Le Charme de l’Histoire/14

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Alphonse Picard et Fils, Éditeurs (p. 371-387).

DU DROIT
sur les
DOCUMENTS HISTORIQUES[1]




À mesure que l’Association littéraire et artistique internationale pénètre davantage dans le détail des questions pratiques qui se rattachent au principe de la propriété littéraire, elle voit surgir des problèmes nouveaux, souvent très délicats, que n’ont encore résolus ni les lois de chaque pays, ni la Convention de Berne, et qui méritent une étude spéciale.

L’an dernier, au Congrès de Berne, M. Vaunois, analysant le droit complexe qui appartient à un auteur sur son œuvre, y distinguait un droit pécuniaire et un droit moral : le droit d’exploiter l’œuvre et de s’en réserver le profit ; le droit de faire respecter sa création et de défendre sa personnalité. Le droit pécuniaire constitue une richesse ; il est dans le commerce ; il peut être cédé ou donné. Il devrait donc, si l’on s’en tenait aux principes généraux de la législation, être, comme les autres biens de l’auteur, le gage de ses créanciers. Mais le droit moral de l’auteur se dresse devant les créanciers, et, tout en leur abandonnant le profit de la publication faite volontairement par l’auteur, il ne leur permet pas de s’emparer de l’œuvre elle-même, de la publier sans le consentement libre de celui qui l’a créée, qui y a mis son intelligence et son cœur, et à qui en appartient, en même temps que l’honneur, la responsabilité.

Un autre rapporteur, M. Mack, a opposé au droit moral de l’auteur, qui est maître de son œuvre, le droit du public qui veut pouvoir se procurer cette œuvre, y puiser un profit intellectuel, jouir, en un mot, de la richesse nouvelle qu’elle a ajoutée au trésor commun de l’humanité.

Les questions que soulève la propriété des documents historiques se relient, dans une certaine mesure, à celles qu’ont traitées M. Vaunois et M. Mack ; elles mettent aussi en présence, en opposition parfois, le droit moral de l’auteur ou de ses représentants, et le droit du public.

Qu’est-ce qu’un document historique ? On peut qualifier ainsi toute pièce, publique ou privée, officielle ou intime, qui peut aider à établir ou à éclaircir un point intéressant pour l’histoire.

Cette définition comprend, dans la généralité inévitable de ses termes, des documents différents par leur nature, différents aussi par les circonstances dans lesquelles ils se sont produits ; il est donc impossible d’indiquer une solution unique applicable à tous les cas qui peuvent se présenter.

Cependant, avant d’arriver aux distinctions nécessaires que nous prévoyons, nous pouvons apercevoir, dès à présent, un caractère qui sera commun à toute pièce pouvant mériter la qualification de document historique : cette pièce n’aura jamais été écrite par la personne qui prétend s’en servir et qui demande quels sont ses droits.

Le possesseur actuel du document historique n’en est pas l’auteur. Donc, lors même qu’il aurait le premier découvert le document, lors même qu’il serait propriétaire légitime du manuscrit, ce fait ne suffirait pas pour lui donner sur le texte les droits que les lois sur la propriété littéraire attribuent et garantissent à un auteur sur son œuvre. Ces droits, il pourra se les voir opposer, si celui qui en est légalement investi les invoque pour lui interdire la publication qu’il serait tenté de faire ; il ne pourra pas les invoquer lui-même, à moins de justifier qu’ils lui ont été cédés expressément par l’auteur ou par ses représentants. S’il s’agit d’un manuscrit, il pourra être propriétaire de l’objet matériel ; il ne sera pas nécessairement propriétaire de l’œuvre : Il pourra, aux termes de l’article 544 du Code civil, « jouir et disposer du manuscrit de la manière la plus absolue » ; il pourra le donner, le vendre, le revendiquer s’il lui est volé ; il pourra même le détruire s’il en a la fantaisie. Mais il n’aura pas sur l’œuvre les droits qui appartiennent exclusivement à l’auteur et que la loi du 19 juillet 1793 définit ainsi : a Vendre, faire vendre, distribuer l’ouvrage et en céder la propriété en tout ou en partie ».

Peut-être, si nul ne le lui interdit, lui sera-t-il permis de publier le texte ; mais, s’il a ce droit, il l’aura comme l’aurait toute autre personne, et il ne pourra pas s’opposer à ce qu’un autre publie la pièce, soit avant lui, soit après lui. Exceptons pourtant le cas où cette autre personne serait liée envers lui par quelque convention particulière ; par exemple, si elle tenait de lui le texte objet de la contestation, et si elle ne l’avait reçu que sous la condition de ne pas le publier. Dans ce cas, ce qui armerait d’une action le propriétaire du manuscrit ou l’heureux révélateur du document, ce ne serait pas la législation sur la propriété littéraire, ce serait la convention intervenue entre lui et son adversaire.

Ces principes posés, examinons les cas divers qui peuvent se présenter, et cherchons quelles solutions seront justifiées dans chaque circonstance par le caractère particulier de la pièce pour la quelle sera réclamée la qualification de document historique.

Première hypothèse : il s’agit d’un document qui n’est pas une œuvre privée, mais une pièce officielle. Il était jusqu’alors ignoré. Un heureux investigateur a eu la bonne fortune de le découvrir dans les cartons cachés de quelques archives, dans la poussière de quelque bibliothèque longtemps inexplorée. Ce sera, par exemple, le texte d’un traité intervenu entre deux puissances, une note diplomatique demeurée secrète, la correspondance officielle d’un ministre ou d’un souverain avec ses agents ; ce sera peut-être quelque vieille charte oubliée, dont l’étude permettra de reconstituer la physionomie d’un siècle disparu.

Aucun de ces actes ne relève des lois sur la propriété littéraire. Ni l’auteur, ni ses représentants ne pourraient invoquer ces lois et prétendre y trouver le droit exclusif de publier l’œuvre ou d’en interdire la publication. Telle pièce appartiendra au public par son essence même ; telle autre était destinée à rester secrète, et celui qui l’a jadis rédigée n’aurait pas eu, dans l’origine, le droit de l’imprimer pour en tirer un profit pécuniaire. S’il existe des lois qui interdisent de la publier aujourd’hui, ces lois sont celles qui peuvent régir le secret professionnel, les secrets d’État, les documents appartenant à l’État et déposés dans les archives nationales ou dans les bibliothèques publiques[2], etc., ce ne sont pas les lois sur la propriété littéraire. Il en serait de même du vieux cartulaire qu’un érudit aurait eu la bonne chance de découvrir et le mérite d’apprécier.

Si aucune loi spéciale ne s’oppose à la publication, l’heureux révélateur du document aura, en effet, la faculté de le publier le premier, comme il aurait celle de le garder pour lui. Mais, d’une part, il ne pourra pas empêcher un autre érudit de le découvrir à son tour et de le publier avant lui ; d’autre part, aussitôt qu’il aura livré sa trouvaille au public, elle appartiendra au public, et tout historien aura le droit de s’en servir et de la reproduire. L’inventeur gardera l’honneur de la découverte ; s’il accompagne sa publication d’un commentaire, les lois sur la propriété littéraire protégeront son commentaire ; mais elles ne protégeront pas le document lui-même, qui n’est pas son œuvre.

Deuxième hypothèse : il s’agit d’une pièce privée inédite, dont l’original se trouve dans les mains d’une personne étrangère à la famille de celui qui l’a écrite. Ce seront des mémoires, des lettres missives, des notes de famille, un livre de raison, etc. De tels documents peuvent avoir un intérêt historique quand ils émanent d’un personnage dont la vie appartient à l’histoire, ou d’un homme particulièrement bien informé sur un fait intéressant et peu connu, ou même quand, émanée d’un personnage obscur et sans intérêt par lui-même, la pièce révèle un trait de mœurs curieux et oublié. Ici commencent les difficultés ; ici nous serons obligé de faire, suivant les circonstances, suivant le caractère ou la date de la pièce, peut-être aussi suivant la notoriété plus ou moins grande de celui qui l’a écrite, une série de distinctions souvent fort délicates, et d’où il semble impossible d’écarter entièrement l’arbitraire.

Supposons d’abord que, dans la pensée de celui qui l’a écrite, la pièce était destinée à être un jour imprimée. Il s’agit, par exemple, de mémoires. Un personnage obscur ou célèbre les écrit pendant les loisirs de sa vieillesse, pour se donner, en racontant les faits dont il a été le témoin, l’illusion d’agir encore ; pour se venger de l’injustice du sort qui lui a refusé une destinée égale à son mérite ; pour prouver, en jugeant ses contemporains, qu’il leur était supérieur ; parfois aussi, tout simplement, pour laisser après lui la trace aigrie de ses rancunes. L’auteur ne manque jamais de les faire précéder de ces mots : « Je les écris pour mes enfants ; je ne songe pas à les publier moi-même ; mais dans quelques années, quand auront disparu tous ceux dont je rappelle les noms, peut-être paraîtront-ils dignes d’être livrés au public. Ils lui apprendront ce qu’étaient la vie et la société à l’époque où je me suis agité sur la terre, ce que pensaient et faisaient mes contemporains, ce que je valais et quel rôle j’aurais pu jouer ». Ici, sans aucun doute, nous tombons sous l’application des lois sur la propriété littéraire. Ces mémoires sont des œuvres posthumes ; ils sont régis en France par le décret du 1er germinal an XIII : « Les propriétaires par succession ou autrement d’un ouvrage posthume ont les mêmes droits que l’auteur, et les dispositions des lois sur la propriété exclusive des auteurs et sur sa durée leur sont applicables ». Remarquons que le décret ne dit pas : « le propriétaire du manuscrit », mais « le propriétaire de l’ouvrage », c’est-à-dire celui qui possède, comme l’avait l’auteur lui-même, le droit de le publier. Si l’auteur vivait encore, lui seul aurait le droit d’en· faire ou d’en autoriser la publication ; l’ami à qui il aurait donné le manuscrit serait propriétaire de l’autographe, mais ne serait pas par cela seul présumé propriétaire de l’œuvre. Si l’auteur est mort, la situation légale reste la même ; la propriété de l’œuvre a passé au représentant de sa personne, à son héritier naturel ou testamentaire, et le propriétaire du manuscrit n’a pas le droit de le publier sans l’autorisation de ce représentant. Pour que ce droit lui fût reconnu, il faudrait qu’il prouvât d’abord que l’auteur, en lui abandonnant le manuscrit, a entendu lui abandonner également ses droits sur le texte ; puis que l’auteur a entendu le rendre seul juge de l’opportunité de la publication.

Nous arriverons à une conclusion semblable s’il s’agit d’un document intime et confidentiel que l’auteur destinait à rester ignoré du public. Que l’on réclame ou non pour le document la qualification de document historique, ce ne seront pas seulement les lois sur la propriété littéraire qu’il faudra consulter ; ce seront surtout les lois de droit commun, celles qui garantissent un principe plus important encore au point de vue social que la propriété de l’auteur sur son œuvre, le respect du domaine intime de la pensée et de la conscience de chaque citoyen.

Prenons pour exemple une lettre missive. Il est de principe que la lettre appartient à celui à qui elle a été adressée, et nul, pas même celui qui l’a écrite, ne peut la lui retirer. Mais le destinataire est présumé l’avoir reçue à titre confidentiel, et il n’a pas le droit de trahir la confidence, de livrer au public la pensée de son correspondant. Notre jurisprudence est formelle à cet égard ; elle se fonde moins sur le droit exclusif qui appartient à l’auteur de tirer un profit pécuniaire de la publication de la lettre, que sur une considération d’un ordre plus élevé, sur le droit qu’a tout homme de faire respecter sa personnalité. La solution n’est pas douteuse quand l’auteur de la lettre existe. Après lui, son droit passera-t-il à ses représentants ? Si son droit lui survit, combien d’années durera-t-il ? En présence de ce droit, quels seront les droits de l’histoire ?

Oui, son droit lui survit. Il ne peut être permis au premier venu, entre les mains de qui le hasard aura fait tomber une lettre de mon père, de la publier sans mon aveu. Sous un certain rapport, mon droit est même plus étendu que ne l’était celui de mon père, car j’ai le droit de défendre, non seulement sa personnalité, mais aussi la mienne. Je porte le nom de mon père ; je suis lié à lui par la solidarité qui unit les générations successives de la même famille, et si la publication peut être blessante pour moi, même quand elle ne le serait pas pour lui, on ne peut me refuser le droit de l’interdire.

Ce droit sera-t-il éternel ? Peut-on admettre qu’après trois cents ou quatre cents ans un descendant de l’auteur puisse encore s’opposer à la publication d’une pièce qui a pu être confidentielle au moment où elle a été écrite, mais qui a véritablement cessé de l’être après que tous les intéressés ont disparu ? Là où il n’y a plus d’intérêt, il ne saurait plus y avoir de droit. Si aujourd’hui nous n’éprouvons aucun scrupule à troubler dans leur repos funéraire les Pharaons d’Égypte ou même le bon Roy René, nous ne pouvons pas prétendre que les confidences épistolaires qu’ils ont pu faire au plus intime de leurs correspondants soient plus inviolables que leur sépulture.

Ce que nous disons des lettres missives, nous le dirons également des autres pièces intimes dont nous avons parlé, notes de famille, comptes, livres de raison, etc. Pour cette catégorie de documents, les difficultés aiguës se présenteront moins souvent que pour les lettres, car, à moins qu’ils n’émanent d’un personnage sur lequel se porte la curiosité publique, ils n’offriront d’intérêt qu’après un long espace de temps. Ce que l’érudit cherchera alors ce ne sera pas la personnalité de l’auteur, ce sera la physionomie générale de l’époque où il vivait. Souvent l’écrit paraîtra d’autant plus intéressant qu’il émanera d’un personnage plus effacé, ressemblant davantage à tous ses contemporains ; à travers son manuscrit réapparaîtra d’autant mieux le tableau d’idées, d’habitudes, de mœurs devenues curieuses pour nous précisément parce qu’elles seront oubliées, parce qu’elles feront contraste avec les nôtres. Pour ce genre de documents, c’est le recul qui fait naître l’intérêt historique, et il fait en même temps disparaître l’intérêt de la famille.

Admettons donc que, pour les pièces intimes, lettres missives ou notes de famille, la publication devra, en principe, être libre au bout d’un certain délai. Quel sera ce délai ? Aucune loi ne le détermine. Il serait cependant utile d’en fixer un, au moins comme règle générale, et sous réserve des exceptions que motiveraient les circonstances. Ici les raisons de décider offrent une grande analogie avec celles qui peuvent être présentées pour les questions relatives à la propriété littéraire ; il paraît donc naturel d’adopter ce même délai. En fait, le délai admis par la loi française paraît satisfaire suffisamment aux convenances. Quand cinquante ans se sont écoulés depuis la mort de celui qui a écrit la pièce objet de la contestation, il est présumable que l’intérêt de la famille sera éteint ou tellement affaibli que, du moins dans les cas les plus fréquents, il ne pourra plus tenir en échec l’intérêt de l’histoire.

Si, par extraordinaire, cet intérêt existe encore, nous ne refuserons pas à la famille la faculté de l’invoquer ; mais son veto ne serait plus absolu ; les tribunaux seraient juges de son opposition, apprécieraient les intérêts contradictoires, et pourraient, soit interdire, soit autoriser la publication.

Malgré les termes dont nous venons de nous servir, veto absolu, nous admettrions que dans certaines circonstances, même avant l’expiration du délai de cinquante ans, la publication peut être permise, et, en cas d’opposition de la famille, nous reconnaîtrions aux tribunaux le droit de décider souverainement. L’auteur est un personnage public dont la vie a été livrée, par le choix qu’il a fait lui-même de sa carrière, au jugement du public. C’est un homme politique, un écrivain célèbre, un artiste éminent, un de ces hommes qui marchent en tête de leur siècle, qui le caractérisent, qui en sont, en quelque sorte, les porte-drapeau. Toutes les particularités de leur existence intéressent la génération qui les suit, qui a été formée par eux, vivifiée par leur souffle ; tous les incidents qui peuvent avoir contribué à mûrir leur génie, à lui donner sa couleur et sa direction appartiennent à l’histoire. Faudra-t-il attendre, pour les connaître entièrement, que deux générations leur aient survécu, que cinquante ans se soient écoulés, que d’autres hommes les aient remplacés dans l’attention passionnée du public, qu’ils commencent à descendre dans l’oubli ?

Autre hypothèse : l’auteur est un savant, un écrivain dont l’opinion fait autorité, ou bien c’est un de ces hommes politiques qui ont pu avoir un jour l’illusion de compter dans l’histoire ; leur nom, bien oublié maintenant, on peut le retrouver dans Larousse, ce répertoire fidèle de ce qui ne mérite pas d’être retenu par la mémoire. Ils ont fait du bruit pendant quelques instants ; ce qu’ils pensaient, ce qu’ils disaient, était répété par tous les journaux, était commenté par tous les lecteurs, et peut encore être précieux aujourd’hui pour nous apprendre quel était le courant d’idées qui agitait leurs contemporains. La lettre n’a rien de confidentiel ; elle est exclusivement politique, littéraire ou scientifique. Quel peut être l’intérêt, le droit de la famille à empêcher qu’elle ne soit publiée ?

Ces questions se sont souvent présentées dans la pratique, et, par dérogation au principe général, la jurisprudence française a admis que les tribunaux sont compétents pour apprécier, soit le caractère du personnage, soit le caractère de la lettre ; pour peser l’intérêt de la famille et celui du public.

Quelle que soit notre répugnance à laisser ainsi aux tribunaux, dans des matières aussi délicates, un droit arbitraire d’appréciation, il nous paraît impossible de le leur refuser. La loi aveugle, statuant sur des cas généraux, ne peut prévoir ces mille nuances qui donnent à chaque espèce sa physionomie particulière et que le juge du fait est seul en mesure d’apercevoir. Prétendre s’en tenir à une règle absolue, applicable sans distinction à des circonstances si diverses, ce serait, pour éviter l’arbitraire, tomber à chaque instant dans l’inique et dans l’absurde. Par la force des choses, les tribunaux sont les gardiens naturels de nos intérêts moraux comme de nos droits pécuniaires, et ce pouvoir, que nous réclamons pour eux, la jurisprudence le leur a reconnu. Le public, qui juge à son tour leurs arrêts et qui parfois les critique, n’a jamais songé à s’élever contre le principe même de leur intervention.

Peut-être y aurait-il lieu d’établir sur ces derniers points, toujours sous le contrôle des tribunaux, encore une autre· distinction. Admettons que je ne puisse publier, à cause ·de l’opposition de la famille, le texte intégral d’un manuscrit que j’ai entre les mains. N’aurai-je pas au moins le droit de me servir, pour établir une thèse historique, de ce que je lis dans ce manuscrit ? Ce n’est plus là une publication proprement dite, telle que pourrait la faire le propriétaire de l’œuvre ; ce n’est plus l’exploitation pécuniaire de la propriété littéraire ; c’est l’usage légitime d’un document que j’ai le droit de ne pas ignorer. La distinction est peut-être difficile à établir juridiquement ; elle satisfait pourtant la raison ; elle repose sur la différence qui sépare du droit pécuniaire le droit moral, que ce droit soit revendiqué par l’auteur ou par l’historien. La conscience publique saura faire cette différence ; ce qui la blesserait si je n’avais d’autre visée que de gagner de l’argent ne la choquera plus quand mon but exclusivement intellectuel sera seulement d’éclairer une thèse de science ou d’histoire.

Il va sans dire que les lois sur la diffamation resteraient applicables, et que d’ailleurs, là encore, en cas de contestation, les tribunaux prononceraient.


Voici, en résumé, quelles seraient nos conclusions :

1 ° Un document, ancien ou ignoré, découvert dans les archives de l’Etat ou dans une bibliothèque publique, ne peut devenir l’objet d’une propriété littéraire. Si aucune loi spéciale (papiers appartenant à l’État, secret professionnel, droits des représentants de l’auteur, etc.) ne s’oppose à ce qu’il soit publié, celui qui l’a découvert le premier ne peut interdire à un tiers de le publier avant lui, et, quand il l’a publié lui-même, le document appartient au public et peut être librement reproduit. Le révélateur a la propriété littéraire de la forme qu’il a donnée à sa publication, du commentaire dont il l’a accompagnée, mais non du document lui-même.

2° En principe, et sous réserve des conventions particulières qu’aurait pu souscrire l’auteur, une pièce privée inédite (mémoires, lettres missives, notes intimes) ne doit être publiée qu’avec le consentement des représentants de celui qui l’a écrite, à moins qu’il ne se soit écoulé cinquante ans depuis la mort de l’auteur. La pièce privée inédite tombe ainsi dans le domaine public à la même date que les œuvres publiées par l’auteur.

3° Par exception au principe, les tribunaux saisis par les parties intéressées doivent· pouvoir soit autoriser la publication avant le délai de cinquante ans, s’ils reconnaissent que le document n’a aucun caractère confidentiel et offre un intérêt exclusivement politique, scientifique ou littéraire ; soit interdire la publication, même après le délai de cinquante ans, s’ils jugent que la pièce est confidentielle et que la famille a intérêt à la laisser dans l’oubli.

4° D’autre part, nous serions disposé à admettre que le possesseur d’un document, même quand il n’aurait pas, d’après les principes ci-dessus, le droit d’en éditer une publication spéciale, aurait le droit de s’en servir pour établir ou appuyer une thèse historique. Là encore, en cas de contestation, les tribunaux seraient juges ; les lois sur la diffamation resteraient d’ailleurs applicables.

Après une discussion approfondie, le Congrès a ainsi formulé ses conclusions :

1° Les documents découverts dans des archives ou des bibliothèques privées ne peuvent devenir l’objet d’une propriété littéraire.

2° Un document privé ne peut, en principe, être publié qu’avec le consentement des représentants de celui qui l’a écrit, à moins qu’il ait perdu tout caractère confidentiel.




  1. Rapport présenté au Congrès international de la propriété littéraire et artistique tenu à Monaco en 1897 (Revue de la Société des Études historiques, 1897).
  2. Code pénal, 378 et 418 ; décret du 20 lévrier 1809, etc.