Le Chat maigre/10
X
Remi songeait en se levant qu’il avait terminé la veille le portrait de Télémaque et que c’était, en son genre, un morceau remarquable. Il vit avec plaisir, dans le cadre de la fenêtre voisine, les deux petites mains qui frappaient les touches du piano ; elles n’étaient plus rouges et frappaient moins sec. Mais il remarqua que le lustre était emprisonné dans une housse de mousseline et qu’un grand remue-ménage se faisait dans l’appartement, si calme d’ordinaire.
Les petites mains fermèrent le piano, disparurent, puis reparurent avec des sacs de maroquin et des cartons à chapeau. Remi, qui pressentait quelque grave événement, ne quitta pas son poste d’observation et surveilla les abords de la place. Au bout de deux heures de faction, il vit le portier chargé d’une pyramide de malles et de cartons, une voiture de place arrêtée à la porte, puis il vit la bonne de madame Lourmel entasser dans la voiture des sacs de voyage et des cartons encore.
Alors, saisissant sa boîte de couleurs et vidant dans sa poche le tiroir aux écus de son secrétaire, il se précipita nu-tête, en vareuse, en pantoufles, dans l’escalier et dans la rue. Il arrêta au passage un cocher étonné, le lança à la suite du fiacre dans lequel il venait de voir entrer un bout de jupe et qui déjà s’ébranlait sous sa pyramide chancelante.
Les deux voitures traversèrent Paris et s’arrêtèrent, l’une derrière l’autre, dans la cour de la gare Saint-Lazare. Remi suivit les deux dames et gravit derrière elles, dans son costume de chambre, l’escalier de la gare. Mademoiselle Lourmel tourna la tête pour voir cet étrange voyageur qu’elle reconnaissait fort bien. Elle le regardait avec une surprise qui contenait en même temps de la raillerie et de l’admiration. Il joignit madame Lourmel au guichet des billets, l’entendit demander deux billets pour Avranches, prit après elle un billet pour Avranches et respira. Il était quatre heures douze minutes, et le train partait à quatre heures trente-cinq. Madame Lourmel alla avec sa fille faire enregistrer ses bagages. Remi n’avait à accomplir aucune formalité de ce genre, mais il lui restait à faire quelques emplettes utiles. Il courut chez un marchand d’habits de la rue de la Pépinière, prit sans regarder deux ou trois costumes et paya le marchand, qui contint une forte envie de faire arrêter cet acheteur extraordinaire. Mais Remi poussa un cri de détresse :
— Des souliers ! s’écria-t-il, des souliers !
Le marchand, bel israélite à tête de bouc avec une bouche avenante et des yeux impitoyables, répondit froidement qu’ « il ne tenait pas l’article chaussures ».
— Les vôtres ! donnez-moi les vôtres ! s’écria Remi désespéré.
Mais l’israélite, de plus en plus inquiet, fit une mine si sombre que Remi s’échappa en pantoufles avec ses habits, qu’il revêtit en chemin dans le fourmillement de la rue brillante. Il décrocha dans une boutique voisine et paya au vol un chapeau. Il était quatre heures vingt-sept minutes. Remi s’élança vers la gare et entra à quatre heures trente-deux dans la salle d’attente, qui n’avait peut-être pas encore reçu un voyageur en pantoufles. Deux yeux couleur de violette, qui l’accueillirent à son entrée, semblaient lui dire : « Nous vous attendions. Vous êtes bien extraordinaire avec votre teint brun, vos habits neufs endossés à moitié et vos savates du matin. Mais vous ne nous faites ni peur, ni chagrin. Vous ne nous paraissez pas méchant et vous avez un air hardi qui ne nous déplaît pas. Voilà tout ce que nous avons à vous dire. Pour le reste, adressez-vous à maman. » Si les deux yeux de violette parlaient ainsi, les regards de madame Lourmel trahissaient cette sorte d’inquiétude qu’on voit aux poules quand on attire un de leurs poussins en lui jetant des miettes de pain.
Remi laissa discrètement la mère et la fille seules dans leur voiture et s’installa à l’autre bout du train. Assis sur sa banquette, il se demanda d’abord où, quand et comment il pourrait acheter des souliers, puis, comptant son argent et trouvant qu’il avait encore 21 fr. 35, il se sentit très rassuré. Enfin, il se demanda si, par hasard, il ne serait pas amoureux de mademoiselle Lourmel.