèrent aux pauvres une partie des ressources de l’octroi et le droit sur les spectacles. Ils substituèrent ainsi l’impôt indirect, que le contribuable paie sans s’en apercevoir et sans en connaitre la destination précise, à l’impôt direct, qui a pour effet immédiat et constant de diminuer les dons volontaires ; le contribuable qui a payé la taxe des pauvres se croit, par cela seul, dispensé de toute autre aumône.




  1. Revue de la Société des Études Historiques, 1889.
  2. L’Assistance à Paris sous l’ancien régime et la Révolution, par Louis Parturier, p. 93 et suivantes ; p. 144 et suivantes.
  3. Voir notamment l’édit de François Ier, 1544, qui crée un bureau général des pauvres et l’autorise à lever chaque année une taxe sur les princes, les seigneurs, les ecclésiastiques, les communautés, les bourgeois et propriétaires.
    Voir aussi la déclaration d’Henri Il, 13 février 1551, constatant que « les mendiants sont quasi énumérables à Paris », et que « les quêtes et aumônes recueillies chaque semaine dans les paroisses sont tant diminuées. »
  4. Capitulaire de 806 ; établissements de Saint Louis, 1230 ; ordonnance de Jean-le-Bon, 1350 ; édits ou ordonnances de 1536, 1545, 1558, etc.
  5. Il semble que ces conditions soient l’accompagnement inévitable de l’assistance obligatoire et de la taxe des pauvres. En Irlande, « chaque division électorale cherche à rejeter sur une autre, proche ou lointaine, les familles qu’elle risque d’avoir un jour à entretenir dans un Workhouse ou à assister à domicile ; de là, obstacle à l’établissement de nouveaux habitants, expulsion des tenanciers pauvres, refoulement de la population vers les villes ou vers l’étranger » (Jacques Flach, Le Gouvernement local en Irlande).
    En Allemagne, les lois de juin 1870 et de mars 1871 permettent aux communes d’interdire le séjour sur leur territoire aux nouveaux arrivants s’ils ne peuvent justifier de moyens d’existence et elles déclarent obligatoires les fonctions gratuites dans les établissements d’assistance.